La Pupille (1842)
Traduction par Sara de La Fizelière.
Hachette (p. 107-113).


CHAPITRE XIV.


Sir Charles apprit que sa pupille n’avait pas paru depuis le matin, et que le major et sa femme avaient décidé qu’ils se contenteraient de deux cents guinées pour la garder à Bamboo-Cottage.

« Si elle donnait cela, dit mistress Heathcote avec timidité, car elle craignait que le baronnet n’estimât cette prétention trop exagérée, elle aurait une femme de chambre, un salon à part pour elle, et je ferais en sorte qu’elle trouvât tout le confortable possible.

— Veuillez me croire, demandez le double de cette somme, car vous aurez bien des dépenses à faire sur lesquelles vous ne comptez pas, » répondit sir Charles.

Il fut décidé qu’aussitôt après dîner, les enfants sortiraient de la salle afin de laisser le major, sa femme, le baronnet et Sophie, causer ensemble de toutes ces affaires.

Sophie garda pendant tout le dîner un air de réserve et de hauteur, et, malgré les efforts du major et de sa femme pour animer la conversation, elle ne jugea pas à propos d’y prendre part. Sir Charles engagea alors avec Florence une charmante discussion tout amicale, qui fit encore ressortir les grâces naïves et les charmes de la jeune fille ; mais dès le dîner terminé elle sortit appuyée sur son frère et suivie des enfants, selon les ordres que sa mère lui avait transmis.

« Vous allez me trouver bien insupportable, miss Martin Thorpe, s’écria sir Charles ; je viens encore vous parler d’affaires.

— Je n’ai jamais trouvé les affaires ennuyeuses.

— Je suis ravi de vous entendre parler ainsi, » répondit le charmant baronnet tout rayonnant de bonheur, car il espérait pouvoir faire bientôt partager à Florence le doux plaisir d’aimer. Alors reprenant un peu son sérieux, il fit part à sa pupille de l’économie sensible qu’il y aurait à rester chez le major.

Puis, craignant qu’elle ne demandât encore à réfléchir, il reprit :

« Vous voyez, ma chère miss Martin Thorpe, que la raison pencherait du côté de Bamboo-Cottage ; et cependant vous êtes entièrement libre, et nous attendons de vous une détermination prompte et définitive.

— Comment pouvez-vous supposer, monsieur, que je préférerais une habitation telle que celle-ci, qui ne m’appartient pas, au château de Thorpe-Combe, qui est à moi ? demanda après quelques minutes de silence la pauvre Sophie.

— Je ne suppose rien, mademoiselle ; mais je croyais qu’à vingt ans, une jeune personne n’avait pas des goûts trop dispendieux, et qu’elle devait aimer mieux mettre un peu d’argent de côté que de dépenser son bien tout d’un coup.

— Il serait étrange, répondit-elle avec une grimace souriante, que mes dépenses et ma manière de vivre fussent réglées contre mes idées ; quoique je sois jeune et placée sous votre tutelle, je ne suis plus une enfant.

— Et c’est pour cela, ma chère enfant, que nous attendons votre décision, reprit le major.

— Eh bien, je me décide à vivre à Thorpe-Combe ; j’irai y résider tout de suite, sous la protection du major et de sa femme.

— Qu’entendez-vous, je vous prie, par ces mots, le major et sa femme ? reprit vivement le baronnet.

— Je serais fâchée d’être mal comprise ; en disant le major et sa femme, je me dispensais de nommer tous les enfants, mais n’entendais pas dire par là que je désirais qu’ils fussent complètement séparés de leurs parents. Il serait certainement beaucoup mieux que ma cousine miss Florence Heathcote fût la seule qui vint habiter chez moi ; mais je n’en fais pas une condition : cependant je ne vois pas pourquoi je ne dirais pas que, par suite de l’économie que le major fera en venant vivre dans ma maison, il me semble qu’il pourrait bien envoyer tous ses enfants à l’école.

— Grand dieu ! s’écria mistress Heathcote ; attendez-vous donc que je me sépare de mes enfants ?

— Je ne parle pas de ce que j’attends, mais de ce que je désirerais.

— Hélas ! continua mistress Heathcote en pleurant ; quoi, Sophie, vous auriez le cœur de les renvoyer, les pauvres petits ? mais en quoi vous gêneront-ils dans un si grand jardin ? Je consentirai à tout ce que vous voudrez, major, continua-t-elle en se tournant vers son mari ; mais pour quitter mes enfants, je ne le ferai jamais ! je mangerais plutôt du pain noir avec eux, que des ortolans sans eux à Thorpe-Combe. »

Sophie ne répondit rien à cet élan passionné de la bonne mère. Quant à sir Charles, il ne revenait pas de l’infamie de sa pupille ; mais le major reprit : « Vous ne pensez pas, Sophie, que, parce que M. Thorpe vous a mis par son testament dans l’obligation de rester avec nous, nous prétendions vivre à vos dépens ; je n’ai nullement l’intention de faire des économies chez vous, je compte au contraire vous remettre les cinq cents guinées que nous dépensons chaque année, et les ajouter à l’argent que je distrairai de vos revenus, pour faire aller votre maison. Vous voyez donc bien que je n’aurai pas plus qu’en ce moment le moyen de mettre mes enfants en pension, quand même votre chère tante y consentirait, ce qui n’arrivera jamais. »

Miss Martin Thorpe, après avoir écouté ce discours avec attention, répondit en se tournant vers le baronnet :

« Je vous prie d’être témoin, monsieur, que je jure ici de n’accepter en aucun temps l’offre que vient de me faire le major, et je vous prie en outre de dire si j’ai tort en refusant absolument de rien recevoir de lui ni de sa femme.

