La Pupille (1842)
Traduction par Sara de La Fizelière.
Hachette (p. 120-125).


CHAPITRE XVI.


Miss Martin Thorpe s’informa avec soin du temps que sir Charles devait rester encore dans le royaume, et, pendant les trois jours qu’elle le sut encore assez rapproché d’eux, elle laissa le major et sa femme discuter sur les moyens de transport à Thorpe-Combe et sur les domestiques qu’ils désiraient emmener. Elle les laissa décider qu’on louerait une chaise de poste pour elle, mistress Heathcote et les jeunes filles, et que le major, deux bonnes intelligentes et probes et le reste des enfants, iraient par les wagons.

Mais le quatrième jour elle prit fièrement la parole et combla d’étonnement sa famille d’adoption, autant par le sens de ses paroles que par le ton mielleux dont elles furent prononcées.

« Ne vous tourmentez plus de mon voyage, ma chère mistress Heathcote, dit-elle ; comme je déteste de rester inactive tandis que d’autres agissent, je vous préviens que j’ai écrit à mistress Barnes, car je veux essayer de la garder auprès de moi, quand même je devrais faire pour cela des sacrifices, et je lui ai donné l’ordre de faire arranger cette voiture dans laquelle nous nous sommes promenés chez mon oncle, afin qu’elle soit en état de venir me chercher. »

Mistress Heathcote, la bouche entr’ouverte, l’écoutait sans comprendre, et une colère réprimée avec soin grondait chez le major, qui répondit :

« Mais cette voiture est énorme et voyagera bien difficilement, Sophie.

— J’ai permis qu’elle arrivât un jour à l’avance et que l’on fît des relais. Pour le retour, je prendrai quatre chevaux ; du reste, je vous dirai que, pendant le temps de ma minorité, je me contenterai de cette voiture : il suffira de la faire repeindre et de mettre mes armes sur la portière.

— J’aime à supposer, Sophie, que vous ne voyagerez pas seule avec le postillon, et que vous trouverez bon que je vous accompagne avec mes deux filles, reprit mistress Heathcote.

— Il est inutile que vous vous dérangiez pour moi, reprit miss Martin Thorpe. Vous viendrez comme il vous plaira ; mais je désire être chez moi avant vous, afin d’y faire tout préparer pour vous recevoir plus convenablement. J’ai écrit à mistress Barnes de faire nettoyer la maison, et, dès qu’elle sera en état, je vous ferai prévenir. Quant à vos craintes de me voir voyager seule avec ce postillon, dissipez-les : j’emmènerai ma femme de chambre. En allant l’autre jour chez la couturière, je lui ai demandé si elle connaissait une bonne femme de chambre. Alors, elle m’a répondu que, l’état de couturière ne rapportant presque rien, elle désirait se replacer, et m’a offert d’entrer chez moi. Je suis allée aux renseignements chez mistress Mills, la femme du ministre, et, d’après ses excellentes recommandations, j’ai arrêté miss Robert. J’espère, madame, que vous m’approuvez ?

— Certes, tout cela paraît fort bien arrangé, Sophie, répondit mistress Heathcote. Je suis seulement étonnée qu’une jeune personne aussi ignorante des affaires que vous paraissiez l’être puisse se tirer si bien de tout cela.

— La nécessité rend ingénieux, reprit modestement Sophie.

— Et quel jour comptez-vous partir ? demanda le major, fronçant le sourcil et évidemment blessé du manque de confiance de sa pupille.

— Après-demain, répondit miss Martin Thorpe, qui sortit de la chambre sur ce dernier mot.

— Quelle étrange nature ! murmura le major ; il n’y a rien à reprendre dans tout ce qu’elle a fait, et pourtant je serais désolé que Florence en fît autant.

— Il y a quelque chose d’indélicat dans sa manière d’agir, répondit mistress Heathcote. Je me félicite de ne pas être sa gardienne, car je ne saurais que faire et que dire ; si encore ce qu’elle fait était vraiment mal, on pourrait la réprimander ; mais, tout en étant très-convenable, ce qu’elle arrange m’irrite et m’effraye pour l’avenir. Je ne me plaindrai jamais d’elle ; mais je suis bien heureuse que notre belle Florence ait au cœur une pensée qui lui donnera de la force et du courage : autrement, elle souffrirait trop auprès de sa cousine. »

Miss Martin Thorpe, après avoir fait comprendre à sa tante qu’elle partirait comme elle voudrait et qu’elle eût à ne pas amener de serviteurs avec elle à Combe, ne jugea pas à propos de lui dire qu’elle avait aussi retenu un intendant, qu’elle avait fait faire des caisses et comptait mettre Combe sens dessus dessous.

