La Presse au XIXe siècle
II  ►
LA PRESSE


AU DIX-NEUVIEME SIECLE.




I.

LA PRESSE EN ANGLETERRE.

SES ORIGINES, SES LUTTES ET SON ÉTABLISSEMENT.

The Fourth Estate : Contributtions towards a history of newspapers and of the liberty

of the Press, by F. Knight Hunt; 2 vol., London, David Bogue.




« Mon enfant, tu as fait fortune, dit un personnage de comédie, il est temps d’avoir des ancêtres. » Depuis que les journaux sont devenus une puissance, on leur a créé toute une généalogie. Le moyen-âge même a paru pour ces parvenus une origine trop récente, et c’est à Rome, en attendant la Grèce, qu’on a placé leur berceau. Au premier jour, quelque érudit, renchérissant sur ses devanciers, retrouvera dans des inscriptions de prétendues traces des journaux de Sparte et d’Athènes. Malgré l’autorité du docteur Johnson, malgré l’autorité plus considérable encore d’un des hommes les plus savans et les plus ingénieux de notre temps, on ne saurait voir des journaux dans les acta diurna de l’ancienne Rome. C’est avec aussi peu de fondement qu’on a fait naître les journaux à Venise : cette opinion repose uniquement sur l’étymologie du mot gazette, qui est incontestablement un mot vénitien. Au temps des guerres contre les Turcs, le gouvernement de Venise, pour satisfaire la légitime curiosité des citoyens, faisait lire sur la place publique un résumé des nouvelles qu’il avait reçues du théâtre de la guerre, et on donnait une petite pièce de monnaie, appelée gazetta, pour assister à cette lecture, ou pour prendre connaissance de ce qui avait été lu. De là, disent les étymologistes, le nom de gazettes appliqué aux feuilles volantes contenant des nouvelles, lorsque ces feuilles furent imprimées et livrées au public. Rien ne semble plus naturel et plus satisfaisant qu’une pareille conjecture; par malheur, on ne trouve en Italie aucune trace de ces feuilles imprimées. Quant aux lectures faites par ordre du gouvernement sur la place publique de Venise, elles avaient lieu probablement dans toutes les républiques italiennes, et certainement à Florence, ainsi que l’atteste une collection de documens manuscrits conservée dans la bibliothèque de cette ville.

Ces documens, pas plus que les acta diurna, n’ont aucun rapport avec les journaux. De tout temps et en tous pays, les gouvernemens ont eu besoin de porter leurs lois et leurs actes à la connaissance du public. Ici on a fait publier des bans au son du tambour et par l’office du crieur public, ailleurs on a fait à des époques régulières des lectures à haute voix; ailleurs encore on a eu recours à des inscriptions, tantôt gravées sur la pierre, tantôt tracées sur des tablettes mobiles. Depuis l’invention de l’imprimerie, on se sert presque uniquement d’affiches apposées sur les murs. Les moyens ont différé, le but a toujours été le même. Inscriptions, proclamations, lectures publiques, ne sont que des voies diverses employées par les gouvernemens pour mettre la multitude au courant de ce qu’il était indispensable qu’elle sût. Ce sont, si l’on veut, des publications officielles; ce n’est pas là ce qu’on entend par des journaux.

Le journal est fils de l’imprimerie : il est impossible sans elle. Rapidité de publication, périodicité régulière, faculté de se multiplier à l’infini, condensation d’une foule de matières dans un étroit espace, toutes ces conditions, qui sont l’essence même du journal, ne pouvaient être réunies quand l’imprimerie n’existait pas. C’est donc dans les temps modernes, et encore à une date assez récente, qu’il faut placer la naissance des journaux. Les Anglais ont de bonne heure revendiqué pour leur pays l’initiative de ce genre de publication; mais leurs prétentions reposaient sur une fraude d’érudit, dont personne ne peut plus être la dupe aujourd’hui. On conserve au British Museum, au milieu de la collection de vieux journaux la plus complète qu’il y ait au monde, trois feuilles imprimées avec ce titre the English Mercurie, portant les numéros 50, 51 et 54, et la date de 1588. Il est question dans l’une de ces feuilles du départ de l’invincible Armada, et dans une autre d’un engagement entre sir Francis Drake et la flotte espagnole, et de la capture du vaisseau le Saint-François, commandé par don Pedro de Valdez. A la fin du siècle dernier, Chalmers rencontra ces trois feuilles dans les recherches qu’il faisait au British Museum, et ne conçut aucun doute sur leur authenticité. Dans la biographie d’un grammairien et d’un journaliste écossais publiée en 1794, il fit honneur de l’invention des journaux à l’Angleterre et au règne d’Elisabeth, et il expliqua, par là terreur profonde qu’avait inspirée l’Armada aux Anglais, le recours à un nouveau mode de répandre les nouvelles. Sur la foi de Chalmers, toutes les encyclopédies, tous les dictionnaires, tous les auteurs qui ont eu occasion de parler des journaux ont, depuis cinquante ans, fait remonter au règne d’Élisabeth l’apparition de la première feuille périodique. En 1839, un employé du British Museum, M. Thomas Watts, s’avisa enfin d’ouvrir le précieux volume qui contenait l’English Mercurie, et le premier coup d’œil le convainquit que le prétendu journal de 1588 était l’œuvre d’un faussaire. Les caractères d’impression étaient manifestement de la seconde moitié du XVIIIe siècle, et la distinction entre les u et les v, entre les i et les j, absolument inconnue aux imprimeurs du XVIe siècle, était partout soigneusement observée. A part même ces indices matériels, l’examen du texte ne pouvait laisser aucun doute. Le faux journal donne à sir Francis Vere le titre de chevalier plusieurs mois avant que cet officier l’eût reçu d’Elisabeth; il emploie des mots qui n’étaient point encore en usage au XVIe siècle; il fait remporter une victoire par Drake un jour où l’amiral anglais courut au contraire le plus grand danger d’être pris par les Espagnols. M. Watts, dans une brochure, démontra péremptoirement la fraude dont Chalmers avait été la dupe, et des recherches subséquentes lui ont permis d’attribuer au second lord Hardwicke la responsabilité de cette supercherie littéraire.

Le journal est né presque simultanément en Angleterre, en France, en Hollande, sous l’influence des mêmes causes. La controverse religieuse, si ardente au XVIe siècle, trouva dans l’imprimerie un instrument à la fois et un aliment. Les gros livres, trop longs à écrire, trop longs surtout à lire, firent place aux petits traités courans qu’il était facile de répandre. Les traités eux-mêmes furent supplantés par les manifestes, les proclamations, les satires, imprimes sur des feuilles isolées et habituellement d’un seul côté, qu’on obtenait à bon marché, qu’on se passait sous le manteau, et qu’au besoin on affichait pendant la nuit. Les partis, pour enflammer le zèle ou soutenir l’ardeur de leurs adhérens, faisaient imprimer et distribuer la relation des avantages qu’ils avaient obtenus. C’est par des circulaires de ce genre, cachées dans des selles de cheval, dans la doublure d’un manteau de voyage, que les protestans de France apprenaient les victoires de leurs coreligionnaires d’Allemagne, et ils usaient à leur tour du même moyen.. L’usage devint bientôt général d’imprimer sur des feuilles séparées et de vendre à bas prix les relations de tous les événemens remarquables, de tous les faits propres à affriander les lecteurs. On devait être naturellement conduit à réunir plusieurs événemens sur la même feuille ou dans le même cahier, et le jour où l’industrie d’un homme, encouragée par la curiosité croissante du public, donnerait un titre uniforme à ces feuilles volantes, établirait entre elles un ordre de succession, et leur assignerait un retour périodique, la gazette, le journal seraient créés.


I.

Si l’on s’attache à la question de priorité, les dates semblent être en faveur de la Hollande et de l’Angleterre. De très bonne heure, dès les dernières années d’Elisabeth et les premières de Jacques Ier, on trouve en Angleterre un grand nombre de feuilles volantes et de placards, intitulés News (nouvelles) et contenant le récit d’événemens qui s’étaient accomplis en Angleterre ou sur le continent. Dans ce dernier cas, le titre indique presque toujours que les nouvelles offertes au public sont traduites de l’original hollandais, et ce soin, de la part des éditeurs anglais, suffirait seul à décider à l’avantage de la Hollande la question de priorité. Si l’on songe aux rapports journaliers qui existaient alors entre l’Angleterre et la Hollande, à l’étroite alliance qui unissait les deux peuples depuis que les Pays-Bas s’étaient soulevés contre Philippe II, on ne sera pas surpris de voir un usage hollandais passer en Angleterre. A partir de 1619, un imprimeur du nom de Nathaniel Newberry fit paraître fréquemment des relations des pays étrangers sous le titre uniforme de News; la périodicité manquait seule à ces publications pour en faire des gazettes. Trois ans plus tard, ce progrès fut accompli : le 23 mai 1622, Nicholas Bourne et Thomas Archer mirent en vente une feuille intitulée les Nouvelles hebdomadaires (the Weekly News). Le titre complet était : les Nouvelles hebdomadaires d’Italie, d’Allemagne, de Hongrie, de Bohême, etc.; c’était un sommaire plus encore qu’un titre. Le second numéro, celui du 30 mai, et plusieurs des suivans portent la mention ordinaire, traduit de l’original hollandais, qui constate l’emprunt fait au pays voisin. Les numéros semblent s’être suivis régulièrement; mais si le nom de l’imprimeur ne change pas, celui des éditeurs change presque avec chaque numéro : c’est tantôt Nicholas Bourne et Thomas Archer, tantôt Nathaniel Newberry et William Sheffard. Il semble que plusieurs éditeurs se soient entendus pour faire, chacun à son tour, les frais de cette publication. Le 25 septembre 1622 paraît enfin le nom de Nathaniel Butter. Celui-ci était un ancien papetier dont les affaires avaient mal tourné, et qui, pour vivre, s’était mis à faire des brochures et à compiler des nouvelles. Ses premiers écrits remontent à l’année 1611. Peu à peu il était devenu auteur de nouvelles à la main, c’est-à-dire que, moyennant salaire, il adressait par écrit aux gens le récit des événemens du jour : c’était alors une profession fort répandue. A partir du 25 septembre, le nom de Butter figure régulièrement et en première ligne sur chaque numéro des Weekly News, mais il est toujours joint au nom de quelqu’un des libraires dont nous avons parlé. Il est probable que les libraires faisaient les frais de la publication, et que Butter était chargé de la rédiger pour leur compte. Par un changement qui paraît aujourd’hui tout simple et qui était pourtant une révolution, Butter faisait imprimer ce qu’il s’était jusque-là borné à écrire; il mettait à la portée de tout le monde ce qu’il avait adressé à un petit nombre de personnes. Il est à remarquer qu’à partir du jour où le nom de Butter figure sur les Weekly News, les mots traduit du hollandais disparaissent du titre, ce qui constate l’originalité de la rédaction, et chaque exemplaire qui paraît de semaine en semaine porte, outre la date de sa publication, un numéro d’ordre, ce qui met hors de doute la périodicité du recueil.

