La Prison du Mid-Lothian/Chapitre 04

La Prison du Mid-Lothian ou La jeune caméronienne
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 26p. 45-54).


CHAPITRE IV.

LE SURSIS.


Il est l’heure, mais l’homme ne vient pas[1].
Kelpie.


Le jour où le malheureux Porteous devait subir la sentence de mort rendue contre lui, la place de l’exécution, quelque spacieuse qu’elle fût, était remplie au point qu’on y étouffait.

Dans toutes les hautes maisons qui en forment la circonférence, dans la rue de Bow[2], rapide et sinueuse, par où passait le fatal cortège en venant de High-Street, il n’y avait pas une fenêtre qui ne fût encombrée de spectateurs. L’élévation extraordinaire et l’air antique de ces maisons, dont quelques-unes avaient appartenu aux Templiers ou aux chevaliers de Saint-Jean, et qui portaient encore aux façades et aux pignons la croix de fer de ces ordres, ajoutaient à l’effet d’une scène déjà si frappante. La place de Grass-Market ressemblait à un lac immense couvert de têtes humaines, au milieu duquel s’élevait l’arbre de mort, haut, noir et sinistre, d’où pendait la corde fatale. Tout objet nous touche en proportion de son usage et des idées qu’il réveille. Ainsi un poteau fiché en terre et un nœud coulant, choses si simples en elles-mêmes, causaient en cette occasion une terreur solennelle et un vif intérêt.

Dans une assemblée si nombreuse, on entendait à peine un mot, un seul mot prononcé à voix basse. La soif de la vengeance s’était un peu apaisée, parce qu’on croyait qu’elle allait être satisfaite ; la populace même, plus calme, plus réservée qu’à l’ordinaire, s’abstenait de joyeuses clameurs et se disposait à jouir de cette scène de représailles avec une satisfaction silencieuse et décente. On eût dit que sa haine profonde contre le malheureux condamné dédaignait ces vociférations avec lesquelles elle se manifeste ordinairement. À ne s’en rapporter qu’au témoignage de ses oreilles, un étranger aurait pu croire qu’une multitude si nombreuse était réunie pour une cause qui l’affectait de la plus vive douleur, et aurait attribué à ce motif le morne silence qui remplaçait le tumulte ordinaire dans de semblables réunions ; mais en promenant les yeux sur les visages des spectateurs, il eût bientôt été détrompé : leurs lèvres comprimées, leurs sourcils froncés, leurs yeux ardents et farouches, lui auraient appris qu’ils venaient se repaître du spectacle d’une vengeance longtemps désirée. Peut-être la vue du criminel aurait-elle changé les dispositions de la populace, peut-être, au moment de sa mort, eût-elle pardonné à un homme qu’elle avait poursuivi avec un acharnement si terrible ; mais le hasard voulut que l’instabilité de ces sentiments ne fût pas mise à cette épreuve.

L’heure ordinaire des exécutions était passée de quelques minutes, et rien n’annonçait encore l’arrivée du condamné. « Oserait-on manquera la justice publique ? » commença-t-on à se demander avec inquiétude ; la première réponse fut : « On ne l’oserait. » Mais le temps s’écoulait toujours, et bientôt on admit d’autres opinions ; on trouva différents motifs de doute. Porteous était l’officier favori des magistrats de la ville, qui, fort nombreux et toujours indécis, avaient besoin de trouver dans leurs agents une énergie dont ils ne se sentaient point capables en toutes circonstances. On se rappela que dans la défense[3] de Porteous, son avocat l’avait représenté comme l’homme auquel les magistrats avaient coutume de recourir dans toutes les occasions critiques et embarrassantes, qu’il y disait encore que la conduite du capitaine dans l’émeute qu’avait occasionnée l’exécution de Wilson, ne pouvait être considérée que comme un excès de zèle dans l’accomplissement de ses devoirs. Or, le motif de cette imprudence était sans doute très-pardonnable aux yeux des gens dont il tenait ses pouvoirs ; et si de telles considérations avaient pu engager les magistrats à s’intéresser en faveur de Porteous, il y avait dans les hautes places de l’administration des hommes capables de faire accueillir favorablement un pourvoi en grâce.

