La Pupille (1842)
Traduction par Sara de La Fizelière.
Hachette (p. 125-138).


CHAPITRE XVII.


Le jour fixé par l’héritière pour son départ de Bamboo-Cottage, la riche voiture de M. Thorpe, remise à neuf, soigneusement repeinte et traînée par quatre chevaux avec deux élégants postillons sur le siège, et un groom en grand deuil derrière, s’arrêta devant la maison de miss Heathcote pendant que toute la famille était à table.

D’après les ordres antérieurs de Sophie, miss Robert et le domestique se rendirent à sa chambre pour finir et fermer les caisses, que William porta ensuite dans la voiture avec une promptitude remarquable.

Puis, suivant toujours les instructions de sa nouvelle maîtresse, le valet entra dans la salle à manger et annonça à haute voix que l’équipage de miss Martin Thorpe était arrivé.

Toute la famille se regarda avec surprise ; mais, contraignant son envie de rire, le major demanda à Sophie avec une gravité irréprochable :

« J’espère que vous prendrez le temps de finir votre déjeuner, Sophie ?

— Oui, monsieur, j’accepterai une autre tasse de thé. »

Les nouvelles manières hautaines, la voix solennelle et la tenue altière de la petite orpheline, avaient fort intrigué les enfants, qui demandaient toujours à leur mère si c’était le chagrin d’avoir perdu M. Thorpe, qu’elle connaissait cependant bien peu, qui l’avait rendue si grave et si sérieuse.

Non, ce n’était pas la douleur qui fit passer Sophie au milieu de ses cousins avec un grand air de protection qui lui fit tendre deux doigts à sa tante en signe d’adieu et toucher faiblement la main franchement tendue du major, en montant pour la première fois dans une voiture à elle pour aller dans sa magnifique propriété.

Lors de sa dernière entrevue avec son nouveau valet William, miss Sophie lui avait expliqué la route que la voiture devait suivre, afin qu’il le dît aux postillons et qu’elle n’eût à s’occuper de rien.

Après quelques instants passés à Hereford, chez son banquier, pour toucher son argent, miss Martin Thorpe donna l’ordre de repartir à grande vitesse, et elle arriva dans son château, par sa magnifique avenue, une heure avant celle pour laquelle elle avait ordonné son dîner à mistress Barnes. L’héritière avait écrit qu’elle voulait trouver la maison dans le même état d’élégance et de luxe que lors de son premier séjour à Combe. En effet, mistress Barnes attendait miss Martin Thorpe au sortir de sa voiture pour lui présenter la main, et Jean, en grand deuil, ainsi que la vieille femme de charge, se tenait droit contre la porte, afin d’ouvrir à sa nouvelle maîtresse.

La jeune fille annonça à son intendant qu’elle allait monter à sa chambre, qui était celle qu’elle avait eue à Noël, afin de se rhabiller, et qu’ensuite elle désirait trouver le dîner prêt pour six heures.

Miss Robert s’acquitta très-adroitement de son métier de femme de chambre, et à l’heure indiquée miss Martin Thorpe entra dans la salle à manger, élégamment habillée d’une robe de soie neuve.

Après le dîner, elle renvoya ses gens en demandant le café et des lumières dans le salon, et resta seule, enfin, devant du sherry, des oranges et du pain d’épices des Indes. Elle jeta alors un regard à la fois triomphant et investigateur autour d’elle, et reconnut que ses ordres avaient été ponctuellement exécutés. Les étagères étaient couvertes d’argenterie, de verroterie fine, de tasses, de cafetières et de théières dorées. Les housses étaient levées ; de riches draperies pendaient aux fenêtres ; les lustres, débarrassés de leur enveloppe, étaient garnis de bougies de cire ; en un mot, l’appartement semblait prêt à recevoir une illustre société.

En entrant dans son salon brillamment éclairé, elle sourit avec fierté, puis, reprenant ses instincts cupides, elle regarda avec soin tous les objets, les estimant l’un après l’autre dans son esprit, et murmurant, en se souriant à elle-même, qu’elle était bien digne du bonheur d’avoir hérité, car personne plus qu’elle ne pouvait adorer l’argent et le bien-être.