Les Weekly News étaient donc un vrai journal dans le sens où nous prenons aujourd’hui ce mot. Ce premier-né de la presse anglaise était loin d’avoir les dimensions formidables des journaux actuels. Un seul numéro du Times ou du Chronicle contient plus de matière que les Weekly News n’en donnaient en une année. C’était une petite feuille in-quarto, imprimée sur un papier très grossier, qui contenait à la file les uns des autres et sans aucune liaison les événemens importans ou singuliers arrivés sur le continent : une victoire du comte de Mansfeld en Allemagne, un sacrilège à Bologne, un assassinat ou un empoisonnement à Venise, un grand incendie à Paris. Il n’est jamais fait la moindre allusion à ce qui se passe en Angleterre, et les événemens du continent sont l’objet d’un simple récit, sans aucune réflexion. Sous ce rapport, les Weekly News ne diffèrent en rien des feuilles volantes qui les avaient précédées; mais c’était déjà une grande nouveauté que cet intérêt qui s’attachait aux nouvelles du dehors. Un siècle plus tôt, ce que nous appelons la politique extérieure était l’affaire des rois uniquement et de leurs ministres; les peuples y demeuraient absolument étrangers, et nul ne prenait souci en France de ce qui pouvait se passer en Angleterre ou en Espagne. Les guerres de religion mirent fin à cette indifférence mutuelle; il y eut désormais, à part les rivalités des souverains, un intérêt commun entre les nations. La querelle qui se vidait par les armes en Hollande ou en Allemagne était la querelle de tous les protestans et de tous les catholiques : chaque bataille, chaque prise de ville mettait une moitié de l’Europe dans la joie et l’autre moitié dans la douleur. Les nouvelles, même des pays les plus lointains, furent dès-lors pour toutes les classes l’objet d’une ardente curiosité; la propagation rapide et régulière de ces nouvelles devint un besoin public, surtout dans un pays comme l’Angleterre, placée à l’extrémité de l’Europe et isolée du continent par la mer. Il n’est donc pas surprenant que l’époque de la guerre de trente ans soit aussi celle de la naissance des journaux.

C’est en 1631 que parut le premier journal français, la Gazette de Théophraste Renaudot. On sait quelle est sur l’origine de la Gazette la tradition généralement admise. Que Renaudot ait ou non commencé par écrire des nouvelles à la main, il eut le premier en France l’idée de remplacer l’écriture par l’imprimerie. Richelieu, à qui Renaudot demanda l’autorisation de publier et de vendre ses nouvelles, s’empressa de l’accorder; il fit même de l’impression de la Gazette un privilège, ce qui garantissait Renaudot de toute concurrence, mais ce qui mettait aussi son journal dans la dépendance directe du gouvernement. Le premier numéro de la Gazette parut le 1er avril 1631, et ce recueil, rédigé après Renaudot par le fils de celui-ci, s’est continué sans interruption jusqu’à la révolution. Le succès de la Gazette fut immense. Le caractère officiel du recueil, l’exactitude et la variété de ses informations étaient autant de conditions de réussite. Paris et la province s’arrachèrent la Gazette, et il n’était hors de France aucun personnage considérable qui pût s’en passer. Le roi Louis XIII était un des lecteurs assidus de la Gazette, et on a même prétendu qu’il y avait écrit quelquefois. Par malheur, ce recueil, qui dut plusieurs années d’éclat à la protection de Richelieu et à la direction d’un homme d’esprit, demeura unique en France. La France, à qui nulle nation ne peut disputer l’honneur d’avoir créé les revues littéraires, n’a produit, avant la révolution, aucun journal politique; c’est une initiative qui devait appartenir à deux pays libres : la Hollande et l’Angleterre. Revenons à Nathaniel Butter.

Le pauvre Butter n’avait point de roi parmi ses lecteurs, point de ministre dans sa clientelle : il glanait péniblement et au jour le jour les maigres nouvelles dont il remplissait son petit carré de papier. Il les donnait toutes sèches, sans se permettre la moindre réflexion, se gardant de tout commentaire comme d’un délit qui aurait attiré sur lui les foudres de la chambre étoilée. Le vrai journal se faisait alors par correspondance. En Angleterre, comme sur le continent, les grands personnages avaient des correspondans, et cet usage y avait aussi introduit l’industrie des lettres-circulaires et des nouvelles à la main. Butter en avait long-temps vécu. La noblesse des comtés, qui venait rarement à la cour, n’avait guère d’autre moyen d’information que ces lettres-circulaires, et les établissemens publics, les cafés, qui commençaient à s’établir, avaient soin d’en recevoir quelqu’une, afin de se créer, par l’appât de la curiosité, une clientelle plus élevée. Il fallut un long intervalle de temps pour que la feuille imprimée se substituât complètement à la gazette manuscrite des nouvellistes. Les raisons en sont bien simples. Les libraires qui employaient Butter étaient fort mal informés, et quiconque approchait un peu les grands était mieux instruit qu’eux. Les Weekly News s’aventuraient rarement à parler des affaires intérieures; les nouvellistes en faisaient le principal sujet de leurs lettres, et non-seulement ils racontaient les faits, mais ils y joignaient des jugemens, des appréciations qu’ils n’eussent pas osé imprimer. Les Lettres de Nouvelles (News-Letters), comme on les appelait, étaient donc beaucoup plus intéressantes que le journal imprimé, et pendant un demi-siècle elles lui demeurèrent fort supérieures en circulation et en importance.

Le journal faisait de son mieux pour soutenir la concurrence, mais les esprits ne s’habituaient point à l’idée qu’on pût faire commerce public de nouvelles; une gazette imprimée était une nouveauté si surprenante et qui faisait tant de bruit, que Ben Jonson, revenant au théâtre après un long silence, crut voir là un excellent sujet de comédie. Il fit jouer en 1625 l’Approvisionnement de Nouvelles (the Staple of News), dans lequel il ridiculisait Butter et son entreprise. Butter y est appelé maître Cymbal; mais son vrai nom, qui signifie beurre en anglais, revient à chaque instant dans la pièce sous forme de calembour. Ben Jonson lui donne pour collaborateurs réguliers quatre coureurs de nouvelles ou émissaires chargés de recueillir tout ce qui se dit à la cour, au cloître de Saint-Paul, rendez-vous des badauds de Londres, à la Bourse, et enfin à Westminster, où siégeaient les tribunaux. Ben Jonson ajoute à ces quatre nouvellistes un mauvais poète, un docteur en médecine, et, comme rédacteur irrégulier, Lèche-ses-Doigts, cuisinier-poète, qui consacre ses loisirs à faire des devises et autres vers de confiseur. Le personnel administratif se compose de maître Cymbal, d’un secrétaire qui enregistre les nouvelles à mesure qu’elles arrivent, de deux commis et d’une foule de cartons avec de grandes étiquettes. Une brave paysanne se présente au bureau de maître Cymbal et demande pour deux liards de nouvelles, afin d’en faire présent à son curé : on la prie d’attendre quelques instans, parce que, si elle était servie à la minute, le public pourrait croire qu’on fabrique les nouvelles, au lieu de les recueillir.

Ben Jonson n’est pas le seul poète qui ait tourné en ridicule l’entreprise de Butter : Shirley, dans les Ruses de l’Amour, représentées en 1625, met aussi en scène la grande nouveauté du jour, et fait un portrait peu flatteur des marchands de nouvelles. « Ces gens-là, dit Shirley, avec une heure devant eux, vous décriront une bataille dans quelque coin de l’Europe que ce soit, et pourtant ils n’ont jamais mis le pied hors des tavernes. Ils vous dépeindront les villes, les fortifications, les généraux, les forces de l’ennemi; ils vous diront ses alliés, ses mouvemens de chaque jour. Un soldat ne peut pas perdre un cheveu de sa tète, ne peut pas recevoir une pauvre balle, sans avoir quelque page à ses trousses, format in-quarto. Rien n’arrête ces gens-là que le défaut de mémoire, et, s’ils n’ont point de contradicteur, ils ne tarissent pas. » Nous pourrions pousser la citation plus loin, car cette scène de Shirley est une première édition très complète de toutes les satires qu’on a pu faire du journalisme, et, à ne regarder que le fond des choses, certaines déclamations contemporaines n’ont pas moins de deux cent vingt-cinq ans de date.

Il paraît que les Weekly News, la première vogue passée, n’eurent qu’un succès médiocre. Des correspondances de France, d’Allemagne et d’Italie, quelques mots sur les affaires religieuses du dehors, n’excitaient pas suffisamment la curiosité du public. Butter se plaint d’ailleurs d’être gêné par la censure, qui taille à tort et à travers dans ses nouvelles étrangères, et leur ôte tout intérêt. Le recueil éprouva de temps à autre des interruptions; il prit quelquefois en sous-titre le nom de Mercurius Britannicus, pour recueillir un peu de la popularité des Mercures du continent, mais le public demeura toujours assez froid pour lui. On en perd toute trace après le mois de janvier 1640 ; il semble donc que Butter ou soit mort, ou ait abandonné la partie au moment où les événemens politiques allaient ouvrir une vaste carrière au journalisme.

