La Prison du Mid-Lothian/Chapitre 05

La Prison du Mid-Lothian ou La jeune caméronienne
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 26p. 54-61).


CHAPITRE V.

LES COMMÉRAGES.


Ailleurs il pouvait bien faire la loi ; mais chez lui il était doux comme un agneau.
David Lindsay.


« Jack Driver le charretier est venu chercher son harnais neuf, » dit mistress Saddletree à son mari dès qu’il fut entré, non qu’elle désirât le mettre au courant de ses affaires, mais simplement pour lui apprendre ce qu’elle avait fait en son absence.

« Bien, » répondit Bartholin sans daigner ajouter un mot.

« Et le laird de Girdingburst a envoyé ici son coureur, et est venu lui-même (c’est un fort beau et fort aimable jeune homme), demander quand il aurait sa housse brodée ; il en a besoin pour les courses de Kelso. — Fort bien, » répondit Bartholin aussi laconiquement que la première fois.

« Sa Seigneurie, le comte de Blazonbury, lord Flash and Flame[1], est presque fou qu’on ne lui ait pas envoyé, comme on le lui avait promis, des harnais pour ses six juments de Flandre, avec housses et panaches. — Fort bien, fort bien, ma femme : s’il devient fou, nous ferons pour lui une enquête judiciaire. C’est fort bien. — Fort bien, dites-vous, monsieur Saddletree ! » répondit sa compagne, piquée de l’indifférence avec laquelle il recevait les comptes qu’elle lui rendait. « Beaucoup de gens croiraient avoir à rougir si de nombreux chalands ne trouvaient jamais chez eux que des femmes pour leur répondre : les garçons sont partis, dès que vous avez eu le dos tourné, pour aller voir pendre Porteous, et c’est votre faute ; si vous étiez resté chez vous… — Paix ! mistress Saddletree, » interrompit le mari d’un air d’importance, « ne m’étourdissez pas de vos absurdités. J’avais affaire ailleurs. Non omnia, comme dit M. Crossmyloof quand deux huissiers l’appellent en même temps, non omnia possumus, possimus, possimis. Je vois que notre latin de légiste offense les oreilles de M. Butler ; mais, en un mot, le lord président lui-même ne peut pas être en deux endroits en même temps. — Très-bien, monsieur Saddletree, » lui répondit sa femme avec un sourire ironique ; « et personne ne doute qu’il ne soit fort convenable de laisser votre épouse s’occuper des selles et des brides des jeunes gentilshommes, tandis que vous allez voir pendre un homme qui ne vous a jamais fait de mal. — Femme, » dit Saddletree d’un ton de voix élevé, que soutenait le coup de midi qu’il venait déboire, « c’est assez ; ne vous mêlez pas des choses que vous ne pouvez comprendre. Croyez-vous que je sois né pour pousser des alênes à travers le cuir, quand des hommes tels que Duncan Forbes[2] et cet autre compagnon, qui n’étaient guère au-dessus de moi, s’il faut en croire les gens de High-Street, ont pu être présidents et avocats du roi ? Ah ! si les emplois étaient plus justement répartis, comme au temps de Wallace…. — Je ne vois pas ce que nous aurait rapporté ce Wallace. Dans ce temps-là, comme je l’ai entendu dire à des vieillards, on se battait avec des fusils à bretelles de cuir ; mais aussi on oubliait quelquefois de les payer. Quant à votre grand talent, Bartley[3], les gens qui en parlent dans la cour du Parlement le connaissent sans doute mieux que moi. — Je vous dis, femme, que vous ne comprenez rien à ces choses-là. Du temps de sir William Wallace, il n’y avait pas un homme qui fît un métier aussi humble que celui de sellier ; les harnais en cuir dont on se servait venaient tout faits de la Hollande. — S’il en était ainsi, » dit alors Butler, qui, comme beaucoup d’hommes de sa profession, avait l’humeur quelque peu plaisante et railleuse, « je pense que nous avons changé à notre avantage, puisque nous faisons nos harnais nous-mêmes, et que nous ne tirons plus que nos avocats de Hollande. — C’est vrai, monsieur Butler, » répondit Bartholin en poussant un soupir. « Si j’avais eu le bonheur, ou plutôt si mon père avait eu l’esprit de m’envoyer à Leyde et à Utrecht étudier les Substitutes et le Pandex. — Vous voulez dire les Institutes, les Institutes de Justinien, monsieur Saddletree ? — Institutes, Substitutes, c’est la même chose, monsieur Butler, et l’on emploie indifféremment l’un et l’autre dans les actes de substitution, comme vous pouvez le voir dans les practiques de Balfour, ou les Formules de Dallas de Saint-Martin. J’entends assez bien tout cela, grâce au ciel : mais j’ai bien regret de n’avoir point étudié en Hollande. — Consolez-vous, monsieur Saddletree ; vous n’auriez pas été plus avancé que vous l’êtes ; car nos avocats écossais forment une caste aristocratique. Leur métal est véritablement de Corinthe, et non cuivis contigit adire Corinthum[4]. Qu’en dites-vous, monsieur Saddletree… ? — Je dis, monsieur Butler, » répondit Bartholin, qui, comme on peut bien le croire, n’avait pas compris la plaisanterie, et n’avait été frappé que du ton des paroles ; « je dis qu’il n’y a qu’un instant vous souteniez qu’il fallait prononcer quivis, et je viens de vous entendre dire cuivis aussi clairement que j’aie jamais entendu prononcer un mot au tribunal. — Permettez-moi de vous expliquer la différence en trois mots, monsieur Saddletree, » dit Butler, non moins pédant sur les sujets de son domaine, quoique avec infiniment plus d’instruction et de jugement, que ne l’était Bartholin sur ce qui tenait à la profession de légiste qu’il s’attribuait. « Accordez-moi un instant d’attention : vous ne contesterez pas que le nominatif est le cas par lequel on nomme ou désigne une personne, et qu’on peut l’appeler le cas principal, tous les autres cas se formant de celui-ci par des changements de désinence dans les langues savantes, et avec le secours de prépositions dans nos modernes jargons de Babel. Vous n’avez rien à objecter à cela, je présume, monsieur Saddletree ? — Je ne sais si je puis vous accorder cela ou non ; c’est ad avisandum, voyez-vous : personne ne peut admettre avec tant de précipitation un point de fait ou un point de droit, » répondit Saddletree, qui eut l’air ou s’efforça du moins d’avoir l’air de comprendre cette distinction.