Après cette revue, elle s’étendit mollement sur des coussins et se prit à réfléchir sur sa position.

« Décidément, pensait-elle, si c’était à refaire, je ne changerais rien à ma conduite : j’aime mille fois mieux nourrir cette famille que je hais que de vivre pauvrement chez elle. Dans onze mois et huit jours je serai libre ; ce n’est donc qu’un moment d’épreuve à traverser. Personne pendant ce temps, excepté les Heathcote, ne connaîtra mon véritable caractère, et mon jeune et charmant gardien pourra bien préférer la riche Sophie à la pauvre Florence. Nous verrons comment finira sa tutelle… Si je veux, j’arriverai bien à… Avec le temps tout réussit… Je dois, il est vrai, quant à présent, nourrir et loger ces gens que je déteste, mais je ne ferai pour eux que ce qui sera absolument nécessaire. » Ainsi passa la soirée. Miss Martin Thorpe n’aimait pas la lecture ; mais l’eût-elle aimée, elle aurait été, ce soir-là, incapable de suivre aucun récit, même le plus intéressant, car elle était suffisamment occupée de sa personne !

Le réveil de l’héritière fut une nouvelle jouissance pour elle : en se voyant dans cette jolie chambre et en apercevant miss Robert, qui écartait doucement les rideaux du lit, elle se rappela qu’elle n’était plus Sophie Martin, mais miss Sophie Martin Thorpe, que tout ce qu’on apercevait au loin lui appartenait, et que désormais personne ne pourrait plus contrarier ses désirs ni ses volontés. Au bout d’une heure, sa toilette étant finie, elle descendit dans la salle à manger et dégusta, tout en admirant la splendeur de ses appartements, l’excellent café préparé par mistress Barnes.

Sophie était très-gourmande : elle affectionnait entre autres choses le bon café ; elle se réjouissait déjà à l’idée d’en prendre tous les jours, quand elle se rappela les Heathcote, à qui elle serait aussi obligée d’en offrir.

Mais tout à coup un sourire dédaigneux et fier plissa ses lèvres : elle venait d’inventer quelque méchant trait à décocher à ses ennemis, et, se levant vivement, elle courut à la sonnette, qu’elle tira à plusieurs reprises.

Quand un valet entra, elle le chargea d’aller appeler Barnes, qui parut bientôt, et, s’approchant avec empressement de sa nouvelle maîtresse, lui demanda comment elle avait passé la nuit.

« Assez bien, merci, Barnes, mais je serai encore mieux dans la chambre que j’ai l’intention d’habiter. Pour le moment, je vous ai fait venir afin que vous me guidiez dans la revue que je veux passer de tous mes appartements.

— Je craindrais que vous ne fussiez pas satisfaite de cette visite, madame : car les fenêtres ne sont pas ouvertes et vous seriez obligée d’attendre, dans l’obscurité, que chaque chambre fût éclairée.

— Cela ne me plairait, en effet, nullement, Barnes, répondit l’héritière ; allez dire que toutes les chambres soient ouvertes immédiatement, et, comme j’ai à vous parler, revenez sans retard : nous aurons une heure pour causer. »

Pendant l’absence de sa femme de confiance, miss Martin Thorpe chercha s’il valait mieux, conformément aux lois de la noble fierté, laisser mistress Barnes debout pendant cette conversation, ou si au contraire, et pour se faire aimer d’elle, elle devait faire asseoir la vieille amie de son oncle auprès d’elle. Cette dernière alternative l’emporta sur la première, et quand mistress Barnes revint :