C’est à cette époque, en effet, que la chambre étoilée succomba dans la lutte qu’elle soutenait depuis si long-temps contre les pamphlétaires. Le fanatisme religieux et politique des puritains triomphait des rigueurs de ce tribunal exceptionnel, qui avait inutilement employé contre les écrivains les supplices les plus cruels, les mutilations les plus barbares, la prison, l’exil et les confiscations. Les procès mémorables de Prynn, de Wharton, de Lilburn, venaient de mettre le comble à l’irritation populaire : Charles Ier, au commencement de 1641, abolit la chambre étoilée. Dès le 3 novembre de la même année, le parlement laissa publier régulièrement le compte rendu de ses séances sous ce titre : Diurnal Occurrences in Parliament. Cette publication se continua sans interruption jusqu’à la restauration des Stuarts, L’abolition de la chambre étoilée équivalait à la proclamation de la liberté de la presse, et on vit éclore aussitôt des milliers de pamphlets pour ou contre la royauté, pour ou contre l’église anglicane. Quelques journaux naquirent aussi, et firent un premier pas dans le domaine de la politique, en reproduisant les débats parlementaires; puis ils s’enhardirent à publier des nouvelles de l’intérieur et à discuter les affaires du pays. Ce n’est pas que ce droit leur fût reconnu, le parlement ne se montra pas plus tolérant que n’avait été la cour : il voulut restreindre aux imprimeurs de son choix la permission de publier ses débats, il voulut assujettir les éditeurs à des formalités d’enregistrement et à une censure préventive; en 1647, sur la demande de Fairfax, qui voulait qu’on limitât à deux ou trois le nombre des journaux autorisés à paraître, on vit encore le parlement augmenter les attributions de la censure et multiplier les pénalités. Ce sont ces efforts du parlement pour exercer en son nom et à son profit l’autorité dont il avait dépouillé la chambre étoilée, qui donnèrent lieu aux célèbres pamphlets de Milton en faveur de la liberté de la presse; mais les journaux avaient dans les nécessités du temps un meilleur avocat que Milton. Le parlement et la royauté étaient en lutte ouverte, et des deux côtés on cherchait un appui dans l’opinion publique. On s’aperçut bientôt que les journaux étaient un instrument fort supérieur au pamphlet; chaque parti voulut avoir son organe, et on se fit la guerre à coups de plume autant qu’à coups de fusil. Les dix-neuf années qui s’écoulèrent de 1641 à la restauration des Stuarts virent naître et mourir près de deux cents journaux; sur ce nombre, une vingtaine ont porté le titre de Mercure, qui semble avoir été aussi populaire en Angleterre que celui de Gazette en France et celui de Courrier en Hollande. Toutes ces feuilles étaient in-quarto, et ne paraissaient qu’une fois par semaine, la plupart le mercredi, quelques-unes le samedi : c’étaient, à vrai dire, des diatribes hebdomadaires, des pamphlets en raccourci plutôt que des journaux.

Quelques écrivains cependant arrivèrent par cette voie à la célébrité et même à la fortune. Du côté du parlement, le journaliste le plus fameux fut sans contredit Marchamont Nedham, dont l’histoire mérite d’être contée. Nedham n’était pas, comme le pauvre Nathaniel Butter, un malheureux nouvelliste vivant au jour le jour : c’était un véritable gentleman, qui avait fait ses études à Oxford et y avait pris ses degrés; il possédait à fond ses humanités et avait appris la physique et la médecine; il était curieux des choses de science, tournait fort agréablement les vers, et avait un esprit vif et caustique. Au sortir d’Oxford, il vint à Londres, et à l’âge de vingt-trois ans il occupait une place assez lucrative, à laquelle il devait joindre bientôt les produits de sa clientelle médicale, lorsqu’il fonda, en 1643, le Mercure britannique, qui fut l’adversaire le plus acharné de la cour et l’oracle du parti parlementaire. « Tout ce que Nedham disait ou écrivait, dit un de ses ennemis politiques, était regardé comme parole d’Évangile. » En 4647, ce même Nedham tomba au pouvoir des royalistes, et fut amené à Hamptoncourt en présence de Charles Ier, qui lui fit grâce. Nedham créa alors et rédigea pendant dix-huit mois le Mercure pragmatique, dans lequel il fit la guerre aux presbytériens, et défendit avec verve et habileté la cause royaliste. Arrêté par les têtes-rondes et emprisonné à Newgate, Nedham fut sauvé par Lenthall, président de la chambre des communes, et Bradshaw, président de la haute-cour de justice, tous les deux indépendans, qui voyaient avec défiance le parti presbytérien et étaient bien aises d’avoir une bonne plume à leur service. C’est alors que Nedham fonda, pour sa troisième opinion, son troisième journal, le Mercure politique, qu’il rédigea pendant dix ans avec toute la faveur de Cromwell, et dont il fit le journal le plus répandu et le plus influent de l’Angleterre. A la restauration des Stuarts, Nedham eut encore le talent de se tirer d’affaire; mais il renonça cette fois au journalisme, et se contenta d’exercer la médecine avec beaucoup de succès et de profit jusqu’à sa mort, arrivée en 1678. A côté du Mercure politique de Nedham, il faut mentionner un journal satirique et burlesque, entremêlé de prose et de vers, le Mercure rustique, rédigé aussi par un gradué d’Oxford, George Wither, qui avait abandonné le barreau pour se faire journaliste et soldat.

Du côté des royalistes, l’écrivain le plus distingué était John Birkenhead, ancien secrétaire de l’archevêque Laud, fellow et professeur à Oxford. C’était un homme de cour, de manières élégantes, brillant de saillie et de verve, qui jetait le ridicule à pleines mains sur les parlementaires. Il était aidé dans la rédaction du Mercure de la Cour (Mercurius Aulicus) par un autre homme d’église, Pierre Heylin, écrivain passionné, qui avait le talent de l’invective. Après la restauration, Birkenhead fut fait chevalier, devint membre de la chambre des communes, membre de la Société royale de Londres, dignitaire de l’université d’Oxford et maître des requêtes. Cette dernière place lui valait seule 3,000 livres sterling par an. Pierre Heylin devint sous-doyen de Westminster et se montra un prédicateur de mérite. Ces détails, qu’il serait facile de multiplier, marquent suffisamment quel chemin avaient fait les journaux et quelle importance ils avaient acquise. Ils tenaient sans doute encore beaucoup du pamphlet, mais ils tendaient à perdre ce caractère. Il y avait une polémique suivie entre les journaux de la cour et du parlement; on s’attaquait, on se répondait de part et d’autre, on se parodiait quelquefois, on s’injuriait très souvent. Le journal n’était plus un objet de commerce, c’était un instrument politique, et des libraires il était passé, comme on a pu le voir, aux mains de véritables écrivains, qui presque tous étaient des hommes instruits et de mérite sortis de l’église ou du barreau. Un autre progrès s’était accompli dans le mode de publication des journaux : sous Cromwell, qui ferma la bouche aux feuilles royalistes, et qui fut fort malmené par les feuilles républicaines, l’établissement du service des postes avait obligé les journaux à paraître avec ponctualité, afin de pouvoir être expédiés régulièrement chaque semaine dans les provinces.

La restauration des Stuarts, qui porta en apparence un rude coup aux journaux, qui en diminua singulièrement le nombre, qui restreignit leur liberté, qui les persécuta même, assura en réalité l’existence, de la presse anglaise en donnant à quelques feuilles une consécration officielle et une publicité lucrative. L’un des premiers actes du nouveau gouvernement fut d’interdire la publication des débats du parlement. Un ordre du conseil privé enleva à Nedham la rédaction du Mercure politique qu’il dirigeait depuis dix ans, transforma ce journal en Mercure public et Nouvelliste du parlement, et autorisa deux écrivains, Henri Muddiman et Giles Dury, à le faire paraître sous ce titre. On voit tout de suite quels droits l’autorité royale s’arrogeait sur les journaux. Muddiman et Dury firent place en 1663 à sir Roger Lestrange. Fils d’un grand propriétaire du comté de Norfolk, érudit, poète et soldat, Lestrange avait mené l’existence la plus aventureuse. Il avait combattu vaillamment pour la cause royale ; pris et condamné à mort par les parlementaires, il avait dû la vie et la liberté à un hasard singulier ; l’un des derniers à poser les armes, il avait été un des premiers à trouver grâce devant Cromwell, et il avait donné le spectacle d’un ancien cavalier fort bien en cour sous le protecteur. Lestrange avait quitté alors l’épée pour la plume et s’était fait journaliste : il prit goût à ce nouveau métier, et le continua sous la restauration. Devenu propriétaire de l’ancien journal de Nedham, Lestrange en changea encore une fois le titre, et le fit paraître deux fois par semaine sous deux noms différens : le lundi c’était le Public Intelligencer, le jeudi c’étaient les News. Cela dura ainsi dix-huit mois ou deux ans ; en 1665, Lestrange renonça à son journal sur la demande de la cour. Charles II voulait avoir en Angleterre le pendant de la Gazette de France, et à partir du 7 novembre 1666 parut, à Oxford d’abord, puis à Londres même, la Gazette de Londres, qui se publiait deux fois la semaine, les lundis et jeudis, mais en une demi-feuille in-folio. La Gazette de Londres fut une feuille officielle, placée sous la direction spéciale d’un sous-secrétaire d’état et rédigée par des écrivains à son choix. Elle s’est continuée sans interruption jusqu’à nos jours, et c’est dans ses colonnes que se font encore les publications officielles. Roger Lestrange reçut pour dédommagement les fonctions de censeur, et se mit à traduire l’historien Josèphe, ainsi qu’une partie de Sénèque et de Cicéron.

Malgré le patronage accordé par la cour au journal de Lestrange, malgré la publication de la Gazette de Londres, il existait encore un certain nombre de feuilles indépendantes, et si les journaux ne pouvaient plus publier les débats du parlement, ils continuaient à s’occuper de politique. Ainsi on voit en 1679 ce même Lestrange, tout censeur qu’il était, reprendre la plume et publier l’Observateur pour défendre la cour, qu’on accusait d’incliner au catholicisme ; mais le nombre des journaux alla en diminuant, et leur existence devint tout-à-fait précaire. Une page empruntée à la récente Histoire d’Angleterre de M. Macaulay montrera quelle était à cette époque la situation des journaux.


