Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 28p. 147-165).


ACTE CINQUIÈME


PREMIER TABLEAU
Un pré. Au premier plan, une place vide où l’on dresse la meule ; à gauche une aire ; à droite une grange. Les portes de la grange sont ouvertes et encombrées de paille. Au fond une cour. On entend des chants et des grelots. Deux filles suivent un sentier qui longe la grange, allant à l’izba.


Scène PREMIÈRE

DEUX FILLES et MITRITCH, endormi sur la paille.

PREMIÈRE FILLE

Tu vois que nous avons bien fait de passer par ici. Nos bottines ne sont pas même crottées, tandis que par le village… quelle boue ! (Elles s’arrêtent et s’essuient les pieds avec de la paille. La première fille regarde au fond et aperçoit quelque chose.) Tiens ! Qu’est-ce que c’est donc ?

deuxième fille, regardant.

C’est Mitritch, leur ouvrier. Comme il est plein !

PREMIÈRE FILLE

Mais je croyais qu’il ne buvait pas.

DEUXIÈME FILLE

Oui, tant qu’on ne lui met pas le gobelet sous le nez.

PREMIÈRE FILLE

Regarde ! Il est venu pour chercher de la paille, il a encore sa corde à la main et il s’est endormi !

deuxième fille, prêtant l’oreille.

Ils chantent encore les compliments de noce, il faut croire qu’on ne les a pas encore bénis. On dit qu’Akoulina n’a pas même pleuré.

PREMIÈRE FILLE

Maman dit qu’elle ne se marie pas de bon gré. Son beau-père l’a menacée, sans quoi jamais elle n’aurait consenti. Tu sais bien ce qu’on disait d’elle.



Scène II

Les Mêmes, MARINA, rejoignant les jeunes filles.

MARINA

Bonjour, mes filles.

LES DEUX FILLES

Bonjour, tante.

MARINA

Vous allez à la noce, mes chères ?

PREMIÈRE FILLE

Elle est finie. Nous ne venons que pour regarder.

MARINA

Appelez-moi mon vieux, Semion, de Zouievo. Vous le connaissez, je pense ?

PREMIÈRE FILLE

Comment donc ! Je crois même qu’il est parent du fiancé.

MARINA

Oui, le fiancé est le neveu de mon vieux.

DEUXIÈME FILLE

Pourquoi n’y vas-tu pas toi-même ? Ne pas aller à une noce ?…

MARINA

Je n’en ai pas envie, ma fille, et pas le temps non plus. Il faut partir. Nous ne sommes pas venus ici pour la noce, nous allons à la ville pour vendre de l’avoine. Nous nous sommes arrêtés pour faire manger les chevaux et ils ont appelé mon vieux.

PREMIÈRE FILLE

Où vous êtes-vous arrêtés ? Chez Fédoritch ?

MARINA

Oui, chez lui. Je vais attendre ici, toi, appelle donc mon vieux. Fais-le sortir, mon amie, dis-lui : — Ta femme Marina veut que tu viennes, on attelle les chevaux.

PREMIÈRE FILLE

C’est bien, puisque tu ne veux pas y aller. (Les filles suivent le sentier. On entend des chants et des grelots.)



Scène III


MARINA, seule.

Y aller, pourquoi pas ? Mais je n’en ai pas envie. Je ne l’ai plus revu depuis le jour où il m’a reniée. Il y a un an déjà. Je voudrais cependant savoir comment il vit avec son Anicia. Le monde prétend qu’il n’y a pas d’accord entre eux. C’est une femme brutale et grincheuse. Il a dû se souvenir de moi plus d’une fois ; il convoitait cette vie aisée et il m’a lâchée pour l’autre. Que le bon Dieu le garde ! Je n’ai pas de rancune, mais comme ça m’a fait de la peine ! Maintenant, c’est bien calmé, j’ai tout oublié. Je voudrais pourtant bien le voir. (Elle regarde du côté de la cour et aperçoit Nikita.) Oh ! Pourquoi vient-il donc ? Est-ce que les filles lui auraient dit par hasard ?… Il quitte ses invités comme ça !… Il faut que je m’en aille.



Scène IV

MARINA, NIKITA. Il entre la tête baissée et grommelant entre ses dents.

MARINA

Oh ! comme il est sombre !

nikita, reconnaissant Marina.

Marina, chère amie, ma petite Marina, que fais-tu ici ?

MARINA

Je viens chercher le vieux.

