LA PRESSE


AU DIX-NEUVIEME SIECLE.




II.

LA PRESSE EN ANGLETERRE.

SON ORGANISATION INTELLECTUELLE ET COMMERCIALE.


I. The Fourth Estate : Contributions towards a history of news papers and of the liberty of the Press, by F. Knight Hunt ; 2 vols. London, David Bogue. — II. Report from the select Committee on News paper Stamps, ordered by the House of Commons to be printed.




Si l’on a suivi avec quelque attention l’histoire de la presse périodique en Angleterre, telle que avons essayé de l’esquisser[1], on y aura remarqué trois phases distinctes. A leur début, les journaux ont pour objet unique de recueillir les nouvelles et de les porter à la connaissance du public ; la surveillance jalouse qui pèse sur eux ne leur permet pas d’accompagner de la moindre réflexion le récit des événemens ; ils ne sont qu’une spéculation fondée sur la curiosité humaine. Plus tard, au contraire, la politique, qui a voulu les empêcher de naître, les multiplie ; les partis voient dans les journaux un auxiliaire indispensable, et les personnages les plus considérables s’imposent des sacrifices, afin d’avoir à leur service un instrument dont ils ont reconnu la puissance, et qu’ils destinent à défendre leurs doctrines et à attaquer leurs adversaires. C’est là, pendant toute la durée du XVIIIe siècle, la situation de la presse en Angleterre. Enfin, à mesure qu’on se rapproche de l’époque actuelle, les journaux se soustraient peu à peu à l’étroite dépendance où les a tenus jusque-là la politique, et brisent les liens qui les attachent aux partis. Les journaux qui sont créés dans cette période ne doivent plus la naissance aux combinaisons de la politique, mais aux besoins nouveaux qu’éprouvent les grands intérêts mercantiles ou industriels. Le but de leurs fondateurs n’est plus uniquement de mettre sous les yeux des lecteurs l’apologie constante de certains hommes ou de certaines opinions, il est encore de procurer au commerce et à quiconque en a besoin les avantages de la publicité ; la presse n’est plus considérée seulement comme un instrument politique, mais comme un intermédiaire infatigable et fidèle entre tous les intérêts. Les journaux ne se bornent pas à faire une place chaque jour plus considérable aux annonces ; ils n’épargnent rien pour conquérir, en fait d’annonces, une clientèle spéciale qui leur assure d’un côté un revenu constant, et de l’autre des lecteurs assidus.

C’est aux derniers jours du XVIIIe siècle que nous avons marqué le commencement de cette troisième période : c’est à cette date, en. effet, que se place la naissance ou la transformation des journaux politiques qui existent actuellement en Angleterre[2], et dont nous essaierons de faire connaître l’histoire intérieure et l’organisation. On verra qu’aucun de ces journaux n’a été fondé sous l’influence et avec le concours d’un homme politique, que ce sont de pures spéculations privées. Tous, dès le début ou bientôt après, prennent le caractère de feuilles d’annonces, qui joignent aux nouvelles du jour un commentaire politique, mais qui se préoccupent surtout de recueillir le genre de renseignemens que le public recherche le plus; on peut même citer des exemples de journaux créés uniquement en vue d’une catégorie d’annonces. Ainsi les libraires de Londres, mécontens de voir leurs annonces exclues de la première page, reléguées à la dernière et souvent retardées de plusieurs jours, fondèrent à la fois une feuille du matin, la British Press, et une feuille du soir, le Globe, qui existe encore, pour faire paraître leurs annonces quand et comment il leur plairait. Ainsi encore, les restaurateurs et les taverniers de Londres, s’étant avisés qu’ils contribuaient puissamment à la fortune des journaux par leurs annonces, et surtout par les exemplaires qu’ils achetaient pour l’usage de leurs consommateurs, se réunirent pour fonder un journal qui aurait seul entrée dans leurs établissemens, et ils affectèrent les bénéfices de l’entreprise a l’association de secours mutuels créée entre eux. Ce journal existe encore dans les mêmes conditions ; c’est le Morning Advertiser. Dès 1802, chaque journal avait sa spécialité en fait d’annonces : pour le Morning Post c’étaient les chevaux et les voitures; pour le Public Ledger, les armemens maritimes et les ventes en gros de marchandises étrangères ; le Morning Herald et le Times se partageaient les adjudications d’immeubles; le Morning Chronicle avait la pratique des éditeurs. Cette répartition des annonces n’a presque pas changé. On ne peut ouvrir le Times sans y trouver trois ou quatre colonnes au moins de ventes immobilières, et le Public Ledger ne doit de subsister encore qu’à l’habitude contractée par le commerce de chercher dans ses colonnes les annonces et les nouvelles maritimes.

Grâce à cette prédominance de l’élément mercantile sur l’élément politique, on pourrait presque dire que la presse anglaise est revenue aujourd’hui à son point de départ. Les journaux de Londres, en effet, sont par-dessus tout des boutiques à nouvelles, si l’on veut nous permettre cette expression familière. Ils peuvent bien encore avoir leur raison d’être dans une dissidence politique, mais c’est le cas le plus rare. Le plus important, le plus prospère des journaux anglais fait profession de n’appartenir à aucun parti, et de n’avoir aucune opinion traditionnelle ; les autres représentent ou essaient de représenter chacun une nuance de l’opinion, mais ils n’espèrent ou n’appréhendent rien du triomphe ou de la défaite du parti qu’ils soutiennent. L’objet principal de leurs efforts n’est pas de renverser du pouvoir les hommes qui le possèdent, ni d’y faire arriver le parti qu’ils défendent eux-mêmes; ce résultat, qui pourrait flatter l’amour-propre, n’aurait aucune influence sur leur publicité. S’ils luttent entre eux et avec acharnement, c’est à qui donnera le plus tôt et le plus exactement les nouvelles intéressantes : le journal ministériel, s’il n’est pas le mieux instruit, est assuré de n’être pas lu. Pour avoir la vogue, le crédit, l’influence, les lecteurs, il faut se procurer des renseignemens que n’auront pas les autres journaux, ou devancer ses confrères dans la publication des mêmes documens. Par quelle série de progrès successifs l’esprit de concurrence a-t-il amené la presse anglaise à cette situation? Quels sont les journaux qui ont pu soutenir cette lutte de tous les instans? Quels efforts et quels sacrifices leur impose la nécessité de vivre? Les détails dans lesquels nous allons entrer répondront à ces trois questions, en faisant connaître le développement qu’a pris la presse quotidienne en Angleterre, le nombre et l’importance des journaux actuels, enfin leur budget.


I.

Trois hommes ont fait les journaux ce qu’ils sont aujourd’hui en Angleterre. Leurs noms méritent assurément d’être mentionnés ici. Ce sont : James Ferry, du Chronicle; le second des trois Walter, et Daniel Stuart, du Post et du Courrier. Remarquons en passant que deux de ces hommes étaient Écossais, et que beaucoup des rédacteurs qu’ils s’associèrent étaient également Écossais. C’est là une preuve de plus de cette domination intellectuelle que l’Ecosse a exercée sur l’Angleterre depuis la fin du XVIIIe siècle, et contre laquelle Byron a protesté avec tant d’emportement. Cette domination n’a pas été moins réelle dans la presse quotidienne que dans la littérature des revues, dans la philosophie, dans le barreau et dans toutes les carrières libérales.

Dans les dernières années du XVIIIe siècle et les premières de celui-ci, les deux journaux marquans étaient le Times, alors tout nouveau dans les rangs de la presse, et le Herald, rédigé par Dudley, depuis sir Bate Dudley. Ce dernier était un ministre de l’église anglicane, que son caractère sacerdotal n’empêchait pas d’être un auteur dramatique en vogue, qui écrivait fort bien, se battait encore mieux, et que le métier de journaliste, grâce à la faveur du prince de Galles et du parti whig, devait conduire aux honneurs et à la fortune. Le Chronicle, fondé en 1769 et gouverné jusqu’en 1789 par William Woodfall, avait la vogue pour les comptes-rendus des débats parlementaires, que ce journal passait pour donner d’une manière plus fidèle et plus complète qu’aucune autre feuille quotidienne. Les journaux, du reste, étaient en voie d’amélioration, car Dudley, en prenant possession de la rédaction du Herald en 1780, avait cru devoir faire des promesses d’honnêteté qui donnent une idée de ce qu’était alors la presse anglaise : « Le rédacteur en chef, avait-il dit dans un avis au public, se flatte de montrer bientôt, dans le cours de sa difficile entreprise, qu’il n’a négligé aucune combinaison de nature à procurer au lecteur de l’agrément ou de l’instruction. Comme il a maintenant l’autorité nécessaire pour supprimer toute obscène rapsodie et toute basse invective, il a la confiance qu’aucun article de ce genre ne se détournera jamais de sa voie naturelle pour venir salir une seule des colonnes du Morning Herald. Quelles que puissent être ses préférences personnelles pour un système politique, il n’en résultera aucun préjugé qui le détermine à sacrifier jamais les lettres modérées et sensées qui lui seront adressées pour ou contre. Comme il n’a aucun désir de dissimuler une syllabe de ce qu’il écrira, il estime qu’on ne peut raisonnablement exiger de lui rien de plus que d’avouer tous ses écrits, et d’en accepter la responsabilité en toute occasion. Cependant, si jamais un réel dommage est causé à quelqu’un, soit par l’inadvertance accidentelle du rédacteur, soit par la flèche cachée d’un détracteur anonyme, il a la confiance qu’une réclamation convenable ne lui sera jamais adressée en vain. »

C’est à ce moment que James Perry débuta dans le journalisme. C’était un Écossais, jeune, actif, d’opinions très-décidées en politique, intelligent en affaires et d’un esprit inventif. Né à Aberdeen, il y avait fait d’excellentes études. Le besoin de gagner sa vie le conduisit d’abord à Manchester, où il passa deux ans comme commis chez un manufacturier, puis à Londres. Perry, en quête d’un emploi, composait pour se distraire de petits essais en prose et en vers qu’il jetait dans la boîte du journal the General Advertiser. Un jour qu’il se présentait chez un libraire auquel il était recommandé, pour savoir si on lui avait trouvé une occupation, le libraire, qui lisait un journal, se prit à lui dire : « Que ne savez-vous écrire des articles comme celui-ci ! » Il se trouva que c’était un article de Perry, qui revendiqua la paternité de son œuvre. Le libraire était un des propriétaires du General Advertiser, il conduisit immédiatement Perry au journal, et l’y fit admettre comme collaborateur avec une quinzaine de cents francs par an. Perry fit un instant la fortune de ce journal, lors du célèbre procès de l’amiral Keppel. Il se chargea de rendre compte des débats, et il expédia tous les jours de Portsmouth de quoi remplir sept à huit colonnes. C’était un tour de force que personne n’avait encore fait, et qui valut au General Advertiser plusieurs milliers d’acheteurs tant que dura le procès. Bientôt après, Perry conçut l’idée d’un nouveau recueil mensuel, l’European Magazine, qu’il fonda et dont il fut quelque temps le rédacteur en chef. Il quitta ce poste pour la rédaction en chef du Gazetteer, dont la direction politique et littéraire lui fut entièrement abandonnée. Perry débuta dans ses nouvelles fonctions par une innovation considérable. Les journaux n’envoyaient à la chambre des communes qu’un seul sténographe, qui ne pouvait recueillir qu’un squelette décharné des débats. Quand ils voulaient publier une discussion où les grands orateurs avaient parlé, ils étaient contraints de prolonger cette publication pendant plusieurs jours consécutifs, et il y avait même des journaux qui la continuaient pendant plusieurs semaines après la clôture de la session. Le Chronicle faisait exception. Son propriétaire et rédacteur en chef, William Woodfall, doué d’une mémoire extraordinaire, et qu’on avait surnommé Memory Woodfall, assistait lui-même aux séances. et à l’aide de quelques notes prises par lui, à l’aide du maigre sommaire donné par les autres journaux, il parvenait à reconstruire un débat tout entier. Le Chronicle ne paraissait que le soir, à cause du travail prodigieux imposé à un seul homme ; mais il donnait seul une vraie séance, et il était fort recherché pendant toute la session. Perry lui enleva cet avantage du premier coup; il envoya à la chambre plusieurs sténographes qui se relayaient tour à tour, et, grâce à cette combinaison, il publia des comptes-rendus plus complets que le Chronicle, et il les publia dès le matin, au lieu de les faire attendre jusqu’au soir. Il ruina le Chronicle dans le cours d’une seule session, et, après l’avoir ruiné, il l’acheta en 1789, avec le concours de quelques amis qu’il s’était faits, et qui avaient confiance en sa capacité.

Maître du Chronicle et disposant librement d’un grand journal, Perry consomma la révolution qu’il venait d’opérer dans la presse. La curiosité du public, l’amour-propre des orateurs, les passions politiques lui vinrent en aide; l’étendue et l’exactitude des comptes-rendus du parlement et de toutes les assemblées furent désormais au nombre des conditions d’existence d’un journal. Non-seulement Perry attacha plusieurs sténographes au Chronicle, mais, pour ne les pas voir se disperser après chaque session et pour s’assurer le concours de collaborateurs expérimentés, il les engagea à l’année. Par ces mesures habiles, il mit son journal en réputation pour la fidélité de sa sténographie, et pendant bien des années le Chronicle fit autorité, lorsque l’on voulait citer les paroles d’un orateur ou y faire allusion.

Ce n’est pas là la seule innovation due à Perry. Jusqu’à lui, un journal avait été l’œuvre d’un seul homme, et habituellement de son propriétaire. Nous venons de voir que William Woodfall avait été le propriétaire, le rédacteur en chef et le sténographe du Chronicle. Perry, homme du monde, mêlé à beaucoup d’entreprises, propriétaire et amateur d’agriculture, éditeur d’ouvrages, n’aurait pu suffire au fardeau. Il sépara la direction et la rédaction du Chronicle. Il se réserva l’administration du journal, dans lequel il n’écrivit plus que rarement, et il en laissa la rédaction à un de ses compatriotes nommé Gray. Après Gray, la rédaction en chef fut confiée pendant plusieurs années à Spankie, qui est devenu un des jurisconsultes les plus estimés de l’Angleterre, mais qui ne répondit pas à l’attente de Perry, Spankie, selon Perry, méconnaissait le caractère essentiel d’un journal, qui est la variété. Après Spankie, le principal collaborateur de Perry fut encore un Écossais, M. Black, qui devint rédacteur en chef du Chronicle après la mort du propriétaire et conserva ces fonctions jusqu’en 1843. M. Black était un grand humaniste qui avait débuté dans les lettres par de nombreuses traductions, et qui se délassait de ses travaux quotidiens par l’étude assidue des classiques grecs. Perry lui-même était plein d’esprit et de verve; comme journaliste, il avait le style de la conversation élégante, et s’il ne prenait pas les questions par leur côté le plus élevé, il les traitait au point de vue du bon sens et de la pratique et avec un jugement des plus sûrs. Il parlait infiniment mieux qu’il n’écrivait; il avait fait ses preuves dans les sociétés de discussion, qui étaient alors à la mode et que hantaient volontiers les hommes politiques, sans excepter William Pitt. Deux fois on offrit au journaliste puissant et à l’orateur habile d’entrer au parlement; mais Perry, qui aimait son métier, refusa obstinément. La loyauté de son caractère, la cordialité de ses manières, la générosité avec laquelle il ouvrait sa bourse aux gens de lettres et aux malheureux, lui avaient acquis une légitime popularité parmi les écrivains. On le savait homme d’honneur, d’une discrétion à toute épreuve; il fut le dépositaire de bien des secrets, et, comme il obligeait avec délicatesse, le confident de bien des infortunes. Il était toujours en quête des gens de talent, et, outre les hommes distingués que nous avons déjà nommés, on doit citer encore, parmi ses collaborateurs, lord Campbell, qui occupe aujourd’hui une des fonctions les plus élevées de la magistrature; le poète Campbell, le spirituel et incisif Hazlitt, et enfin Dickens. Ce dernier a débuté par travailler au True Sun, concurrence suscitée au journal actuel le Sun lors de son apparition; il passa ensuite au Chronicle, dont il devint un des plus habiles sténographes, et, s’élevant encore par degrés, il écrivit pour ce journal, sous le pseudonyme de Boz, les premières esquisses qui ont fait sa réputation.