La populace d’Édimbourg, quand elle est vivement irritée, est la plus terrible de l’Europe. Dans ces derniers temps, elle s’était à plusieurs reprises soulevée contre le gouvernement, et presque toujours avec un succès momentané ; elle savait donc fort bien qu’elle n’était pas en faveur auprès des ministres d’alors, et que, s’ils n’approuvaient pas entièrement la violence du capitaine Porteous, ils pouvaient du moins penser que le punir de mort, ce serait à l’avenir rendre difficile et même dangereux pour les officiers publics l’emploi de la force pour la répression des émeutes. On sentait aussi que tout gouvernement est porté à maintenir son autorité ; et il paraissait assez probable que ce qui semblait aux parents des victimes un massacre sans motif ni provocation, fût considéré tout autrement dans le cabinet de Saint-James. On pouvait y faire valoir que, au total, le capitaine Porteous était dans l’exercice de fonctions à lui confiées par une autorité compétente, l’autorité civile ; qu’il avait été assailli par la populace, que plusieurs de ses gens étaient restés sur le pavé, et qu’enfin, en repoussant la force par la force, il pouvait fort bien n’avoir voulu que se défendre lui-même tout en faisant son devoir.

Ces considérations, très-puissantes en elles-mêmes, firent craindre aux spectateurs qu’on n’eût commué la peine. Aux différents motifs qui pouvaient intéresser le pouvoir en faveur du capitaine, les dernières classes du peuple en ajoutaient un autre non moins puissant à leurs yeux : leur haine contre Porteous leur avait fait dire que, tout en réprimant avec la dernière sévérité les moindres excès des pauvres, non seulement il fermait les yeux sur les désordres des riches et des jeunes nobles, mais encore leur prêtait l’appui de son autorité dans des folies scandaleuses que son devoir était principalement de réprimer. Ce soupçon, peut-être fort exagéré, n’en fit pas moins une profonde impression sur l’esprit de la populace ; et quand on apprit que plusieurs personnes de distinction avaient présenté une pétition pour recommander Porteous à la clémence royale, on supposa généralement qu’il devait cette faveur, non à leur conviction qu’il était trop sévèrement puni, mais à leur crainte de perdre un complaisant témoin de leurs débauches. Il n’est pas besoin de dire combien ce soupçon augmenta la haine du peuple contre le coupable, et sa crainte de le voir échapper à la sentence rendue contre lui.

Pendant que ces questions se débattaient parmi les spectateurs, le silence d’attente qui avait régné jusqu’alors faisait place à un murmure sourd et prolongé, semblable à celui de l’Océan avant la tempête ; et la foule, comme si ses mouvements eussent répondu à l’agitation des esprits, flottait dans tous les sens, sans cause visible d’impulsion, comme les flots soulevés par des vents contraires. La nouvelle que les magistrats avaient long-temps hésité à rendre publique, fut enfin annoncée, et se répandit avec la rapidité de l’éclair. On avait reçu un ordre de Sa Grâce le duc de Newcastle, secrétaire d’état, annonçant qu’il plaisait à la reine Caroline, régente du royaume pendant l’absence de George II, alors sur le continent, que l’exécution de la sentence de mort prononcée contre John Porteous, ex-capitaine-lieutenant des gardes de la cité d’Édimbourg, et présentement retenu prisonnier dans cette ville, fût différée de six semaines à compter du jour fixé pour l’exécution.

Cette nouvelle fut accueillie par un cri ou plutôt par un rugissement d’indignation et de rage, semblable à celui d’un tigre à qui son gardien vient arracher sa proie au moment où il va la dévorer. Cette terrible clameur semblait présager l’explosion soudaine de la fureur populaire : les magistrats s’y étaient attendus, et avaient pris les mesures nécessaires pour réprimer le désordre. Mais les cris ne recommencèrent point, et le tumulte qu’ils devaient faire craindre n’eut pas lieu. La populace semblait honteuse de n’avoir manifesté sa rage que par une vaine exclamation, et le bruit fit place, non pas au silence qui régnait avant l’arrivée de ces étonnantes nouvelles, mais à de sourds murmures qui s’élevaient de tous les groupes, et se perdaient au-dessus de l’assemblée. Cependant la populace ne se séparait point : elle restait immobile, jetant des regards furieux sur l’inutile appareil du supplice, et s’excitant à l’indignation en rappelant les droits qu’aurait eus Wilson à la clémence royale, si on avait fait valoir les motifs véritables de son crime et sa générosité envers son complice.

