La Prison du Mid-Lothian/Chapitre 17

La Prison du Mid-Lothian ou La jeune caméronienne
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 26p. 190-200).


CHAPITRE XVII.

L’EXPÉDITION MANQUÉE.


Quelques-uns sifflaient, d’autres chantaient ; quelques-uns criaient à haute voix, au premier son du cor de lord Barnard : « Fuyez, Musgrave, fuyez. »
Ballade du petit Musgrave.


Lorsque le procureur revint à la prison, il reprit sa conférence avec Ratcliffe, de l’expérience et du secours duquel il se tenait bien assuré.

« Il faut que vous parliez à cette fille, Ratcliffe. À cette Effie Deans. Il faut la sonder un peu, car je gagerais qu’elle connaît tous les endroits que fréquente ce Robertson. Entreprenez-la, Ratcliffe, et sans délai. — Vous m’excuserez, monsieur Sharpitlaw, dit le nouveau porte-clefs ; mais c’est ce que je ne puis faire. — Ce que vous ne pouvez faire, mon camarade ! et pourquoi ? Quel diable de scrupule avez-vous maintenant ? Il me semble que nous étions convenus de nos faits. — Je ne sais, monsieur, dit Ratcliffe ; mais j’ai parlé à cette Effie ; elle est étrangère à ce lieu, à tout ce qui s’y passe, à toutes nos habitudes ; elle n’est pas des nôtres, en un mot, monsieur Sharpitlaw, et elle pleure, la pauvre fille, et se désole en songeant à ce mauvais sujet ; et si elle fournissait à son insu les moyens de le faire pendre, elle en mourrait de chagrin. — Elle n’en aurait pas le temps, mon garçon, dit Sharpitlaw, le gibet la réclamera auparavant. Il faut du temps pour faire mourir une femme de chagrin : — Cela dépend de la pâte dont elles sont faites, dit Ratcliffe. Mais, pour en venir au fait, je ne puis pas me charger de cela : c’est contre ma conscience. — Votre conscience, Rat ! » dit Sharpitlaw avec un air goguenard ; ce qui n’étonnera pas beaucoup le lecteur dans cette occasion.

« Oui, monsieur, je le répète, ma conscience, » dit Ratcliffe sans s’émouvoir ; « chacun a sa conscience d’une manière ou d’autre ; et quoique la mienne soit aussi large que celle de bien des gens, cependant il y a des choses que je ne puis y faire passer. — Eh bien, Rat, dit Sharpitlaw, puisque vous avez des scrupules, je vais parler moi-même à cette petite fille. »

En conséquence, Sharpitlaw se fit conduire dans la petite chambre obscure qu’occupait Effie. La pauvre fille était assise sur son lit et plongée dans une profonde rêverie. Quelques aliments étaient sur la table, et paraissaient d’une qualité supérieure à ceux qu’on donne ordinairement aux prisonniers ; mais elle n’y avait pas touché. Le porte-clefs, à la surveillance duquel elle était particulièrement confiée, dit qu’elle passait quelquefois vingt-quatre heures sans prendre autre chose qu’un verre d’eau.

Sharpitlaw prit un siège, et, ordonnant au porte-clefs de se retirer, il commença ainsi la conversation, en cherchant à donner à sa figure et à ses manières toute l’expression de commisération qu’elles étaient susceptibles de prendre ; ce qui n’est pas dire beaucoup, car sa physionomie annonçait l’égoïsme et la ruse, et son ton était alternativement dur, sec ou railleur :

« Comment vous portez-vous, Effie ? comment vous trouvez-vous, mon cœur ? »

Un profond soupir fut sa seule réponse.

« Est-on civil avec vous ici, Effie ? c’est mon devoir de m’en informer. — Très-civil, monsieur, » dit Effie en faisant un effort pour répondre, et sans savoir ce qu’elle disait.