NIKITA

Pourquoi n’es-tu pas venue à la noce ? Tu aurais regardé et tu aurais pu te moquer de moi.

MARINA

Pourquoi m’en serais-je moquée ? Je viens chercher mon mari.

NIKITA

Ah ! ma petite Marina ! (Il veut l’embrasser.)

marina, reculant d’un air fâché.

Pas de ces manières-là, Nikita ! Ce qui est passé est passé. Je viens chercher mon mari. Est-il chez vous ?

NIKITA

Alors, il ne faut plus se rappeler le passé ? Tu ne le veux pas ?

MARINA

Il n’y a pas à se le rappeler. Ce qui est passé est passé.

NIKITA

Et on ne peut plus le faire revenir ?

MARINA

Non, on ne peut pas. Pourquoi es-tu sorti ? En voilà un maître de maison qui quitte sa noce.

nikita, s’asseyant sur la paille.

Pourquoi je suis sorti ? Ah ! si tu savais ! Je suis triste, Marina ! Oh ! que je suis triste ! Je voudrais ne plus rien voir. Je me suis levé de table et je suis parti pour ne voir personne.

marina, s’approchant de lui.

Qu’est-ce que tu as donc ?

NIKITA

Ce que j’ai !… Que je mange, que je boive, que je dorme, je ne saurais jamais l’oublier. Ah ! que je suis malheureux ! Comme je suis malheureux ! Et malheureux surtout, ma chère Marina, parce que je suis seul et que je n’ai personne pour partager ma peine.

MARINA

On ne peut pas passer sa vie, Nikita, sans avoir de peines. J’ai bien pleuré, moi, et ça a fini par passer.

NIKITA

Tu parles de la vieille histoire… de ce qui est passé. Ah, mon amie, tu as noyé ton chagrin dans les larmes, tandis que, moi, la douleur m’étouffe !

MARINA

Qu’est-ce que tu as donc ?

NIKITA

J’ai que la vie me dégoûte, que je me dégoûte moi-même ! Oh ! Marina, tu n’as pas pu me retenir, tu m’as perdu et tu t’es perdue en même temps ! Est-ce une vie, ça ?

marina, appuyée au hangar et cherchant à contenir ses sanglots.

Moi, je ne me plains pas de ma vie, Nikita. J’en souhaiterais autant à tout le monde. Je ne me plains pas. J’ai tout dit dans le temps à mon vieux, il m’a pardonnée. Il ne me reproche rien. Je ne suis pas mécontente de mon sort, le vieux est doux. Il est bon pour moi. J’habille, je lave ses enfants et il m’en sait gré. Pourquoi me plaindrais-je ? C’est Dieu qui l’a voulu ainsi. Et ta vie ? Tu es riche.

NIKITA

Ma vie ? Je ne veux pas troubler la noce, autrement je prendrais une corde, celle-là, (Il ramasse une corde sur la paille.), je la jetterais sur cette poutre, puis je ferais soigneusement un joli nœud coulant, je grimperais sur la traverse et je me ficherais la corde au cou. Voilà ce que c’est que ma vie !

MARINA

Voyons ! Que Dieu te garde !

NIKITA

Tu crois que je plaisante, tu crois que je suis ivre. Je ne suis pas ivre, le vin ne me saoule plus, maintenant ! Le chagrin, le chagrin m’a dévoré ! Et si bien dévoré que rien ne m’intéresse plus ! Ah ! Marina, je n’ai eu de bon temps qu’avec toi ! Te rappelles-tu nos nuits quand j’étais au chemin de fer ?

MARINA

Ne ravive pas une ancienne blessure. J’ai accepté la loi et toi aussi. Mon péché est pardonné. Ne fouille pas dans le passé.

NIKITA

Mais, que ferai-je de mon cœur ? Où irai-je ?

MARINA

Ce que tu feras ? Tu as une femme, ne convoite pas celles des autres. Garde bien la tienne. Tu aimais Anicia, eh bien aime-la !

NIKITA

Oh ! cette Anicia ! Je la déteste comme une herbe empoisonnée ! Elle m’a saisi aux jambes comme la grande plante des eaux !

MARINA

C’est toujours ta femme… D’ailleurs il est inutile de continuer, va retrouver tes hôtes et envoie-moi mon mari.

NIKITA

Ah ! si tu savais tout !… Mais à quoi bon ?



Scène V

NIKITA, MARINA, SON MARI et ANIOUTKA

le mari de marina, sortant de l’izba, ivre et très rouge.

Marina ! Ohé ! Ohé ! ma femme, la vieille ! Où es-tu donc ?