— Comme l’époque de la majorité de miss Martin Thorpe ne tardera pas plus d’un an, reprit sir Charles, et que d’ailleurs elle a reçu de vous, mes chers amis, des bienfaits qui ne s’oublient pas, je pense que vous auriez tort d’insister davantage là-dessus ; seulement nous fixerons à 2500 livres sterling la somme délivrée à notre pupille pour tenir sa maison.

— Je ne dirais rien à cela, répondit le major, si j’avais une moins nombreuse famille ; mais tant de monde ne peut être logé et nourri aux dépens de Sophie.

— Alors, monsieur, s’écria l’héritière, il y a moyen de tout arranger ; je vous avoue que je verrai diminuer avec plaisir le nombre des personnes que j’aurai continuellement avec moi. Votre fils aîné, par exemple, sera partout ailleurs beaucoup mieux que chez moi. D’ailleurs, vous conviendrez que sa présence habituelle auprès de moi pourrait me faire beaucoup de tort. »

Les trois interlocuteurs de miss Martin ne savaient que répondre ; quoique très-doux de caractère, le major et sa femme n’osaient point parler, dans la crainte de la traiter trop brutalement ; mais sir Charles, quoique exaspéré au dernier point, répondit cependant en se contraignant le plus possible :

« Bien que mon opinion diffère entièrement de la vôtre, miss Thorpe, je serai votre avocat auprès de vos parents pour obtenir le départ d’Algernon, quoiqu’il me paraisse difficile qu’un garçon de seize ans puisse vous compromettre en quoi que ce soit ; mais, comme il est complètement impossible qu’un enfant de huit ans, vous semble aussi dangereux, admettrez-vous que, si Algernon part, les plus jeunes enfants du major doivent rester sous la protection de leur mère et de leur père ?

— Merci, sir Charles, répondit Sophie ; si vous parvenez à faire ce que je désire par rapport à Algernon, je tâcherai, moi, de vous satisfaire en gardant les enfants chez moi ; car si mistress Heathcote ne veut pas les mettre en pension, elle en est bien la maîtresse, puisqu’elle est leur mère. »

Ces dernières paroles consolèrent un peu le major et sa femme. Tout en avouant que Sophie ne valait pas Florence, ils s’en voulaient d’avoir été sur le point de la brutaliser et revenaient un peu sur leur colère passagère.

Quant à sir Charles, il cherchait à définir et à comprendre le caractère de sa pupille, et ne pouvait y parvenir ; mais, malgré la générosité dont elle avait fait preuve en refusant l’argent du major, le baronnet n’en était pas moins convaincu que Sophie était bien la plus méchante créature qu’il eût jamais rencontrée.

Cette conversation terminée, miss Martin se retira dans sa chambre, au comble du bonheur d’avoir enfin obtenu l’éloignement d’Algernon, qu’elle ne pouvait plus voir depuis qu’elle avait senti qu’à Combe il avait deviné ses intrigues et ses cajoleries pour attirer sur elle seule l’attention et l’héritage de son oncle.

Elle avait du reste bien des raisons d’être si fière et si heureuse, car non-seulement elle avait obtenu ce départ, mais aussi une somme énorme par rapport à sa position, puis le droit, par sa générosité, d’être maîtresse absolue dans sa magnifique propriété ; d’ailleurs elle comptait aussi qu’à force d’adresse elle finirait par se débarrasser de trois des enfants de sa tante.

Ce qui la flattait surtout, c’était d’avoir triomphé de ses deux tuteurs, tous deux si forts et si déterminés : car ce que Sophie préférait à tout, c’était le pouvoir, un pouvoir sans bornes.

Il y avait aussi au fond de son cœur une autre passion qu’elle avait cachée jusqu’alors : c’était l’ambition de devenir lady en épousant le beau et charmant baronnet. C’était là son but le plus cher, maintenant qu’elle possédait cette superbe fortune, et, quoiqu’elle sût fort bien que sir Charles ne pouvait pas la souffrir, elle n’en était pas moins confiante en ses moyens de séduction.

Aucune belle jeune fille sûre de l’amour qu’elle inspire n’aurait eu le regard de satisfaction, de fierté et de triomphe, que l’affreuse petite Sophie laissa enfin briller sur son laid visage, en quittant sa tante et ses deux tuteurs.