« Et votre nourriture ? » continua Sharpitlaw en affectant le même intérêt ; « avez-vous ce que vous aimez ? désirez-vous quelque chose de particulier ? Votre santé me paraît bien faible. — Elle est très-bonne, monsieur, » répondit la pauvre captive d’un ton où il ne restait plus aucune trace de la vivacité et de l’enjouement du Lis de Saint-Léonard ; « elle est très-bonne, meilleure que je ne mérite. — Il faut que celui qui vous a amenée là, Effie, soit un grand scélérat, dit Sharpitlaw.

Cette remarque était dictée en partie par un sentiment naturel de compassion dont cet homme, tout accoutumé qu’il était à mettre en jeu les passions des autres et à se tenir en garde contre les siennes, n’avait pu se défendre entièrement, en partie par le désir qu’il avait de commencer la conversation de la manière la plus favorable à ses projets. Il faut avouer que, dans le cas actuel, la ruse et la sensibilité s’accordaient merveilleusement en lui ; car, se disait-il, plus ce Robertson est criminel, plus il y a de mérite à le faire tomber entre les mains de la justice. « Il faut réellement que ce soit un grand scélérat, répéta-t-il, et je voudrais bien le tenir. — Je suis plus à blâmer que lui, dit Effie ; j’ai été élevée de manière à mieux me conduire ; et lui, le pauvre malheureux… » Ici elle s’arrêta.

« A été un mauvais sujet toute sa vie, j’en suis sûr, dit Sharpitlaw. Il était étranger dans ce pays, et était le compagnon de ce misérable scélérat de Wilson, à ce que je crois, Effie ? — Plût au ciel qu’il n’eût jamais vu Wilson ! — Ce que vous dites est bien vrai, Effie, dit Sharpitlaw. Et dans quel endroit Robertson et vous aviez-vous coutume de vous rencontrer ? c’était vers le mont Calton, je crois ? »

Simple et sans méfiance, la pauvre fille, livrée au découragement et à la tristesse, avait suivi jusque là l’impulsion que M. Sharpitlaw lui avait donnée, parce qu’il avait eu l’art de faire des observations analogues aux idées qu’il supposait devoir occuper son esprit ; de sorte qu’en lui répondant elle ne faisait que penser tout haut, ce qu’on peut obtenir assez facilement, par une suite de suggestions adroites, de ceux qui sont naturellement distraits ou dont l’attention se trouve momentanément absorbée par quelque grand chagrin. Mais la dernière observation du procureur fiscal ressemblait trop à une question directe pour ne pas rompre le charme au moment même.

« Que disais-je donc ? » s’écria Effie en se relevant de l’attitude courbée qu’elle avait prise, et se hâtant d’écarter de son visage pâle, mais encore d’une beauté remarquable, les longues mèches de cheveux bruns qui l’ombrageaient. Elle jeta sur M. Sharpitlaw un regard fixe et pénétrant. « Vous êtes trop homme d’honneur, trop honnête homme, dit-elle, pour prendre avantage des paroles qui peuvent échapper à une pauvre créature qui n’est pas sûre d’avoir la tête à elle. Que le Seigneur ait pitié de moi ! — En prendre avantage ! si je le pouvais, ce serait dans votre intérêt, » dit Sharpitlaw d’un ton bénin ; « car je ne connais pas de meilleur moyen de vous servir, Effie, que de mettre la main sur ce coquin de Robertson. — Oh ! n’injuriez pas, monsieur, celui dont vous n’avez pas reçu d’injures ! Robertson ? dites-vous : je n’ai rien pu dire, je ne dirai jamais rien contre aucun individu de ce nom. — Mais si vous lui pardonnez votre malheur, Effie, vous ne devriez pas oublier dans quel chagrin il a plongé votre famille, dit l’homme de loi. — Oh ! que le ciel vienne à mon secours ! s’écria Effie ; mon pauvre père ! ma chère Jeanie !… voilà ce qu’il y a de plus dur à supporter ! Oh ! monsieur, si vous avez la moindre humanité, si vous n’êtes pas tout à fait étranger à la compassion (car tous ceux que je vois ici sont aussi durs que les pierres dont sont formées ces murailles), veuillez, je vous en supplie, leur dire de laisser entrer ma sœur Jeanie la première fois qu’elle viendra pour me voir ; car, lorsque je les entends la renvoyer, et que je ne puis même monter à cette haute fenêtre pour apercevoir le bas de sa robe, mon cœur se brise, et il me semble que je vais mourir. » En prononçant ces mots, elle le regardait d’un air si suppliant et pourtant si humble, qu’elle réussit à ébranler l’esprit inflexible du magistrat.