« Et le datif ? continua Butler. — Je sais ce que c’est qu’un tuteur datif, » répondit vivement Saddletree.

« Le datif, reprit le grammairien, est le cas qui indique qu’une chose est donnée ou appartient à une personne ou à une chose. Vous ne pouvez pas le contester, je pense. — Je ne vous accorderai jamais cela. — Que diable alors voulez-vous donc que soient le nominatif et le datif ? » dit brusquement Butler, étonné tout à la fois de l’énergie de son expression, et de la manière dont il l’avait prononcée.

« Je vous dirai cela à loisir, monsieur Butler, » répliqua Saddletree avec un air tout à fait capable ; » je prendrai un jour pour examiner chacune de vos concessions, et je vous dirai alors, d’une manière précise, si je vous en conteste la vérité ou si je vous la dénie. — Allons, allons, monsieur Saddletree, lui dit sa femme ; nous n’avons pas besoin de confessions ; laissez-les à ceux qui sont payés pour cela : cela ne nous va pas mieux qu’une selle à un bœuf. — Ah ! dit Butler, optat ephippia bos piger[5]. Rien de nouveau sous le soleil ; mais le mot de mistress Saddletree n’en est pas moins bon. — Et puisque vous prétendez connaître si bien les lois, monsieur Saddletree, continua sa femme, vous feriez bien mieux de voir s’il y aurait quelque chose à faire pour Effie Deans, la pauvre fille, qui est là en prison, exposée au froid, à la faim, sans secours… une jeune servante à nous, monsieur Butler, une fille innocente, selon moi, et si laborieuse ! Lorsque M. Saddletree sort (et vous savez qu’il est rarement à la maison quand il y a quelque tribunal ouvert), la pauvre Effie m’aidait à remuer les paquets de cuir tanné, à assortir les marchandises au goût de chacun. Et vraiment elle plaisait aux chalands par l’accueil qu’elle leur faisait ; elle était toujours polie, et il n’y avait pas une meilleure servante dans Édimbourg. Les gens étaient-ils emportés ou déraisonnables, elle les servait bien mieux que moi, qui ne suis plus si jeune que j’ai été, monsieur Butler, et qui lâche difficilement la main : car lorsque plusieurs personnes crient en même temps après moi, qui n’ai qu’une langue pour leur répondre, je suis obligée de leur parler un peu durement, ou je n’en viendrais jamais à bout. Je m’aperçois tous les jours qu’Effie me manque. — De die in diem, ajouta Saddletree. — Je crois l’avoir vue dans votre boutique, » dit Butler après un moment d’hésitation : « n’est-ce pas une jeune fille qui a de beaux cheveux et l’air modeste ? — C’est cela même, monsieur Butler. Est-elle coupable ou innocente, Dieu seul le sait ; mais si elle est coupable, je jurerais bien sur ma Bible qu’elle n’avait pas la tête à elle dans le moment où elle a commis le crime dont on l’accuse. »

Pendant qu’elle parlait, Butler se promenait rapidement dans la boutique, et laissait voir plus d’agitation que n’en semblait susceptible un homme qui, par état et par caractère, était habituellement si posé.