Au bout de quelques heures, elle revint près du major, qu’elle trouva seul, et lui dit avec assurance :

« J’ai entendu sir Charles vous dire que feu mon oncle avait de l’argent déposé chez MM. Smith et Jones, banquiers à Hereford. Sur les douze cents livres sterling qui y sont en ce moment, je vous prie de m’en faire donner six cent vingt-cinq. Je vous serai obligée de me remettre un mandat de cette somme sur ces messieurs. »

Le major ne répondit pas ; il prépara immédiatement ce que demandait sa volontaire pupille, tout en pensant : « Quelle étrange fille que cette Sophie ! elle n’a jamais vu de mandat, elle n’a jamais eu d’argent, et elle en parle comme si elle avait passé sa vie entre des piles d’or et de billets. »

Malgré le mécontentement que lui faisaient éprouver les manières de sa pupille, le major reprit un air gracieux pour lui dire :

« Si vous avez quelques emplettes à faire avant votre départ, Sophie, et que vous désiriez de l’argent, je suis prêt à vous en prêter, mon enfant ; vous me rendrez cela à Combe.

— Je vous remercie, monsieur, répondit l’héritière ; je n’ai pas besoin de vous gêner en rien. »

Et en disant ces mots elle sortit vivement. La vérité est que Sophie avait en effet des objets à payer avant de partir ; mais elle ne voulait point avoir d’obligation à son oncle, et d’ailleurs elle avait encore les dix souverains que M. Thorpe lui avait donnés à Combe pour jouer le soir, et de plus cinquante schellings qu’il lui avait remis à la même époque.

« Ne sera-ce pas la dernière fois que cette fille-là me mettra à bout de patience ? s’écria le major en se retrouvant seul. En somme, qu’a-t-elle fait de mal ? Rien, et cependant j’aimerais mieux la voir commettre une grosse faute. Réellement, je commence à prendre un bien mauvais caractère ; je désirerais en être honteux, moi soldat et père de neuf enfants. »

Après ce monologue il se dirigea vers l’appartement de sa femme, qu’il trouva occupée à coudre.

« Ah ! Poppsy, lui dit-il, je viens vous prier de me gronder ; je suis vraiment furieux contre moi-même ; je vous assure, ma chère, qu’il y a cinq minutes, je me suis senti prêt à maltraiter Sophie, uniquement parce qu’elle n’a pas voulu m’emprunter quelques guinées. Ne suis-je pas un bien aimable tuteur ?

— Si c’est là-dessus que vous désirez être grondé, mon ami, ne vous adressez pas à moi, car je n’ai jamais, je crois, rencontré une créature que je déteste autant que miss Martin Thorpe, comme l’appelle le charmant baronnet. Quelle vilaine petite personne, méchante, rapace et ingrate au dernier point !

— Elle ! répondit le major avec mécontentement. En prenant la pauvre orpheline chez nous, nous n’avons jamais pensé à en être payés, pas plus avec de l’argent que par de la tendresse et de la reconnaissance.

— Certes, vous avez raison, mon ami, répondit mistress Heathcote ; mais rien ne peut excuser la manière impertinente dont elle nous traite : on dirait d’une duchesse égarée chez des gens de rien et de chez lesquels elle veut sortir à n’importe quel prix.

— Je ne vous demande pas cela, répondit le major en souriant avec amertume ; seulement je vous avoue que j’ai plus peur, maintenant que sa garde m’est confiée par son oncle mourant, que lorsque j’étais à Bruxelles et que nous marchions sur Waterloo. À mon sens, je deviens fou ou imbécile.

— J’éprouve absolument la même impression que vous, cher major, et à tout ce qu’elle dit ou fait je voudrais chercher querelle à votre pupille, que j’aime moins que jamais depuis tous ces nouveaux arrangements, surtout depuis le départ d’Algernon et de nos petites filles.

— Je suis charmé de vous avoir ouvert mon cœur, Poppsy : car, n’importe ce que nous aurons à supporter, d’un seul regard nous pourrons nous comprendre ! Nous n’aurons pas besoin de parler, ce qui est toujours imprudent devant les enfants. Prenons sur nous cependant, ma bonne amie, de ne pas chercher le mauvais côté de ses actions, tout en nous appliquant à l’empêcher de mal agir ; mais, hélas ! ce qui me désole, c’est que jamais, quoi qu’elle fasse, je ne pourrai m’attacher à elle ! »

Le pauvre major était tout confus en faisant cette confession à sa femme ; il ne pouvait cependant pas choisir une meilleure confidente : car non-seulement elle sympathisait avec lui, mais, comme lui, elle voulait combattre ses penchants qui l’éloignaient aussi de Sophie, et se promettait bien d’éviter qu’un mot blessant ou un reproche ne tombât de ses lèvres sur leur pupille.

« Vous avez raison, amie, et nous devons nous vaincre, répondit le major aux sages conseils de sa chère femme ; la fortune lui donne le droit d’être hautaine avec nous et maîtresse chez elle ; ce n’est pas sa faute si elle n’est ni aussi jolie que notre Florence, ni aussi gaie que nos chers petits enfants. »

On voit d’après cela que la tranquillité de miss Martin Thorpe était dorénavant assurée, car le major et sa femme étaient bien décidés à lui laisser faire toutes ses volontés sans lui adresser même une observation.