« Vous verrez votre sœur, dit-il, si vous voulez me dire… » puis, s’interrompant, il ajouta avec précipitation : « Non ! le diable m’emporte ! vous la verrez, soit que vous parliez ou non. »

Lorsqu’il eut rejoint Ratcliffe, il lui dit : « Vous aviez raison, Raton, il n’y a pas grand’chose à tirer de cette fille ; mais cependant j’ai deviné une chose, c’est que Robertson est le père de son enfant. D’après cela, je gagerais bien quelque chose que c’est lui qui doit se trouver cette nuit avec Jeanie à la butte de Muschat, et là il ne nous échappera pas, ou mon nom n’est pas Gédéon Sharpitlaw. — Mais, » dit Ratcliffe, qui peut-être n’était pas pressé de convenir d’un fait qui pouvait conduire à la découverte et à l’arrestation de Robertson ; mais, s’il en était ainsi, M. Butler aurait reconnu que l’homme qu’il avait vu dans le Parc était le même que celui qui, sous les habits de Madge Wildfire, était à la tête de la populace. — Cela n’est pas une raison, reprit Sharpitlaw : le costume, la lueur des torches, la confusion du moment, et peut être aussi sa figure, déguisée à l’aide d’un bouchon noirci ou de quelque autre moyen, tout cela peut avoir troublé M. Butler. Parbleu, Raton, je me rappelle vous avoir vu costumé vous-même de telle sorte que le diable auquel vous appartenez, n’aurait pas osé jurer de l’identité de votre personne. — Et, ma foi, cela est vrai, dit Ratcliffe. — En outre, » ajouta Sharpitlaw d’un air de triomphe, « n’avez-vous pas remarqué, imbécile, que le ministre a dit qu’il croyait avoir vu quelque autre part les traits de celui qui lui parlait dans le Parc, quoique sa mémoire ne lui rappelât pas où et quand il les avait vus ? — Il est clair que Votre Honneur a raison, dit Ratcliffe. — Ainsi donc, Rat, vous et moi nous irons ce soir nous-mêmes avec nos affidés pour le prendre, ou sans cela il nous échappera encore. — Je ne vois pas trop de quelle utilité je puis être à Votre Honneur, » dit Ratcliffe avec embarras.

« De quelle utilité ! vous pouvez guider la troupe, vous connaissez le terrain. D’ailleurs, je ne me soucie pas de vous perdre de vue, mon bon ami, que je n’aie mis la main sur lui. — Hé bien, monsieur ! » dit Ratcliffe, qui n’y consentait qu’à regret, « ce sera comme vous voudrez ; mais songez que c’est un gaillard déterminé. — Nous aurons avec nous, dit Sharpitlaw, de quoi le calmer si la chose est nécessaire. — Mais, monsieur, reprit Ratcliffe, je ne suis pas sûr de pouvoir vous conduire de nuit à la butte de Muschat ; je connais cet endroit comme bien d’autres, en plein jour, mais comment m’y retrouver par le clair de lune, où les pierres et les rochers sont tous de la même couleur, et se ressemblent autant qu’un charbonnier ressemble au diable ; c’est une chose dont je suis incapable. Il me serait aussi facile de saisir la lune dans l’eau. — Que signifie tout ceci, Ratcliffe ? » dit Sharpitlaw en fixant ses yeux sur celui-ci avec une expression de mauvais augure ; « avez-vous oublié que vous êtes encore sous une sentence de mort ? — Non, non, monsieur, c’est une chose qui ne s’oublie pas si aisément ; et, si ma présence est jugée si nécessaire, il n’y a pas de doute que j’accompagnerai Votre Honneur ; mais j’allais vous proposer quelqu’un qui s’entendra mieux que moi à vous conduire, et c’est Magde Wildfire elle-même. — Diable, vraiment ! me croyez-vous aussi fou qu’elle pour m’abandonner à un semblable guide dans une telle occasion ? — Votre Honneur en jugera comme il voudra ; mais j’aurais pu la tenir en respect, et la faire rester dans le bon chemin si elle eût voulu s’en écarter. Il lui arrivé souvent l’été de dormir à la belle étoile au milieu de ces montagnes, et d’y errer toute la nuit. — Hé bien, soit, Ratcliffe, dit le procureur fiscal, si vous croyez qu’elle puisse nous servir de guide ; mais prenez garde à ce que vous faites ; songez que votre vie dépend de la manière dont vous allez vous conduire. »