« En 1685, il n’existait et ne pouvait exister rien de pareil à nos journaux quotidiens. On n’eût trouve ni le capital ni le talent nécessaires. La liberté manquait également, condition aussi essentielle que le talent et le capital. La presse pourtant n’était pas à ce moment soumise à une censure générale. La loi sur la censure, votée peu de temps après la restauration, était expirée depuis 1679. Chacun pouvait donc à ses risques et périls imprimer, sans l’autorisation préalable d’un fonctionnaire public, une histoire, un sermon ou un poème; mais les juges étaient unanimement d’avis que cette liberté ne s’étendait pas aux gazettes, et que, d’après la loi commune de l’Angleterre, personne n’avait le droit de publier des nouvelles politiques sans l’autorisation de la couronne. Tant que le parti whig fut formidable, le gouvernement crut utile comme mesure de circonstance de fermer les yeux sur la violation de cette règle. Pendant la grande lutte du bill d’exclusion, on laissa paraître plusiers journaux: le Protestant Intelligencer, le Current Intelligencer, le Domestic Intelligencer, les True News, le London Mercury. Aucun de ces journaux ne paraissait plus de deux fois par semaine; aucun ne dépassait en étendue une petite feuille simple. La quantité des matières que l’un d’eux publiait dans une année ne dépassait pas celle qu’on trouve souvent dans deux numéros du Times. Après la défaite des whigs, le roi n’eut plus besoin de montrer la même réserve dans l’exercice d’une prérogative que tous les juges de la couronne avaient déclarée être incontestable. A la fin de son règne, aucun journal n’avait permission de paraître sans son autorisation, et cette autorisation était accordée exclusivement à la Gazette de Londres. Celle-ci ne paraissait que les mardis et les jeudis. Elle contenait en général une proclamation royale, deux ou trois adresses au roi par des tories, deux ou trois promotions, le compte-rendu de quelque escarmouche sur le Danube entre les troupes impériales et les janissaires, le signalement de quelque voleur de grand chemin, l’annonce d’un grand combat de coqs entre deux personnes de qualité, et une annonce promettant une récompense pour le retour d’un chien égaré. Le tout faisait deux pages de grandeur moyenne. Tout ce qu’on avançait sur les sujets du plus haut intérêt était rédigé de la façon la plus sèche et la plus formaliste. Quelquefois cependant, quand le gouvernement était en humeur de satisfaire la curiosité publique sur une affaire importante, on publiait un placard qui donnait plus de détails qu’on n’en trouvait dans la Gazette; mais ni la Gazette ni les placards supplémentaires publiés officiellement ne contenaient jamais une nouvelle qu’il ne convînt pas à la cour de faire connaître. Les débats parlementaires et les procès d’état les plus importans dont fasse mention notre histoire étaient passés sous un profond silence. Dans la capitale, les cafés tenaient jusqu’à un certain point lieu de journal. C’est là que les habitans de Londres couraient en foule, comme jadis les Athéniens à la place du marché, pour savoir les nouvelles du jour.... Mais les personnes qui vivaient à distance du théâtre principal des luttes politiques n’avaient pas d’autre moyen d’information régulière que les nouvelles à la main. »


Il y a quelque exagération dans ce tableau de l’éloquent historien : à le prendre à la lettre, il semblerait qu’à partir des dernières années de Charles II il n’y ait plus eu en Angleterre d’autre journal que la Gazette de Londres. Or, l’Observateur, fondé par Lestrange en 1679, continua d’exister jusqu’en 1687, et en 1682 le Loyal protestant Intelligencer se publiait encore. Il n’en est pas moins vrai que si Jacques à avait triomphé, toute liberté de la presse, par conséquent tout journalisme eût cessé d’exister en Angleterre. La révolution de 1688 vint, suivant l’expression de M. Macaulay, mettre le gouvernement sous le contrôle de la presse. Non-seulement les journaux se multiplièrent, mais leur rôle s’agrandit tout à coup par suite de la liberté qu’un gouvernement faible fut obligé de leur laisser, et par suite de la rivalité de deux grands partis, qui, ne pouvant combattre toujours à main armée, luttèrent par la publicité. Jacques Il avait à peine mis le pied sur la terre de France, que tous les partis fondaient à l’envi des journaux. Le nouveau gouvernement ne fut pas le dernier à recourir à ce moyen de défense, ainsi que le prouve la publication immédiate de l’Orange Intelligencer, dont le nom n’a pas besoin de commentaire. De 1688 à 1692, en quatre ans, on vit paraître vingt-six feuilles nouvelles, tandis que les vingt-six années de la restauration, de 1661 à 1688, n’en avaient vu naître que soixante-dix, qui presque toutes étaient mortes au bout de peu de temps. La loi qui soumettait les journaux à l’autorisation préalable existait encore, sans que Guillaume III eût osé faire usage du pouvoir qu’elle lui attribuait. Cette loi expirait en 1692 : elle fut prolongée pour un an; mais l’année suivante les tories, les jacobites et même les mécontens du parti ministériel se coalisèrent contre elle, et empêchèrent qu’elle ne fût renouvelée. Tous les journaux fondés depuis la révolution eurent alors une existence légale; toutefois la liberté extrême dont ils jouissaient était une tolérance plutôt qu’un droit. Le parlement s’arrogea même sur eux le droit de censure qu’avait perdu la royauté; il leur interdit de publier les débats des deux chambres, et il étendit en termes exprès cette interdiction aux auteurs de correspondances politiques. Un écrivain jacobite, du nom de Dyer, fut mandé à la barre des communes et réprimandé pour avoir, dans une de ses lettres, rendu compte d’une séance et nommé les orateurs qui avaient parlé. Ce fait prouve les prétentions du parlement et aussi la persistance des correspondances politiques soixante-quinze ans après l’apparition du premier journal. Cette industrie existait encore sous le règne suivant, car une feuille du temps, l’Evening post, s’étonne que bien des gens en province consentent à payer 3 et 4 livres par an pour recevoir une correspondance, lorsqu’un bon journal leur coûterait beaucoup moins. Plusieurs feuilles, pour faire concurrence aux nouvelles à la main, avaient pourtant imaginé de paraître avec deux pages imprimées et deux pages en blanc, afin qu’on pût se servir de son journal en guise de papier à lettre, et envoyer les nouvelles du jour à ses amis chaque fois qu’on leur écrivait. Ces journaux se vendaient 2 pence ou 4 sous le numéro.

« La publication de véritables journaux, consacrés en partie à la diffusion des nouvelles, en partie à la discussion des matières politiques, peut, en somme, être rapportée au règne de la reine Anne, époque à laquelle ces journaux eurent une grande circulation et devinrent les organes accrédités des diverses opinions; » — c’est Hallam qui s’exprime ainsi dans son Histoire constitutionnelle de l’Angleterre, Le règne d’Anne fut en effet une époque éminemment favorable au développement des journaux. La guerre de la succession d’Espagne, qui avait pour théâtre l’Europe presque tout entière, préoccupait tous les esprits, parce qu’il en pouvait sortir une contre-révolution en Angleterre : la curiosité publique était donc tenue sans cesse en éveil. Deux partis fortement organisés, les tories et les whigs, s’étaient formés et se disputaient le pouvoir avec acharnement. La lutte était engagée non-seulement à la cour et dans le parlement, mais devant l’opinion publique, à laquelle on en appelait des deux parts. Les journaux furent naturellement amenés à donner une place égale aux nouvelles et aux discussions politiques. L’activité intellectuelle qui a fait de cette époque l’âge d’or de la littérature anglaise ne fut pas non plus sans influence sur le développement et la transformation du journalisme.

Addison a fait mainte allusion à l’avidité de ses contemporains pour les nouvelles et à « l’aisance que cette curiosité générale procure à une demi-douzaine d’hommes d’esprit qui en vivent. » Le vent d’ouest qui empêchait la malle du continent d’aborder était considéré comme une calamité publique et plongeait dans un ennui profond la cour et la ville. La province était peut-être plus avide encore de journaux, car les gens de Londres avaient au moins la ressource des cafés, où la politique était le sujet de toutes les conversations, et où les nouvellistes de profession apportaient et recueillaient les bruits du jour. Aussi Exeter, Salisbury et quelques autres grandes villes virent-elles naître à ce moment les premiers journaux de province, dont la publication prouverait à elle seule la place que le journal tenait déjà dans les besoins de la population. Quant à Londres, il s’y publiait alors dix-huit feuilles politiques, c’est-à-dire sept de plus qu’en 1852. Tous ces journaux paraissaient au moins deux fois la semaine, les jours où partait la poste, et l’année 1709 fut inaugurée par la création du Daily Courant (Courrier Quotidien), la première feuille quotidienne publiée en Europe.

On ne saurait passer sous silence un trait caractéristique de l’époque, et qui prouve mieux que tout le reste l’importance que les journaux avaient acquise : c’est l’intervention de grands personnages dans les luttes de la presse et le nombre d’écrivains éminens qui firent de la rédaction des journaux leur occupation habituelle. On vit un lord, un chef de parti qui devait être premier ministre, Bolingbroke, attaquer le gouvernement par une lettre signée dans l’Examiner, et être réfuté dans le Tatler par le lord-chancelier lui-même, lord Cowper. Ce même Bolingbroke, tombé du ministère, reprit la plume, fit dans le Craftsman des articles de polémique qu’il signait « un écrivain de circonstance » (an occasional writer), et publia dans le uiôme journal, sous le titre de Lettres sur l’Histoire d’Angleterre, par Humphrey Oldcastle, une série d’articles qui furent fort remarqués et qui furent plus tard réunis en volumes. A côté de Bolingbroke ou contre lui écrivirent Swift, Steele, Addison. Ces noms rappellent un genre de journaux qui n’a eu qu’une existence momentanée, mais qui est resté célèbre, les journaux plus littéraires encore que politiques, où la morale, la philosophie, la peinture de la société, tenaient autant et plus de place que la polémique, et dont le Spectateur est demeuré le modèle. Ce fut la bonne fortune de cette époque de produire des journaux qui ont mérité de passer à la postérité, et qui sont lus encore comme des livres.