NIKITA

Voilà ton mari qui t’appelle. Vas-y !

MARINA

Et toi ?

NIKITA

Moi, je reste ici ! (Il se couche sur la paille.)

LE MARI DE MARINA

Où est-elle donc ?

ANIOUTKA

La voilà, petit oncle, près de la grange.

LE MARI DE MARINA

Que fais-tu donc là ? Viens à la noce. Les maîtres te prient de leur faire honneur. Tout à l’heure la noce va partir, nous partirons aussi.

marina, allant au-devant de son mari.

Je n’ai pas envie.

LE MARI DE MARINA

Viens, je te dis, tu prendras un petit verre et tu complimenteras ce polisson de Petrounka ! Les maîtres seraient froissés, nous avons bien assez de temps ! (Il l’embrasse et sort avec elle en chancelant.)



Scène VI

NIKITA, ANIOUTKA

nikita, se mettant sur son séant.

Maintenant que je l’ai revue, je suis encore plus triste ! Je n’ai vraiment eu de bonheur qu’avec elle. Et pour rien, pour rien du tout, je me suis perdu, j’ai brisé ma vie ! (Il se recouche.) Où irai-je ? Ah ! si la terre pouvait s’ouvrir sous moi !

anioutka, voyant Nikita et accourant vers lui.

Père, petit père ! on te cherche. Tout le monde, même le parrain les a déjà bénis, oui, que je meure, on les a bénis ! On se fâche.

nikita, à part.

Où irai-je ?

ANIOUTKA

Quoi ? Qu’est-ce que tu dis ?

NIKITA

Je ne dis rien. Que me veux-tu ?

ANIOUTKA

Petit père, allons donc ! (Nikita se tait, Anioutka le tire par la main.) Petit père, va donc bénir. Vrai, on se fâche ! Ils jurent !

nikita, retirant sa main.

Laisse !

ANIOUTKA

Voyons !

nikita, la menaçant avec des rênes de chevaux.

Va-t’en ! je te dis ! ou je vais te ficher…

ANIOUTKA

Je vais envoyer petite mère, alors ! (Elle s’enfuit.)



Scène VII


NIKITA seul, se levant.

Comment irai-je ? Comment pourrai-je prendre la sainte image ? Comment pourrai-je la regarder en face ! (Il se recouche.) Oh ! si un abîme pouvait s’ouvrir devant moi, je m’y jetterais… Personne ne me verrait plus, et moi, je ne verrais plus personne ! (Il se soulève de nouveau.) Oh ! non, je n’irai pas ! Qu’ils aillent au diable, je n’irai pas ! (Il ôte ses bottes et prend la corde. Il y fait un nœud coulant et se la passe au cou.) Ce sera comme ça.



Scène VIII


NIKITA, MATRIONA. Nikita, voyant sa mère, enlève la corde de son cou et se recouche.

MATRIONA, essoufflée.

Nikita ! Eh ! Nikita ! Il ne répond pas ? Nikita, est-ce que tu serais déjà saoul ? Va donc, mon petit Nikita, va, ma fraise, tout le monde t’attend.

NIKITA

Ah ! qu’avez-vous fait de moi ? Je ne suis plus un homme.

MATRIONA

Qu’as-tu ? Voyons, mon ami, va donner bien convenablement ta bénédiction et tu t’en iras. Le monde t’attend.

NIKITA

Comment pourrais-je la bénir ?

MATRIONA

Bien simplement. Est-ce que tu ne sais pas comment cela se fait ?

NIKITA

Je sais, je sais ! Mais comment bénir après ce que j’ai fait d’elle.

MATRIONA

Ce que tu as fait ? La vieille histoire ! Personne ne le sait. Pas un chat ne s’en doute. Et la fille se marie de son plein gré.

NIKITA

Oui, mais comment se marie-t-elle ?

MATRIONA

Certainement, on l’a bien un peu forcée, mais elle y a été tout de même. Que veux-tu qu’on fasse ? Il fallait qu’elle y pense plus tôt. Maintenant, il n’y a plus à reculer. Quant aux parents, on ne les a pas mis dedans, ils ont vu la fille deux fois et puis, d’ailleurs, elle a le sac. Tout est donc bien arrangé.

NIKITA

Et la cave, tu n’y penses pas ?

MATRIONA

La cave ? Ce qu’il y a dans la cave ? Des choux, des pommes de terre, des champignons. Pourquoi rappeler le passé ?