« C’est une des punitions de l’homme, se dit Ratcliffe, que quand une fois il a été aussi loin dans le mal que je l’ai fait, il ne peut redevenir honnête, de quelque manière qu’il s’y prenne.»

Telle était la réflexion que faisait Ratcliffe, livré un moment à lui-même, pendant que le procureur fiscal était allé se procurer un mandat légal, et donner les ordres nécessaires.

La lune en se levant vit toute la petite troupe sortir des murs de la ville, et entrer en plein champ. Arthur Seat, semblable à un lion couchant d’une grandeur gigantesque, les rochers de Salisbury, tels qu’une large ceinture de granit, étaient à peine visibles. Ils étaient sortis par le côté méridional de la Canongate, avaient gagné l’abbaye d’Holy-Rood, et de là étaient entrés dans le Parc du Roi. Ils n’étaient d’abord que quatre, Sharpitlaw et un officier de justice, bien armés de pistolets et de coutelas ; Ratcliffe, auquel on n’avait pas confié d’armes, de peur qu’il en fît un mauvais usage, et enfin Madge : mais, à la dernière barrière, lorsqu’ils entrèrent dans les bois, ils furent joints par deux autres officiers auxquels Sharpitlaw, qui désirait s’assurer d’une force suffisante pour l’exécution de son projet, et en même temps éviter d’attirer l’attention, avait donné ordre de l’attendre dans cet endroit. Ratcliffe ne vit pas ce renfort sans déplaisir, car jusque là il avait jugé probable que Robertson, qui était un jeune homme vigoureux, actif et intrépide, en faisant usage de sa force et de son agilité, trouverait moyen d’échapper à Sharpitlaw secondé d’un seul officier, sans qu’il se trouvât, lui Ratcliffe, impliqué dans cette affaire : mais le renfort d’officiers de police ne pouvait lui laisser d’espoir à cet égard, et la seule manière possible de sauver Robertson (ce que le vieux pécheur était très-disposé à faire, pourvu qu’il le pût sans compromettre sa sûreté personnelle), était de parvenir à lui donner quelque signal de leur approche. C’était probablement dans cette vue que Ratcliffe avait demandé à Sharpitlaw de prendre Madge pour guide, ayant un grand degré de confiance dans son penchant à exercer ses poumons. En effet, elle leur avait déjà donné tant d’échantillons de son bruyant caquet, que Sharpitlaw était incertain s’il ne la renverrait pas à la ville avec un de ses officiers, plutôt que de continuer à faire marcher avec lui la personne la plus mal choisie pour servir de guide dans une expédition secrète. On aurait dit aussi que le grand air, l’approche des montagnes et la présence de la lune, à laquelle on attribue une influence si funeste sur ceux dont la tête est malade, exaltait sa vivacité, et la rendaient dix fois plus bavarde et plus bruyante qu’elle ne l’avait encore été. Il paraissait impossible de trouver moyen de la réduire au silence. Elle se moquait également des ordres et des prières qu’on lui adressait à cet égard, et les menaces la rendaient furieuse et intraitable.