Le premier en date de ces journaux, et l’un de ceux qui sont le plus souvent cités, est le Tatler (le Babillard), fondé en 1709 et qui eut à la fois pour rédacteurs Swift, Addison et Steele; mais Swift le quitta bientôt pour passer à l’Examiner, qu’il rédigea de moitié avec Bolingbroke et dont il fit une feuille essentiellement politique. Il en céda plus tard la direction à Oldisworth, et ne rentra dans le journalisme qu’après un assez long intervalle, en collaborant en 1728 à l’Intelligencer et en y publiant les Lettres de Drapier, qui jouirent d’une grande réputation jusqu’au moment où les Lettres de Junius vinrent les détrôner et les faire oublier. Addison, de concert avec Steele, publia le Tatler, le Spectator et le Guardian. Il rédigea seul le Freeholder, et un peu plus tard le Vieux Whig (the Old Whig), feuilles toutes politiques qui avaient pour objet unique la défense du parti whig, dont les chefs étaient les amis personnels d’Addison. Steele, dont la plume était infatigable, collabora successivement au Tatler, au Spectator et au Guardian, et, tout en écrivant dans ce dernier recueil, il trouvait encore le temps de rédiger seul ou presque seul l’Englishman, qu’il fonda en 1713, et qu’il remplaça plus tard par le Plebeian, le dernier journal dans lequel il ait écrit. Deux écrivains, bien inférieurs aux précédens, mais de quelque mérite, Thomas Gordon, le traducteur de Tacite, et Trenchard, écrivirent à la même époque dans le British Journal les Lettres de Caton, dont quelques-unes furent attribuées à Bolingbroke. Les feuilles que nous venons de nommer ne seraient plus aujourd’hui considérées comme des journaux; mais, à l’époque où elles parurent, elles eurent une publicité plus considérable que celle des vrais journaux et une influence beaucoup plus grande. Elles contenaient, outre les articles qui ont depuis été recueillis à part, une certaine quantité de nouvelles courantes et bon nombre d’annonces. Aucune d’elles n’eut une longue existence, parce qu’elles n’avaient qu’un ou deux rédacteurs, et la nécessité de donner un ou deux articles par semaine, en tournant dans un cercle très étroit, mettait promptement hors d’haleine les écrivains les plus féconds; il n’était pas d’auteur dont la verve ne s’épuisât en deux ou trois ans à un tel métier. Les feuilles quotidiennes, qui avaient toujours la primeur des nouvelles, s’emparèrent bientôt exclusivement de la politique, et les journaux qui avaient des prétentions littéraires restreignirent leur publicité au lieu de l’accroître, parurent une fois par semaine avec des caricatures, ou devinrent mensuels sous le nom de magazine. Le Gentleman’s Magazine date du règne de George Ier.

L’influence considérable que la presse périodique avait acquise porta ombrage au pouvoir, et appela ses rigueurs sur les journalistes. Le pouvoir alors, ce n’était plus la royauté, c’était le parlement, et la chambre des communes, qui avait fait aux Stuarts un crime de leur chambre étoilée et de leurs persécutions contre la presse, refusa de subir à son tour ce contrôle de la publicité qu’elle avait elle-même imposé à la royauté; elle se transforma en une véritable chambre étoilée pour venger ses propres injures. Toute allusion à ses débats intérieurs, toute réflexion sur les discours prononcés dans son sein, toute désapprobation des mesures votées par elle, devinrent des délits punis par l’amende, l’emprisonnement, le pilori. Dans sa violence, elle ne respecta même pas le principe de l’inviolabilité parlementaire; en 1707, elle expulsa de son sein un de ses membres pour un livre qu’elle déclara injurieux à la religion chrétienne. On sait que l’existence du célèbre auteur de Robinson Crusoé, Daniel de Foe, ne fut qu’une longue lutte contre le parlement, et s’écoula à écrire des pamphlets, puis à les expier en prison. Quant aux journaux, il ne se passait guère de session qu’on ne vît quelque écrivain et quelque imprimeur traduits à la barre des communes et envoyés à Newgate. Steele lui-même, quoique membre du parlement, porta la peine des sarcasmes qu’il lançait contre la majorité; malgré l’appui de Walpole et du parti whig tout entier, qui prit fait et cause pour lui, il fut expulsé de la chambre en 1713 pour trois articles dans l’Englishman. Ce seul fait suffit à donner une idée de l’acharnement des communes contre le pouvoir nouveau qui exerçait sur elles une surveillance importune et leur disputait la direction de l’opinion publique.

Las de s’en prendre aux écrivains, le parlement résolut d’attaquer directement l’existence de Grub Street, ainsi qu’on appelait collectivement et par ironie les journaux. Tous les ans, on mettait en délibération les moyens de réprimer la licence de la presse et de soustraire à sa malignité les affaires de l’état. Il fut d’abord question de remettre en vigueur la loi sur la censure, mais on craignit de réveiller des souvenirs odieux. On songea ensuite à exiger une signature au bas de chaque article. « Il était temps, dit l’auteur de la proposition, que les écrivains déposassent leur masque anonyme (to drop the anonymous mask) et signassent leurs œuvres de leur nom, » afin d’en porter la responsabilité : on voit qu’il n’y a rien de nouveau sous le soleil. Ce second moyen fut repoussé comme profondément ridicule. En 1712, quelques membres de la commission du budget s’avisèrent que « le moyen le plus efficace de supprimer les libelles serait de mettre un droit très lourd sur tous les journaux et toutes les brochures. » Cette proposition fut accueillie avec acclamations. La chambre des communes vota un droit de timbre d’un son sur toute demi-feuille imprimée, de 2 sous sur chaque feuille entière, et de 24 sous sur toute annonce insérée dans un journal. Ces droits existent encore aujourd’hui, tels qu’ils ont été votés en 1712; seulement, sous George Ier, en 1726, on dut modifier la rédaction de la loi, parce que plusieurs journaux, qui avaient pris à dessein un format intermédiaire entre la demi-feuille et la feuille entière, prétendaient n’être pas compris dans la loi, et soutenaient qu’au lieu d’être assujettis au timbre, ils devaient être traités comme les brochures, qui payaient un droit fixe sur chaque édition, indépendamment du nombre des exemplaires. L’impôt du timbre et l’impôt sur les annonces, auxquels est venu se joindre depuis un impôt sur le papier, eurent dans le premier moment tout l’effet qu’on s’en était promis. Beaucoup de journaux furent tués du coup, plusieurs durent se fondre avec d’autres publications, d’autres perdirent une partie notable de leur clientelle par l’augmentation de leur prix, et périrent après avoir langui quelque temps. Le Spectateur fut du nombre. En 1709, il y avait à Londres dix-huit journaux; en 1733, on y comptait seulement trois journaux quotidiens, dix journaux paraissant trois fois par semaine, et quelques recueils hebdomadaires.

II.

Il serait inutile d’aller plus loin et de poursuivre en détail l’histoire de la presse périodique en Angleterre. A l’avènement de la maison de Hanovre, le véritable journal existait tel que nous le connaissons aujourd’hui, apportant régulièrement chaque matin au public son tribut d’articles politiques, de nouvelles de l’intérieur et de l’étranger, et d’annonces de toute sorte. Le timbre complétait la ressemblance. La seule différence sérieuse était dans l’organisation commerciale de la presse; les journaux n’étaient point encore des entreprises isolées, indépendantes de toute autre spéculation. Ainsi, en 1726, tous les journaux qui se publiaient à Londres appartenaient à des libraires, à l’exception du Craftsman, fondé avec l’argent de Bolingbroke. Il serait hors de propos de suivre dans leur existence éphémère des feuilles dont le nom même n’a pas survécu. Il suffira de glaner quelques faits dans le livre intéressant, mais malheureusement trop confus, que M. Knight Hunt, l’un des rédacteurs des Daily News de Londres, a consacré à l’histoire de la liberté de la presse et par conséquent à l’histoire des journaux dans son pays. Avec un peu plus d’ordre et de méthode, avec plus de sobriété dans les détails et un choix plus judicieux des faits, le livre de M. Knight Hunt aurait rendu ce travail superflu, mais l’auteur lui-même a de propos délibéré, et il a soin de nous en prévenir, réduit sa tâche à celle d’un collecteur de matériaux.

En 1746, l’auteur de Tom Jones, Fielding, à qui la rédaction d’un journal ministériel avait valu une place de juge de police, fonda le Covent-Garden Journal, et y introduisit une innovation qu’expliquent tout naturellement les fonctions du magistrat et le penchant du romancier pour les incidens dramatiques. Ce journal donna régulièrement l’analyse des séances des tribunaux correctionnels. Les autres journaux en firent autant; mais ils étendirent leur publicité à toutes les cours de justice, et aujourd’hui encore les comptes-rendus judiciaires publiés quotidiennement par les journaux de Londres contiennent plus de matière que notre Gazette des Tribunaux. Ce n’est guère que quinze ans plus tard qu’on vit paraître les premiers articles relatifs aux théâtres; encore se réduisirent-ils long-temps à l’annonce et à l’analyse des pièces nouvelles, sans commentaires, sans aucune appréciation du mérite des écrivains et du jeu des acteurs; c’est vers 1780 que le Morning Post imagina de publier régulièrement sur les pièces de théâtre de véritables articles critiques. Les Lettres de Junius tiennent ni trop de place dans l’histoire littéraire et politique de nos voisins pour n’être pas mentionnées ici. Ces lettres fameuses, qui remuèrent toute l’Angleterre, parurent dans le Public Advertiser du 28 avril 1767 au 2 novembre 1771, et elles augmentèrent de douze pour cent la vente quotidienne de ce journal. Il fallut tirer à part dix-sept cent cinquante exemplaires du numéro qui contenait la lettre de Junius au roi George II.