« Cet homme, disait-on, si brave, si résolu, si généreux, a été mis à mort sans pitié pour avoir volé une somme d’argent qu’il pouvait presque regarder comme son bien ; et l’infâme satellite qui a profité d’un léger tumulte, ordinaire en pareilles circonstances, pour verser le sang de vingt de ses concitoyens, est jugé digne d’obtenir sa grâce de la prérogative royale ! Le souffrirons-nous ? nos pères l’auraient-ils souffert ? ne sommes-nous pas, comme eux, Écossais et citoyens d’Édimbourg ?

Les officiers de justice commencèrent alors à enlever l’échafaud, espérant par là accélérer la dispersion de la multitude. En effet, à peine la fatale potence fut-elle retirée du large piédestal ou soubassement en pierre dans lequel elle était fixée, à peine se fut-elle abaissée lentement sur la charrette destinée à la transporter à l’endroit où on la déposait d’ordinaire, que la populace, après avoir de nouveau exprimé son indignation par un cri de rage, se dispersa lentement pour retourner à ses travaux ordinaires.

Les fenêtres furent de même abandonnées successivement, et l’on vit les curieux d’une classe un peu plus élevée se former en groupes, et attendre pour regagner leurs maisons, que la foule fut écoulée. Contre l’usage presque général, ces personnes sympathisaient avec les sentiments des classes inférieures, et regardaient cette cause comme celle de toute la ville. En effet, comme nous l’avons déjà dit, ce n’était pas parmi les spectateurs du dernier rang ou les plus disposés à se soulever lors de l’exécution de Wilson, que la fatale décharge des soldats de Porteous avait fait le plus de victimes ; plusieurs personnes qui ne pouvaient faire partie des perturbateurs et qui tenaient un certain rang, avaient été tuées aux fenêtres : aussi les bourgeois, ressentant vivement les malheurs qu’ils avaient à déplorer, d’ailleurs fiers et jaloux de leurs droits, comme l’ont été de tout temps les citoyens d’Édimbourg, s’indignaient du sursis accordé à Porteous.

On remarqua alors, et on se rappela mieux encore dans la suite, que, tandis que la populace se dispersait, on avait vu divers individus aller d’un groupe à l’autre, sans s’arrêter longtemps nulle part, et dire tout bas quelques mots à ceux qui paraissaient déclamer avec le plus de violence contre la conduite du gouvernement. Ces agents si actifs semblaient être des gens de la campagne, et passaient généralement pour d’anciens amis et associés de Wilson, qui étaient fortement exaspérés contre Porteous.

Toutefois, si leur intention était d’exciter un soulèvement, ils échouèrent, au moins pour le moment. Tous les spectateurs se retirèrent paisiblement ; et ce n’était qu’à l’expression de colère empreinte sur leurs traits, et aux discours qu’ils tenaient, qu’on eût pu connaître l’état des esprits. Pour mettre le lecteur à même d’en juger par lui-même, nous nous introduirons dans un des nombreux groupes qui gravissaient péniblement la rue montante de West-Bow[4] pour regagner leurs demeures dans Lawn-Market.