« N’y a-t-il ici personne de vous, dit Sharpitlaw impatienté, qui connaisse le chemin de cette infernale butte de Muschat ? n’y a-t-il que cette maudite folle, dont on ne peut arrêter la langue, qui puisse nous y conduire ? — Du diable si personne la connaît, excepté moi ! s’écria Madge ; comment en sauraient-ils quelque chose, les poltrons ? Mais moi, je suis souvent restée assise sur la butte depuis le moment où les chauve-souris commencent à paraître jusqu’au chant du coq, et j’y ai causé plus d’une fois avec Nicol Muschat et Aylie Muschat qui sont couchés dessous. — Maudite soit votre tête fêlée ! dit Sharpitlaw ; ne permettrez-vous pas seulement qu’on réponde à une de mes questions ? »

Les officiers, ayant obtenu un moment de silence pendant que Ratcliffe occupait l’attention de Madge, déclarèrent que, quoiqu’ils connussent, comme tout le monde, la butte de Muschat, aucun n’entreprendrait d’y guider la troupe à la clarté incertaine de la lune avec assez de confiance pour répondre du succès de leur expédition.

« Que ferons-nous, Ratcliffe ? dit Sharpitlaw. S’il nous voit avant que nous le voyions, et c’est ce qui ne manquera pas d’arriver, si nous allons errants de côté et d’autre sans suivre la route directe, nous pouvons dire adieu à notre entreprise ; et j’aimerais mieux qu’il m’en coûtât 100 liv. sterl. que de le voir nous échapper, tant pour l’honneur de la police que parce que le prévôt a dit qu’il fallait absolument pendre quelqu’un pour cette affaire de Porteous, quoiqu’il arrivât. — Je pense, dit Ratcliffe, qu’il faut que nous essayions encore de nous servir de Madge ; je vais tâcher de la faire tenir un peu plus tranquille ; et, dans tous les cas, quand lui-même il l’entendrait chanter ses vieux refrains, il ne peut pas deviner qu’il y a quelqu’un avec elle. — C’est vrai, dit Sharpitlaw ; et s’il la croit seule, il est probable qu’il s’approchera d’elle plutôt que de s’en éloigner. Ainsi en avant. Nous avons déjà perdu trop de temps : tâchez qu’elle ne s’écarte pas de la bonne route. — Et quelle espèce de ménage font ensemble Nicol Muschat et sa femme ? » dit Ratcliffe à la folle, comme pour entrer dans le cercle de ses idées ; « ils vivaient assez mal ensemble autrefois, si ce qu’on dit est vrai. — Ah ! oui, oui, oui, mais tout est oublié maintenant, » répliqua Madge du ton confidentiel d’une commère qui raconte l’histoire de sa voisine. « Voyez-vous, je leur ai parlé moi-même, et je leur ai dit que ce qui est fait est fait. La femme a la gorge couverte de blessures, et elle s’enveloppe tant qu’elle peut de son linceul pour la cacher, mais cela ne peut empêcher le sang de couler à travers, vous entendez bien. Je lui ai conseillé de le laver dans le puits de Saint-Antoine, et il n’y a pas d’eau meilleure pour le blanchir, si cela se peut ; car on dit que le sang ne s’en va jamais sur un drap de toile. L’essence même du diacre Sanders ne peut pas le faire partir. Je l’ai essayée moi-même sur un petit morceau de linge qui avait été taché du sang d’un jeune enfant nouveau-né, qui avait été blessé, je ne sais comment, et il ne veut pas s’en aller. Vous allez dire que c’est une chose étrange ; mais je l’apporterai ici auprès du puits de Saint-Antoine, par quelque belle nuit comme celle-ci, et j’appellerai Aylie Muschat, de sorte qu’elle et moi nous ferons une grande lessive, et nous étendrons notre linge sur l’herbe, aux rayons de la lune. La lune me fait beaucoup plus de bien que le soleil, le soleil est trop chaud ; et vous savez, mesdames, que ma tête est déjà bien assez chaude comme çà. Mais la lune, et la rosée, et le vent de la nuit, viennent rafraîchir mon front brûlant, et quelquefois il me semble que la lune brille tout exprès pour me faire plaisir quand personne ne la voit que moi. »

Elle débita ces paroles empreintes du délire de la folie avec une volubilité prodigieuse, marchant à grands pas, et entraînant avec elle Ratcliffe, qui cherchait ou du moins semblait chercher à lui faire baisser la voix.