NIKITA

Je voudrais bien ne pas m’en souvenir, je ne peux pas. Aussitôt que j’y pense, je l’entends, je l’entends toujours ! Oh ! qu’avez-vous fait de moi ?

MATRIONA

Voyons, ne fais pas de manières.

nikita se retourne et cache son visage dans ses mains.

Oh ! merci, ne me tourmente pas ! J’en ai jusque-là !

MATRIONA

Il le faut cependant. Le monde bavarde déjà assez ! Et voilà que le père s’en va, ne veut pas revenir ! Il n’ose pas donner sa bénédiction ! Ça va prêter tout de suite à réfléchir. Dès qu’on verra que tu as peur, on commencera à deviner. Marche la tête haute et tout le monde s’inclinera. En fuyant le loup, tu risques de rencontrer un ours. Ne donne prise à personne. N’aie pas peur, mon gaillard ! Autrement ce serait pire.

NIKITA

Ah ! Vous m’avez bien entortillé.

MATRIONA

Assez donc ! Allons ! Vas-y, donne ta bénédiction, bien comme il faut, bien convenablement, et ce sera fini.

nikita, toujours dans la même position.

Je ne peux pas.

MATRIONA, à part.

Qu’a-t-il donc ? Jusqu’ici il paraissait oublier et voilà que cela lui revient. Il doit être ensorcelé. (Haut.) Nikita ! lève-toi ! Regarde, voilà Anicia qui vient. Elle a quitté ses hôtes.



Scène IX

NIKITA, MATRIONA, ANICIA

anicia, endimanchée, toute rouge et un peu grise.

Tout se passe très bien, mère… très bien… très bien… très honnêtement. Et comme le monde est content ! Et lui, où est-il ?

MATRIONA

Il est ici, ma fraise, ici. Il est couché sur la paille et il ne veut pas s’en aller.

nikita, regardant sa femme.

Voilà ! Elle aussi, elle est ivre ! Je la regarde et le cœur me lève. Est-ce qu’on peut vivre avec elle ? (Il se recouche sur le ventre.) Je la tuerai un jour ! Ce sera pire !

ANICIA

Ah ! le voilà caché dans la paille ! (Elle rit.) Est-ce que le vin t’est monté à la tête ? Je me coucherais bien ici avec toi, mais je n’ai pas le temps. Allons, je vais te mener. Ah ! comme tout marche bien à la maison. C’est un plaisir de voir ça ! Y a un accordéon. Les femmes jouent. Oh ! c’est très bien ! Tous ivres ! Bien honnête, bien jolie…

NIKITA

Qu’est-ce qui est joli ?

ANICIA

La noce ! Une noce bien gaie ! Tout le monde dit : — « Une noce pareille, c’est rare ! » Tout se passe si honnêtement, si bien ! Va donc ! Allons ensemble !… Moi j’ai bu, mais je peux te mener ! (Elle le prend par la main.)

nikita, retirant sa main avec dégoût.

Va seule ! je te suis.

ANICIA

Ne fais pas de manières. Tous nos malheurs sont finis… La rivale est liquidée, maintenant, nous n’avons qu’à nous laisser vivre et à nous réjouir… Tout est arrangé honnêtement, selon la loi… Je suis si contente ! Je peux pas te dire !… C’est comme si je me mariais une seconde fois ! Ah ! comme tout le monde est satisfait ! Tous nous remercient ! Et les invités sont tous des gens bien comme il faut : Ivan Mosieitch, monsieur l’Ouriadnick. Ils ont tous complimenté les nouveaux mariés.

NIKITA

Eh bien, reste avec eux ! Pourquoi es-tu venue ?

ANICIA

Il faut m’en retourner, c’est vrai ! Ce n’est guère convenable… des maîtres qui s’en vont et qui laissent là leurs invités… Et tous nos invités sont des gens si honorables !

nikita se lève et secoue la paille attachée à son habit.

Allez, j’y vais tout de suite !

MATRIONA

Il paraît que l’oiseau de la nuit chante mieux que l’oiseau du jour ! Il ne m’a pas écoutée et il suit tout de suite sa femme. (Matriona et Anicia se dirigent vers l’izba.)

matriona, se retournant.

Viens-tu ?

NIKITA

J’y vais tout de suite. Allez, je vous rejoindrai. J’irai… Je donnerai ma bénédiction. (Les femmes s’arrêtent.) Allez ! Je vous suis, allez donc ! (Les femmes s’en vont, Nikita les suit des yeux, pensif.)



