La Princesse à l’aventure/Les trois vieilles Femmes au bord de l'eau

& Charles Verrier
(p. 14-25).


II. — LES TROIS VIEILLES FEMMES AU BORD DE L’EAU


Quand la cadette eut franchit la porte de l’ouest, elle s’assit sur une borne et se mit à pleurer, parce qu’elle ne savait pas où aller pour retrouver ses sœurs.

Le gardien de la porte la prit pour une mendiante et la chassa.

Alors elle se mit à marcher droit devant elle dans le faubourg et suivit une rue étroite, bordée de murs bas.

Elle allait lentement parce qu’elle n’était jamais sortie des jardins du château et parce que ses bottines lui faisaient mal. Elle fut même bientôt forcée de les retirer. Elle les mit dans sa besace et continua son chemin en marchant pieds nus.

Elle vit un jeune homme blond qui vendait, sous un porche, du café au lait, des petits pains et des journaux. Elle s’approcha de lui et lui demanda s’il n’avait pas vu passer ses trois sœurs dont la première était intelligente, la seconde belle et la troisième douce. Il la prit pour une pauvre folle et lui donna une tasse de lait.

Elle continua son chemin. Des voitures de laitiers roulaient à côté d’elle avec un grand bruit. Un marchand de vin enlevait les volets de sa boutique. On balayait la rue. Un vitrier passait en criant. Le soleil montait derrière les toits de planche des tanneries et des mégisseries où séchaient des peaux et des mottes de tan.

La sonnette de la porte d’une boulangerie tinta. Une odeur de pain chaud remplit la rue.

La plus jeune fille du roi sentit qu’elle avait faim. Ses pieds étaient mouillés. Elle avait froid. S’étant assise sur le banc d’une petite place plantée d’arbres, devant une église, elle fit trois parts du pain et du fromage qu’elle avait dans son bissac, et elle mangea la première part.

Elle marcha longtemps. Elle demanda à un gros homme, bien vêtu, qui sortait d’une usine en jouant avec les breloques de son gilet, s’il ne pouvait pas lui dire ou étaient ses trois sœurs. Il lui donna un sou sans s’arréter.

Il faisait chaud. Les vitrages sales des usines étincelaient. Elle longeait des murs dont le haut était garni de tessons de bouteilles et des palissades qui bordaient de maigres jardins et des petits champs poudreux de betteraves et de potirons.

Ses pieds noirs de terre lui faisaient mal, mais la poussière de la route était plus douce que les pavés.

Des cloches sonnaient. Des ouvriers en cottes bleues et des jeunes filles avec des sarreaux, sortaient par groupes des ateliers, et entraient dans les guinguettes.

Une horloge sonna midi.

Alors, la plus jeune fille du roi eut faim. Elle s’assit à l’ombre d’une haie et mangea la seconde part de son fromage et de son pain.

Un vieux chien, un lézard et une mouche la regardaient manger. Elle partagea avec eux son repas et leur demanda ou étaient ses sœurs.

Le chien s’en alla en boîtant. Le lézard se glissa sous une pierre. La mouche bourdonna.

Comme l’ombre était étroite, la princesse se rapprocha tant qu’elle put de la haie, et s’étant étendue par terre, elle s’endormit.

Quand elle s’éveilla, le soleil était déja bas sur l’horizon. Un peuplier jetait une grande ombre violette sur la route.

Elle se sentit reposée et continua son voyage.

Devant elle, les côteaux s’inclinaient vers le fleuve. Les toits d’une ville luisaient. Elle gagna le bord de l’eau.

Le long de la rive étaient amarrés des remorqueurs, des bateaux-lavoirs et de grandes péniches chargées à pleins bords.

Sous le soleil, des tonneaux serrés les uns contre les autres, ressemblaient à un troupeau de moutons.

Des paysannes étendaient du linge sur l’herbe pelée.

Puis, elle suivit un quai, au bas d’un mur de pierres noires.

Elle arriva sous un pont de marbre dont les dalles étaient bordées de mousses. Un vent froid lui soufflait à la figure. Le pavé était mouillé et glissant sous ses pieds nus. Elle hâtait le pas, quand elle vit, à l’ombre de l’arche, une vieille femme assise qui cardait des matelas.

— Bonne femme, demanda-t-elle, n’avez-vous pas vu mes trois sœurs, ou l’une de mes trois sœurs ? Celle qui est intelligente, celle qui est belle ou celle qui est douce ?

La vieille arrêta le va-et-vient de son métier et secoua sa fraise à godet qui était pleine de poussière. Elle avait un petit nez osseux et un serre-tête de soie, d’où s’échappaient des mêches jaunes pareilles à la laine qu’elle cardait. Sa robe était brodée d’écailles de jais et ses manches à pagode laissaient voir ses bras maigres qui étaient secs, polis et luisants comme les tiges de sa mécanique. Elle se leva et fit une révérence.

— Petite, dit-elle, assieds-toi là, et carde-moi ma laine, je ferai quelque chose pour toi.

Puis elle prit sa canne et partit.

La fille du roi eut bientôt fait de carder toute la laine et la vieille revint aussitôt. Elle tenait dans sa main une pie qui avait un plumage usé et un œil blanc. Elle la donna à la princesse qui s’en alla un peu décue.

Des pêcheurs, debout sur les petits escaliers qui descendaient jusqu’à l’eau, tiraient et rejetaient leurs lignes d’un mouvement machinal. Des hommes vêtus d’un maillot et d’une culotte de grosse toile lançaient à la volée des pelletées de sable jaune à travers un tamis.