« Cette Effie n’est-elle pas la fille de David Deans, nourrisseur de bestiaux à Saint-Léonard ? dit-il enfin. N’a-t-elle pas une sœur ? — Oui, elle en a une, la pauvre Jeanie Deans, qui a dix ans de plus qu’elle. Il n’y a qu’un moment, Jeanie était ici à pleurer. Et que pouvais-je lui dire, si ce n’est de revenir consulter M. Saddletree quand il serait à la maison ? Ce n’est pas que je pense que M. Saddletree y puisse faire ni chaud ni froid ; mais c’était pour lui rendre un peu de courage et d’espoir. Le malheur arrive toujours assez vite. — Vous vous trompez, femme, » dit Saddletree avec dédain ; « car je lui aurais donné toute satisfaction. Je lui aurais expliqué que sa sœur est mise en jugement en vertu du statut 690, chapitre Ier, sous la prévention d’infanticide, pour avoir caché sa grossesse et ne pouvoir représenter l’enfant dont elle est accouchée. — J’espère, dit Butler, que Dieu permettra que son innocence soit prouvée. — Je le souhaite aussi, monsieur Butler, dit mistress Saddletree ; j’aurais répondu d’elle comme de ma propre fille ; mais, par malheur, j’ai été malade tout l’été, et j’ai gardé la chambre pendant douze semaines. Pour M. Saddletree, il serait au milieu d’un hôpital de femmes en couches qu’il ne se douterait pas du motif qui les y a amenées. Je n’ai pu m’apercevoir de rien ; mais si j’avais eu le moindre soupçon de son état, je vous garantis… Mais peut-être sa sœur pourrait-elle dire quelque chose pour sa justification. — On ne parlait que de cela dans Parliament-House, dit M. Saddletree, jusqu’au moment où l’affaire de Porteous l’a fait oublier. C’est un superbe cas de meurtre présumé, et il n’y en a pas eu de pareil devant la cour de justice depuis le procès de la mère Smith, la sage-femme, qui fut mise à mort en l’année 1670. — Mais qu’avez-vous donc, monsieur Butler ? dit mistress Saddletree ; vous êtes blanc comme un linge. Voulez-vous prendre quelque chose ? — Je vous remercie beaucoup » dit Butler en faisant un effort pour parler. « Je suis venu hier à pied de Dumfries, et il faisait très-chaud. — Asseyez-vous, » dit mistress Saddletree en s’approchant avec bienveillance, « reposez-vous. Vous vous tuerez à courir ainsi. Aurez-vous l’école de Dumfries, monsieur Butler ? — Oui… non… je n’en sais rien, » répondit le jeune homme sans savoir ce qu’il disait ; mais mistress Saddletree ne laissa pas de poursuivre sur ce sujet, autant par suite de l’intérêt qu’elle lui portait que pour satisfaire sa curiosité.

« Vous ne savez pas si vous aurez l’école de Dumfries ! qui donc y a enseigné tout l’été ? — Non, mistress Saddletree, je ne l’aurai pas, » répondit Butler revenu à lui ; « le laird de Blackat-the-Bane a un fils naturel qu’il élève pour l’église ; mais le presbytère refuse la licence, et alors… — Oui, oui, je comprends : s’il y a un laird qui ait un parent pauvre ou un bâtard à qui la place convienne, il est inutile d’en dire davantage. Ainsi vous retournez à Libberton, dont vous avez la survivance ? Si frêle que soit M. Wackhbairn, il est homme à vivre aussi long-temps que vous, qui devez lui succéder. — Cela est probable, » répondit Butler en soupirant, « et je ne désire pas qu’il en soit autrement. — Sans doute, c’est une chose bien gênante, continua Mistress Saddletree, d’être ainsi dans la dépendance, et je m’étonne comment vous pouvez supporter cela, vous qui avez des droits et des titres à obtenir beaucoup mieux. — Quos diligit castigat[6], répondit Butler ; le païen Sénèque trouvait quelque avantage dans l’affliction. Les païens avaient leur philosophie, les juifs leur morale, mistress Saddletree, et ils ont eu des malheurs à supporter dans leur temps. Les chrétiens ont un moyen de consolation bien supérieur, assurément, mais… »

Un soupir lui coupa la parole.

« Je vous comprends, » dit mistress Saddletree en regardant son mari : « quelquefois nous perdons patience en dépit de la sainte Bible. Mais vous n’avez pas encore l’air bien remis : vous allez rester et prendre quelque chose avec nous. »

M. Saddletree quitta les Practiques de Balfour (son étude favorite, et grand bien lui fasse !) pour joindre ses sollicitations à celles de sa femme ; mais Butler persista dans son refus et prit congé.