Scène X

NIKITA, seul, puis MITRITCH

nikita, se rasseyant, se déchausse.

Vous pouvez m’attendre ! Ah ! non ! Vous me chercherez… sur la poutre, si je ne suis pas là… Une fois le nœud coulant fait, allez !… En bas ! cherchez après ! Heureusement, les rênes sont ici ! (Il reste pensif.) Une autre peine, n’importe laquelle… on peut s’en débarrasser, mais celle-là… elle est ici… dans mon cœur !… Ça ne s’enlève pas ! (Il regarde du côté de la cour.) Elle revient encore ! (Contrefaisant Anicia.) Ah ! que c’est joli ! Et comme il faut ! Je vais me coucher près de toi ! Ah ! sale catin ! Eh bien ! tiens ! Embrasse-moi quand on me décrochera ! Ce sera fini, une fois pour toutes ! (Il saisit brusquement la corde et la tire à lui.)

mitritch se soulève sans lâcher la corde. Il est ivre.

Donnerai pas ! La donnerai à personne ! Je l’apporterai moi-même. Si j’ai dit que j’apporterai la paille, je l’apporterai. C’est toi, Nikita ! (Il rit.) Ah ! diable ! Tu viens chercher de la paille ?

NIKITA

Donne la corde ?

MITRITCH

Ah ! non, attends ! Les paysans m’ont envoyé… Je vais ramasser… (Il se lève et veut ramasser de la paille, mais il chancelle. Il s’obstine et finit par tomber.) C’est l’eau-de-vie qui est plus forte ! Elle l’a emporté !

NIKITA

Donne les rênes.

MITRITCH

Je te dis que non… Ah ! Nikita, tu es bête comme une oie ! (Il rit.) Je t’aime !… Mais tu es bête… Tu n’es pas content… parce que je me suis remis à boire ! Ah ! bien ! Je me fiche pas mal de toi ! Tu crois que j’ai besoin de toi ?… Regarde-moi bien ! Je suis sous-officier ! Imbécile, tu ne saurais pas dire : — « Sous-officier au 1er régiment de grenadiers de Sa Majesté l’impératrice ! » J’ai servi le tsar et ma patrie avec fidélité et honneur. Et qui suis-je ? Tu penses que je suis un guerrier. Je ne suis pas un guerrier, moi ! je suis le dernier des hommes, je suis orphelin, je suis un noceur ! J’ai juré de ne pas boire et me voilà encore parti !… Eh bien ! Tu penses que je te crains ? Pas le moins du monde ! Je ne crains personne ! J’ai commencé à boire ? Eh bien ! J’ai commencé, v’là tout !… Maintenant, je ne cesserai plus pendant au moins deux semaines… Je m’arrangerai bien… Je boirai tout jusqu’à ma croix ! Je boirai ma casquette ! Je mettrai en gage mes papiers ! Je ne crains personne !… On m’a battu de verges au régiment pour m’empêcher de boire… On m’a fouetté, fouetté !… — Eh bien, me disait-on, continueras-tu ? — Oui ! que je répondais. Pourquoi craindre ? Voilà comme je suis ! Je suis tel que le bon Dieu m’a fait. J’avais juré de ne pas boire, je ne buvais pas ! Maintenant j’ai commencé, et je bois… Je ne crains personne. Je ne mens pas… Je dis ce qui est. Pourquoi les craindre, ces chameaux-là ? Tenez ! me voilà ! Un pope me disait : — « Le diable est le plus grand vantard de la terre, aussitôt que tu commences à te vanter, tu perds toute ton énergie et quand tu n’as plus de courage devant les gens, il met tout de suite le grappin sur toi et il t’emporte où il veut ! » Mais comme je n’ai peur de personne, que ma conscience est nette, je suis tranquille ! Je me fiche de lui ! Il ne me fera rien, là !

nikita, se signant.

Et moi, que fais-je donc ? (Il lâche la corde.)

MITRITCH

Quoi ?

nikita se lève.

Tu dis qu’il ne faut pas avoir peur des gens.

MITRITCH

Avoir peur d’un tas de chameaux ! Regarde-les donc au bain. Tous faits de la même pâte : les uns ont le ventre un peu plus gros, les autres plus petit. Voilà toute la différence. Et en avoir peur !



Scène XI

NIKITA, MITRITCH, MATRIONA

matriona, sortant de l’izba.

Eh bien, viens-tu ?

NIKITA

Oui ! ça vaudra mieux, j’y vais ! (Il se dirige vers l’izba.)


rideau