Les journaux avaient encore un droit à conquérir, celui de publier les débats du parlement. De nos jours, les membres des assemblées délibérantes quêtent de toutes façons la publicité; il en est même qui voudraient imposer aux journaux, par mesure législative, la tâche ingrate de recueillir leurs moindres paroles. Au XVIIIe siècle, le parlement anglais maintenait avec une extrême rigueur l’interdiction prononcée autrefois par les Stuarts dans une pensée politique. On voit la chambre des communes renouveler périodiquement la déclaration, « que c’est une insulte à la chambre et une violation de ses privilèges d’oser donner dans un journal, manuscrit ou imprimé, aucun compte-rendu ou détail des débats ou délibérations de la chambre ou de ses commissions, et que les coupables seront poursuivis avec la plus grande sévérité. » La volonté du parlement se trouva un jour impuissante devant la curiosité publique. C’était le temps de la lutte du trop célèbre Wilkes contre le ministère et la majorité de la chambre des communes. Les séances de la chambre n’étaient qu’une suite de débats orageux, et du parlement l’agitation se communiquait au dehors. Un éditeur entreprenant, nommé Almon, se hasarda à publier trois fois par semaine dans son journal, le London Evening Post, les détails qu’il recueillait de la bouche de quelques députés. Pendant deux sessions, il ne fut point inquiété, et son succès encouragea d’autres journaux à l’imiter. La chambre des communes se crut bravée, et, dans la session de 1771, elle appela à sa barre les imprimeurs des journaux coupables. Ceux-ci ne comparurent pas; la chambre lança contre eux des mandats d’arrêt. Le lord-maire et Wilkes, qui était alderman, les firent remettre en liberté, comme arrêtés irrégulièrement et au mépris des privilèges de la Cité de Londres. La chambre des communes, après un débat des plus acharnés, réprimanda le lord-maire, qui était un de ses membres, et l’envoya à la Tour. Une dissolution survint, qui mit en liberté le lord-maire et les imprimeurs poursuivis, avant que la question légale eût été résolue. La nouvelle chambre des communes, soit qu’elle fût animée d’un esprit différent, soit qu’elle craignît un échec, ne renouvela pas la lutte, et laissa imprimer le compte-rendu de ses séances. C’est donc au prix d’un procès que les journaux anglais se sont mis en possession de publier les débats parlementaires; ils continuent à le faire, grâce à la tolérance des deux chambres, mais non pas en vertu d’un droit reconnu et incontestable. Les défenses de la chambre des communes subsistent encore, mais on les laisse sommeiller; il n’est pas à craindre qu’on les tire jamais de l’oubli. Il échappa une fois à O’Connell, dans la chambre des communes, des expressions blessantes pour les écrivains de la presse : les journaux de Londres, d’un commun accord, s’abstinrent de donner ses discours jusqu’à ce qu’il eût publiquement rétracté ses paroles. Tel est le changement que le temps amène dans les idées des hommes; le silence de la presse était un privilège il y a moins d’un siècle, c’est aujourd’hui un châtiment.

Un siècle après la révolution qui avait sauvé les libertés anglaises de la destruction naquit le journal qui tient aujourd’hui le premier rang dans la presse européenne : c’est au mois de janvier 1788 que fut publié le Times, qui est demeuré la propriété de la famille de son fondateur, l’imprimeur J. Walter. Le Times était moins un journal nouveau que la continuation d’une autre publication, le London Daily Universal Register, qui avait paru pour la première fois le 13 janvier 1785, et qui se transforma au bout de trois ans. Malgré ses soixante-cinq années d’existence, le Times est loin d’être le doyen de la presse anglaise. Sans parler de la Gazette de Londres, qu’il convient de mettre à part, le Public Ledger, qui n’est plus guère qu’une feuille d’annonces, remonte jusqu’à l’année 1760, c’est-à-dire près de trente ans plus haut que le Times. Le Morning Chronicle vient ensuite : il fut fondé en 1769 pour défendre le parti whig. Il eut à sa naissance pour imprimeur et pour directeur William Woodfall, frère de l’heureux éditeur du Public Advertiser, où paraissaient à ce moment même les Lettres de Junius. Le Morning Post date de 1772, et le Morning Herald du 1er novembre 1780. Des journaux du matin qui se publient aujourd’hui à Londres, le Morning Advertiser et les Daily News sont seuls plus récens que le Times. Cette longue existence des feuilles anglaises est une preuve que les journaux sont de bonne heure devenus en Angleterre une entreprise avantageuse. Au moment de la fondation du Morning Chronicle, le Daily Advertiser, créé dans la première moitié du siècle, avait déjà fait la fortune de plusieurs propriétaires, et ses actions s’adjugeaient aux enchères à des prix fabuleux. Le Public Advertiser d’Henri Woodfall se vendait à près de trois mille exemplaires par jour, chiffre énorme pour le temps. La circulation des journaux s’accroissait plus rapidement que leur nombre. En 1753, les journaux vendirent 7,411,757 feuilles; en 1760, 9,484,791; trente ans plus tard, en 1790, 14,035,739; en 1791, 14,794,153; enfin en 179-2, 15,005,760. L’accroissement rapide de ces trois dernières années n’était que le prélude du développement que les journaux allaient devoir à l’agitation causée par la révolution française.

M. Knight Hunt a établi une curieuse comparaison entre les premiers numéros du Times et l’Orange Intelligencer, fondé un siècle auparavant par les partisans de Guillaume III. Le journal de 1688, publié deux fois par semaine sur une petite feuille in-quarto, est de beaucoup dépassé par le premier journal quotidien, le Daily Courant, de 1709, qui n’est lui-même qu’un pygmée auprès du Times de 1788. Celui-ci pourtant n’était pas aussi grand que ses contemporains du Herald et du Chronicle, et n’était pas la moitié de ce qu’il est aujourd’hui. L’agrandissement continuel mieux encore que la multiplication des journaux montre quel a été d’année en année le; développement de la curiosité publique, toujours plus exigeante et étendue à plus de sujets. Il marque aussi d’une façon indirecte les progrès de la puissance de la presse, dont cette curiosité générale est à la fois l’origine et le point d’appui. Ce n’est pas d’eux-mêmes que les journaux tirent leur force, mais de ce besoin universel d’informations que seuls ils peuvent satisfaire. Rendez la nation indifférente aux affaires publiques, et ni talent ni sacrifices d’aucune sorte ne pourront empêcher les journaux de languir. Il ne faut donc juger de la puissance réelle des journaux ni par leur nombre ni par la liberté dont ils jouissent. Nulle part ils ne sont plus nombreux et plus libres qu’aux États-Unis, nulle part peut-être ils n’ont moins d’influence; on a vu au contraire, en France, sous la restauration, deux ou trois feuilles lilliputiennes, sans cesse aux prises avec la censure, gouverner l’opinion publique. La presse anglaise est de nos jours encore celle qui a le plus de crédit sur les lecteurs auxquels elle s’adresse, aucune pourtant n’a eu à lutter contre des entraves plus fortes et une persécution plus longue.

Il y a soixante ans à peine que l’imprimeur d’un journal a subi encore à Londres la honte du pilori. A partir du commencement de la guerre d’Amérique, les poursuites contre les journaux devinrent presque quotidiennes en Angleterre, et, aussitôt que le contre-coup de la révolution française se fit sentir, elles prirent un tel caractère d’acharnement, que l’un des chefs du parti whig, Sheridan, crut devoir fonder une Société des amis de la liberté de la presse, pour venir en aide aux journaux menacés dans leur existence. On remplirait vingt pages avec la simple nomenclature des condamnations prononcées contre les journaux anglais dans les soixante années qui se sont écoulées de 1770 à 1830. Ce sont les procès de presse qui ont fait la réputation et la fortune politique d’Erskine, de Mackintosh, de Brougham et de la plupart des hommes distingués du barreau anglais. On n’a pas oublié le bill dit des six actes que lord Castlereagh fit voter en 1817 par le parlement. Ce bill ne contenait pas moins de six lois différentes contre la presse. En quelques mois, il peupla les prisons de journalistes; il contraignit un célèbre écrivain radical, Cobbett, à se réfugier aux États-Unis, et il réduisit toute la presse au silence. Il fut suspendu deux ans plus tard, et en vérité lord Castlereagh n’avait pas besoin de cette législation exceptionnelle, car la législation ordinaire, qui subsiste encore aujourd’hui sans modification aucune, était parfaitement suffisante pour faire la guerre aux journaux. En 1812, les deux frères Hunt avaient été condamnés à un an de prison et à une amende qui, avec les frais, s’élevait à 50,000 francs, pour avoir imprimé dans l’Examiner que le Morning Post avait un peu outrepassé la vérité en appelant le prince de Galles, alors âgé de près de cinquante ans, un Adonis. En 1820, M. Francis Burdett fut condamné à trois mois de prison et à une amende de 50,000 francs, qui, avec les frais, montait à près de 80,000. Un document parlementaire constate que, de 1808 à 1821, le gouvernement anglais intenta cent un procès de presse et fit condamner quatre-vingt-quatorze journalistes, dont douze à la déportation pendant sept ans et les autres à des emprisonnemens plus ou moins longs. Ce n’est pas en 1821 que se termine ce martyrologe de la presse anglaise; M. Knight Hunt l’a poursuivi jusqu’en l’année 1833, qui vit encore prononcer plusieurs emprisonnemens. Il semble que, depuis cette époque, il n’y ait plus eu de poursuites ordonnées par le gouvernement. L’honneur en revient aux hommes qui ont été depuis quinze ans à la tête des affaires, mais non pas à la législation, qui n’a pas changé. Lord Palmerston disait, l’an passé, à Tiverton, qu’en Angleterre tout homme pouvait exprimer librement ses opinions, quelles qu’elles fussent; le ministre aurait dû ajouter pour être sincère : «Tant qu’il convient au gouvernement de ne pas le poursuivre. » A l’école d’une longue persécution et sous le joug d’une législation rigoureuse, la presse anglaise a appris la modération et la réserve; elle apporte dans sa polémique sur les affaires intérieures une grande mesure et beaucoup de dignité; s’abstenant de toute attaque violente contre les personnes et les institutions, elle donne à vrai dire peu de prise contre elle. L’abus inoui qui a été fait jusqu’en 1830 des poursuites judiciaires contre les journaux a mis du côté de la presse l’opinion publique, qui s’alarmerait et s’irriterait d’un retour à la violence des Liverpool et des Castlereagh. La politique a donc commandé au gouvernement de fermer les yeux sur quelques écarts accidentels, en même temps que la tolérance lui était rendue facile par la modération habituelle des journaux. Si donc il n’y a pas eu depuis quelques années de procès de presse en Angleterre, cela tient à l’état de l’opinion et aux mœurs publiques du pays, non à une législation plus libérale qu’ailleurs. Ce n’est pas, comme lord Palmerston semblait le faire entendre, que l’Angleterre concède aux opinions plus de liberté que les autres états : c’est qu’on y abuse moins de la liberté limitée, mais suffisante, qu’on y accorde. La limite imposée par les mœurs et les habitudes empêche seule de rencontrer et de voir la limite imposée par la loi.