Au moment où Perry relevait le Morning Chronicle, le Morning Post, qui datait de 1772 et qui avait eu quelques aimées d’une grande prospérité, était tombé dans une complète décadence. Ce journal ne subsistait plus que grâce aux annonces des voitures et des chevaux à vendre, dont il avait et dont il a conservé jusqu’à nos jours le monopole presque exclusif. C’est alors, en 1795, qu’il fut acheté, pour un peu plus de 1,500 francs, par un Écossais du nom de Daniel Stuart. Celui-ci appartenait à une famille de journalistes. Son frère aîné, Pierre Stuart, était depuis longtemps dans la presse : c’est lui qui, lors de la nouvelle organisation des malles-postes par Palmer, profita des facilités nouvelles de communications ainsi créées pour fonder le Star, le premier journal quotidien du soir qu’on ait eu à Londres. Comme le Post ne vendait alors que trois cent cinquante exemplaires par jour, Stuart y joignit la propriété d’un autre journal, l’Oracle, acheté pour 2,000 francs.

Daniel Stuart s’occupa d’abord de recruter des rédacteurs de mérite, et ne recula devant aucun sacrifice pour s’assurer le concours de gens de talent. Il demandait à ses collaborateurs de l’application et de l’exactitude, mais il rémunérait libéralement leurs services, et de temps en temps il augmentait de lui-même leurs appointemens. Par son activité, son application aux affaires et l’intelligente direction qu’il donna à son journal, il ne tarda point à lui rendre son ancienne prospérité, et avec les lecteurs revinrent les annonces. Stuart avait sur les annonces une théorie particulière. Il donnait de préférence la première page de son journal aux courtes annonces, et il les encourageait de tout son pouvoir, d’après ce principe que plus les pratiques sont nombreuses, plus on est indépendant de sa clientèle, et plus celle-ci est durable. En outre, plus les annonces sont nombreuses et variées, plus aussi est nombreux et varié le cercle des gens qu’elles intéressent, et qui cherchent dans le journal les emplois vacans, les offres de service, les mises en vente, les marchés à conclure. « Les annonces, disait-il, ont leur action directe et leur contre-coup : elles attirent le lecteur et augmentent la circulation du journal, et la grande publicité appelle à son tour et retient les annonces. »

Perry se réglait sur un principe opposé. Il voulait faire de son journal une feuille essentiellement littéraire, et il visait à lui assurer le monopole des annonces de librairie. Aussi il accumulait dans sa première page les annonces des livres nouveaux, donnant quelquefois en trois colonnes soixante ou soixante-dix annonces d’une seule maison de librairie, et recommençant le lendemain avec une autre. Cette tactique profitait à la fois au journal et aux libraires. Les amateurs de nouveautés recherchaient le Chronicle pour se tenir au courant des publications de la librairie, et le public, en voyant une seule maison faire un si grand nombre d’annonces, s’en exagérait la puissance et l’activité. Il y avait à cela un inconvénient qui se fit bientôt sentir, c’est que les autres industries réclamèrent les mêmes avantages. Aujourd’hui encore les vendeurs à l’encan, pour faire croire à l’importance de leurs affaires et à l’étendue de leurs relations, exigent que toutes leurs annonces paraissent dans le même numéro et à la suite les unes des autres. Les journaux eux-mêmes se sont laissé aller sur cette pente : on en voit qui remplissent leurs colonnes de matières insignifiantes, et qui accumulent pendant quatre ou cinq jours les annonces afin d’en remplir plusieurs pages un beau matin et de donner une haute idée d’une publicité qui leur vaut une si nombreuse clientèle. Stuart ne se laissa jamais convertir par l’exemple de ses confrères. Il craignait, en adoptant une spécialité d’annonces, de se mettre à la merci de ses propres cliens. Il se refusait donc à bannir les petits avis de sa première page et à laisser envahir cette page par des annonces uniformes, par ce qu’on appelait, en termes du métier, les nuages, et même, quand on présentait à l’insertion de longues annonces destinées à remplir une colonne ou deux, il les taxait à un prix excessif, afin de les éloigner sans qu’on pût l’accuser de les avoir refusées.

Stuart surveillait avec le plus grand soin l’exécution matérielle de son journal. Il savait que le public est un enfant dont il faut piquer la curiosité et à qui il faut éviter jusqu’à la peine de chercher ce qui l’intéresse. Stuart ne se bornait donc pas à être à l’affût des nouvelles importantes pour être mieux renseigné que les feuilles rivales ou pour les devancer, il avait pour principe qu’il n’y a point une hiérarchie invariable entre les matières du journal, et que la nouvelle du jour, l’objet des préoccupations du moment doit toujours occuper le premier plan. Lorsque des émeutes furent causées en 1800 par la cherté des grains, le Times et le Herald se contentèrent de courts paragraphes composés en petits caractères et relégués dans un coin de leurs feuilles avec les faits insignifians. Stuart, au contraire, publia jour par jour des récits étendus et complets, rédigés par ses meilleurs collaborateurs, et il imprima ces récits à la plus belle place du journal, en gros caractères fortement interlignés, avec des titres en capitales pour appeler immédiatement l’attention. Lors de la proclamation de la paix d’Amiens, de l’ascension des premiers ballons, et chaque fois qu’un grand incendie, un procès retentissant, même un combat de boxeurs, préoccupa le public et fit le sujet des conversations, Stuart eut recours à la même industrie, et il lui dut la vogue et la prospérité de son journal. Nous n’avons pas besoin de dire que son exemple a eu tous les autres journaux pour imitateurs[3]. Au nombre des collaborateurs de Stuart et des hommes qui contribuèrent au succès du Morning Post, nous trouvons d’abord deux Écossais, George Lane et sir James Mackintosh, le propre gendre de Stuart ; puis des noms célèbres dans la poésie anglaise : Coleridge, Southey, Wordsworth et Charles Lamb. Stuart avait essayé, mais inutilement, d’attacher Robert Burns au Post : nous avons déjà vu que Campbell collaborait au Chronicle ; chaque journal avait alors son poète et son faiseur d’épigrammes en titre. Une feuille éphémère, le World, avait mis à la mode, pendant sa courte carrière, ce que les Anglais appellent les jokes, c’est-à-dire les pointes, les bons mots, les facéties. Les jokes ne devaient guère excéder six ou sept lignes et devaient autant que possible avoir trait aux événemens du jour. Charles Lamb a débuté dans les lettres par être l’épigrammatiste en titre du Morning Post, à raison de six pence ou douze sous par plaisanterie. La poésie tenait dans les journaux une place plus importante encore que l’épigramme. Les feuilles quotidiennes ne s’adressaient encore qu’à la classe lettrée, pour qui de beaux vers avaient un attrait naturel, et une partie de l’espace occupé aujourd’hui par les renseignemens commerciaux était réservée alors à des pièces de vers qui trouvaient des lecteurs. On a conservé le souvenir de la sensation profonde que produisirent le poème de Coleridge intitulé the Devil’s Thoughts et le portrait de Pitt par le même auteur, et pourtant ces deux morceaux, lors de leur publication dans le Post, n’avaient aucun rapport avec les préoccupations du jour.

Le Morning Post, à qui Stuart avait donné une couleur très-libérale, était arrivé au plus haut degré de prospérité, lorsque la cour, à qui cette feuille portait ombrage, en lit acheter sous main presque toutes les actions, et obligea Stuart à se défaire de sa part de propriété. Stuart se consacra dès lors tout entier à son autre journal, le Courrier, dont il fit la plus libérale et la plus répandue des feuilles du soir.

Nous arrivons maintenant au plus puissant des journaux anglais, à celui sur lequel tous les autres ont fini par se modeler. Le Times a été fondé en 1780 par l’imprimeur Walter sous le nom de Daily universal Register. Walter était l’inventeur d’un nouveau système de composition, qu’il appelait logographique, et qui consistait à assembler des syllabes et des mots entiers au lieu d’assembler des lettres isolées[4]. Walter ne se bornait pas à imprimer le Daily universal Register logographiquement, il imprima aussi un grand nombre d’ouvrages, et ce n’est qu’après une longue résistance qu’il se décida à revenir au mode d’impression ordinaire. Son journal avait alors changé de titre et pris le nom qu’il porte actuellement. C’est en 1788 que ce changement s’opéra, et Walter en donna les raisons dans un avertissement au public en style burlesque. La principale était que le titre précédent, composé de trois mots, Daily universal Register, était beaucoup trop long, que le public omettait invariablement les deux adjectifs, et qu’il en résultait une confusion avec tous les autres recueils du nom de Register. Le mot Times, au contraire, était un monosyllabe facile à prononcer; il arrivait très-net et très-distinct à l’oreille, et il ne se prêtait à aucune confusion, à aucune transformation ridicule. Cet avertissement, rempli de jeux de mots et de calembours, se terminait par quelques lignes plus sérieuses, dans lesquelles John Walter promettait de ne négliger rien de ce que peuvent faire l’activité ou l’industrie, pour donner aux comptes-rendus parlementaires l’étendue la plus complète, l’exactitude la plus minutieuse et la plus stricte impartialité. Ces promesses montrent quelle importance le public attachait aux débats du parlement, et expliquent le succès que Perry avait obtenu au Gazetteer, ensuite au Chronicle, en attachant à ses journaux des relais de sténographes.

Cependant le véritable fondateur du Times, l’auteur de sa prodigieuse fortune, n’est pas John Walter; c’est son fils, qui prit la direction du journal en 1803, et la conserva jusqu’à sa mort, arrivée en juillet 1847. L’idée fixe du second Walter fut de bien établir aux yeux de tous la complète indépendance de son journal : il eut sans cesse pour objet de faire de la presse l’organe et comme la représentation effective de l’opinion publique, et de la constituer comme une puissance rivale à côté du gouvernement, d’en faire, en un mot, un quatrième pouvoir dans l’état. Il a lui-même, en 1810, exposé dans son journal les principes qui dirigèrent sa conduite dès le jour où il prit en main la direction du Times. « Le propriétaire actuel, dit-il, avait donné dès le premier jour son appui consciencieux et désintéressé au ministère d’alors, celui de lord Sidmouth. Le journal continua de soutenir les hommes au pouvoir, mais sans leur permettre de s’acquitter envers lui par des communications de nature à diminuer en rien les dépenses de l’entreprise. L’éditeur sentait trop bien qu’en acceptant cette compensation, il aurait sacrifié le droit de condamner un acte qu’il aurait regardé comme préjudiciable au bien public. Le ministère Sidmouth eut donc son appui, parce qu’il le croyait, comme c’est encore son opinion, une administration honnête et digne ; mais, ne sachant si cette administration persévérerait dans la même voie, l’éditeur ne crut pas devoir aliéner son droit de libre jugement en acceptant aucun service, même offert de la façon la plus irrépréhensible. »

Quand lord Sidmouth eut été renversé par M. Pitt, le Times ne tarda point à se prononcer contre le nouveau ministère. Il en coûta au père de Walter la clientèle des douanes dont il était l’imprimeur depuis dix-huit ans. Walter ne voulut accepter d’aucune des administrations suivantes ni la restitution de ce privilège ni une compensation quelconque, de peur de contracter une obligation. La perte de ce privilège ne fut pourtant pas la seule conséquence de son hostilité pour le gouvernement : le ministère de M. Pitt ne négligea rien pour traverser dans son entreprise le publiciste indépendant. C’était le moment des grandes guerres du continent, et Walter, désireux d’établir la supériorité de son journal, avait organisé un vaste système de correspondances, dans lequel il avait aventuré une partie de sa fortune. Le gouvernement faisait retenir aux ports de débarquement les paquets à l’adresse du Times, tandis qu’on laissait passer la correspondance des feuilles ministérielles. Les journaux étrangers à l’adresse du Times étaient invariablement saisis ou retardés à Gravesend, et quand Walter porta ses réclamations jusqu’au ministère, il lui fut deux fois offert de laisser toute latitude à sa correspondance, s’il voulait accepter cette concession comme une faveur du gouvernement, et la reconnaître en modifiant la direction de son journal. Walter refusa de s’engager et d’aliéner ainsi son indépendance, quoiqu’il eût soutenu spontanément le ministère sur quelques questions importantes, et il préféra continuer à lutter contre le mauvais vouloir de l’administration.

Cette lutte, du reste, lui fut profitable. En lui interdisant en quelque sorte la voie régulière des paquebots et de la poste, on le mit dans la nécessité d’organiser un service pour le Times seul : il eut ses navires, ses malles-postes, ses courriers. Il en résulta pour lui. des dépenses excessives, mais aussi une correspondance plus régulière et plus active même que celle du gouvernement. Très-souvent il lui arriva d’être plus vite et mieux renseigné que le ministère. C’est ainsi que le Times annonça la capitulation de Flessingue quarante-huit heures avant que la nouvelle en fût connue de personne en Angleterre. Walter mit fin du même coup à un abus qui se pratiquait à l’administration des postes, et qui consistait à retarder la distribution des lettres et des journaux de l’étranger, afin de permettre aux employés de faire imprimer et de vendre sur la voie publique les nouvelles du continent.

C’est donc à Walter qu’il faut rapporter l’initiative de cette organisation si vaste qui fait d’un journal anglais une véritable puissance, disposant de moyens d’action étendus, et aussi bien renseignée qu’aucun gouvernement. L’homme qui s’imposait de si grands sacrifices pour la partie matérielle de son journal et qui dépensait en courriers et en estafettes un revenu princier ne devait pas hésiter à rémunérer libéralement tous ceux qu’il associait à son entreprise. Il avait imité l’exemple de Perry en rétribuant à l’année les nombreux sténographes attachés au Times, et, désireux à la fois de ne pas violer la promesse que s’étaient faite mutuellement les propriétaires de journaux de ne pas dépasser un certain taux dans le salaire des sténographes, et cependant de s’assurer le concours des plus habiles, il leur faisait de riches présens, ou leur allouait des gratifications qui équivalaient à un supplément de salaire. En outre, il était toujours en quête des gens d’esprit et de mérite pour les attacher à la rédaction du Times. Il publiait en partie et il lisait en totalité les articles anonymes adressés au Times ou jetés dans la boîte du journal, et quand quelqu’un de ces articles attestait du talent, Walter se mettait en quête de l’auteur jusqu’à ce qu’il l’eût déterré et enrôlé parmi ses rédacteurs. C’est ainsi qu’il mit la main sur Thomas Barnes, qui, après avoir fait, comme boursier, les plus brillantes études à Cambridge, était venu faire son droit à Londres, et qui se délassait de la jurisprudence en adressant au Times des articles anonymes. Walter le découvrit dans son galetas d’étudiant, l’employa d’abord comme rédacteur des chambres, et finit par lui confier la rédaction en chef, lorsque l’éloquent et fougueux docteur Stoddart eut rompu avec le Times. A côté de Stoddart et de Barnes, il faut placer au nombre des hommes qui ont contribué à la fortune du Times le capitaine Sterling, dont le talent d’amplification est demeuré célèbre. Walter envoyait à Sterling un sujet avec les deux ou trois argumens à employer, et il en recevait en retour un de ces articles pleins d’éclat, de vigueur et d’entraînement qui ont donné lieu à cette locution proverbiale : Les coups de tonnerre du Times. N’oublions pas non plus Henry Brougham, qui a pris plus d’une fois une part active à la rédaction du Times. La médisance prétend même que lord Brougham, devenu lord-chancelier d’Angleterre et assis sur le sac de laine, se défendait dans le Times et s’attaquait dans le Morning Chronicle afin d’avoir à se défendre.