La fille du roi marchait péniblement. Le sol était couvert de flaques d’eau et d’écorces de fruits. Et, hésitant à poursuivre son chemin, elle s’arrêta.

Alors, la pie, qui sautillait sur sa tête et sur ses épaules, lui dit :

— Va le long de l’eau.

Un remorqueur passa en soulevant des vagues. Les petites barques qui étaient attachées à des pieux enfoncés dans la riviére se balancèrent et se choquérent les unes contre les autres. Au loin des cheminées fumaient. Sur l’autre rive, un train maneuvrait lentement et lâchait sa vapeur avec un bruit strident avant d’entrer dans la gare.

La jeune fille arriva devant un pont d’ardoise dont les dalles étaient bordées de champignons vénéneux et de vesces de loup. Le vent siffla dans ses oreilles et fit claquer sa jupe. Ses pieds s’enfoncérent dans une boue verte et empestée. Elle voulait courir ; le chemin se rétrécit soudain, et elle se trouva en face d’une vieille femme assise qui cherchait ses poux.

— Bonne femme, demanda-t-elle, n’avez-vous pas vu mes trois sœurs, ou l’une de mes trois scœurs ? Celle qui est intelligente, celle qui est belle ou celle qui est douce ?

La vieille avait la tête baissée. Ses cheveux gris retombaient devant elle. Ses jambes étaient enveloppées de linges. Elle avait des bracelets de coquillages. Près d’elle, était un panier pleins de croûtons de pain trempé. Elle prenait ses poux entre ses doigts et les mettait dans son tablier. Elle releva la tête et écarta ses cheveux pour parler. Elle mâchait un morceau de bois de réglisse.

— Petite, dit-elle, cherche-moi mes poux et je ferai quelque chose pour toi.

La fille du roi eut bientôt fait de chercher tous les poux. Alors la vieille prit sous sa jupe un singe vert qui avait un chapeau de feuillage. Elle le donna à la princesse qui s’en alla un peu déçue.

Le singe lui saisit la main avec sa patte gluante.

Le soleil descendait dans une buée rouge, derrière le toit d’une église de brique. Des femmes sortirent d’un bateau-lavoir, courbées sous d’énormes paquets de linge mouillé. Elles regardèrent la fille du roi qui s’en allait en trébuchant et lui dirent des injures. Mais, le singe, la tirant par la main, lui dit :

— Va le long de l’eau.

Les amarres des bateaux se croisaient sur le quai et barraient le passage.

La pie criait à tue-tête et sautait sur les épaules de la princesse. Une grue siffla en tournant au-dessus d’eux et s’abattit avec un bruit de chaînes.

La fille du roi, avec ses deux compagnons, arriva devant un pont de lave dont les dalles étaient bordées de plantes visqueuses et dégoûtantes qui pendaient jusqu’à terre. L’ombre y était si épaisse que les herbes qui poussaient entre les pavés étaient toutes blanches et que les crapauds, les salamandres et les serpents qui couraient dans la vase n’avaient pas de yeux.

La fille du roi releva sa jupe et passa.

Elle vit une vieille femme assise qui mangeait des fraises.

— Bonne femme, demanda-t-elle, n’avez-vous pas vu mes trois sœurs ou l’une de mes trois sœurs ? Celle qui est intelligente, celle qui est belle ou celle qui est douce ?

La vieille s’arrêta de manger.

Ses dents remuaient dans sa bouche pleine de fraises. Ses cheveux noirs étaient enfermés dans une résille qui pendait sur son cou. Elle avait un bandeau sur l’œil et des boucles d’oreilles en cornaline. Les baleines rouillées de son corset crevaient le velours de sa jaquette. Elle avait des manches de dentelles et une jupe de brocard d’or pleine de boue. A sa canne plantée en terre pendaient un chapeau de mousseline et un réticule de taffetas brodé.

— Petite, dit-elle, quitte-moi mes galoches et je ferai quelque chose pour toi.

La fille du roi eut bientot fait d’enlever les galoches. Elle vit que la bonne femme avait des bas de soie à jour et que son pied n’était pas plus grand qu’une feuille de noisetier.

Alors, la vieille tira de son réticule un accordéon de bois peint et le donna à la fille du roi, qui s’en alla un peu déçue.

Des petites filles sortirent avec leur bonne d’un établissement de bains. Elle se sauvèrent à son approche. Des lampes s’allumèrent dans les maisons. Le soleil se couchait derrière un grand jardin plein de statues.

La princesse se sentit épuisée de fatigue. Elle s’assit sur le bord du fleuve et se mit 4 pleurer.

Mais, l’accordéon qu’elle avait en bandouliére lui dit en jouant :

— Va le long de l’eau.

La pauvre fille essuya ses larmes, et, avec ses trois compagnons, continua sa route.

La nuit tomba. Une fumée blanche s’éleva de l’eau. L’Angelus sonna. Elle eut faim.

Elle s’étendit dans un petit square désert, au pied d’un énorme tilleul dont les branches étaient si lourdes qu’on avait dû les étayer avec des poutres.

Elle prit dans sa besace la dernière part de son fromage et de son pain et elle la mangea avec la pie et le singe vert.

Elle était infiniment triste, en pensant qu’elle n’avait pas encore trouvé ses sœurs, et elle pleura. Mais l’accordéon se mit à jouer un air si gai, qu’elle s’endormit en riant.