La modération et la dignité dont la presse anglaise fait preuve en général proviennent moins encore de l’appréhension d’une législation qui sommeille que d’une juste fierté et du besoin instinctif de se relever du plus inique des préjugés. Si le journal est influent et populaire en Angleterre, il n’en est pas ainsi du métier de journaliste, auquel s’attache encore une certaine défaveur. Tandis qu’en France on l’ait fracas de sa collaboration au moindre journal, en Angleterre on ne voit personne s’en faire un titre. Il faut chercher l’origine de ce préjugé contre les journalistes dans les longues persécutions que la presse a eu à subir en Angleterre. Ce ne sont pas seulement les amendes et les emprisonnemens qu’on a prodigués aux écrivains de la presse, ce sont les peines afflictives et infamantes. Pendant toute la durée du XVIIIe siècle, on vit des journalistes pendus, marqués, mis au pilori, fouettés en place publique, emprisonnés avec les criminels, etc. Les écrivains sérieux, les hommes d’un réel mérite s’écartèrent à la longue d’un métier si périlleux, et la presse demeura livrée pendant long-temps aux gens aventureux que le danger n’effrayait pas, que l’emportement de la passion, l’appât d’un salaire ou l’esprit de spéculation entraînaient souvent à la diffamation et au scandale. Dès le commencement du XVIIIe siècle, Addison s’était plaint dans le Freeholder des excès de la presse; ces excès allèrent croissant à mesure que la lutte des partis s’envenimait. Toutes les opinions montraient la même intolérance, le même oubli de toute retenue, et ne voyaient dans les journaux, au lieu d’un puissant instrument de propagande, qu’un moyen de blesser et de déshonorer des adversaires. Il n’est pas surprenant qu’avec de telles habitudes un certain discrédit se soit à la longue attaché à la presse quotidienne, et les satires vengeresses d’Addison et de Crabbe, des moralistes et des poètes, durent paraître au public la plus juste et la plus méritée des sentences.

Le coup était porté, et quand, au commencement de ce siècle, les journaux, tombés aux mains d’hommes honorables et opulens, prirent un autre ton et d’autres allures, ce ne fut que par l’appât d’appointemens élevés qu’ils purent rappeler à eux les hommes de talent; mais ceux-ci, loin de songer à tirer vanité de leur collaboration, la dissimulèrent presque tous soigneusement. Les plus grands noms de la littérature et du barreau ont traversé presque incognito cette difficile école. Lord Brougham passe pour avoir continué à écrire dans les journaux lorsque sa fortune politique était déjà faite. Benjamin Disraeli a pris part à la direction d’un journal éphémère, le Représentant. Lord Campbell, qui occupe aujourd’hui un des sièges les plus élevés de la magistrature, a débuté par faire dans le Morning Chronicle les articles de critique théâtrale, et il occupait encore ce poste en 1810. Parmi les simples hommes de lettres, il suffit de nommer Coleridge, Charles Lamb, Hazzlitt, Leigh Hunt, Thackeray et le romancier Dickens, qui a commencé par sténographier les débats du parlement avant de prendre rang parmi les rédacteurs et parmi les écrivains. Pendant que les hommes qui étaient les plus capables de faire évanouir un injuste préjugé n’osaient l’affronter et se cachaient d’écrire, une autre classe d’écrivains n’a jamais hésité à se mettre en avant. Ce sont les raccoleurs de nouvelles, les reporters, ou, pour leur donner le nom sous lequel ils sont populaires, les penny-a-liners (écrivains à deux sous la ligne), c’est-à-dire les employés subalternes que les directeurs de journaux envoient par la ville en quête des accidens, des incendies et des crimes. Ils se trouvent déjà dépeints sous le nom d’émissaires dans le tableau satirique que Ben Jonson trace du personnel employé par Nathaniel Butter : ce sont eux qui recueillent les faits du jour à Westminster, à Saint-Paul et à la Bourse. Sous le nom que leur a valu le taux de leur salaire, ils ont exercé la verve de tous les auteurs satiriques du XVIIIe siècle, et, au temps où les œuvres dramatiques n’étaient pas encore soumises à la censure de la presse, l’écrivain famélique qui fait un jour mourir un personnage pour avoir à dîner, et le ressuscite le lendemain pour gagner son déjeuner, qui verrait volontiers la moitié de Londres renversée par un tremblement de terre pour en raconter la destruction à l’autre moitié, le penny-a-liner tenait, dans le théâtre anglais, à peu près la place du parasite dans le théâtre antique. Ses mœurs n’ont pas changé. Une maison a-t-elle brûlé, un meurtre a-t-il été commis, un enfant a-t-il été écrasé, — au milieu de la foule accourue se fait bientôt remarquer un individu qui multiplie les questions, qui va d’une personne à l’autre s’enquérir des moindres détails de l’événement, qui prend des notes sur un carnet, et qui, si la foule est compacte ou si l’on repousse les importuns, tient bon, se fait faire place et se réclame de son titre en répétant qu’il est « un monsieur de la presse » (a gentleman of the press). Du nombreux personnel qui concourt plus ou moins à la rédaction d’un journal, le public anglais ne connaît que les écrivains à deux sous; mais il les rencontre partout et à toute heure : au bureau des hôtels où descendent les étrangers de distinction, à la porte des grands personnages malades, dans tous les rassemblemens, aux courses, aux combats de coqs, au pied de l’échafaud des criminels qu’on exécute. Si dans une voiture publique, dans un lieu de divertissement, à un spectacle en plein air ou à une pendaison, à un convoi ou sur le passage d’un cortège royal, un homme est plus communicatif que les autres, a le verbe un peu haut, se montre prompt à questionner et à répondre, paraît au courant de toutes choses, sait les bruits du jour dans le plus grand détail et a le mot pour rire en toute occasion, pour peu qu’il laisse percer un bout de papier ou un crayon, il est immédiatement atteint et convaincu d’appartenir à la presse. Ces hommes que rien ne rebute, qui pénètrent de gré ou de force, ouvertement ou par ruse, partout où il y a une nouvelle à glaner, et dont l’avidité peu scrupuleuse brave tous les obstacles, représentent seuls, aux yeux d’une portion du public anglais, les journalistes, avec lesquels ils n’ont pourtant presque point de rapports. C’est d’après eux qu’on juge tous les écrivains de la presse, et il n’est pas surprenant que, pour beaucoup d’esprits, le nom de journaliste rappelle ce mélange de suffisance, de prétentions ridicules et de mauvaises manières que quelques romanciers français ont attribué à la classe des commis voyageurs. Cette défaveur attachée à la presse politique est d’autant plus singulière qu’elle ne s’étend ni aux magazines, ni surtout aux revues. Gifford, Mackintosh, Jeffrey, Sydney Smith, Macaulay, Alison, non-seulement ont avoué leur collaboration aux revues anglaises, mais s’en sont toujours fait un titre d’honneur, et y ont trouvé un moyen de rapide élévation.

La législation de la presse anglaise et ses conséquences nous ont amenés jusqu’à l’époque actuelle; il est donc à propos de dire un mot des charges qui pèsent encore sur les journaux. L’impôt du timbre avait été continuellement éludé par les imprimeurs et les journalistes; néanmoins il fut un des premiers impôts que Pitt aggrava, lorsqu’il entreprit de rétablir les finances anglaises. Cet impôt devint alors tellement lourd, que la tentation de le frauder fut irrésistible pour les imprimeurs, dès qu’ils eurent la perspective d’une vente assez considérable. La révolution de juillet en France et le bill de réforme en Angleterre, en répandant une vive agitation dans tous les esprits, donnèrent une grande impulsion à la presse; le parti radical, qui se croyait triomphant, redoublait d’efforts, et inondait l’Angleterre de ses publications. Des hommes entreprenans imprimèrent journaux et brochures sur des feuilles non timbrées, les firent crier par les rues, distribuer à domicile, et, comme le droit sur chaque numéro de journal était alors de 4 pence ou 40 centimes, ils pouvaient, malgré des frais de toute sorte, donner leurs journaux à des prix trois ou quatre fois moindres que ceux des publications légales, et ils en vendaient un nombre prodigieux. En 1831, la vente d’un journal hebdomadaire de principes tout-à-fait révolutionnaires, le London Dispatch, qu’un écrivain radical, nommé Hetherington, rédigeait et vendait lui-même, et dont le prix avait été fixé à 4 sous seulement, atteignait le chiffre de 25,000 exemplaires par semaine. On évaluait à 150,000 feuilles par semaine la vente des publications non timbrées; des gens passionnés se faisaient un point d’honneur de favoriser la fraude, et, pendant quelques années, ce fut une lutte acharnée entre les adversaires du timbre et la police. Dans les trois premières années du ministère de lord Grey, il y avait eu 509 poursuites pour vente de journaux non timbrés; il y en eut 219 dans la seule année 1835, et ce nombre s’accrut encore en 1836. L’impuissance du gouvernement à réprimer la fraude était d’autant plus manifeste, qu’il y avait alors en vigueur, suivant une remarque de M. Hume, dix-neuf lois ou parties de lois contre les imprimeurs, éditeurs et vendeurs de journaux non timbrés. Le ministère anglais prit le sage parti d’abaisser l’impôt du timbre de 40 centimes à 10 ; les journaux quotidiens diminuèrent aussitôt leur prix de tout ce qu’ils ne payaient plus au timbre, et avec cette réduction considérable disparut la différence de prix, qui seule faisait vivre les publications non timbrées. La fraude cessa d’exister dès qu’elle n’eut plus pour elle la séduction du bon marché.

