La Pupille (1842)
Traduction par Sara de La Fizelière.
Hachette (p. 113-120).


CHAPITRE XV.


Miss Martin Thorpe ne souleva plus aucune difficulté sur la manière de vivre qu’elle allait dorénavant adopter, et elle annonça gravement à sir Charles, qu’aussitôt le départ d’Algernon décidé, elle comptait aller se fixer à Thorpe-Combe avec sa famille d’adoption.

« Je ne crois pas que vous attendiez bien longtemps, miss Martin Thorpe, répondit le jeune homme : car, mes projets ayant été acceptés par Algernon, je n’ai plus qu’à obtenir l’approbation du major et de mistress Heathcote. »

En effet, sir Charles ayant demandé un entretien particulier à ses hôtes, il se rendit avec eux dans le cabinet de travail du major et leur dit :

« Je pense que vos ennuis sont à peu près terminés, mes amis ; il ne nous reste plus qu’un point à décider, et j’espère que vous m’accorderez la faveur que je vais vous demander.

— Nous serons trop heureux si nous pouvons faire quelque chose qui vous soit agréable, répondit sincèrement mistress Heathcote.

— Eh bien, chère madame, permettez donc que j’emmène Algernon avec moi à Florence.

— Algernon voyager en Italie avec vous ! Mais, quoique, grâce à Dieu, le pauvre enfant ait à peu près recouvré la santé, il ne pourra jamais supporter la joie de cette nouvelle inespérée !

— Consolez-vous ; je lui ai fait part de ce projet, et il a été assez fort pour l’entendre sans accident, répondit en souriant le baronnet. Un petit voyage de quelques mois, pendant lequel il pourra continuer ses études, lui fera beaucoup de bien, et donnera satisfaction aux exigences de notre chère pupille. »

Le père et la belle-mère d’Algernon acceptèrent avec reconnaissance l’offre de leur hôte, et, avant de terminer leur petit conciliabule, ils décidèrent aussi qu’ils enverraient leurs trois filles à l’école. Sir Charles approuva cette décision, mais ne put s’empêcher de sourire en se rappelant qu’Algernon avait prédit que Sophie viendrait à bout des résistances de ses tuteurs, et finirait par leur imposer toutes ses volontés.

Quoique sir Charles eût en arrivant manifesté l’intention de repartir immédiatement, il consentit sans difficulté à attendre Algernon une semaine. Il est vrai de dire que, depuis son séjour chez ses nouveaux amis, il avait remarqué que Florence rougissait à son approche, et que sa voix tremblait en prononçant son nom. Les huit jours se passèrent promptement pour Florence et pour lui, quoiqu’ils ne se fussent point encore avoué leur amour. Mais, la veille de son départ, le jeune homme résolut d’en finir, et de connaître, avant de s’éloigner, les sentiments de celle qu’il adorait. Jusqu’à ce jour, il n’avait jamais cherché à se trouver seul avec elle ; Algernon était toujours en tiers dans leurs promenades ; quelquefois même miss Sophie, lorsque son cousin ne pouvait les accompagner, sortait avec eux et ne les quittait qu’à leur retour.

Le baronnet ayant résolu, ce jour-là, de causer seul avec Florence, il fit avec elle et son frère sa promenade habituelle ; mais à un quart de mille environ de la maison, il dit franchement :

« Mon cher Algernon, je vous serai obligé de me laisser me promener seul avec votre sœur aujourd’hui : c’est notre dernière sortie, et j’ai à lui parler ; nous irons jusqu’au moulin, et nous ferons nous-mêmes tout aussi bien que vous la commission dont votre mère vous a chargé. »

En entendant ces paroles, Florence, quoique charmée du secret, quel qu’il fût, que le baronnet désirait lui confier, ne cherchait pas à le deviner, et la charmante fille était loin de prévoir ce que son cher compagnon allait lui dire.