Thomas Barnes est mort en 1841, et la rédaction en chef du Times est en ce moment entre les mains de M. John Joseph Lawson, sous la direction suprême du troisième des Walter.

C’est à M. Walter que revient l’honneur d’avoir mis la vapeur au service de l’imprimerie. Dès 1804, il s’était convaincu de la possibilité de substituer cet agent infatigable aux bras des pressiers, et de donner au tirage du Times une régularité et surtout une rapidité que la prospérité croissante du journal rendait nécessaires. Les presses du Times tiraient à l’heure 250 feuilles imprimées d’un seul côté : avec beaucoup d’effort et d’habileté, et en relevant plusieurs fois les pressiers, on arrivait à doubler ce tirage. On se voyait quelquefois obligé de faire deux, trois et jusqu’à quatre compositions pour ne point paraître plus tard que les autres journaux; trois mille exemplaires en effet eussent exigé douze heures de travail. Walter ouvrit les ateliers du Times à un mécanicien nommé Martyn, qui y travaillait dans le plus grand mystère, parce que les pressiers avaient déclaré hautement qu’ils feraient un mauvais parti à celui qui voulait leur ôter leur gagne-pain, et qu’ils mettraient en pièces ses inventions. Après des dépenses considérables, Walter dut renoncer à son entreprise, parce que ses ressources personnelles étaient épuisées et que son père lui refusa de nouvelles avances.; mais avec la persévérance et le ferme vouloir qui était le fond de son caractère, il n’en poursuivit pas moins la solution du problème qu’il s’était imposé, provoquant et récompensant avec libéralité toutes les inventions qui pouvaient le conduire au but. Enfin en 1814 il accueillit les offres de deux Allemands nommés Kœnig et Bauer, et leur livra une vaste pièce adjacente aux ateliers du Times, où ils purent construire leur machine sans éveiller les soupçons des pressiers. Au moment de terminer leur œuvre, Kœnig et Bauer perdirent courage et disparurent. On les retrouva au bout de quelques jours, on les ramena, et ils mirent la dernière main à leur machine. Il s’agissait ensuite d’en faire usage. Les pressiers du Times étaient venus à l’atelier à l’heure ordinaire : on ne descendit point les formes, et on dit aux ouvriers que l’on attendait des nouvelles importantes du continent. Il était six heures du matin quand M. Walter entra dans l’atelier, un exemplaire du Times à la main, et annonça aux ouvriers étonnés que leur besogne était faite par une presse à vapeur. C’est le 29 novembre 1814 que fut tiré le premier journal imprimé à la vapeur. Les presses du Times devinrent aussitôt une des curiosités de Londres; les premières tiraient seulement de douze à treize cents feuilles à l’heure; des perfectionnemens ne tardèrent pas à porter ce tirage à 2,000 et même à 2,500 en fatiguant un peu la machine; les presses actuelles, dues à M. Applegath, tirent 10,000 feuilles à l’heure, et au besoin 12,000; ce sont les plus grandes et les plus actives que Ton connaisse en Angleterre.

C’est encore M. Walter qui a introduit, il y a une quinzaine d’années, dans la presse anglaise le sommaire des débats du parlement. Par suite de la lutte engagée entre tous les journaux, le compte-rendu des deux chambres a acquis l’ampleur de notre Moniteur : il n’occupe pas moins de huit ou dix colonnes, et souvent plus, imprimées dans un caractère très-fin, et qui équivalent pour la matière à un volume in-18 ordinaire. Walter comprit que ces comptes-rendus, fort utiles aux hommes politiques et aux lecteurs de loisir, n’étaient d’aucun service aux gens occupés et pressés, qui ne les pouvaient jamais lire et qui avaient cependant besoin de voir en quelques minutes ce qui s’était passé la veille au parlement. Il imagina donc de donner en tête de la partie politique du journal un sommaire des débats qui contiendrait en une colonne la substance de toute la discussion. Il fallait une plume exercée pour résumer dans ce court espace tout un débat, en faisant connaître les points principaux touchés par les orateurs. Walter confia ce travail à l’un des écrivains les plus distingués de l’Angleterre, M. Horace Twiss, qui avait été lui-même membre de la chambre des communes. Tel fut le succès de ce sommaire, que tous les journaux furent contraints d’en donner un semblable, et le soin de le rédiger est devenu un des postes importans de chaque journal.

Le Times, le Post et le Chronicle sont des journaux du matin : quelques mots suffiront pour expliquer la naissance des journaux du soir. La poste ne partant de Londres qu’à la fin de la journée, l’idée devait venir facilement à un homme du métier de retarder jusqu’à ce moment la publication d’un journal, afin de pouvoir donner les nouvelles reçues dans la matinée et d’arriver cependant en province en même temps que les feuilles du matin. On avait, par le fait, sur celles-ci une avance d’une demi-journée. La publication de ces journaux fut nécessairement réglée sur les jours de la poste. Aussi est-ce à la fin de 1727 qu’on trouve pour la première fois en Angleterre un journal du soir paraissant trois fois par semaine, et c’est à la fin du XVIIIe siècle seulement, quand la poste partit tous les jours, que Pierre Stuart fonda le Star, le premier journal quotidien du soir. Un second journal parut en 1791, et le nombre s’en est successivement accru jusqu’à cinq. La guerre continentale fut l’époque la plus prospère des feuilles du soir, parce que la curiosité publique était toujours en éveil. Nous avons vu que Daniel Stuart, en aliénant le Morning Post, avait gardé le Courrier. Avec l’aide de son associé Strutt, il en fit bientôt le journal du soir le plus en vogue et une entreprise des plus lucratives. Stuart était en bonnes relations avec le ministère Percival, et grâce à ces relations, il était toujours bien informé. Ce n’est pas qu’il tirât parti de son dévouement, car un jour le premier ministre lui ayant demandé la suppression d’un article qui pouvait avoir des conséquences fâcheuses, Stuart mit au pilon 3,500 exemplaires déjà tirés, et exigea de son associé la promesse de n’accepter aucun dédommagement pécuniaire, de peur que, le fait venant à s’ébruiter, on ne prétendît que l’article avait été fait pour extorquer de l’argent au ministère. Les journaux du soir étaient alors fort recherchés, parce qu’ils publiaient le cours des fonds publics aussitôt après la clôture de la Bourse, parce qu’ils contenaient toutes les nouvelles des feuilles du matin, et en outre les nouvelles arrivées dans la journée. Stuart imagina de faire une seconde et une troisième éditions lorsqu’il recevait trop tard des nouvelles importantes. Les crieurs de son journal remplissaient alors de leurs clameurs les rues de Londres. Lui-même a raconté que le jour de l’assassinat de M. Percival par Bellamy, deux éditions ayant à peine satisfait l’avide curiosité du public, on entendit crier tout à coup une troisième édition du Courrier; avec de nouveaux détails sur l’assassin du premier ministre. Le public s’arracha aussitôt les exemplaires de cette troisième édition, et y trouva pour toute pâture à sa curiosité les deux lignes suivantes : « Nous suspendons à l’instant notre tirage pour annoncer que ce sanguinaire scélérat a refusé de se laisser raser. »

Les journaux du soir perdirent beaucoup de leur importance après la guerre; néanmoins le Courrier demeura une spéculation très-profitable jusqu’au jour où, Stuart s’en étant défait, les nouveaux propriétaires le vendirent au parti tory. Ce changement de politique fut fatal au journal, qui déclina rapidement et finit par périr. Tous les journaux du soir, du reste, sont aujourd’hui en baisse; l’établissement des chemins de fer leur a porté un coup dont ils ne se relèveront pas. Leur grand avantage était de partir le soir par la poste en même temps que les journaux publiés le matin, et d’arriver en même temps que ceux-ci en province, tout en donnant des nouvelles plus fraîches; mais comme la poste n’a pas le monopole des transports en Angleterre, les journaux du matin ont renoncé au bénéfice du transport gratuit que leur assure le timbre; ils s’expédient par les premiers convois du matin, de façon à être distribués dans toutes les grandes villes de province pour l’heure du déjeuner. Ce sont eux par conséquent qui ont aujourd’hui l’avance sur les journaux du soir, et ils ont à peu près expulsé ceux-ci de la province. A mesure que le service des chemins de fer s’étendra, les journaux du soir verront se resserrer leur clientèle jusqu’au jour où ils seront réduits à Londres et à sa banlieue.

Les dix années qui se sont écoulées de 1815 à 1825 ont été l’époque la plus prospère des journaux anglais. On portait alors à 10 millions le capital engagé dans les treize feuilles quotidiennes, savoir : 7 millions dans celles du matin, et 3 millions dans celles du soir; mais il aurait fallu doubler ce chiffre pour avoir la valeur réelle des actions. La propriété du Times était déjà évaluée à elle seule à près de 3 millions, celle du Courrier à 2 millions, celle du Globe à 1,250,000 francs. Aucun journal ne se vendait à cette époque à plus de 7 ou 8,000 exemplaires, la plupart ne dépassaient pas 3,000, et quelques-uns n’atteignaient même pas ce chiffre, puisque le tirage total de la presse quotidienne n’était que de 40,000. Leur revenu était cependant beaucoup plus considérable qu’aujourd’hui. Le Herald valait alors 200,000 francs à son propriétaire, et le Times 500,000; le Star, journal du soir, rapportait 150,000 francs, et le Courrier presque le double. En 1820, Perry retira du Chronicle 300,000 francs nets. Aucun journal, le Times excepté, ne donne aujourd’hui un revenu semblable, malgré le développement qu’a pris la publicité. Les frais des journaux se sont en effet accrus dans une proportion bien plus considérable que la vente et que le produit des annonces. A l’époque dont nous parlons, le format était beaucoup moins grand que maintenant; les journaux paraissaient avec cinq colonnes tant que le parlement siégeait, et ils se réduisaient à quatre colonnes dans l’intervalle des sessions; en outre, les frais de rédaction étaient alors bien moins onéreux. L’augmentation des dépenses date de la lutte engagée vers 1826 par le Herald contre le Times. M. Thwaites, devenu copropriétaire et gérant du Herald, voulait demeurer seul maître du journal : pour contraindre son associé à lui vendre sa part, il absorba pendant plusieurs années tous les bénéfices en dépenses d’amélioration. C’est lui qui imagina d’établir des correspondans à poste fixe dans les grandes villes d’Europe. Il envoya un de ses rédacteurs en Espagne pour y suivre jour par jour la lutte engagée par les certes contre le pouvoir royal et les mouvemens de l’armée française. Quand le roi George IV fit un voyage en Hanovre, le Herald expédia encore un de ses rédacteurs à la suite du monarque, pour rendre un compte quotidien du voyage royal. Il n’est point de journal anglais qui n’en fasse autant aujourd’hui en pareille circonstance; mais c’étaient alors des innovations, et tous les journaux durent suivre le Herald et le Times dans cette voie dispendieuse.


II.

Les journaux quotidiens du matin sont aujourd’hui au nombre de sept en Angleterre. Tous se publient à Londres : ce sont le Public Ledger, l’Advertiser, le Daily News, le Post, le Herald, le Chronicle et le Times. Le Ledger est un petit journal qui a conservé le format d’autrefois, et qui subsiste depuis quatre-vingts ans du produit de ses annonces. Quelques tentatives ont été faites pour l’agrandir et le transformer en un journal complet, sur le modèle des autres feuilles du matin; elles ont échoué, et après chaque essai le Ledger est revenu à son mode habituel de publication, qui assure à ses propriétaires un revenu fixe et assez brillant. Telle est la puissance d’une clientèle solide, qu’il ne serait au pouvoir d’aucun des grands journaux de Londres de faire concurrence à cette feuille en apparence insignifiante, dont la rédaction politique est à peu près nulle, et qui ne tente aucun effort pour se procurer cette riche variété de renseignemens qui fait le mérite des autres journaux du matin. Mais depuis quatre-vingts ans les armateurs, les commissionnaires en marchandises, les négocians à l’importation sont habitués à trouver dans le Public Ledger les nouvelles de mer, la liste des arrivages, les annonces des cargaisons et des parties de marchandise à vendre, et ils sont tous obligés de recevoir ce journal; précisément aussi parce qu’ils le reçoivent tous, tous les gens qui ont un navire ou des marchandises à vendre sont obligés de mettre leurs annonces dans le Ledger. Voilà pourquoi une spécialité reconnue et consacrée par de longues années assure à une feuille des plus médiocres une vente quotidienne qui suffit à ses frais, et des annonces qui lui donnent un assez beau revenu.

Nous avons dit comment l’Advertiser fut fondé en 1793 avec le concours des restaurateurs et des taverniers de Londres. Ce journal s’est maintenu depuis sans s’élever jamais à une prospérité bien haute, mais aussi sans voir décroître sa clientèle en quelque sorte forcée. En politique, il soutient les opinions du parti radical, et, sans aller jusqu’au chartisme, il fait une rude guerre à l’aristocratie anglaise et à l’église anglicane. Depuis que M. Cobden et M. Bright n’ont pas dédaigné, dans un meeting, de réclamer publiquement l’appui de leurs auditeurs pour le Daily News, ce journal, qui est de beaucoup le plus jeune des grands journaux anglais, doit être considéré comme l’organe de ce qu’on appelle en Angleterre l’école de Manchester. Ce patronage ne semble pas avoir porté bonheur au Daily News. On ne saurait imaginer de débuts plus brillans que ceux de ce journal. Dickens y a publié des Lettres sur l’Italie et diverses séries d’articles, et les autres écrivains n’étaient point indignes d’un tel collaborateur. Les opinions du journal étaient, en politique et en religion, d’un libéralisme très-décidé, mais qui n’avait rien d’exagéré; elles étaient défendues avec vivacité et avec esprit, mais en même temps avec une modération de langage et un bon goût qui ne sont pas ordinaires à la presse anglaise. Des articles de critique littéraire distingués, des travaux remarquables sur les classes laborieuses et sur les districts manufacturiers répandaient beaucoup de variété sur ce journal, et en rendaient la lecture intéressante. Soit épuisement des écrivains, soit économie, toute cette partie du Daily News a disparu pour faire place aux comptes-rendus de l’association pour la réforme électorale et parlementaire et à d’autres remplissages. Dickens s’est séparé du Daily News pour fonder et rédiger une revue populaire, et l’on est tenté de croire que de nombreux changemens ont eu lieu dans le personnel de la rédaction, car le Daily News a beaucoup perdu de sa valeur littéraire, et le ton habituel du journal est tout à fait changé. Le libéralisme du Daily News aurait pu prendre une teinte radicale assez prononcée sans que la forme s’en ressentît ; mais ce journal ne se borne plus à censurer l’aristocratie et l’église établie, il les diffame : à des satires fines et spirituelles ont succédé des philippiques violentes et exagérées ; la brutalité et la grossièreté ont trop souvent remplacé, dans la polémique, la vivacité et la verve.