« Asseyez-vous, lui dit-elle avec douceur, car nous avons beaucoup à causer et je n’aimerais pas à vous voir tout ce temps debout. Je dois vous dire, Barnes, que j’ai invité le major Heathcote et sa famille à venir passer chez moi l’année que doit encore durer ma minorité. Il est clair que ces arrangements ne peuvent m’être agréables en aucune façon ; mais ils sont si pauvres, si malheureux, que réellement c’est une charité à leur faire. Ils doivent dépenser une partie de l’économie qu’ils feront, en vivant chez moi, à payer l’éducation de trois de leurs filles qui ont grand besoin d’être envoyées à l’école. Quant à leur aînée, cette grande fille maigre, que vous ayez vue à Noël, elle viendra ici avec ses parents, et, comme elle est pauvre et ma cousine, je ne l’oublierai pas tant qu’elle se conduira bien. Maintenant il y a encore deux petits enfants qu’il faudra endurer ici. Personne, j’espère, ne me blâmera d’introduire chez moi tout cet ennui, car c’est par pure charité que j’ai fait cette terrible invitation.

— Cela égayera et charmera votre maison, madame, répondit mistress Barnes avec un sourire encourageant.

— Le bruit ne me charme jamais, mistress Barnes, répondit sèchement Sophie. Cependant, comme il me faudra supporter tout cela, j’ai un service à vous demander à ce sujet. Les revenus que mes tuteurs me donnent pendant celle année de minorité seraient très-beaux, si je les dépensais pour moi seule ; mais ils seront assez médiocres pour entretenir cette énorme famille. Pour y arriver, Barnes, j’aurais besoin du dévouement intelligent d’une personne comme vous, et je vous demande, par la mémoire de mon oncle tant regretté, de rester avec moi encore cette année. Je sais que votre intention était de vous retirer chez votre frère ; eh bien ! vous irez plus tard, quand vous aurez encore économisé vos gages d’une année ; du reste, vous êtes encore trop jeune et trop forte pour vous reposer déjà.

— Mon pauvre maître s’est choisi une digne et sensible héritière, ce n’est pas sa faute si elle paraît laide et désagréable, » pensait mistress Barnes en réfléchissant à la proposition de miss Martin Thorpe. Aussi répondit-elle : « Eh bien ! madame, j’accepte vos offres ; je resterai à votre service une année depuis le jour de votre arrivée ici ; mais j’ai aussi quelque chose à vous demander. J’avais toujours souhaité que vous prissiez ma nièce Nancy pour femme de chambre ; c’est donc avec grand regret que j’ai vu miss Robert occuper cette place : aussi, ce que je désire le plus vivement, c’est la promesse que vous l’accepterez pour femme de charge quand je vous quitterai, et pendant cette année je m’engage à la mettre au courant du service, le mieux qu’il me sera possible.

— Je ne vois pas de difficultés à cela : si, lors de votre départ, Nancy est en état de vous remplacer, j’accepte ces offres, et jusqu’à ce moment je la prends comme surveillante des autres domestiques, et je désire qu’elle se tienne à la disposition des étrangers que je pourrai recevoir ; je ne parle pas des Heathcote : ils sont assez nombreux pour se servir eux-mêmes.

— Le plus terrible, madame, est de conduire les domestiques étrangers, répondit mistress Barnes ; il est difficile pour la surveillante de s’en faire obéir.

— Tranquillisez-vous, Barnes ; j’ai prévenu mistress Heathcote que je ne voulais pas qu’ils amenassent leurs domestiques : c’est bien assez de les recevoir avec leurs enfants. Maintenant il faut convenir entre nous des changements que je désire faire dans ma manière de vivre. Il me semble, Barnes, que je serais criminelle si, oubliant la médiocrité des Heathcote, je les habituais pendant cette année à une vie de luxe et de plaisir qui leur causerait plus tard de nombreuses déceptions, quoique cependant je ne puisse pas me priver des distractions et du bien-être qui conviennent à une personne dans ma position.

« Vous vous rappelez peut-être ce garçon maladif qui était ici à Noël. Sir Charles Temple, par considération pour moi, l’a emmené avec lui ; c’est aussi une charité, et j’espère que mon noble tuteur n’en sera pas longtemps embarrassé. Il est fort à souhaiter qu’il meure au plus vite : car il avait de si mauvaises dispositions que jamais il ne pourrait devenir un homme du monde ; je n’avais jamais rencontré un être aussi mal doué !