« C’est une chose horrible, mistress Howden, » disait le vieux Plumdamas[5] à sa voisine la mercière, en lui offrant son bras ; « c’est une chose horrible de voir les gens en place à Londres lâcher sur une ville paisible un réprouvé comme ce Porteous ! — Et de penser au chemin qu’il nous ont fait faire inutilement, » reprit mistress Howden en poussant un soupir. « J’avais une si bonne place à une fenêtre tout près de l’échafaud ! Je n’aurais pas perdu une seule des paroles du ministre. Et j’ai payé douze sous pour ne rien voir ! — Je crois, répondit M. Plumdamas, que ce sursis n’eût pas eu lieu sous les anciennes lois écossaises, quand le royaume était un royaume. — Je ne connais pas trop la loi ; mais je sais que, quand nous avions un roi, un chancelier et un parlement à nous, nous pouvions leur jeter des pierres lorsqu’ils n’agissaient pas bien ; mais quels ongles pourraient atteindre jusqu’à Londres ? — Maudit soit Londres et tout ce qui en vient ! » dit miss Grizell Damahoy, vieille couturière. « En nous enlevant notre parlement, ils ont ruiné notre commerce. Nos gens du bon ton croient à peine qu’une aiguille écossaise puisse coudre des manchettes à une chemise, ou une dentelle à une cravate. — C’est vrai, miss Damahoy, reprit Plumdamas, et j’en connais même qui tirent leurs raisins de Londres. C’est de là qu’est venue cette armée de jaugeurs anglais et de douaniers pour nous tourmenter, de sorte qu’un honnête homme ne peut amener le moindre baril d’eau de-vie de Leith à Lawn-Market, sans s’exposer à le voir saisir et à payer l’amende. Je n’excuse pas André Wilson d’avoir porté la main sur ce qui ne lui appartenait pas ; mais s’il n’a pas pris plus qu’on ne lui avait pris, il doit y avoir devant la loi une grande différence entre cette action et le crime de ce Porteous. — Si vous parlez de loi, dit mistress Howden, voici M. Saddletree qui peut vous en parler aussi savamment que pas un homme du métier. »

M. Saddietree, personnage d’un certain âge, à l’air grave, coiffé d’une superbe perruque, et vêtu d’un habit noir fort propre, survint à ces paroles, et offrit poliment son bras à miss Damahoy.

Il n’est pas hors de propos d’apprendre au lecteur que M. Bartholin Saddletree tenait une boutique fort renommée pour les harnais, selles, etc., etc., à l’enseigne du Cheval-d’Or, à l’entrée de Bess-Wynd[6] ; mais son génie (comme il le disait, et comme le pensaient aussi la plupart de ses voisins) se tournait plutôt vers la jurisprudence, et il ne manquait jamais de suivre les procès et les plaidoyers des avocats dans la cour de justice, voisine de chez lui, où, à dire vrai, on le trouvait plus souvent que ne l’eût permis l’intérêt de son commerce ; mais il avait une femme active et laborieuse, qui déployait, en son absence un talent admirable pour contenter ses pratiques et gourmander ses ouvriers. Elle avait coutume de laisser l’esprit de son mari suivre son penchant et augmenter à loisir le trésor de ses connaissances en jurisprudence, pourvu qu’en revanche il lui abandonnât tout pouvoir sur le département des affaires domestiques et commerciales. Aussi, comme Bartholin Saddletree avait une immense provision de paroles, qu’il prenait pour de l’éloquence, et qu’il prodiguait à la société au milieu de laquelle il vivait, avec une profusion quelquefois importune, les plaisants interrompaient parfois sa rhétorique par cette espèce de dicton, que s’il avait un cheval d’or sur son enseigne, il avait une jument blanche[7] dans sa boutique. Ce reproche engagea M. Saddletree à prendre en toute occasion, avec sa femme, un ton de supériorité, ce qui paraissait la toucher fort peu ; mais s’il voulait réellement faire quelque acte d’autorité, elle ne manquait jamais de se mettre en insurrection déclarée. Bartholin la poussait rarement à cette extrémité ; car, comme le bon roi Jacques, il tenait plus à parler de son autorité qu’à l’exercer en réalité. Cette tournure d’esprit, au reste lui fut très-profitable, car sa fortune augmenta, sans embarras pour lui et sans qu’il interrompît ses études favorites.

Pendant que nous donnions cette explication au lecteur, Saddletree exposait avec une grande précision la loi applicable à l’affaire de Porteous, et il arriva à cette conclusion que, si Porteous eût tiré cinq minutes plus tôt, avant que la corde du gibet eût été coupée, il eût été versans in licito, c’est-à-dire qu’il eût fait un acte légal et n’eût mérité qu’une punition beaucoup plus légère, propter excessum, ou pour manque de discrétion.