Depuis le jour où il est sorti des mains de Daniel Stuart, le Post est toujours demeuré fidèle au parti tory. Ce journal a été l’organe spécial de la sainte-alliance, et il est encore l’avocat inflexible de toutes les légitimités déchues : il est carliste en Espagne et miguéliste en Portugal; il a été le partisan déclaré de l’alliance russe, même aux jours où florissaient la quadruple alliance et l’entente cordiale; aussi ses adversaires ne se faisaient pas faute de l’appeler le journal de la Russie. Il est assurément le journal de prédilection de l’aristocratie et du monde élégant, et il reçoit le premier confidence des fêtes et des mariages de haut parage; aussi une partie de l’espace réservé par les autres journaux à la politique est-elle consacrée par le Post aux nouvelles du monde fashionable, aux allées et aux venues de la cour et des familles aristocratiques, au compte-rendu des courses et des chasses, à l’analyse des livres et des recueils à l’adresse du grand monde. Ces relations avec le grand monde et la chancellerie russe ont été très-profitables pour le Post, qui est longtemps demeuré dans les meilleurs termes avec les représentans des puissances à Londres; c’est à lui naturellement que la diplomatie continentale s’est adressée chaque fois qu’elle a eu besoin de faire démentir un bruit, ou de livrer à la publicité, sans qu’on en sût l’origine, une nouvelle ou un document. Ces communications précieuses étaient un des élémens de la prospérité du Post; nous ne savons s’il en conserve aujourd’hui le privilège. En effet, un changement singulier s’est opéré au sein de ce journal il y a maintenant deux ans. Le Post était l’adversaire des whigs, et par suite de lord Palmerston; néanmoins on apprit un matin que son rédacteur en chef était nommé à un poste diplomatique très-lucratif. Cette nomination inattendue a eu pour résultat incontestable un revirement dans les opinions du Post. Ce journal est demeuré tory en politique et protectioniste en économie; mais il a pris assidûment et avec éclat la défense de lord Palmerston et de toute sa politique extérieure, et il est aujourd’hui considéré comme l’organe de cet homme d’état éminent.

Le Herald a été whig à ses débuts : patroné par le prince de Galles, depuis prince-régent, et ensuite roi sous le nom de George IV, il a suivi ce prince dans toutes ses variations, et il a fini par être conservateur quand son protecteur porta la couronne. Le Herald est demeuré fidèle jusqu’au bout à sir Robert Peel, et lorsque cet homme d’état eut rompu avec son propre parti, le Herald se trouva pendant quelques mois le seul journal du matin qui soutînt le gouvernement. Le Standard, journal du soir, qui appartient, comme le Herald, à M. Balduin, suivait naturellement la même ligne : aussi la presse opposante ne manquait pas de comparer ses deux adversaires à Castor et Pollux, et ne tarissait pas en plaisanteries sur les jumeaux ministériels. A l’avènement des whigs, en 1846, le Herald se rangea de nouveau sous la bannière conservatrice et protectioniste; il a soutenu avec habileté et persévérance lord Derby et M. Disraeli dans leurs campagnes contre lord John Russell, et il était l’organe avoué du ministère qui vient de tomber.

Le Chronicle a été pendant cinquante ans l’organe des whigs, et il a dû à ses relations avec ce parti une longue prospérité. La popularité de ce journal subit une éclipse momentanée vers 1822, à l’époque du procès de la reine Caroline, parce que Perry montra quelque hésitation à prendre parti, et tarda trop à se prononcer pour la reine, en faveur de qui l’opinion des masses s’était déclarée avec éclat. Le Chronicle arriva à son apogée vers 1834, après la conquête de l’émancipation des catholiques et de la réforme électorale, lorsque le Times abandonna quelques mois le parti libéral pour le premier et éphémère cabinet de sir Robert Peel. Beaucoup de lecteurs du Times passèrent alors au Chronicle, qui vit s’accroître considérablement sa clientèle. Cette grande prospérité fut de courte durée, et le Chronicle déclina peu à peu avec le parti whig, malgré d’énergiques efforts pour ressaisir la prééminence. En 1847, les propriétaire, alarmés d’une baisse graduelle et constante dans la vente du journal, baisse qui était déjà d’un tiers sur la moyenne des quatre ou cinq années précédentes, firent une tentative qu’ils croyaient décisive : ils abaissèrent le prix du Chronicle de 50 à 40 centimes le numéro. Cet essai n’eut point de succès : il diminua le produit du journal sans ramener les lecteurs. Un changement eut lieu alors dans la propriété. Les anciens collègues de sir Robert Peel, tombé du ministère en 1846, n’avaient pas renoncé, comme leur chef, à tout avenir politique. Cette brillante phalange d’hommes de talent pouvait alors faire pencher la balance du pouvoir par les voix dont elle disposait encore dans une chambre des communes très-divisée : l’éloquence, le savoir, l’expérience des affaires, lui donnaient droit de demander que l’on comptât avec elle. Elle n’avait pas d’organe dans la presse : le Chronicle fut acquis et fut placé sous l’influence spéciale de M. Gladstone et de M. Sidney Herbert. Il revint à son ancien prix. Depuis 1849, le Chronicle, de défenseur des whigs, est devenu insensiblement, comme les hommes qu’il représente aujourd’hui, l’adversaire le plus vif de ce parti. Il a fait une guerre acharnée à lord John Russell, et dans cette session même, tout en combattant avec acrimonie le ministère tory, il a soutenu contre lord John Russell les droits de sir James Graham à la direction de l’opposition. Le Chronicle défend donc en politique les principes des hommes qui s’intitulent conservateurs libéraux, pour se distinguer à la fois des tories et des whigs. En économie politique, ce journal est le libre-échangiste le plus décidé de la presse anglaise. En religion enfin, le Chronicle, comme M. Gladstone, est le défenseur ardent de cette fraction de l’église anglicane qui voudrait affranchir l’église de la tutèle spirituelle de l’état, qui revient à la réforme d’Henri VIII, qui tend à renouer la tradition ancienne, et par là se rapproche de l’église romaine, et qu’on appelle l’école puseyite.

Aujourd’hui le Chronicle a pour rédacteur en chef M. Henri Williams Wills. On doit reconnaître que la transformation que ce journal a subie lui a été favorable. Depuis 1849, il a fait une place plus grande et plus régulière à la littérature, et il a publié sur la question religieuse, sur l’éducation, sur l’état des classes agricoles et laborieuses en Angleterre, sur l’agriculture des diverses parties du continent des séries d’articles du plus grand mérite et du plus haut intérêt. Une partie de sa polémique trahit une plume d’un talent élevé et flexible et d’une aisance toute mondaine. Si même il pouvait nous être permis d’assigner des rangs après des années de lecture assidue et de commerce quotidien avec; la presse anglaise, nous n’hésiterions pas à dire que le Chronide est le journal anglais dont la rédaction est la plus variée, et offre au lecteur l’intérêt le plus constant. Les correspondances étrangères sont la partie faible de ce journal, surtout la correspondance parisienne, qui fait tache avec le reste de la rédaction; il est impossible de rien imaginer de plus ridicule, de plus niais et de plus ignare que ce recueil de commérages qui trahit une complète ignorance des hommes et des choses de notre pays.

Le Times occupe dans la presse anglaise une place à part. Il n’est enrôlé sous la bannière d’aucun parti, et il n’a de relations habituelles et avouées avec aucun homme politique. Il a été longtemps le défenseur des lois sur les céréales, il est aujourd’hui libre-échangiste, mais il a accepté le libre-échange sous toutes réserves, comme un fait accompli et irrévocable plutôt que comme un principe infaillible qu’on doive appliquer partout. Il est de fait l’adversaire du parti protectionniste, et pourtant il ne perd pas une occasion de maltraiter M. Cobden, M. Bright et toute l’école de Manchester, qu’il poursuit incessamment de ses sarcasmes. En politique, le Times n’a pas davantage d’opinions arrêtées : il use largement du droit de changer d’avis et du droit de se contredire. Après les orateurs de la ligue, la fraction radicale de la chambre des communes est l’objet favori de ses attaques, et pourtant il vient de se déclarer récemment partisan d’une nouvelle réforme parlementaire, et il a attaqué comme insuffisante la loi proposée l’an dernier par lord John Russell. Le Times a combattu avec acharnement la politique de lord Palmerston comme trop tracassière et trop guerroyante : aujourd’hui il est le plus belliqueux des journaux anglais. Chacune de ces contradictions semble augmenter son autorité au lieu de l’affaiblir, et aucun journal au monde n’exerce sur son pays une influence qui approche de celle du Times sur l’opinion publique en Angleterre.

La grande fortune du Times est du reste toute récente. Il y a quinze ans, après l’élan considérable que l’abaissement des droits de timbre avait donné aux journaux, la vente quotidienne du Times ne s’élevait pas tout à fait à 10,000 numéros. Il était déjà le journal le plus répandu, mais sa circulation n’était pas, comme aujourd’hui, hors de proportion avec celle des autres feuilles quotidiennes. L’activité de ses propriétaires, le mérite incontestable de sa rédaction, le nombre et la valeur de ses correspondances, ne suffiraient pas à expliquer sa rapide prospérité : deux faits y ont contribué, et les raconter fera comprendre quel rôle l’opinion publique en Angleterre attribue à la presse.

Au printemps de 1841, le correspondant que le Times avait alors à Paris, M. O’Reilly, reçut secrètement avis d’un plan formé par des escrocs habiles pour dépouiller simultanément les banquiers des principales places d’Europ)e. Au moment même où il était révélé à M. O’Reilly, ce plan, dont le succès paraissait infaillible et qui devait rapporter à ses auteurs une vingtaine de millions, recevait, par manière d’essai, un commencement d’exécution. Un peu plus de 250,000 francs étaient escroqués avec la plus grande facilité à une maison de Florence. La position des auteurs du complot, qui avaient su se faire admettre dans le plus grand monde, le secret extrême et l’habileté qui avaient présidé à toutes leurs opérations, le soin avec lequel ils faisaient disparaître à mesure toute preuve matérielle, rendaient fort hasardeuse toute tentative individuelle pour dénoncer et faire échouer leur entreprise. Le Times n’hésita pas cependant à publier tous les renseignemens recueillis par son correspondant; seulement il data ses lettres de Bruxelles, afin de dépister les conjurés et de mettre M. O’Reilly à l’abri d’une tentative d’assassinat. Le plan fut dévoilé dans tous ses détails, et son exécution devint impossible, tous les banquiers d’Europe étant désormais sur leurs gardes L’entreprise abandonnée, on aurait pu traiter de roman toutes les révélations du Times, sans le commencement d’exécution qu’attestait l’escroquerie commise à Florence, escroquerie que l’on comptait bien renouveler avec tactique, et dont les auteurs sont demeurés absolument inconnus. Le Times n’avait à sa disposition aucune preuve valable en justice, et un certain Bogle, qui avait été désigné dans une des lettres de M. O’Reilly comme jouant un rôle tout à fait secondaire dans le complot, se prétendit calomnié et intenta au Times un procès en diffamation. Ce procès fut jugé aux assises de Croydon en août 1841. Par suite de l’impossibilité où le Times était de prouver contre Bogle un délit matériel, et en présence du texte formel de la loi, les jurés durent condamner le journal, mais ils n’allouèrent à son adversaire qu’un farthing, c’est-à-dire un liard pour tous dommages-intérêts. Les frais du procès, qui s’élevaient à 125,000 francs, demeurèrent à la charge du journal, comme partie condamnée. Mais les débats et les plaidoiries avaient fait connaître les recherches patientes auxquelles s’était livré le correspondant du Times, et les dépenses considérables que le journal s’était imposées pour se rendre maître de tous les fils de l’intrigue, enfin les précautions infinies qu’il avait fallu prendre pour faire usage des renseignemens recueillis. Le commerce de Londres s’émut. On proclama d’une voix unanime que le Times avait rendu un grand service public, et qu’il n’était pas juste de lui laisser supporter les charges d’un procès encouru pour l’utilité générale. Une souscription fut ouverte pour rembourser le journal de toutes ses dépenses. Les propriétaires du Times déclarèrent qu’ils ne pourraient rien accepter, parce qu’ils n’avaient fait que remplir leur devoir de journalistes. La souscription s’élevait déjà à plus de 60,000 fr.; une réunion fut convoquée sous la présidence du lord-maire, pour décider de l’emploi de cet argent et chercher les moyens de rendre au Times un hommage public. Il fut arrêté que deux tablettes de marbre portant une inscription commémorative seraient posées, l’une dans la Bourse de Londres, l’autre dans les ateliers du Times, et que le produit de la souscription serait placé en fonds de l’état et consacré à la création de deux bourses appelées bourses du Times, pour entretenir perpétuellement à Oxford ou à Cambridge un élève sorti de Christ’s Hospital et un élève de l’école de la Cité de Londres.

Dans cette circonstance, la Cité de Londres s’est reconnue la débitrice du Times. Le soin qu’a toujours mis le puissant journal à prendre en main et à soutenir les réclamations du commerce, et la facilité avec laquelle il accueille même les plaintes individuelles lorsqu’elles sont fondées, et leur donne l’appui de sa retentissante publicité, ont habitué peu à peu le public anglais à considérer la presse, le Times en particulier, comme le défenseur naturel de tous les intérêts lésés. Aussitôt qu’un particulier croit avoir à se plaindre d’un fonctionnaire, ou d’un employé de chemin de fer, ou d’une entreprise privée, son premier mot, pour se faire rendre justice ou pour traduire son mécontentement, est de menacer d’en écrire au Times, comme si ce journal était le redresseur de tous les torts, et avait un droit de censure universelle.

Le second fait que nous choisirons entre tous ceux qui ont contribué à la popularité du Times est d’une nature toute différente du premier. C’était au temps de la grande controverse sur le libre-échange ; le Times, qui avait long-temps et habilement défendu la législation sur les céréales, venait de se prononcer un peu brusquement contre elle, et l’opinion publique n’était pas encore remise de l’étonnement causé par cette conversion inattendue, lorsque ce journal annonça un matin que le sort des lois sur les céréales était décidé, que les ministres alors au pouvoir en demanderaient l’abrogation. Sir Robert Peel et ses collègues n’étaient entrés au ministère que pour défendre cette législation; la déclaration du Times excita donc une incrédulité universelle.. Le Times ne se défendit pas, laissa rire les railleurs, et soutint sans mot dire les attaques et les dérisions de toute la presse. Six mois après, à la veille de la convocation du parlement, une crise ministérielle éclatait, et, sur le refus fait par les whigs de prendre le pouvoir, sir Robert Peel gardait son portefeuille et proposait à la chambre des communes l’abrogation des corn-laws. La prédiction du Times se trouvait complètement justifiée. Ce fait a acquis à ce journal, aux yeux du public anglais, le prestige d’une sorte d’infaillibilité : quoi que dise le Times, et quelque étranges que puissent sembler ses affirmations, on n’ose plus révoquer absolument en doute rien de ce qu’il imprime. Par cela seul qu’elle est dans ses colonnes, une opinion acquiert un certain, degré de probabilité. Il plairait demain au Times d’annoncer que l’empereur du Japon a envoyé une flotte pour conquérir l’Angleterre, qu’il se trouverait de bons Anglais pour prendre peur et pour réclamer des mesures de précaution. Dans toute crise, chaque fois qu’un fait grave se produit, qu’une question difficile est soulevée, la première idée qui vienne au public est de s’informer de l’opinion du Times. Que dit ou que va dire le Times? se demande immédiatement toute la Cité. On ne saurait imaginer, pour un journal, de situation plus forte que celle que font au Times cette portée attribuée à toutes ses paroles et cette autorité attachée à chacun de ses jugemens ; mais cette situation a un danger auquel le Times n’a point échappé : c’est de faire naître chez les écrivains la tentation d’éblouir sans cesse, de frapper chaque matin l’esprit du lecteur. Il ne suffit pas au Times que son opinion soit plus comptée que celle des autres journaux, il faut qu’il fasse et qu’il pense au rebours des autres. Depuis plusieurs années, il cherche perpétuellement à se singulariser. Lorsqu’on voit les journaux anglais tomber d’accord sur un fait ou sur une question, on peut être assuré que le Times prendra le contre-pied de leur opinion. La révolution du 2 décembre en fournit un exemple frappant : la plupart des feuilles anglaises ayant applaudi les premiers jours aux événemens de Paris, le Times, qui jusque-là avait été très-favorable au président de la république, se prononça immédiatement contre lui avec une âpreté et une violence extrêmes.