« Quant à sa sœur, il n’y a rien à en dire ; mais il est à souhaiter qu’elle trouve un métier pour gagner sa vie : car, son père mort, son traitement disparaît avec lui, et sa veuve et ses enfants n’ont plus rien pour subsister.

« Voilà une triste histoire, n’est-ce pas, Barnes ? reprit Sophie, qui s’était arrêtée un instant pour respirer à la suite de cette longue tirade récitée sur différents tons, tous plus étudiés les uns que les autres.

— Oui vraiment, madame, c’est affreux, répondit la femme de charge qui avait écouté avec attention ; je n’aurais jamais cru cette pauvre famille aussi misérable.

— Et cependant cela n’est que trop vrai. Maintenant, Barnes, guidez-moi dans la maison ; je vais d’abord me choisir un appartement, puis je vous désignerai ceux que je destine aux étrangers, et enfin nous chercherons quelque chose pour ces pauvres malheureux. »

La femme de charge guida sa maîtresse à travers les escaliers. Elle la conduisit d’abord à l’ancien appartement de M. Thorpe, que Sophie était censée n’avoir jamais vu ; elle déclara qu’il lui convenait assez et que, s’il y avait des ouvriers aux environs, elle désirait faire repeindre, et poser du papier immédiatement. Puis lançant un sourire furtif au portrait auquel elle devait tant, elle sortit précédée de mistress Barnes, qui, s’arrêtant devant une autre porte, l’ouvrit en disant : « Cette grande chambre est celle qu’occupaient mistress Heathcote et le major, à Noël ; doit-elle être préparée pour eux maintenant ?

— Toutes les chambres du premier étage seront gardées pour les étrangers que je pourrai recevoir, répondit Sophie avec hauteur. Continuez, je vous prie, » reprit-elle plus doucement.

Mistress Barnes obéit en silence et conduisit l’héritière au second étage, dont les chambres étaient mansardées pour la plupart. L’une d’elles, assez vaste, fixa l’attention de miss Martin Thorpe,

« Voilà une charmante chambre, dit-elle, et vraiment elle est fort jolie.

— Oui, madame ; seulement la cheminée fume beaucoup, ce qui la rend inhabitable. Il y a très-longtemps, quand M. Cornélius Thorpe amenait ici une quantité de jeunes gens de ses amis, on les faisait coucher ici ; mais alors l’ameublement de la chambre était neuf et très-élégant ; puis c’était en été, et enfin c’étaient des jeunes gens.

— Il y a des gens qui ne font jamais de feu dans leur chambre à coucher. Les Heathcote sont de ce nombre ; cette chambre sera donc très-suffisante pour eux. Vous chercherez un ou deux bouts de tapis pour mettre au pied du lit, et je vous autorise à y déposer un second lavabo. »

Si en parlant ainsi Sophie avait regardé sa femme de charge, elle aurait, dans ses regards stupéfiés, appris que le pouvoir de la richesse ne suffit pas pour se faire aimer et estimer des domestiques aussi bien que des étrangers. Mais elle ne pensait guère à examiner mistress Barnes : car, ayant par hasard jeté les yeux sur le paysage, elle avait entrevu assez près du château, et entourée d’arbres légèrement feuillés, une petite construction assez élégante.

« Qu’est-ce que cette maison, Barnes, et à qui est-elle ?

— C’est une maisonnette habitée depuis des années par un nommé Arthur Giles et sa famille, madame.

— Pour que cela soit si près de mon château, il faut que cela fasse partie de la propriété ?

— Certes, cela en fait partie, répondit la vieille femme sans rien ajouter.

— Voilà qui est étrange ! Par qui et pour qui cela a-t-il été bâti ?

— C’est M. Thorpe qui l’avait fait construire pour une parente pauvre de notre défunte maîtresse, et il l’avait fait meubler et décorer avec une grande élégance, reprit mistress Barnes avec un rire moqueur et en appuyant sur sa phrase, comme pour rappeler la conversation précédente à propos des Heathcote.