« Voilà qui est très-mal, sir Charles, répondit Algernon ; je voulais vous demander une foule de renseignements, mais ce sera pour demain. Allez avec Florence au moulin, n’oubliez pas surtout la commission dont on m’a chargé ; moi je rentre et je vais babiller une dernière fois avec ma bonne mère, qui n’en sera pas fâchée. »

Quand Algernon se fut éloigné, sir Charles offrit son bras à Florence, et les deux jeunes gens marchèrent silencieusement, jusqu’à ce qu’on n’entendît plus du tout les pas d’Algernon.

« Voulez-vous me permettre de vous parler, ma chère miss Florence ? demanda enfin le baronnet.

— J’écouterai avec plaisir tout ce que vous voudrez bien me dire, répondit-elle avec naïveté, et sans comprendre les regards passionnés du jeune homme.

— Vous a-t-on jamais parlé de ma pauvreté excessive, Florence ? Je ne voudrais pas que vous me crussiez riche ; si je vous supposais cette pensée, j’en serais désolé. Je suis-pauvre, très-pauvre, et ce sera bien plus triste encore quand une autre personne, dont le sort m’est plus cher mille fois que le mien, souffrira de ma misère. »

Florence ne pouvait comprendre que sir Charles fût pauvre, lui le propriétaire d’une des plus belles terres d’Herefordshire, et, en l’entendant parler d’une autre personne devant vivre avec lui, elle crut qu’il faisait allusion à son voyage avec Algernon. Aussi reprit-elle, tout en étant bien persuadée que le baronnet ne regrettait pas l’offre qu’il avait faite à son frère :

« Vous connaissez nos habitudes simples et économiques, sir Charles ; ne croyez pas qu’en voyage Algernon sera difficile à contenter, et je suis sûre que, s’il savait que vous vous préoccupiez ainsi de lui, il préférerait vous laisser partir seul.

— Florence, reprit sir Charles en baisant avec passion sa petite main, je ne pensais pas à Algernon. »

Florence, quoique très-enfant, remarqua l’accent et le regard passionné du jeune homme, et un sentiment nouveau s’empara de son cœur ; elle retira la main qu’il tenait encore, et sembla prête à défaillir.

« Florence, ma douce Florence, vous vous éloignez parce que je vous aime. » Et en disant cela, sir Charles entourait sa taille de ses bras. « Si je ne devais pas partir demain, je ne me serais pas déclaré si brusquement ; mais je ne pouvais vous quitter sans vous dire que, quoiqu’il me soit impossible de me marier avant au moins un an, mon désir le plus cher est de me faire aimer de vous, et d’entendre votre jolie bouche me dire que vous pourrez vivre heureuse avec moi dans ma médiocrité ; car je ne puis vous offrir ni voiture ni un nombreux domestique. Dites un mot, Florence ; répondez, je vous en conjure.

— Non, non, c’est impossible ! murmura Florence anéantie.

— Grand dieu ! me serais-je trompé à ce point ? s’écria le jeune homme en s’éloignant de Florence qui restait immobile. D’un mot vous m’avez tué. »

Et en disant cela il se laissa tomber sur le gazon avec désespoir.

Après de longues minutes de silence, sir Charles, remarquant que Florence n’avait pas fait attention à lui, revint vers elle et reprit avec une voix altérée :

« En quoi ce bonheur que je rêvais est-il impossible, miss Heathcote ? Voyons, parlez ; qu’y a-t-il d’impossible ?

— Que vous, sir Charles, vous puissiez m’aimer, moi, Florence Heathcote, dit-elle en levant vers lui ses beaux yeux pleins de douces larmes.

— Ah ! Florence, Florence ! que vous m’avez fait de mal ! Ces paroles, qui devaient me rendre le plus heureux des hommes, m’avaient percé le cœur comme une lame de poignard ; » et sir Charles, saisissant sa bien-aimée par un mouvement fébrile, lui imprima sur les lèvres plusieurs baisers brûlants.

Florence était terrifiée ; une pâleur mate couvrit son visage, et sir Charles la reçut dans ses bras au moment où elle allait tomber à la renverse.