Tout-à-coup elle s’arrêta tout court sur le haut d’un petit monticule, regarda fixement le ciel, et resta cinq minutes sans dire un seul mot. « Quel diable a-t-elle maintenant ? dit Sharpitlaw ; ne pouvez-vous la faire aller en avant ? — Il faut avoir un grain de patience avec elle, dit Ratcliffe ; elle ne fera pas un pas plus vite que cela ne lui convient. — Que le diable l’emporte ! dit Sharpitlaw ; j’aurai soin qu’elle aille faire une visite à Bedlam ou à Bridwell : l’un ou l’autre de ces endroits lui convient également, car elle est à la fois folle et méchante. »

Pendant ce temps Madge, qui avait paru fort pensive en s’arrêtant, partit tout-à-coup d’un violent éclat de rire, puis elle s’arrêta et soupira amèrement, fut saisie ensuite d’un second accès de rire, et enfin fixant de nouveau ses yeux sur la lune, elle éleva la voix et chanta :

Bonsoir, belle lune, bonsoir ;
Lune, montre-moi, je t’en prie,
Les traits, le rang et le savoir
De l’amant sur qui mon espoir
Fonde le bonheur de ma vie.

« Mais je n’ai pas besoin de demander cela à la lune, je le sais assez moi-même ; et pourtant ce n’était pas un amant fidèle ! Cependant personne ne dira que j’en aie jamais parlé. Il y a des moments où il me semble que j’aurais voulu que l’enfant eût vécu. Eh bien, que Dieu nous fasse grâce ! il y a un ciel au-dessus de nos têtes (ici elle soupira profondément), et une belle lune encore, par-dessus le marché. » Ici elle fit un nouvel éclat de rire.

« Est-ce que nous resterons là toute la nuit ? dit Sharpitlaw avec beaucoup d’impatience ; « faites-la marcher en avant, Ratcliffe. — Oui-dà, monsieur, si nous savions de quel côté la faire marcher, nous ne serions plus dans l’embarras. Allons, Madge, mon cœur, dit-il, nous n’arriverons pas à temps pour voir Nicol et sa femme, si vous ne nous montrez la route. — C’est vrai, Raton, dit-elle, dépêchons-nous ; » et le saisissant par le bras, elle se remit à marcher à si grands pas que les autres pouvaient à peine la suivre. « Et je vous dirai, Raton, que Nicol Muschat sera bien content de vous voir, car il dit qu’il sait bien qu’il n’y a pas hors de l’enfer un aussi grand coquin que vous l’êtes, et il sera ravi de causer avec vous. Qui se ressemble s’assemble, comme vous savez. C’est un proverbe qui ne ment jamais, et vous êtes tous deux une paire de favoris du diable. Il est embarrassant de dire lequel mérite le coin le plus chaud dans sa fournaise. »

Ratcliffe, involontairement entraîné par sa conscience, ne put s’empêcher de protester contre cette association. « Je n’ai jamais répandu le sang, dit-il. — Mais vous l’avez vendu, Raton ; vous l’avez vendu plus d’une fois : on tue avec la langue aussi bien qu’avec le fer :

C’est le gentil garçon boucher,
Portant double manchette bleue,
Qui le samedi vient hacher
Le bœuf qu’il a tué la veille à la banlieue. »

« Et que fais-je en ce moment ? pensa Ratcliffe, mais je n’aurai pas sur mes mains le sang de Robertson, si je puis l’éviter. « Puis parlant bas à Madge, il lui demanda si elle ne se rappelait pas quelqu’une de ses vieilles chansons.