— Quel est cet Arthur Giles, et quel loyer paye-t-il ?

— C’était un domestique de M. Cornélius Thorpe, et il ne paye rien.

— Et que signifie cette inutile générosité de M. Thorpe ?

— Arthur Giles était le meilleur écuyer du pays, et un jour, pour satisfaire un caprice de M. Cornélius, il monta un cheval fougueux qui le jeta par terre. Dans sa chute, il se cassa le bras. M. Cornélius était fou de chagrin et de remords et, comme sur les entrefaites la tante de madame mourut, notre jeune maître donna la maison à Arthur Giles, qui l’a habitée avec sa femme depuis cette époque.

— Et de quoi peuvent vivre ces malheureux ?

— Mon maître y a pourvu ; la propriété est grevée de cent guinées par an, que le propriétaire de Combe doit leur remettre jusqu’à leur mort à tous deux, répondit brièvement mistress Barnes.

— Quel âge ont ces gens ? demanda vivement la noble héritière en devenant cramoisie.

— Je ne sais exactement ; mais ils sont tous deux vigoureux et reconnaissants.

— C’est bien ; faites-moi voir les autres chambres. »

Des bâtiments dans les cours contenaient les chambres des domestiques mâles ; mais celles des femmes, excepté l’appartement de mistress Barnes qui était retiré au rez-de-chaussée, se trouvaient toutes à cet étage.

En arrivant devant une porte, la vieille femme de charge reprit en se tournant vers la noble héritière :

« Voici la chambre de la cuisinière ; désirez-vous la voir ? »

Quoique ceci fût dit avec un accent étrange et que cela approchât un peu de l’impertinence, miss Martin Thorpe ne le remarqua pas ; et ; continuant sa route, répondit simplement :

« Non, mistress Barnes ; je ne désire pas voir les chambres de domestiques, car je pense bien qu’ils sont restés à leur place, et qu’ils sont propres et soigneux. Où couchera ma femme de chambre ?

— En haut d’un petit escalier qui descend juste à l’ancienne chambre de notre bon maître. Il en était ainsi du temps de notre chère maîtresse.

— C’est très-bien. Mais j’ai oublié de chercher des chambres pour les jeunes Heathcote. Je les voudrais auprès de celles de leurs parents.

— Celle où le major et mistress Heathcote ont couché, madame ?

— Non, mistress Barnes, celle où ils doivent coucher, » répondit Sophie en fronçant le sourcil.

Mistress Barnes la conduisit dans les trois chambres qui entouraient la grande, choisie pour les Heathcote. Miss Martin Thorpe les examina avec soin, en disant :

« Cette maison est vraiment charmante, et les chambres y sont ravissantes ; en voici surtout une avec deux fenêtres, à travers lesquelles on aperçoit une délicieuse perspective : elle sera fort bien pour ma cousine Florence ; mais, comme elle est trop grande pour une seule personne, nous y mettrons un second lit où coucheront les deux petits garçons. Ils seront très-contents d’avoir leur sœur avec eux pour les habiller et les laver. D’ailleurs, il faut bien qu’elle se rende utile, la pauvre enfant, puisqu’elle est destinée à travailler pour vivre. Je vous autorise à mettre ici les pots et les cuvettes que vous voudrez, pourvu que cela ne soit pas trop cher : car avec des enfants, le mobilier court de grands risques. Mais ne vous pressez pas trop de faire faire tout cela ; je n’ai pas l’intention d’inviter les Heathcote avant que la maison soit complètement restaurée. Où trouverai-je de bons ouvriers pour refaire ma chambre immédiatement ?

— Sur la route d’Hereford, madame.