Le Times se prétend libre de tout engagement; il répudie très-haut toute relation avec les hommes politiques ; il refuse d’être l’organe d’un parti parce qu’il veut être l’organe de l’opinion tout entière. Il se donne comme le traducteur attentif et fidèle de la pensée populaire ; il se place volontairement dans la position où se trouvent forcément les journaux américains; il prend le rôle d’un miroir destiné à refléter toutes les impressions du public. En réalité, il ne revendique son indépendance vis-à-vis des hommes politiques que pour l’abdiquer devant la multitude, dont il est à la fois le pourvoyeur de nouvelles et l’écho. Nous allons laisser le Times définir lui-même sa situation. Au commencement de la session dernière, tous les chefs de parti, y compris lord John Russell et le comte de Derby, blâmèrent le langage tenu par la presse anglaise sur les événemens de France, comme excessif, imprudent et de nature à créer des embarras à l’Angleterre. Le Times répondit à ces reproches de la façon suivante : « La dignité et la liberté de la presse cessent d’exister dès que la presse accepte une position subalterne (ancillary). Pour pouvoir remplir ses devoirs avec une entière indépendance, et par conséquent au plus grand avantage du public, il ne faut pas que la presse contracte d’alliance ni intime ni assujettissante avec les hommes politiques, et elle ne saurait non plus sacrifier ses intérêts permanens aux convenances du pouvoir éphémère d’un cabinet.

« Le premier devoir de la presse est de se procurer la connaissance la plus exacte et la plus prompte possible des événemens contemporains, et, par une révélation immédiate, de faire entrer tous ces faits dans le domaine public. L’homme d’état recueille ses informations en silence et par des moyens secrets; il tient en réserve avec un luxe risible de précautions même le courant des faits de chaque jour jusqu’à ce que la diplomatie soit vaincue dans cette tentative par la publicité. La presse vit au contraire d’indiscrétions; tout ce qui tombe en sa possession prend place aussitôt dans la science et dans l’histoire du temps. La presse chaque jour et à tout instant fait appel à la force éclairée de l’opinion publique : elle devance autant qu’il lui est possible la marche des événemens; elle se tient sur la brèche qui sépare le présent de l’avenir, et de là elle étend son regard vigilant jusqu’à l’horizon du monde. Le rôle de l’homme d’état est précisément tout l’opposé du sien. »

C’est sans doute une position très-forte pour un journal que d’être l’organe de l’opinion publique. On peut faire tête à bien des adversaires lorsqu’on sent derrière soi tout un peuple; mais le miroir n’est fidèle qu’autant qu’il reproduit toutes les variations de son modèle : de même on ne saurait se trouver toujours en accord parfait avec le courant des idées populaires, à moins de suivre la foule dans toute la mobilité de ses impressions. C’est une servitude différente de celle contre laquelle le Times proteste, mais qui a aussi ses mauvais côtés et ses dangers. Cette perpétuelle mobilité qu’on est contraint de subir et d’absoudre chez la multitude, la pardonnera-t-on à un journal? L’autorité du Times sur les classes élevées et intelligentes n’a-t-elle pas déjà souffert des brusques évolutions que ce journal ne justifie que par le besoin de demeurer en communion d’idées avec le public? Pour nous mettre à un point de vue plus élevé, la foule a-t-elle toujours raison, et faut-il la suivre jusque dans ses erreurs? Ce sont là des questions qui, pour être résolues, nécessiteraient une comparaison étendue de la presse anglaise avec la presse française, qui a toujours été essentiellement une presse de partis. Nous devons donc les ajourner, car il nous faut achever avant tout de faire connaître l’organisation intérieure et les moyens d’existence des journaux de Londres.


III.

On ne connaît encore en France que bien imparfaitement ce qu’on nous permettra d’appeler le mécanisme de la presse anglaise. Un journal du matin se compose de huit pages grand in-folio divisées chacune en six colonnes, soit en tout quarante-huit colonnes; c’est presque le double des plus grands journaux français. La première et la huitième pages, c’est-à-dite la surface extérieure du journal, sont consacrées aux annonces; la seconde et la troisième contiennent les débats des deux chambres et, à leur défaut, les extraits des enquêtes parlementaires, les assemblées générales des compagnies de chemins de fer, ou bien encore les prix courans des marchés, les documens commerciaux ou industriels qui, pendant la session, passent à la sixième page. Les matières importantes sont réservées pour la quatrième et la cinquième pages, qui forment la surface intérieure du journal : la quatrième contient les annonces des théâtres, le sommaire des séances des chambres et les articles politiques, au nombre de quatre au plus, de la longueur d’une colonne en moyenne. La cinquième page est occupée par les nouvelles du jour, le bulletin de la cour, les audiences ou les réceptions ministérielles, la malle des Indes, celle des Antilles ou celle des États-Unis, selon la date du mois, et la correspondance de France ou celle d’Irlande suivant leur importance. La sixième page est consacrée aux correspondances étrangères et à l’analyse raisonnée de la Bourse, et quand la place est libre, à l’analyse des pièces de théâtres et des livres nouveaux. La septième est remplie par les comptes-rendus des tribunaux.

Telle est invariablement la composition d’un journal du matin. On sera sans doute frappé du peu d’espace qu’y occupe la politique proprement dite, et de la part considérable qui est faite aux renseignemens utiles. Les articles de fond eux-mêmes ne sont souvent que des résumés où sont analysés en substance et appréciés les documens publiés ailleurs par le journal. Près d’un huitième de l’espace total est consacré aux tribunaux, non pas, comme en France, pour satisfaire la curiosité publique : le côté pittoresque et dramatique est au contraire presque toujours sacrifié au côté juridique ; mais en Angleterre la législation n’est pas fixée comme chez nous, beaucoup est laissé à l’arbitraire des tribunaux et à l’autorité des précédens : les opinions et les décisions des juges, les considérans des arrêts, sont donc d’une extrême importance pour les gens de loi et pour les plaideurs. Un autre trait caractéristique de la presse anglaise est l’importance extrême attachée à l’article sur la Bourse, ou, pour prendre le terme consacré, « aux nouvelles du marché à l’argent. » On peut dire que c’est là l’article capital, celui qui est le plus lu et qui peut exercer l’influence la plus décisive sur l’autorité d’un journal. Il ne s’agit pas, comme en France, de résumer en quelques lignes les variations des fonds et de rapporter les bruits qui ont couru; il faut recueillir et donner en substance l’opinion des marchands d’argent et de crédit sur les événemens du jour, et analyser tous les mouvemens des fonds en rapportant les effets aux causes; il faut apprécier à sa valeur chaque affaire à mesure qu’elle se présente sur la place, savoir invoquer et rappeler à propos les faits matériels, les renseignemens statistiques, les documens diplomatiques qui peuvent éclairer sur la condition présente ou l’avenir d’une entreprise ou d’un fonds étranger. C’est donc une des fonctions importantes d’un journal que la tâche d’y écrire chaque jour l’article sur la Bourse. M. Alsager, qui avait su s’acquérir la notoriété en ce genre, et dont les articles faisaient autorité dans le monde commerçant, recevait du Chronicle un traitement annuel de 40,000 francs.

Les annonces commencent et finissent le journal anglais : elles occupent au moins le quart de sa superficie, et le Times publie plusieurs fois par semaine des supplémens de quatre et même de huit pages remplis tout entiers d’avis au public. Rien de ce que nous voyons dans les journaux français ne peut nous donner une idée de la quantité d’annonces publiées journellement par les feuilles anglaises ou américaines. Les commerçans en France ne se rendent pas un compte suffisant de l’utilité des annonces : ils s’effraient d’une dépense qui doit se renouveler souvent et dont l’effet est lent à se produire; ceux même qui regardent la publicité comme une nécessité croient y satisfaire en s’imposant un sacrifice unique, et recourent à l’affiche, c’est-à-dire à l’annonce la moins efficace et la plus dispendieuse. L’affiche est éphémère, et si passager que soit le journal, il dure encore plus qu’elle. Il est rare que l’affiche échappe plus de deux ou trois jours au crochet du chiffonnier; le journal ne figure que vingt-quatre heures sur la table du café ou du cabinet de lecture, mais de là il part pour la province ; il passe successivement dans les mains de cinq ou six familles, et huit jours après sa publication il trouve encore des lecteurs. Tant qu’un fragment en subsiste, les quelques lignes imprimées sur ce fragment peuvent être un avertissement ou une tentation pour celui dont le regard se pose avec le plus d’indifférence sur ce qui n’est qu’un chiffon sans valeur. L’affiche en outre est immobile, et son action est toute locale; la sphère d’influence du journal est illimitée, il pénètre partout. Le commerçant anglais n’ignore pas cette universalité du journal, et, à mesure que les chemins de fer augmentent la masse des acheteurs qui veulent se pourvoir dans la capitale, il multiplie lui-même ses annonces afin de répandre le nom de sa maison. L’annonce est pour lui le principal et presque l’unique moyen de publicité. Par contre-coup, le chaland qui n’a pas d’habitudes faites et qui veut être assuré de trouver du premier coup ce dont il a besoin, ne se met guère en route pour une emplette sans avoir vérifié si son journal ne contient pas l’adresse de quelque maison spéciale et l’indication du prix courant de la marchandise.

La presse anglaise a proclamé l’égalité des annonces. Dans les journaux français, l’annonce tient encore beaucoup de l’affiche, elle recherche la singularité dans la rédaction et dans les caractères, elle prend volontiers des proportions immenses. Rien de semblable ne se rencontre dans les journaux anglais. Toutes les annonces sont imprimées dans le même caractère et en la même forme, avec des titres de la même dimension; il est rare qu’elles dépassent dix ou douze lignes, hormis pour les propriétés à vendre dont la description est quelquefois donnée avec d’amples détails. Ces annonces sont classées méthodiquement, de sorte que toutes celles qui sont de même nature se trouvent à côté les unes des autres. C’est là encore une des causes qui multiplient les annonces, car les maisons dont les noms se trouvent souvent répétés acquièrent, par l’habitude que l’on contracte de les voir à la même place, une notoriété qui constitue peu à peu dans l’esprit du public une certaine prééminence. Il en est résulté une autre conséquence, la spécialité des annonces dont nous avons déjà parlé ; par cela seul que le public s’est habitué à chercher dans un journal les annonces d’une certaine nature, tous les gens qui ont des annonces semblables à faire ont intérêt à s’adresser à ce même journal, et cela finit par être indispensable. Le même fait s’est produit pour les mêmes causes aux États-Unis. Le Times, pour sa part, a deux spécialités, ou plutôt il a le monopole absolu de deux sortes d’annonces. C’est à lui que s’adressent tous les gens qui cherchent un emploi et tous ceux qui cherchent un employé. Tous les jours deux cents laquais, valets de chambre, domestiques, bonnes, cuisinières, etc., demandent une place par la voie du Times, et tous les jours aussi deux cents personnes demandent dans les colonnes parallèles un domestique, une bonne, un commis, une institutrice. Ces annonces, qui n’ont chacune que deux lignes, trois au plus, constituent un des plus beaux revenus du Times, parce qu’elles doivent approcher du chiffre de cent mille par an. L’autre spécialité est plus étrange encore. La quatrième colonne de la première page du Times est en quelque sorte une poste aux lettres supplémentaire. C’est un moyen de correspondre sans rompre l’anonyme et sans savoir l’adresse des gens. Il ne se passe guère de jours sans que quelque femme abandonnée ou quelque famille attristée n’adresse, par la voie du Times, un appel à un époux fugitif, à un fils indocile, à une fille en route pour quelque Gretna-Green continental. Toutes les lettres de l’alphabet s’appellent, se supplient et se menacent réciproquement par la voie de cette quatrième colonne. L’an dernier, pendant près de trois mois, nous y avons vu chaque semaine « une colombe qui n’avait plus qu’une aile » implorer à grands cris le a retour du ramier qui devait la protéger. » Les journaux anglais ont à supporter des frais énormes : il serait trop long de les énumérer tous, et nous devrons nous borner à en indiquer les principaux. Nous rencontrons en premier lieu les frais préalables, et d’abord le droit sur le papier, qui, tout modique qu’il soit en apparence, n’en constitue pas moins un impôt fort lourd pour les journaux, à cause des quantités de papier considérables qu’ils consomment. Ce seul droit sur le papier est pour le Times une charge de 1,500 francs par jour ou de 400,000 francs par an. Vient ensuite le timbre, qui fait office de droit de poste et qui s’élève à 1 penny, c’est-à-dire à 10 centimes par numéro. Comme ces deux impôts s’acquittent en quelque sorte journellement et d’avance, ils exigent de la part des journaux un fonds de roulement considérable qui est un premier obstacle à la multiplication des feuilles quotidiennes. Il est juste cependant de remarquer que le Times est presque seul à faire timbrer directement son papier, et que les autres journaux achètent habituellement leur papier tout timbré, en sorte que c’est le marchand de papier qui fait les avances. Le droit sur les annonces, qui est de 1 shilling six pence ou 1 franc 80 centimes par annonce, ne pèse en apparence que sur le public qui l’acquitte; mais il n’en est pas moins funeste aux journaux, parce qu’il porte à 2 shillings et demi, c’est-à-dire à plus de 3 francs le prix d’une annonce de deux lignes, et qu’il empêche ainsi les petites bourses de recourir fréquemment à la publicité. En outre, quand les annonces sont si coûteuses, le public ne se borne pas à en faire moins souvent, il cherche avec raison à tirer le meilleur parti possible de sa dépense, et il ne porte ses annonces qu’aux journaux qui sont le plus répandus et où il est assuré qu’elles seront lues par un plus grand nombre de personnes. Il en résulte qu’un journal qui se fonde ne doit compter sur aucune annonce avant d’avoir prouvé sa vitalité par plusieurs années d’existence, et d’avoir acquis une certaine popularité; encore ne doit-il espérer que le superflu des autres journaux. Il ne faut pas être grand calculateur en effet pour s’apercevoir qu’une annonce de 3 francs mise dans un journal où elle a chance d’être lue par cinq mille personnes, et dans un journal qui a trente mille lecteurs, coûte en réalité six fois plus cher dans le premier que dans le second. Par conséquent, toute personne qui n’aura qu’une seule annonce à faire la portera au journal qui a la clientèle la plus nombreuse. C’est ainsi que le droit sur les annonces a contribué puissamment à créer l’espèce de monopole dont le Times est investi. Les journaux sont tenus d’acquitter jour par jour le droit sur les annonces; ils doivent, en faisant leurs versemens, remettre aux employés du bureau du Revenu deux exemplaires de leur numéro, pour servir de moyen de vérification et de pièces de conviction en cas de fraude.