« Pardon, pardon, Florence ! s’écria-t-il ; que vous devez m’en vouloir ! Je suis fou, je l’avoue, mais fou de bonheur. Oh ! ma bien-aimée, dites-moi que vous me pardonnez. »

Pendant tout ce temps, Florence restait immobile et pâle comme une morte ; mais peu à peu une teinte rosée reparut sur ses joues, et un sourire enchanteur entr’ouvrit ses lèvres décolorées. Sir Charles prit son bras sans dire un mot ; mais leurs cœurs se parlaient par leurs yeux ; ils reprirent leur promenade au hasard, et, après trois heures de marche, se retrouvèrent devant leur porte sans avoir été au moulin.

Avant d’entrer dans la maison, Florence rompit le silence en murmurant toute rouge de bonheur et les yeux baissés vers la terre :

« Sir Charles, je dois dire à maman ce qui s’est passé entre nous.

— Faites-le, mon doux amour, et autorisez-moi à en faire part aussi à votre cher père. Mais surtout, je vous en supplie, que personne autre ne connaisse notre secret, pas même Algernon, ni surtout miss Martin Thorpe, c’est mon désir le plus vif ; faites cela pour moi. »

Florence, ivre de joie, se précipita dans sa chambre, et là, tout à son aise, put laisser son cœur se livrer librement à ses émotions ; puis, entendant sa belle-mère passer près de sa porte, elle l’appela et lui raconta son bonheur, tout en rougissant et en pleurant à la fois.

L’ivresse de mistress Heathcote fut si folle à ce récit, que Florence trembla pour son secret. Aussi lui dit-elle vivement : « Prenez garde, ma bonne mère ; sir Charles ne veut pas que l’on connaisse encore ses projets, il serait surtout désespéré si ma cousine les apprenait en ce moment.

— Ses désirs seront respectés, mon enfant, malgré le plaisir que j’aurais à entendre ce qu’elle dirait en apprenant ton bonheur. Que ton pauvre père va être heureux, ma Florence ! Mais comprends-tu quel bonheur nous avons eu de faire ce cher voyage de Thorpe-Combe ? Vois ce qu’il nous rapporte aujourd’hui : d’abord, Algernon va visiter l’Italie ; c’était son plus vif désir, et cela lui fera un bien infini ; puis, tu vas devenir lady Temple en épousant l’homme le plus charmant que j’aie jamais vu. Tu ne seras pas aussi riche que Sophie quant à présent ; mais, à la mort de la vieille lady Temple, il vous reviendra encore 2000 livres sterling par an, car je sais qu’elle a au moins cette fortune.

— Chère mère, pensez donc un peu plus à sir Charles et un peu moins à sa fortune. Je ne peux pas croire qu’il ait jamais tout ce que vous dites ; car il m’a répété vingt fois qu’il était pauvre. J’avais envie de lui dire que vous répétez toujours que je ferai le bonheur d’un homme pauvre par mes goûts simples et économiques ; mais je n’ai pas osé. »

De son côté le major était enfermé avec le baronnet, qui lui avouait son amour pour Florence et se désolait de ne pouvoir offrir à sa femme qu’un revenu de mille livres sterling au plus.

Le major, prenant dans les siennes la main fine et blanche du jeune homme, lui dit avec une tendresse respectueuse et reconnaissante :

« Cela vous paraît très-médiocre, à vous le baronnet Charles Temple, et je sais que vous parlez sérieusement en le disant ; mais à moi, mon ami, qui n’ai pas même cent guinées à donner en dot à mon enfant chérie, votre petite fortune me paraît considérable, et votre demande me semble un bonheur inespéré pour notre famille et pour Florence. »

Le major approuva absolument le secret que désirait le baronnet, craignant que la jalousie de Sophie contre sa cousine n’altérât la bonne harmonie qui devait régner entre elles pendant l’année que l’on allait passer à Thorpe-Combe.

À dîner, toute la société rayonnait de bonheur et d’espérance ; la soirée passa vite pour tout le monde, et le lendemain, après les adieux, les pleurs et les souhaits de toutes sortes, les deux amis partirent, laissant Bamboo-Cottage dans un état bien différent de celui où sir Charles l’avait trouvé en y arrivant avec le major, et presque comme un étranger, quinze jours auparavant.