« Il y a quelque chose là-dessous, » dit mistress Saddletree en le regardant s’éloigner. « Je ne sais pourquoi M. Butler est si tourmenté du malheur d’Effie. Il n’y a jamais eu de liaison entre eux, que je sache ; cependant ils étaient voisins quand David Beans demeurait sur les terres du laird de Dumbiedikes. Probablement il connaît son père ou quelqu’un de sa famille. Levez-vous donc, monsieur Saddletree ; vous êtes assis justement sur le coussin qui a besoin d’être recousu. Ah ! voilà le petit Willie, notre apprenti. Eh bien ! mauvais sujet que vous êtes ! vous courez donc aussi pour voir pendre les gens ? Aimeriez-vous qu’on y courût aussi pour vous, si cela vous arrivait ? et je ne dis pas que non, à moins que vous ne changiez de conduite. Et qu’est-ce que vous grommelez ainsi ? Entrez, et conduisez-vous mieux. Dites à Peggy de vous donner un morceau à manger, car vous êtes sec comme une allumette. C’est un orphelin, monsieur Saddletree, sans père ni mère ; quoiqu’il soit un peu vaurien, il faut avoir soin de lui, c’est un devoir de chrétien. — C’est très-vrai, femme, dit Saddletree ; nous sommes pour lui in loco parentis pendant sa minorité, et j’ai dessein de présenter requête à la cour pour être nommé son curateur loco tutoris, vu qu’ici il n’y a point de tuteur nommé et que le tuteur légal n’agit pas ; mais je crains que les frais de la procédure ne se retrouvent pas in rem versam[7], car je ne sais pas si Willie a quelques biens pour fournir aux frais d’administration. »

Il finit cette phrase en toussant d’un air d’importance, comme s’il eût expliqué la loi d’une manière complète.

« Ses biens ! dit mistress Saddletree ; quels biens a le pauvre enfant ? Il était en guenilles quand sa mère mourut, et la polonaise bleue qu’Effie lui a faite avec mon vieux manteau est la première nippe décente qu’il ait jamais eue. Pauvre Effie ! Monsieur Saddletree, pouvez-vous me dire, avec toutes vos lois, si sa vie est réellement en danger, car il est impossible de prouver qu’elle ait fait périr son enfant ? — Ah ! » répondit M. Saddletree, charmé qu’une fois au moins en sa vie l’attention de sa femme se fût arrêtée sur un sujet de discussion légale ; « ah ! il y a deux espèces de murtdrum ou murdragium, de meurtre enfin, comme vous dites populariter et vulgariter. Oui, il y en a de deux espèces : l’un que vous appelez murtdrum per vigilias et insidias[8], l’autre qui est un murthrum volontaire. — Je suis sûre, répondit sa femme, que le meurtre volontaire est celui que les riches commettent envers nous autres marchands, et qui nous force à fermer boutique. Mais tout cela n’a pas rapport au malheur d’Effie.

— Le cas d’Effie, ou d’Euphémie Deans, reprit Saddletree, est un cas de présomption de meurtre ; c’est-à-dire un meurtre que la loi infère d’après certains indicia ou motifs de présomption. — De sorte que si la pauvre Effie n’a déclaré sa grossesse à personne, elle sera pendue par le cou, quand même elle serait accouchée d’un enfant mort, quand même son enfant vivrait encore ? — Assurément, dit Saddletree, c’est une ordonnance rendue par nos souverains maîtres le roi et la reine, pour empêcher le crime infâme d’accoucher en secret. À dire vrai, le crime est bien assorti avec la loi, car cette espèce de meurtre est de sa création.

— Eh bien ! si les lois font des meurtres, ce sont les lois qu’il faut pendre, ou bien pendre un homme de loi à la place ; le pays n’y perdrait rien ! »

On vint alors les avertir que leur modeste dîner était servi, ce qui coupa court à une conversation qui semblait prendre un tour moins favorable à la jurisprudence et à ceux qui l’exercent, que ne l’avait espéré, dès le début, M. Bartholin Saddletree, leur admirateur passionné.



  1. Éclair et flamme. a. m.
  2. Magistrat de ces temps. a. m.
  3. Diminutif familier de Bartholin. a. m.
  4. Il n’est pas permis à tout le monde d’aller à Corinthe. a. m.
  5. Optat arare caballus, ajoutons-nous pour compléter la citation. « Le bœuf au pas pesant demande une selle, le cheval veut tirer la charrue. » a. m.
  6. Il châtie ceux qu’il aime. a. m.
  7. Ne se retrouvent pas dans la valeur des biens du pupille. a. m.
  8. Meurtre avec préméditation, avec guet-apens. a. m.