L’inconvénient le plus grave des charges que nous venons d’énumérer est de nécessiter une mise de fonds considérable; mais ce que le journal verse chaque matin au trésor, sous la forme de droit de timbre et de taxe sur le papier et sur les annonces, lui est remboursé dans la journée par le public. Il est d’autres frais bien plus onéreux, qui sont invariables de leur nature, et que le journal doit supporter également, soit qu’il n’imprime qu’un seul numéro, soit qu’il ait plusieurs milliers d’acheteurs : ce sont les frais de rédaction et d’impression. Ces frais se sont démesurément accrus depuis quelques années. Nous savons ce que le Public Advertiser coûtait de rédaction en 1773, un an après la dernière lettre de Junius ; la dépense totale, en y comprenant bien des faux-frais, ne s’élevait pas tout à fait à 20,000 francs par an, dont 2,500 pour frais de traduction des nouvelles étrangères, 350 francs d’abonnemens aux journaux étrangers, et 5 à 600 francs d’abonnemens aux journaux anglais. Cependant le Public Advertiser était un journal bien fait pour le temps et en grande réputation. Cinquante ans plus tard, en 1821, les seuls frais d’impression et de tirage du Chronicle montaient à 1,500 francs par semaine, c’est-à-dire au quadruple des dépenses de toute sorte du Public Advertiser de 1773. A la même époque, les dépenses annuelles d’une feuille du soir étaient de 150,000 francs; celles d’une feuille du matin, même avec la plus stricte économie, ne pouvaient se réduire au-dessous de 225,000 francs, et un journal de premier ordre, désireux de conquérir ou de garder la faveur publique, devait compter sur une dépense de 350,000. Les déboursés pour les nouvelles extérieures se réduisaient pourtant alors à un abonnement de 3,000 francs, payé aux employés de la poste, qui recevaient en avance les feuilles étrangères, et en fournissaient à chaque journal l’analyse et des extraits tout traduits. Tous ces chiffres sont aujourd’hui de beaucoup dépassés. Un journal du matin emploie maintenant un premier et un second prote, un metteur en pages spécial pour les annonces, trois premiers et trois seconds correcteurs, de 45 à 50 compositeurs en titre (le Times en a 110) et 8 ou 10 suppléans, un mécanicien en chef, un aide-mécanicien, 15 ou 18 personnes pour le service de la machine à vapeur et des presses. La composition, l’impression, le tirage, en un mot la préparation matérielle du journal, reviennent en moyenne à 5,000 francs par semaine, c’est-à-dire à plus de 250,000 francs par an.

Nous devons ranger au nombre des dépenses éventuelles dont il n’est pas possible d’indiquer le chiffre approximatif l’acquisition des publications officielles et les abonnemens aux feuilles de l’étranger, des colonies et de la province. M. Hunt évalue à cent cinquante le nombre des feuilles qu’un journal est obligé de recevoir, et comme nous pourrions citer tel journal français qui en reçoit trois ou quatre fois autant, ce chiffre est loin d’être exagéré. Les frais de poste pour les lettres et les missives des correspondans, les dépêches télégraphiques, s’élèvent chaque mois à une somme importante. Souvent il est nécessaire d’employer un courrier pour devancer la poste ou pour l’atteindre. Un rédacteur du Times, en février 1848, a traversé le détroit dans une barque non pontée, pour porter plus tôt à Londres la nouvelle de la révolution accomplie à Paris. Lorsqu’une réunion importante a lieu en province, lorsqu’un personnage politique de premier ordre doit prendre la parole, on est obligé de recourir à un train spécial. Lors de l’élection de M. Hudson à Sunderland, le rédacteur de l’un des journaux de Londres traversa deux fois l’Angleterre en quinze heures, pour aller entendre et sténographier le discours du roi des chemins de fer. La dépense d’un train spécial, quand elle doit être supportée par un seul journal, s’élève à 1,200 francs. Ce sont là de lourdes charges, et nous n’avons encore rien dit du personnel de la rédaction.

A la tête de la rédaction est l’éditeur ou rédacteur en chef, qui est responsable vis-à-vis de la loi de tout ce qui s’imprime, qui représente le journal dans ses relations avec les hommes politiques et avec le public, et qui seul est en rapport immédiat avec les propriétaires, quand il n’est pas propriétaire lui-même. Sa fonction est de régler chaque jour la composition du journal, de décider des matières qui seront traitées et de désigner les écrivains qui les traiteront, de revoir les articles politiques, rarement d’écrire lui-même. Le traitement d’un éditeur varie de 25 à 40,000 francs, selon l’importance et les ressources des journaux. Au second rang vient le sous-éditeur, qui est chargé de tous les détails, qui lit et dépouille les journaux de la capitale et de la province, qui fait pour le gros du journal ce que fait l’éditeur pour les articles politiques, c’est-à-dire qui revoit la copie, la corrige, l’abrège, s’il y a lieu, et la classe. Dans plusieurs journaux, cette tâche laborieuse est partagée entre deux personnes. Un rédacteur spécial, sous le titre de sous-éditeur étranger, est chargé de parcourir et d’extraire les journaux étrangers, de lire et de réviser les dépêches des correspondans, et de les classer par ordre d’importance en élaguant tout ce qui est dépourvu d’intérêt. Le traitement du sous-éditeur varie de 12 à 15,000 francs. C’est là l’état-major du journal; mais l’éditeur seul connaît les écrivains auxquels il demande les articles politiques, leur nom n’est jamais prononcé dans les bureaux ni écrit sur les livres, ils sont rétribués à tant par article, et la dépense de ce seul chapitre ne peut s’évaluer à moins de 40 à 50,000 fr. Par an. Les comptes-rendus des deux chambres exigent un chef de la sténographie à 12,000 francs, et quinze sténographes à 8,000. Les comptes-rendus des douze ou quinze juridictions de l’Angleterre, confiés d’ordinaire à autant d’avocats, coûtent un millier de francs par semaine, hormis pendant les vacances des cours. Il y a encore les assises de province et les quinze tribunaux de simple police. Quelques journaux y attachent des rédacteurs spéciaux; d’autres se contentent de ce qui leur est apporté par les coureurs de nouvelles à deux sous la ligne. On voit que la partie judiciaire du journal exige à elle seule toute une armée. La plupart des jurisconsultes célèbres de l’Angleterre ont commencé par être attachés comme rédacteurs à l’un des grands journaux. Le dernier rédacteur important que nous rencontrions est le rédacteur de la Bourse, qui a au moins 10,000 francs de traitement. Deux rédacteurs spéciaux sont en outre attachés aux deux grands marchés de Mark-Lane et de Mincing-Lane, et une petite dépense est aussi nécessaire pour se procurer exactement et de bonne heure les relevés des marchés secondaires, c’est-à-dire des marchés aux bestiaux, aux fourrages, à la viande, au poisson, aux légumes, au charbon. Mentionnons en dernier lieu les rédacteurs tout à fait subalternes qui sont chargés des théâtres, des concerts, des courses et des expositions artistiques.

Cette liste formidable du personnel, et par conséquent des dépenses d’un journal, est loin d’être épuisée, car nous n’avons pas dit encore un mot des correspondances. La malle de l’Inde a été une des plus lourdes charges des journaux anglais, à qui elle a coûté jusqu’à 250,000 francs par an. Il y a quelques années, le Times, outre un traitement annuel de 2,500 francs, donnait plus de 2,000 francs par voyage à un courrier, à la condition de faire en soixante-seize heures le trajet de Marseille à Calais, et d’apporter ainsi, avec quelques heures d’avance sur la poste, un sommaire en dix lignes de la malle de l’Inde. Cette dépense se renouvelait tous les mois, et s’ajoutait à toutes celles qu’entraînait le courrier ordinaire. L’achèvement des chemins de fer français et l’établissement du télégraphe électrique auront pour effet de diminuer beaucoup tous ces frais. Au premier rang par l’importance, après la malle de l’Inde, est la correspondance de Paris, qui, avec toutes les dépenses accessoires, coûte de 20 à 25,000 francs par an. Outre le correspondant ordinaire, chaque journal avait autrefois à Paris une personne chargée de recueillir jusqu’à l’heure de la poste les débats des chambres françaises. Des correspondans sédentaires sont établis à Berlin, à Vienne, à Naples, à Rome, à Madrid et à Lisbonne. Ils sont envoyés d’Angleterre aux lieux où ils doivent résider, et leur traitement varie de 4 à 6,000 francs par an. Un journal doit en outre se procurer un correspondant dans chacune des localités suivantes : Hambourg, Malte, Athènes, Constantinople, Bombay, Hong-kong, Singapore, New-York, Montréal, la Jamaïque. Il faut également entretenir un agent à Boulogne pour les dépêches françaises, à Alexandrie pour la malle de l’Inde, à Boston et à Halifax pour les nouvelles des États-Unis et du Canada. Comme la malle des États-Unis part de New-York et fait escale à Boston et à Halifax, on expédie dans ces deux villes, par le télégraphe électrique, les nouvelles arrivées après son départ. Malgré ce grand nombre de correspondans, chaque fois qu’une révolution ou une guerre éclate dans un pays, qu’un événement considérable doit s’accomplir dans une ville, que des fêtes extraordinaires ou de grandes manœuvres sont annoncées, on ne manque jamais d’y envoyer un correspondant spécial. Enfin, pour avoir promptement les nouvelles de tous les arrivages et des sorties des bâtimens, les mouvemens des escadres, les promotions dans la marine, les journaux ont un correspondant attitré dans les douze ou quinze ports principaux d’Angleterre, et spécialement à Douvres, à Southampton et à Liverpool. En résumé, on ne saurait évaluer à moins de 150,000 francs la dépense totale des correspondances; ajoutez-y 250,000 francs pour frais d’impression et de tirage, et de 250,000 à 300,000 francs pour la rédaction proprement dite, et vous arriverez au chiffre énorme de 700,000 fr, indépendamment du droit sur le papier, du timbre et du droit sur les annonces.

En présence de pareils chiffres, on cesse de s’étonner du petit nombre des journaux anglais. La nécessité de réunir un capital de plus d’un million avant de songer à la publication d’un seul numéro, la perspective de voir la plus grande partie de ce capital absorbée en quelques mois par les frais de premier établissement et les dépenses courantes, la difficulté de rassembler un personnel qui ne soit point au-dessous de sa tâche, sont autant d’obstacles de nature à arrêter ceux qui voudraient s’aventurer dans la carrière périlleuse du journalisme. On peut regarder les journaux actuellement existans comme en possession d’un véritable monopole, jusqu’au jour où la suppression du timbre et du droit sur le papier viendra modifier cet état de choses. Aussi est-ce à peine si, depuis le commencement du siècle, deux ou trois tentatives ont été faites pour créer des journaux politiques nouveaux. De 1825 à 1830, on vit un journal, fondé dans la pensée de faire concurrence au Times, se transformer plusieurs fois et devenir successivement le Jour (the Day), le Nouveau Times, le Journal du Matin, sans obtenir, sous aucun de ces titres, la faveur publique et les moyens d’exister. Vers la même époque, Murray, le célèbre libraire, qui était en relations avec tous les littérateurs du temps, crut qu’avec le concours des auteurs les plus en vogue il ne pouvait manquer d’éclipser tous les journaux : il fonda à grands frais le Representative, qui comptait M. Disraeli parmi ses actionnaires et sans doute parmi ses écrivains. M. Murray abandonna la partie au bout de quelques mois, après avoir perdu près de 400,000 francs. Quelques années plus tard, vers 1836, des écrivains radicaux essayèrent de transformer le Public Ledger en un journal politique à grand format auquel ils donnèrent le nom de Constitutionnel. Au bout de quelques mois, il fallut renoncer à cette tentative, qui coûta 150,000 francs à ses auteurs. Depuis l’apparition du Morning Advertiser en 1793, un seul journal a su triompher de tous les obstacles et se faire une place dans la presse : c’est le Daily-News, qui date de 1846, et qui a par conséquent six années d’existence.

Plusieurs des écrivains qui ont fondé le Daily News avaient appartenu précédemment au Chronicle : ils avaient donc la pratique du métier, et, malgré quelques erreurs coûteuses, ils évitèrent la plupart des fautes qui font échouer les entreprises nouvelles. Le Daily News, à ses débuts, parut sur huit pages, et tout à fait sur le même pied que les journaux du matin : seulement, comme il avait besoin de se faire connaître et de conquérir la popularité, il déploya une grande activité et fit de véritables tours de force. Ainsi, lors de la fameuse séance dans laquelle sir Robert Peel développa son plan financier et proposa l’abolition des corn-laws, le ministre ne finit de parler qu’entre deux heures et demie et trois heures du matin, et à cinq heures le Daily News se vendait dans Londres, contenant in extenso le discours du premier ministre; à huit heures, il arrivait à Bristol et à Liverpool par des convois spéciaux; à midi, il était en Écosse, et le lendemain, à dix heures du matin, il arrivait à Paris : le chemin de fer du Nord ne marchait pas encore. Une pareille célérité dans l’impression et la distribution d’un journal était encore sans exemple. Au bout de six mois, quand le Daily News eut constaté sa vitalité et montré ce qu’il pouvait faire, il se réduisit tout d’un coup à quatre pages très-compactes, et il se vendit deux pence et demi ou cinq sous. C’était tout ce qu’il en coûtait pour lire les autres journaux dans les cabinets de lecture de la Cité. Le Daily News prétendait donner à moitié prix un journal complet : il essayait d’accomplir en Angleterre la révolution qui s’était opérée dans la presse française douze ans auparavant. Ce dessein, hautement avoué, souleva contre le nouveau journal une véritable tempête qui servit à le populariser. Le Times entreprit de démontrer, par des calculs, que la tentative du Daily News devait conduire promptement ce journal à la ruine. Le Daily News sembla le reconnaître lui-même lorsque, le 27 janvier 1847, il se mit à trois pence ou six sous. Il lutta courageusement à ce prix pendant deux ans, et, par l’attrait du bon marché, il arriva à avoir un moment jusqu’à vingt-trois mille lecteurs ; mais il ne put se soutenir plus longtemps, faute d’une clientèle d’annonces suffisante, et il dut renoncer à sa tentative. Une circonstance qui avait servi ses débuts contribua à sa défaite. Au moment où naissait le nouveau journal, une lutte acharnée était engagée entre le Times et le Herald. A la suite d’explorations laborieuses, par des sacrifices d’argent considérables et à force de persévérance, le Times avait réussi à accomplir ce que le gouvernement anglais n’avait pu faire : il avait organisé un service mensuel de dépêches entre l’Inde et l’Angleterre par la voie de Suez et d’Alexandrie. Pour alléger le poids d’une dépense qui s’élevait à 250,000 francs par an, le Times s’engagea à communiquer ses nouvelles en temps utile au Chronicle et au Post, à la condition qu’ils supporteraient leur quote-part des frais. Le Herald fut exclu de cet arrangement. Le propriétaire du Herald, homme entreprenant et actif, résolut non-seulement d’avoir des courriers comme le Times, mais même de gagner de vitesse ses rivaux. Assuré de la bienveillance du gouvernement français, il organisa de Marseille à Boulogne un service de relais de poste; il acheta en outre à la compagnie commerciale de la navigation à vapeur le meilleur de ses bateaux à vapeur, l’Ondine, qui eut ordre de stationner dans le port de Boulogne, de sortir en rade à marée basse et de chauffer jour et nuit, afin d’être toujours prête à transporter en Angleterre, contre vent et marée, les dépêches de l’Inde dix minutes après leur arrivée à Boulogne. Grâce à ces moyens extraordinaires, le Herald eut plusieurs fois la bonne fortune de devancer le Times pour les nouvelles de l’Inde; mais comme une seule administration ne pouvait supporter de si lourdes charges, il avait mis le Daily News de moitié dans la dépense. Ce fut un grand avantage pour le nouveau journal de trouver une organisation toute prête, et les victoires du Herald lui profitèrent autant qu’à son allié; mais le Times, qui avait surtout à cœur de détruire le Daily News, comme représentant du journalisme à bon marché, ouvrit des négociations avec le Herald. Un jour, le Daily News reçut les épreuves de la malle de l’Inde trop tard pour en faire usage, et trouva le lendemain dans le Times et le Chronicle les mêmes nouvelles que dans son associé. Le mois suivant, les courriers du Times ayant eu l’avantage, le Times communiqua fraternellement une épreuve au Herald, et le Daily News parut seul sans nouvelles de l’Inde. La défection du Herald était manifeste; elle eut pour conséquence une rupture. Le Daily News, au lieu de lutter à deux contre trois, se trouvait désormais seul contre quatre. Dans ces conditions, il lui fut impossible de conserver ses prix : le 1er février 1849, il reprit le format de huit pages et se mit à dix sous comme les autres journaux. Dès lors, la coalition qui s’était formée contre lui n’avait plus d’objet ; ses adversaires lui ouvrirent leurs rangs et cessèrent une guerre onéreuse pour tous. Aucune tentative pour fonder un journal n’a eu lieu depuis le Daily News. L’année dernière, nous avons vu annoncer pendant assez longtemps un journal qui devait porter le nom du Politician; mais nous ne croyons pas qu’un seul numéro ait paru.