— Envoyez tout de suite William commander des chevaux de poste ; je veux aller à Hereford avant dîner. Allez vite et revenez prendre mes ordres pour le dîner. »

Quand mistress Barnes rentra, elle trouva sa maîtresse occupée à mesurer le tapis de la salle à manger pour en faire faire un de même taille dans son appartement. En apercevant la femme de charge, l’héritière s’arrêta brusquement et lui dit :

« Rappelez-vous la soupe aux carottes que vous nous donnâtes à Noël ; je désire en manger chaque jour une pareille.

— Bien, madame.

— Avez-vous beaucoup de gibier ici ? continua-t-elle après un moment de silence.

— Pas le moindre, madame.

— Comment, sachant mon arrivée, n’en avez-vous pas fait provision ?

— Je n’ai aucun moyen de m’en procurer pour le moment, madame.

— Qu’est-ce que cela signifie ? Il y en avait à Noël en abondance !

— Tout notre gibier venait de sir Charles, et, comme il a quitté le pays…

— Mais il doit y en avoir dans mes bois, sans pour cela recourir à sir Temple.

— Sans doute il y en a en quantité ; mais sir Charles est propriétaire de la chasse, comme seigneur du pays.

— Voilà qui est odieux, répondit miss Martin Thorpe en rougissant ; mais je suppose que sir Charles autoriserait facilement mes gens à chasser pour ma table.

— Sans doute, madame ; mais, en l’absence de sir Charles Temple, son garde-chasse s’occupe seul de tout cela.

— Alors faites-le chercher, et je suis sûre qu’il consentira à ce que je mange du gibier.

— Certes, madame, il vous en vendra comme à toutes les familles des environs. Temple est renommé comme le château le mieux approvisionné de la province.

— Comment ! en vendre ? reprit Sophie en fronçant de nouveau les sourcils.

— Oui, madame ; ce commerce paye les frais de chiens, de gardes et de piqueurs à Temple.

— Eh bien, puisque je ne puis avoir du gibier, vous me donnerez autre chose ; je ne demande pas beaucoup de plats, mais je veux qu’ils soient bons et élégamment servis. J’aime les bonnes sauces et les gourmandises ; mais rappelez-vous toujours que je suis seule et qu’il ne faut pas faire des plats en trop grande quantité ; cependant je veux avoir bonne chère comme à Noël.

— Oui, madame ; mais pour être servie ainsi, il faudrait envoyer une liste à notre marchand pour lui commander des viandes salées, des jambons, des langues, des saucissons, des pâtés, des consommés, des sauces, des gelées, des fruits secs, des conserves, des truffes, des œufs d’esturgeon, des marinades, des desserts, et mille autres choses encore que j’oublie en ce moment. »

Et en récitant cette longue litanie, la femme de charge examinait à la dérobée sa jeune maîtresse, qui paraissait tout alarmée, et flottait indécise entre son avarice et sa gourmandise.

« Ceci est assez important pour que j’y réfléchisse, Barnes ; mais, pour ce soir, vous m’aurez un rôti d’agneau, avec une excellente sauce bien assaisonnée, une bonne tarte à la crème, un petit plat bouilli ; rappelez-vous aussi que je veux de ce pain d’épices que vous m’avez donné hier. Je l’aime infiniment, et je désire en manger à tout propos.

— Je suis désolée de dire à madame qu’elle a vu hier tout ce qui me restait de ce que notre bon maître M. Thorpe avait fait venir à Noël. »

L’héritière lança des regards courroucés à sa femme de charge, mais reprit après une assez longue hésitation :

« Alors envoyez votre liste à ce marchand : car il serait violent qu’avec ma fortune je ne pusse pas manger ce que j’aime et ce qui convient à ma santé. Mais rappelez-vous aussi, Barnes, que vous ne devez servir de ce pain d’épices excellent que lorsque je serai seule à table ou quand j’aurai du monde, j’entends du beau monde, ce qui arrivera assez rarement cette année-ci. Vous me comprenez bien, n’est-ce pas ?

— Très-bien, madame, » répondit la femme de charge ; et, fermant la porte, elle laissa sa maîtresse réfléchir sur les avantages qu’elle pourrait retirer de l’addition du manoir de Temple à sa terre de Combe.