« Plus d’une belle, répondit Madge, que je puis chanter de tout mon cœur, car une chanson gaie ranime l’esprit, et elle chanta :

Quand le milan cruel fend l’azur des nuages,
L’alouette se cache au milieu des bocages ;
Quand les chiens battent les taillis,
Au sein des monts le daim va chercher des abris. »

« Arrêtez sa maudite langue, quand vous devriez la lui couper, dit Sharpitlaw ; j’aperçois quelqu’un là-bas : tenez-vous prêts, mes enfants, et tournez la hauteur à petits pas. George Poinder, restez avec Ratcliffe et cette chienne de folle, et vous autres, venez avec moi par ici, sous l’ombre de ce rocher. »

En parlant ainsi il marcha en avant, du pas furtif d’un Indien sauvage qui conduit sa troupe dans le dessein de surprendre un parti d’une tribu ennemie. En les voyant se glisser avec tant de précaution, éviter le clair de lune, et se tenir cachés dans l’ombre autant que possible, Ratcliffe se dit en lui-même : « Robertson est perdu : ces jeunes gens sont toujours si écervelés ! Que diable pouvait-il avoir à dire à Jeanie Deans ou à toute femme au monde, pour aller s’exposer de cette manière ? Et cette maudite folle, après avoir bavardé comme une pie, et chanté comme un paon toute la nuit, la voilà qui se tait à présent que sa langue pourrait servir à quelque chose ! mais il en est toujours ainsi des femmes ; quand elles se taisent, vous pouvez juger que ce n’est pour rien de bon. Je voudrais pouvoir la remettre en train sans que cet autre limier s’en aperçût. Mais il est aussi aiguisé que l’alêne de Mac-Koatchan, qui perçait six plis de cuir et un demi-pouce de l’écusson du roi. »

Il se mit alors à fredonner, mais très-bas et avec précaution, la première stance d’une ballade favorite de Wildfire, dont les paroles offraient un rapport éloigné avec la situation de Robertson, espérant par là réveiller sa mémoire, et la mettre sur la voie pour continuer :

Des limiers de Twindal vont parcourant les bois,
Les chasseurs du gibier découvrent la retraite :
Tandis que sur le mont une jeune fillette
Répète un air à haute voix.

Madge n’eut pas plus tôt reçu le mot d’ordre qu’elle justifia la sagacité de Ratcliffe, en reprenant immédiatement la chanson.

oh ! dormez-vous si fort, monsieur James, dit-elle,
Quand vous devriez être à cheval et courant ?
Vingt hommes armés d’arcs et du sabre tranchant
Accourent vous chercher jusqu’en votre tourelle.

Quoique Ratcliffe fût à une distance assez considérable du lien appelé la butte de Muschat, cependant ses yeux, habitués comme ceux du chat à distinguer les objets dans les ténèbres, lui firent apercevoir que Robertson avait pris l’alarme. George Poinder, dont la vue était moins perçante, ou dont l’attention était moins grande, ne s’aperçut pas de sa fuite, non plus que Sharpillaw et ses compagnons, qui, quoique beaucoup plus près de la butte, furent empêchés de le voir par la nature du terrain où ils s’étaient mis en embuscade. À la fin cependant, après un intervalle de cinq ou six minutes, ils s’aperçurent aussi de la fuite de Robertson, et s’élancèrent brusquement de ce côté, tandis que Sharpitlaw s’écria de toute la force d’une voix dont les sons aigus ressemblaient au bruit d’un moulin à scie : » En chasse, mes enfants, en chasse, suivez la montagne ; je le vois sur le bord du rocher ! — Puis il donna ses ordres à l’arrière-garde de son détachement : Ratcliffe, venez ici vous emparer de cette femme ; George, courez vous poster à la barrière de l’allée du Duc ; Ratcliffe, allons, ici sur-le-champ, mais auparavant assommez-moi cette chienne enragée. — Vous ferez bien de prendre vos jambes à votre cou, Madge, dit Ratcliffe ; il n’est pas bon de se frotter à un homme en colère. »

Madge n’était pas tout-à-fait assez dépourvue de sens pour ne pas comprendre cet avis, et tandis que Ratcliffe, avec un air d’obéissance empressée, se hâtait de courir au lieu où Sharpitlaw l’attendait pour lui remettre Jeanie entre les mains, elle se mit à courir de toute sa force du côté opposé. Ainsi toute la bande se trouva dispersée et activement occupée à fuir ou à poursuivre, excepté Ratcliffe et Jeanie, que le premier tenait fortement par son manteau, quoiqu’elle ne fît aucun effort pour s’échapper, et qui restaient tous deux arrêtés sur la butte de Muschat.