Non-seulement le nombre des journaux ne semble pas devoir s’accroître sous l’empire de la législation actuelle, mais on peut dire qu’il tend plutôt à se restreindre. Si après l’abaissement du timbre, en 1836, tous les journaux sans exception ont vu le cercle de leurs lecteurs s’étendre, cette augmentation n’a pas tardé à faire place à un mouvement en sens contraire, ainsi que cela résulte du tableau suivant, qui présente le nombre des feuilles que chacun des journaux quotidiens de Londres a fait timbrer de 1837 à 1850. Ces chiffres, puisés aux sources officielles, établissent qu’à partir des années 1843 ou 1844, tous les journaux, à deux exceptions près, ont vu décroître régulièrement leur publicité. L’Advertiser, qui n’a point perdu, doit ce privilège à sa position toute spéciale, qui lui ouvre tous les restaurans et toutes les tavernes. Quant au Times, il a vu quadrupler sa clientèle. ¬¬¬

Année Times Advertiser Daily News Herald Chronicle Post Sun, Globe, Standard Total
1837 3,065,000 1,380.000 1,928,000 1,940,000 735,000 2,988,000 12,036,000
1838 3,065,000 1,565,225 1,925,000 2,750,000 875,000 3,339,000 13,519,220
1839 4,300,000 1,535,000 1,820,000 2,028,000 1,006,000 3,161,000 13,850,000
1840 5,060,000 1,550,000 1,956,000 2,073,500 1,125,000 3,318,800 15,084,500
1841 5,650,000 1,470,000 1,630,000 2,079,000 1,165,210 3,319,000 15,313,210
1842 6,305.000 1,445,000 1,559,500 1,918,500 1,193,025 3,274,050 15,697,075
1843 6,250,000 1,534, 000 1,516,000 1,784,000 1,900,000 2,966,125 15,950,000
1844 6,900,000 1,415,000 1, 608,070 1,628,000 1,002,000 2,610,000 15,163,070
1845 8,100,000 1,440,000 2,018,025 1,554,000 1,200,500 2,796,500 16,709,025
1846 8,950,000 1,480,000 3,520,500 1,752,500 1,356,000 1,450,500 2,648.000 21,067,500
1847 9,205,230 1,500,000 3,477,000 1,510,000 1,233,000 990,100 2,258,500 20,173,830
1848 11,025,000 1,538,000 3,530,638 1,325,000 1,150,304 964,500 2,265.812 21,809,234
1849 11,300,000 1,528,200 1,375,000 1,147,000 937,500 905,000 2,042,000 19.234,700
1850 11,900,000 1,549,843 1,152,000 1,139,000 912,547 828,000 1,911,500 19,391,843

Ce tableau prouve irrécusablement deux faits : le premier, c’est que les feuilles annuellement envoyées au timbre se sont élevées de douze millions à dix-neuf, et que la publicité générale s’est par conséquent accrue de 50 pour 100; le second, c’est que le nombre total des lecteurs ayant augmenté, et tous les journaux, sauf un seul, ayant perdu des leurs, le journal favorisé a dû bénéficier non-seulement de l’accroissement régulier des lecteurs, mais aussi de tout ce que ses confrères ont perdu. On peut donc dire que le Times, qui a déjà la plus grosse part des annonces, tend à absorber graduellement toute la masse abonnable, et prévoir qu’il demeurera seul le jour où ses empiétemens ne laisseront plus aux autres journaux qu’une clientèle insuffisante à couvrir leurs frais. Cette hypothèse serait déjà un fait, si les journaux anglais ne pouvaient compter que sur la vente de leurs numéros, et si les annonces ne leur donnaient les moyens d’exister. Aussi le principal sujet d’alarme des concurrens du Times est-il moins la diminution du nombre de leurs lecteurs que le dépérissement de leurs annonces. Il suffit de feuilleter la collection d’un journal anglais pour se convaincre que l’espace occupé par les annonces est moindre que par le passé. On peut tirer encore de tous ces faits cette conclusion, bonne à méditer pour les législateurs et les écrivains, que partout où des taxes comme l’impôt sur les annonces et le timbre rendent la publicité coûteuse, les annonces, et avec elles les recettes, les moyens d’amélioration, la possibilité des sacrifices, vont où se trouve la publicité la plus grande, que par contre-coup les abonnés prennent le même chemin que les annonces, et qu’il en résulte, au profit du journal dominant, un monopole que chaque jour fortifié. Supposez le droit sur les annonces établi en France, ce qui arrive en Angleterre au Times serait, entre des mains habiles, arrivé soit au Constitutionnel, soit au siècle.

Il importe d’ajouter que le timbre met obstacle aux envahissemens du Times en rendant onéreux pour ce journal l’excès de la prospérité. Pour suffire aux annonces qui affluent de toutes parts, le Times s’est mis à publier régulièrement des supplémens, de quatre et même de huit pages, entièrement remplis d’annonces; mais ces supplémens sont assujettis au timbre comme le journal lui-même : il en résulte que la dépense croit avec le nombre des exemplaires ; au delà d’un certain chiffre, les frais croissans de papier, de tirage et de timbre dépassent le produit des annonces, qui demeure invariable, et les supplémens cessent de donner des bénéfices et donnent même de la perte. Le Times en est là depuis qu’il a plus de 35,000 abonnés. Pour ne pas décourager sa clientèle d’annonces et ne pas la faire refluer vers les autres journaux, il n’a pas voulu renoncer à ses supplémens ; mais il s’est astreint à n’en publier que trois fois par semaine. Ces supplémens qui, tirés à 10,000 exemplaires, représenteraient un revenu énorme, coûtent au journal plus qu’ils ne lui rapportent.

Les journaux du soir sont dans des conditions toutes différentes de celles des journaux du matin. Les plus importans sont le Globe, le Sun et le Standard. Le Globe date de 1811; il fut fondé en même temps qu’un journal du matin intitulé the British Press, et par les mêmes personnes, qui voulaient faire à la fois concurrence au Morning Post et au Courrier. Le journal du matin ne tarda pas à périr ; le Globe fut sauvé par l’habileté et l’activité de son rédacteur en chef, George Lane, et la persévérance de son principal propriétaire, M. Thomas Chapman. En 1824, le Globe s’unit à un autre journal du soir, le Traveller, dont le nom est encore joint au sien comme sous-titre, et dans les quatre années qui suivirent, il absorba successivement cinq autres journaux du soir, le Statesman, le True Briton, l’Evening Chronicle, la Nation et l’Argus, dont quelques-uns n’ont eu que quelques mois d’existence. Depuis que le Chronicle a changé de mains, le Globe est le seul représentant du parti whig dans la presse ; il est l’organe reconnu de lord John Russell et de lord Grey. Le Sun, qui date de 1792, a langui longtemps ; de 1828 à 1830, il dépensa 400,000 francs en améliorations et s’acquit bientôt une grande réputation pour l’abondance, la variété et la promptitude de ses nouvelles. Aujourd’hui encore, c’est le journal le mieux renseigné pour les courses : il donne chaque jour avec une merveilleuse exactitude la liste des chevaux engagés, les prévisions des connaisseurs et l’état des paris, ce qu’on pourrait appeler la cote de la bourse hippique. En politique, le Sun soutient les opinions radicales extrêmes ; il touche même par certains côtés aux écoles socialistes. En religion, il est partisan du système volontaire ; il est par conséquent l’adversaire de toute subvention au clergé, de tout lien matériel entre l’église et l’état. En économie politique, il est l’organe de l’école qui s’intitule anti-bullioniste, qui poursuit l’abolition de la monnaie métallique et l’emploi exclusif du papier-monnaie. Le mieux fait et le plus intéressant des journaux du soir, celui dont la rédaction est la plus littéraire, est le Standard, fondé en 1827 pour combattre l’émancipation des catholiques et la réforme électorale. Il est encore dirigé, comme au premier jour, par un écrivain à idées très-arrêtées, mais d’un remarquable talent, le docteur Gifford. Les journaux du soir ont à supporter beaucoup moins de frais que les journaux du matin, parce qu’ils sont nécessairement primés par ceux-ci pour une grande partie des nouvelles. Les réunions électorales, les banquets politiques, ayant lieu dans la seconde partie de la journée, les feuilles du soir se bornent à résumer le lendemain les comptes-rendus que les journaux du matin se sont procurés dans la nuit par l’emploi de rédacteurs et de courriers spéciaux. Il en est de même pour les séances de nuit, pour les nouvelles de l’Inde et du continent. Les journaux du soir n’ont donc besoin que d’un petit nombre de sténographes, et ils n’ont point cette armée de correspondans qui surcharge le budget des journaux du matin. Il leur suffit d’avoir un ou deux correspondans en Irlande, et d’entretenir un agent dans chacun des ports qui sont le point d’arrivée des malles, et spécialement à Liverpool et à Southampton. Cet agent n’attend pas qu’une malle entre dans le port; dès qu’elle est signalée à l’aide de puissans télescopes, il va au-devant d’elle en rade, se fait remettre les lettres et journaux à son adresse, les parcourt chemin faisant, et, en abordant au port, il expédie à Londres par le télégraphe électrique un sommaire des nouvelles apportées de la Péninsule, des États-Unis, du Brésil ou des colonies. Souvent, avant que les passagers aient pu débarquer, les nouvelles venues avec eux sont imprimées et criées dans les rues de Londres, et commentées à la Bourse, Quand le général Parédès, chassé du Mexique, se rendit en Angleterre, il prit passage incognito sur la malle des Antilles qui aborde à Southampton. L’état de la marée n’étant pas favorable, la malle dut attendre quelques heures avant d’entrer dans les docks et de débarquer ses passagers. Parédès croyait que son incognito n’avait pas été pénétré; quel ne fut pas son étonnement en mettant pied à terre d’entendre les vendeurs de journaux crier à l’envi : « Les nouvelles importantes du Mexique! L’arrivée de Parédès à Southampton ! » Pendant que la malle remontait la Solent, les nouvelles qu’elle apportait avaient eu le temps d’aller à Londres, d’y être imprimées et de revenir à Southampton. Ce sommaire des nouvelles, dont le détail sera dans les journaux du lendemain, et les dépêches électriques expédiées le matin de Paris après l’apparition du Moniteur, de Bruxelles après l’arrivée de la poste de Berlin, constituent aux yeux des hommes d’affaires et des spéculateurs l’intérêt des journaux du soir. Pendant la durée des sessions, on cherche en outre dans, ces journaux la première partie des séances de la chambre des communes qui commencent à midi; et le Sun, grâce à l’habileté de ses sténographes et à la célérité de ses compositeurs, s’est acquis une incontestable supériorité sur ses rivaux : il parvient à donner les débats parlementaires presque jusqu’à l’heure de la poste; il ne s’écoule pas vingt minutes entre le moment où le dernier sténographe quitte la plume et celui où le journal tout imprimé part pour la province. Dans sa troisième édition qui paraît à dix heures du soir, il donne les débats jusqu’à neuf heures et demie. Mais l’apogée des journaux du soir, ce sont les temps de crise ministérielle où ils font des éditions d’heure en heure pour enregistrer les allées et venues des hommes politiques.

Les emprunts perpétuels que les journaux du soir sont dans la nécessité de faire à leurs confrères du matin devaient naturellement suggérer l’idée d’une combinaison qui rattacherait l’une à l’autre une feuille du matin et une feuille du soir. Nous avons dit que le Standard appartient au même propriétaire que le Herald, et cette union, qui d’un concurrent fait un auxiliaire, n’est peut-être pas étrangère à la supériorité du Standard. La réunion de deux états-majors en un doit entraîner une économie considérable dans les frais généraux, et les propriétaires peuvent utiliser pour le journal du soir les nouvelles dont ils n’ont pu faire usage le matin, et qui risquent d’être défraîchies. Ces avantages sont si bien appréciés, que le Globe et le Sun sont les seuls journaux du soir qui soient complètement indépendans. L’Express, fondé en 1846, est vis-à-vis du Daily News dans la même situation que le Standard vis-à-vis du Herald. Le Times est propriétaire de l’Evening Mail, qui se publie de deux jours l’un, et qui n’est que la réimpression, moins les annonces, des deux numéros du Times, auxquels il correspond. C’est une combinaison imaginée en faveur des petites bourses qui ne peuvent faire la dépense d’un journal quotidien. Dans le même but le Herald, outre le Standard, possède encore le Saint-James Chronicle, avec lequel s’est fondu le General Evening Post, et qui ne paraît également que trois fois par semaine. Le Chronicle a publié longtemps un journal quotidien du soir qui portait son nom : après une interruption de deux ou trois ans, il a fondé, sous le nom d’Evening Journal, une feuille du soir qui paraît de deux jours l’un, et qui n’est chaque fois que la reproduction des deux numéros précédens du Chronicle. Le premier numéro de l’Evening Journal a été publié le 6 octobre 1851.

Les annonces des journaux du soir sont généralement peu nombreuses; elles peuvent se décomposer ainsi : quelques ventes immobilières, les livres nouveaux, et spécialement les romans, les revues et les brochures politiques, les annonces des gens qui en mettent partout, débitans de pilules ou de remèdes secrets, montreurs de curiosités, marchands d’objets confectionnés. Ce petit nombre d’annonces permet aux journaux du soir de ne paraître que sur quatre pages au lieu de huit, et leur format, en exceptant celui du Sun, est un peu inférieur à celui des grands journaux français. La distribution des matières est à peu près la même que dans les journaux du matin. La première page est consacrée partie aux annonces, partie à la reproduction des articles principaux des journaux du matin ou à l’analyse de leurs correspondances. Les articles politiques, les nouvelles du jour, la bourse, les nouvelles d’Irlande ou du continent, remplissent la seconde page. La troisième et la quatrième sont dévolues aux débats du parlement ou, en l’absence des chambres, aux comptes-rendus des réunions politiques. Les courses, les régates, les tribunaux occupent l’espace qui demeure libre. Le mode de publication de ces journaux nécessite une extrême rapidité dans la mise en pages : aussi chaque matière commence-t-elle en haut d’une colonne, et, quand elle ne suffit pas à remplir la colonne, le vide qui reste est comblé avec des historiettes, des citations de livres, des sentences morales composées d’avance à cet effet. Les journaux du matin ont également recours à ce procédé quand les séances de la chambre des communes, en se prolongeant dans la nuit, leur font craindre de manquer les convois du matin.