« Pour manque de discrétion ! » s’écria mistress Howden qui ne comprenait rien, comme on peut le croire, à cette distinction. « Quand donc John Porteous a-t-il montré de la politesse, de la discrétion, ou de bonnes manières ? Est-ce quand son père… — Mais, mistress Howden, dit Saddletree. — Je me rappelle que sa mère… dit miss Damahoy. — Miss Damahoy ! » dit d’un ton suppliant l’orateur interrompu.

« Et quand sa femme dit Plumdamas… — Monsieur Plumdamas, mistress Howden, miss Damahoy, » dit de nouveau l’orateur d’un ton suppliant, « comprenez donc ma distinction, comme dit l’avocat Crossmyloof. Je distingue, dit-il ; or donc, le corps du criminel ayant été jeté à terre, et l’exécution étant terminée, les fonctions de Porteous avaient cessé ; l’acte qu’il était chargé de protéger étant accompli, il n’était pas plus que cuivis ex populo[8], — Quivis, quivis, monsieur Saddletree, avec votre permission, » dit (en appuyant avec emphase sur la première syllabe) M. Butler, sous-maître d’école dans une paroisse près d’Édimbourg, qui arrivait à cet instant et venait d’entendre ce solécisme.

« Pourquoi m’interrompre, monsieur Butler ? Ce n’est pas que je ne sois bien aise de vous voir ; mais sachez que je parle d’après l’avocat Crossmyloof, et il a dit cuivis. — Si l’avocat Crossmyloof a employé le datif pour le nominatif, il a mérité le fouet ; il n’est pas de bambin sur les bancs qui n’eût reçu des férules pour une faute aussi grossière contre la grammaire. — Je parle latin en légiste, monsieur Butler, et non pas en maître d’école. — Pas même en écolier, monsieur Saddletree. — N’importe ; ce que je veux dire, c’est que Porteous est devenu passible de pœna extra ordinem, de la peine capitale, c’est-à-dire, en bon écossais, de la potence, parce qu’au lieu de faire feu pendant qu’il était encore dans l’exercice de ses fonctions, il a attendu que le cadavre eût été détaché ; l’exécution qu’il avait ordre de surveiller terminée, il était lui-même déchargé des fonctions qu’on lui avait confiées. — Mais, monsieur Saddletree, dit Plumdamas, pensez-vous réellement que l’affaire de Porteous eût été moins mauvaise s’il avait fait feu avant qu’on lui eût jeté des pierres ? — Sans aucun doute, voisin ; car il était alors dans l’exercice de ses fonctions et de son autorité légale, l’exécution n’étant que commencée, ou au moins non achevée, complètement terminée ; mais, après que la corde eut été coupée, il était sans aucune espèce de pouvoir, et n’avait plus qu’à se retirer avec ses gardes, en montant West-Bow aussi vite que s’il eût été poursuivi par un arrêt. La loi est formelle, je l’ai entendu expliquer par lord Vincovincentem. — Vincovincentem ! est-ce un lord d’État, ou un lord de session ? demanda mistress Howden[9]. — C’est un lord de la cour des sessions. Je fréquente peu les lords d’État ; ils m’accablent de frivoles questions sur leurs selles, leurs croupières, leurs arçons, me demandent combien ils coûteront, le jour où ils seront prêts. Ce sont de véritables oisons à cheval. Ma femme suffit pour les servir. — Et de même elle a pu, dans son temps, être du goût du meilleur lord du pays, quelque peu d’estime que vous fassiez d’elle, monsieur Saddletree, » dit mistress Howden, indignée du ton méprisant dont on parlait de sa commère. « Quand elle et moi nous étions jeunes filles, nous ne pensions guère tomber sur deux maris comme mon vieux David Howden, ou comme vous, monsieur Saddletree. »

Pendant que Saddletree, qui n’était point prompt à la réplique, se creusait le cerveau pour répondre à une attaque aussi vive, miss Damahoy écarta cette discussion.

« À propos de lord d’État, dit-elle, vous devez vous rappeler la cavalcade du parlement, monsieur Saddletree, dans le bon vieux temps, avant l’Union. Beaucoup de gens fort riches dépensèrent leurs revenus d’une année en harnais, en robes brodées et en manteaux couverts de brocarts, et tant d’autres objets que j’avais brodés. — C’est vrai, et alors on voyait de bons repas, avec des confitures liquides et sèches, et des fruits secs de toutes sortes, répondit Plumdamas. Mais l’Écosse était l’Écosse alors. — Je vous dis, voisins, reprit mistress Howden, que je croirai que l’Écosse n’est plus l’Écosse, si nos patients Écossais supportent tranquillement l’affront qu’on leur fait aujourd’hui. Ce n’est pas seulement le sang répandu, mais encore celui qui aurait pu l’être, qui demande vengeance ; l’enfant de ma fille, le petit Eppie Dairle, y était… c’est mon grand, que vous connaissez, miss Grizell. Il avait fait l’école buissonnière, comme font les écoliers, monsieur Butler. — Ce qui devrait leur valoir une bonne correction de la part de ceux qui leur veulent du bien, repartit M. Butler. — Il était juste au pied de la potence, pour voir pendre le condamné, comme cela est naturel : n’aurait-il pas bien pu attraper un coup de fusil comme un autre ? Qu’est-ce que j’aurais fait alors ? Je voudrais bien savoir ce que dirait la reine Carline (puisque c’est son nom) si elle avait eu un de ses enfants dans une pareille bagarre ! — Il est probable, répondit Butler, que cela ne l’aurait que peu affligée. — Eh bien ! je vous dis que si j’étais homme, je voudrais avoir satisfaction de ce Porteous, quoi qu’il en arrive, quand tous les carlins et toutes les carlines d’Angleterre auraient juré le contraire. — J’arracherais la porte de la prison avec mes ongles, dit miss Grizell. — Mesdames, dit Butler, vous parlez bien, mais je vous engage à parler plus bas. — Parler plus bas ! » s’écrièrent en même temps les deux femmes ; « on ne parlera pas d’autre chose de Weig-House à Water-Gate[10], jusqu’à ce que cette affaire soit terminée. »

Les deux femmes se retirèrent alors dans leurs maisons ; quant à M. Plumdamas et aux deux autres hommes, ils allèrent boire leur coup de midi (un verre d’eau-de-vie) dans une taverne à porte basse, bien connue dans Lawn-Market. M. Plumdamas les quitta ensuite pour se rendre à sa boutique, et M. Butler, qui avait par hasard à faire arranger sa férule (dont les écoliers, dans cette journée à événements, avaient mérité l’usage), descendit Lawn-Market avec M. Saddletree, parlant tous deux à la fois, l’un des lois de l’Écosse, l’autre de celles de la syntaxe.



  1. Une tradition rapporte qu’un petit ruisseau ayant été changé en torrent par des pluies récentes, on entendit la voix courroucée de l’esprit des eaux prononcer les paroles qui servent d’épigraphe à ce chapitre. Dans ce même moment, un homme poussé par son destin, ou fey, selon l’expression écossaise, arriva au galop et se disposa à traverser l’eau ; les remontrances des assistants ne purent l’arrêter : il se jeta dans le torrent, et il y périt.
  2. Rue de l’Arc, Bow-Street. a. m.
  3. Dans les cours d’Écosse, la défense s’établit d’abord dans un mémoire ou précis remis aux juges par l’avocat de la partie. a. m.
  4. Nom d’une rue dont la pente est très-rapide. a. m.
  5. Plumdamas, pruneau de Damas. Ce sobriquet désigne un épicier. a. m.
  6. Bess-Wynd. On appelle wynd les rues étroites et tortueuses d’Édimbourg. a. m.
  7. Jument blanche, ou plutôt jument grise, se dit d’une femme qui gourmande sans cesse son mari. a. m.
  8. Qui que ce soit parmi le peuple. a. m.
  9. Un noble s’appelait un lord d’État ; les membres du collège de justice prenaient le nom de lords des sessions du siège.
  10. Les deux extrémités d’Édimbourg. a. m.