Avant de parler des recettes des journaux anglais, citons encore quelques chiffres qui donneront une idée des dépenses que ces recettes doivent couvrir. Le Times a paru le 26 mai 1851 avec un supplément; ce jour-là il a versé au trésor public 6,100 francs pour timbre, 1,600 francs pour droit sur le papier, et 2,200 francs pour droit sur les annonces, en tout 9,900 francs. En 1850, le même journal a acquitté 400,000 francs pour droit sur le papier, 500,000 fr. pour droit sur les annonces, et 1,670,000 francs pour timbre, en tout 2 millions 570,000 francs, soit en moyenne 8,210 francs par jour de publication. Quelles recettes ne faut-il pas à un journal pour supporter des charges semblables! Mais le jour où le Times acquittait 2,000 francs de droit d’annonces, il contenait de douze à treize cents annonces distinctes, et le supplément seul représentait une recette de 6,750 francs. Tous les journaux de la Grande-Bretagne, pris ensemble, publient annuellement un peu plus de deux millions d’annonces ou advertisements. C’est un chiffre considérable et fort supérieur au nombre des annonces françaises, mais ce n’est guère que le cinquième des annonces publiées aux États-Unis, et qu’on ne saurait évaluer à moins de dix millions par an. Sur ces deux millions d’annonces, la presse de Londres peut en revendiquer 900,000, dont le tiers à peu près appartient au Times. En effet, le droit attribué au trésor étant de 1 franc 80 centimes, les 500,000 fr. Payés par le Times en 1830 représentent, en nombres ronds, 275,000 annonces, et à ne prendre que 10 francs pour prix moyen de chacune, on trouve encore que les recettes du Times, de ce seul chapitre, ont dû s’élever à près de 3 millions. L’année 1843, tous frais payés, y compris l’intérêt du capital, a donné au Times 750,000 francs de bénéfices nets; nous avons expliqué pourquoi ces bénéfices ont dû diminuer plutôt que s’accroître avec le développement excessif qu’a pris la circulation de ce journal.

La vente des exemplaires est la seconde source du revenu des journaux. Nous disons la vente, parce que l’abonnement n’est point entré dans les habitudes anglaises. C’est une dernière trace de la condition première des journaux, qui étaient faits pour être criés et vendus dans la rue. Plus d’un Anglais répugne à l’idée de s’astreindre à recevoir toujours le même journal, et à s’interdire de prendre au jour le jour la feuille qui se trouvera la mieux renseignée ou la plus intéressante. Joignez-y l’instabilité d’une partie de la population, sans cesse en voyage, et que le journal ne peut suivre dans toutes ses pérégrinations. En France, les abonnés sont servis directement par l’administration de chaque journal ; en Angleterre, le public est obligé de s’adresser à un intermédiaire, le courtier ou vendeur de nouvelles (news vendor). Le Daily News, à sa naissance, a essayé d’introduire le système de l’abonnement, en accordant aux personnes qui s’adressaient directement au journal une légère remise ; mais cette tentative n’a point eu de résultat assez satisfaisant pour engager à y persévérer. Chaque administration renvoie à quelqu’un des courtiers toutes les demandes qui lui arrivent directement. Ce système a ses avantages et ses inconvéniens. Le public, habitué à ne traiter qu’avec les courtiers, peut subir dans une certaine mesure leur influence, et le journal peut être rendu responsable d’exigences, d’irrégularités ou d’exactions qui ne sont pas de son fait. En outre, le journal ne connaît jamais le chiffre exact de sa clientèle, et ne peut asseoir sur elle des calculs certains. Il vit un peu au jour le jour, exposé à tirer un trop grand nombre d’exemplaires et à perdre timbre et papier, ou à ne faire qu’un tirage insuffisant un jour où la vente dans les rues et aux stations des chemins de fer aura pris un développement inaccoutumé; mais d’un autre côté l’intervention des courtiers dispense les journaux de frais de bureaux onéreux, simplifie considérablement leur comptabilité, et les garantit contre les non-valeurs. L’abonnement, qui, en France, se paie d’avance, ne s’acquitte en Angleterre qu’à l’expiration du trimestre, et le courtier est responsable vis-à-vis du journal, avec lequel il règle d’ailleurs chaque jour ou plutôt chaque semaine. Les maîtres de postes faisaient autrefois l’office de courtiers, et la législation leur assurait même certains privilèges : leurs journaux étaient reçus, par exemple, jusqu’à la limite du départ. Les chemins de fer ont mis toute cette industrie de la commission entre les mains d’un certain nombre de maisons dont quelques-unes sont fort considérables, et placent annuellement jusqu’à cent millions de journaux, de revues et de brochures. Ces maisons se chargent de distribuer les journaux dans Londres, elles les font vendre au besoin dans la rue, elles les expédient en province. Le timbre de dix centimes qui frappe les journaux anglais sert en même temps de droit de poste : il leur donne le droit de circuler gratis. Cependant le transport par la poste est l’exception au lieu d’être la règle, l’administration des postes ayant eu l’habileté de ne point contraindre le public à l’employer. Comme la poste n’apporterait les journaux du matin que dans la soirée à Liverpool, à Manchester, à Birmingham, où les négocians tiennent beaucoup à les recevoir avant déjeuner, les maisons de commission expédient les journaux par les convois du matin, et les font distribuer à domicile par leurs employés. Le chemin de fer transporte de Londres à Manchester pour 2 shillings (2 francs 50 centimes) cent livres pesant, qui représentent dix-sept cents numéros des feuilles hebdomadaires et cinq cents numéros du Times; les courtiers peuvent donc prendre le transport et la distribution à leur charge, sans être obligés d’augmenter considérablement le prix de l’abonnement. Dans les petites villes, où le nombre des personnes qui prennent des journaux est moins grand, il n’en est plus ainsi, et les courtiers sont souvent obligés d’ajouter un penny ou dix centimes au prix de chaque numéro, ce qui élève l’abonnement d’un sixième.

Le Times possède un brevet d’imprimeur, et il cède aux courtiers au prix uniforme de 40 centimes ses numéros, qui sont côtés à 50. Les autres journaux sont imprimés et publiés sous la responsabilité d’un imprimeur patenté qui prend le nom de publisher, ou, comme nous dirions en français, d’éditeur ou de gérant du journal. Le publisher n’a d’autres fonctions que d’être responsable aux yeux de la loi, de compte à demi avec l’editor ou rédacteur en chef. Outre la location de son brevet, il trouve la rémunération du risque qu’il court dans une retenue sur la remise faite aux courtiers, qui ne traitent qu’avec lui. Le journal passe au publisher chaque quire ou rouleau de vingt-sept exemplaires aux trois quarts du prix fort de 50 centimes. Le publisher gagne donc un quart sur chaque numéro vendu isolément dans les bureaux du journal, il gagne un exemplaire par quire sur les numéros vendus aux libraires, aux papetiers, aux petits courtiers qui en prennent moins de vingt-sept et auxquels il ne fait pas la remise entière; enfin il prélève une légère retenue sur les grands courtiers qui prennent plusieurs rouleaux. Ceux-ci lui font à leur tour une remise sur les demandes d’abonnement qui arrivent directement à l’administration et qu’il leur renvoie. En somme, chaque numéro est passé au publisher à raison de 3 pence trois quarts, il est cédé aux courtiers aux environs de 4 pence, et il est vendu 5 pence au public. La remise de 20 à 25 pour 100 faite aux courtiers ne paraîtra pas trop considérable, si l’on songe que ceux-ci prennent à leur charge toutes les non-valeurs, qu’ils font l’avance de toutes les sommes représentées par la vente des numéros, puisqu’ils ne rentrent dans leurs fonds qu’à la fin du trimestre; qu’en outre ils sont obligés de faire prendre à leurs frais le journal aux bureaux, de le plier, de le mettre sous bande, de faire écrire ou imprimer l’adresse que porte la bande, et de faire transporter le journal ainsi préparé à la poste ou au chemin de fer.

Voici, du reste, comment se décompose le prix d’un journal anglais. — Avant la diminution du timbre, le prix était pour le public de 7 pence ou 70 centimes. Le timbre, fixé nominalement à 40 centimes, n’en représentait en réalité que 32 à cause de la remise de 20 pour 100 qu’accordait le trésor ; le papier, à raison de 70 shillings les mille feuilles, revenait à 8 centimes la feuille, en tout 40 centimes. Le rouleau était vendu aux courtiers 13 shillings ou 53 centimes l’exemplaire, il restait donc 13 centimes par numéro pour couvrir l’intérêt du capital engagé et toutes les dépenses du journal. La loi de 1836 abaissa le timbre de 4 pence à un, mais en supprimant toute remise. On ne tarda point à essayer d’établir des journaux à 3 pence ou trente centimes. De ces 30 centimes, si on déduit 10 centimes de timbre, 10 centimes de papier à cause de la dimension plus grande des journaux et de la rapidité du tirage, qui exige l’emploi d’un papier solide et fortement collé, enfin 8 centimes pour la remise des courtiers, on voit qu’il reste 2 centimes par numéro pour couvrir des dépenses que nous avons évaluées à 700,000 francs pour un journal établi. À un million de feuilles par an, cela ne donnerait que 20,000 francs, et nous avons vu que la plupart des journaux ne vendaient pas même un million de feuilles dans une année. Un journal est donc impossible, soit à 3 pence, soit même à 4. Au prix actuel de 5 pence, la vente d’un million d’exemplaires ne produit encore que 120,000 francs à un journal, et l’oblige à demander 600,000 francs aux annonces pour aligner les recettes et les dépenses.

Nous avions besoin d’entrer dans ce détail pour faire comprendre pourquoi dans un pays où la presse, est libre et honorée, où le besoin de s’occuper des affaires publiques est universel, où l’agitation politique est dans les mœurs, les journaux ont une clientèle très-restreinte. Un journal ne peut se donner, nous venons de le démontrer, à moins de 50 centimes le numéro. À ce prix, l’abonnement d’un an revient à 156 francs à Londres et à 170 en province : or il a été dit dans l’enquête parlementaire de 1851 qu’il n’y avait pas en Angleterre une personne sur mille en état de s’imposer une pareille dépense. C’est donc merveille que les journaux quotidiens de Londres, les seuls quotidiens de la Grande-Bretagne, soient arrivés à publier entre eux tous 60,000 numéros par jour, ce qui donne un abonné par 500 âmes sur toute la population des îles britanniques. On peut évaluer à 38,000 la part du Times, à 12,000 celle des autres feuilles du matin, et à 10,000 celle des feuilles du soir. Ces chiffres ne sont point à comparer au tirage des feuilles importantes de New-York ou de Paris. Les journaux quotidiens distribuent dans Londres les deux tiers ou même les trois quarts de leurs exemplaires. Ce fait s’explique par le nombre des établissemens publics, hôtels, restaurans, cafés, cabinets de lecture, clubs, qui sont dans l’obligation de recevoir des journaux ; mais la presque totalité de ces exemplaires part le soir pour la province. Un nombre très-considérable de personnes ne reçoit les journaux de Londres que de seconde, de troisième et même de quatrième main. Quarante-huit heures après sa publication, le Times se place encore à raison de 10 centimes le numéro. L’impossibilité de se procurer à prix réduit une feuille de Londres peut seule déterminer les gens à s’abonner aux journaux reproducteurs. Après avoir passé de main en main, et circulé de Londres à la petite ville et de celle-ci au village, les journaux ne sont pas encore au terme de leurs pérégrinations. Comme la législation accorde la transmission gratuite aux colonies des feuilles timbrées qui n’ont pas plus de huit jours de date, les courtiers reprennent ou rachètent ces journaux fatigués pour les expédier au Canada, aux Antilles ou en Australie, où s’achève leur destinée.

Les journaux anglais, par cette voie lente et détournée, pénètrent dans toutes les classes et arrivent à la portée de toutes les bourses : il ne faudrait donc pas calculer le nombre de leurs lecteurs par le nombre de leurs souscripteurs directs. On doit reconnaître cependant qu’à l’inverse de tout ce qui a lieu dans les autres pays, la grande publicité n’appartient pas en Angleterre à la presse politique quotidienne; elle est le privilège des journaux hebdomadaires à trois pence, comme le Lloyd’s Weekly Paper, qui a 50,000 abonnés, le Weekly Times, qui en a 40,000, les News of the World, qui en ont 60,000, et surtout des feuilles non politiques à 2 et à 4 sous, dont il se vend toutes les semaines plusieurs centaines de mille. Le Family Herald, qui tire à 147,000 exemplaires par semaine, et le London Journal, qui tire à 130,000, sont à la tête de ces sortes de publications. C’est là un côté curieux et peu connu de la presse anglaise qui mérite que nous nous y arrêtions quelque jour, mais dont l’étude n’entre pas dans le cadre que nous nous sommes tracé.

Nous avons essayé de faire connaître l’organisation des journaux anglais, et de montrer au prix de quels efforts et de quels sacrifices ils se disputent les lecteurs. Au fond, l’idée qui anime les écrivains anglais, c’est qu’un journal est avant tout le serviteur du public, et qu’il ne mérite de vivre qu’à la condition d’être utile. Éclairer et renseigner ceux dont il a obtenu la confiance, rassembler avec exactitude et activité tout ce qui peut instruire, distraire ou servir le lecteur; porter à sa connaissance toutes les nouvelles, tous les faits, tous les documens qui peuvent le guider dans ses plaisirs ou ses affaires : tels sont les devoirs qu’un journal anglais s’impose vis-à-vis du public. Ce n’est donc point à tort que le peuple anglais aime et honore la presse, et met sa liberté au rang d’un besoin national. L’estime et l’influence qu’il lui accorde sont le prix mérité d’incontestables services,


CUCHEVAL-CLARIGNY.

  1. Voyez la livraison du 15 décembre 1852.
  2. Le Public Ledger date de 1760, le Chronicle de 1769, le Post de 1772, le Times de 1788, l’Advertiser de 1793.
  3. Les lettres capitales jouent maintenant un rôle considérable dans les feuilles anglaises; ce sont elles qui indiquent les divisions principales du journal et qui guident le lecteur exercé droit à ce qui l’intéresse. En ouvrant un journal et du premier coup d’œil, on voit, à la disposition des titres et à la grosseur des caractères, quelle est la nouvelle importante du jour. Pourtant, dans cet emploi des lettres capitales, les feuilles américaines ont laissé bien loin derrière elles les feuilles anglaises. Il n’est pas rare de voir dans un journal de New-York ou de Boston quinze titres consécutifs en tête d’un article un peu long.
  4. Les caractères que Walter employait, et qu’il avait fait fondre tout exprès à grands frais, représentaient les radicaux et les désinences qui se reproduisent le plus souvent dans la langue anglaise, et dont la liste seule avait coûté beaucoup de recherches à Walter. Il se flattait de composer beaucoup plus vite par ce système, et surtout d’épargner les frais de correction. Les fautes typographiques, les coquilles, devaient être beaucoup moins fréquentes que par le procédé usuel.