La loi qui réduisait l’impôt du timbre fut mise en vigueur le 15 septembre 1836 ; elle eut pour conséquence immédiate un accroissement considérable dans la vente des journaux. Du 5 octobre 1835 au 5 avril 1836, les journaux avaient fait timbrer 14,874,652 feuilles ; du 5 octobre 1836 au 5 avril 1837, ils en firent timbrer 21,362,148. L’augmentation immédiate fut donc d’environ 50 pour 100. Aussi la perte du trésor, qu’on avait évaluée aux trois quarts de l’impôt perçu en 1835, ne fut-elle que d’un peu plus de moitié, et ne tarda pas à être entièrement couverte. En effet, le nombre des journaux s’accrut, et la circulation s’en développa dans une proportion bien plus forte encore. Dans l’année 1842, les seuls journaux anglais firent timbrer 50,088,175 feuilles. En 1848, voici quel a été le nombre des timbres délivrés aux journaux :


Timbres à 10 cent. Timbres à 5 cent,
Angleterre 67,476,768 8,704,236
Écosse 7,497,064 176,854
Irlande 7,028,956 44,702

D’après un relevé officiel imprimé par ordre de la chambre des communes, les journaux publiés en 1850 dans la Grande-Bretagne, en comprenant sous ce nom, sans distinction de forme et de mode de publication, tous les recueils périodiques autres que les revues et les magazines, s’élevaient à Londres à 133, dans les comtés d’Angleterre à 250, dans le pays de Galles à 17, en Écosse à 113, en Irlande à 110, total 623. M. Knight Hunt, qui n’a compris dans ses calculs que les journaux s’occupant de politique, donne pour l’année 1849 les chiffres suivans : à Londres 113, dans les comtés d’Angleterre et le pays de Galles 234, en Écosse 85, en Irlande 101. En y ajoutant encore les quatorze journaux qui paraissent dans les îles de la Manche et de l’Océan, il arrive à un chiffre total de 547. Un recueil mensuel, le Bentleys Miscellany, a calculé que les feuilles imprimées par les journaux quotidiens dans les douze mois de l’année 1849 auraient suffi à couvrir une surface de 349,308,000 pieds, et qu’en y ajoutant les journaux de semaine et de quinzaine de Londres et des provinces, en couvrirait une surface totale de 1,446,150.000 pieds carrés. Quelle puissance pourrait aujourd’hui ramener l’Angleterre à la chétive feuille, à demi remplie, où le pauvre Butter imprimait, il y a deux cent vingt-cinq ans, avec des caractères uses, « les nouvelles de France, d’Allemagne et d’Italie, d’après l’original hollandais? »

Les chiffres qui viennent d’être cités montrent que le nombre des journaux de province est considérable en Angleterre, mais l’importance de ces journaux n’est pas en rapport avec leur nombre. C’est à la fin du règne de la reine Anne et sous le règne suivant qu’on vit naître quelques feuilles provinciales; les grandes villes eurent peu à peu chacune la leur. Pendant toute la durée du XVIIIe siècle, ces journaux ne firent que végéter obscurément. Ils étaient tous la propriété de l’imprimeur du lieu, qui remplissait avec des nouvelles locales et quelques extraits des feuilles de Londres l’espace que les annonces laissaient disponible. « Les journaux de Londres, un peu de colle et des ciseaux, voilà, dit un auteur, quel était tout le matériel des journaux de province. » Pitt, le premier, essaya de tirer parti de ces feuilles et d’en faire un instrument politique. Un de ses agens se mit en rapport avec ceux des journaux de province qui avaient la plus grande publicité, et on leur envoya aux frais du gouvernement deux ou trois journaux de Londres où l’on marquait journellement à l’encre rouge les articles qu’on désirait voir reproduire. L’administration suivante perfectionna ce système ; le clergé anglican fournit à tous les journaux de province des rédacteurs dévoués au gouvernement, et qui se firent de leurs services un titre à l’avancement. L’opposition, pour soutenir la lutte, fut obligée à son tour de se servir des mêmes armes, et d’opposer dans les comtés des feuilles libérales aux feuilles ministérielles : cette concurrence eut pour résultat de développer et de vivifier les journaux de province.

Néanmoins aucun de ces journaux n’a jamais pu arriver à une importance sérieuse, et l’établissement des chemins de fer les a condamnés pour toujours à l’insignifiance. Les journaux de Londres sont organisés de telle sorte que, dans toutes les occasions importantes, ils se vendent dans les grandes villes d’Angleterre, et même à Edimbourg, quelques heures à peine après l’heure à laquelle ils paraissent à Londres. Un journal d’Edimbourg, de Bristol ou de Liverpool aurait beau avoir à Londres un rédacteur chargé de recueillir les débats du parlement; la sténographie de ce rédacteur ne pourrait devancer d’une heure les journaux du matin, qui apportent les débats tout imprimés. Aussi les journaux de province ont-ils dû renoncer à une lutte impossible : soumis aux mêmes charges fiscales que les journaux de Londres, ils sont contraints de se vendre au même prix, et comme, à dépense égale, le public donnerait infailliblement la préférence aux feuilles métropolitaines, les journaux de province, loin de songer à devenir quotidiens, n’osent même pas entreprendre de paraître trois fois par semaine; ils sont presque tous hebdomadaires; un petit nombre seulement, et dans les plus grandes villes, publient deux numéros par semaine, par exemple le Witness à Edimbourg, l’Examiner and Times à Manchester. Lorsque plusieurs feuilles coexistent dans une localité, elles s’entendent pour ne pas paraître le même jour. Avec une publicité aussi restreinte, les journaux de province ne peuvent, pour la majorité des lecteurs, remplacer les journaux de Londres; aussi ne cherchent-ils point à se substituer à ceux-ci, mais à se conserver une clientelle à côté de la leur. Ils consacrent tout au plus une colonne aux nouvelles de l’étranger et une colonne et demie à un résumé des débats parlementaires qui ont rempli la semaine; ils sont également sobres sur la politique générale, hormis en temps d’élection; en revanche ils donnent une grande place à la discussion des intérêts locaux, et ils font de l’abondance et de l’exactitude de leurs nouvelles commerciales le but de tous leurs efforts. On doit reconnaître néanmoins que la plupart de ces journaux sont médiocrement écrits, parce qu’ils n’ont qu’un petit nombre d’abonnés et ne disposent pas de ressources suffisantes. Il existe à Londres, comme à Paris, des entrepreneurs qui se chargent de penser et d’avoir des opinions pour les journaux de province, et qui expédient à ceux-ci, à raison de 15 shillings la pièce, des articles de politique générale tout faits : c’est une économie considérable pour les journaux de second ordre, qui ne peuvent consacrer que de faibles sommes à leurs dépenses de rédaction; mais ils en ont pour leur argent. Les journaux des grandes villes, qui sont en état de faire des sacrifices et de rétribuer libéralement les écrivains qu’ils emploient, sont beaucoup mieux faits; ceux d’Edimbourg et de Glasgow affichent même des prétentions littéraires. Cependant la politique n’occupe qu’un rang secondaire dans les feuilles provinciales, et elle ne suffirait à en faire vivre aucune; mais, grâce à la multitude et à la variété des renseignemens qu’ils contiennent, les journaux de Liverpool, de Manchester et de Birmingham sont indispensables à toutes les grandes maisons de commerce de Londres et des centres manufacturiers du royaume-uni aussi bien que des villes où ils se publient. Les annonces, qui sont très abondantes, et pour lesquelles les armateurs et les industriels traitent souvent non pas au jour ni au mois, mais à l’année, sont, comme en France, le revenu principal et même la raison d’être des journaux de province; la politique n’est que le prétexte de leur existence.

Les journaux irlandais sont dans une dépendance moins étroite de la presse métropolitaine. Depuis une quinzaine d’années, la collaboration de quelques écrivains de talent a élevé le niveau de la presse irlandaise, et a donné à celle-ci un certain éclat. La différence de religion suffirait seule à faire naître et à maintenir des journaux en Irlande à côté des grands journaux anglais; mais l’Irlande a son vice-roi, sa capitale, sa petite cour, son personnel administratif, sa gazette officielle, toute une organisation distincte de la hiérarchie administrative de l’Angleterre, et, dans l’intervalle des sessions, les nouvelles de Dublin sont pour le gros de la population plus intéressantes que celles de Londres. L’Irlande affecte de regarder ses intérêts comme distincts de ceux de l’Angleterre et souvent comme opposés; elle a une législation différente sur beaucoup de points, et, si les députés qu’elle envoie au parlement se divisent parfois en whigs et en tories, dans la plupart des questions ils agissent de concert, et prennent le rôle de défenseurs de la nationalité irlandaise contre la tyrannie saxonne. Ce sont là autant de sujets qui peuvent alimenter la polémique des journaux irlandais et leur créer une clientelle politique. Ajoutez-y deux circonstances favorables : un plus grand éloignement de Londres et l’interposition du canal de Saint-George; vous comprendrez pourquoi les journaux irlandais ont plus d’importance et de vitalité que les journaux provinciaux anglais, et pourquoi les journaux métropolitains ne pourront jamais aspirer à les supplanter.

Tel n’est pas non plus le but des journaux de Londres; ils ont assez à faire pour retenir le public qu’ils se sont créé et dont les exigences croissantes les tiennent toujours en haleine. Si le fondateur de la Société des amis de la liberté de la presse, si Sheridan, revenu au monde, demandait quels sont aujourd’hui les journaux les plus répandus de l’Angleterre, on lui citerait des noms fort connus de lui en 1790, le Times, le Chronicle, le Herald, le Post; mais, en gardant le même nom, quelle transformation tous ces journaux ont subie depuis soixante ans! Autrefois ils s’adressaient exclusivement à la classe politique, à la noblesse, à la gentry, à la grande propriété et aux oisifs des villes. Cependant, grâce à l’influence bienfaisante du système protecteur, le commerce et l’industrie commençaient dès-lors à faire de grands progrès. La lutte contre la révolution française, en absorbant l’activité de l’Europe, laissa le champ libre à la bourgeoisie anglaise, et les premières aimées de ce siècle ont vu grandir avec une rapidité merveilleuse chez nos voisins une classe moyenne riche, éclairée, amie du luxe et des jouissances, faisant instruire avec soin ses enfans, les envoyant au loin et à grands frais compléter leur éducation, et désireuse par-dessus tout de l’influence politique qu’elle devait conquérir en 1831 par le bill de réforme. C’est à cette classe que le journal s’adressa quand il voulut élargir le cercle un peu étroit de ses lecteurs, et il suivit pas à pas chacun de ses progrès, qu’accompagnait une nouvelle exigence. C’est pour elle surtout qu’il écrit aujourd’hui, parce que sa faveur est un infaillible moyen d’influence et de fortune. Toutefois, avant de servir les idées politiques des classes moyennes, le journal dut servir leurs intérêts. Voilà pourquoi il agrandit son format et relégua les discussions politiques à la seconde ou à la troisième page, afin de laisser libre une large surface où le commerçant pût étaler ses annonces. Il dut ensuite, pour l’industriel, enregistrer assidûment le prix des matières premières sur les marchés d’Angleterre, puis sur tous les marchés du monde, en annoncer, en commenter les moindres variations. Le banquier exigea le cours des fonds publics, la valeur de l’or et le prix du change dans toutes les capitales de l’Europe. L’exportateur voulut connaître par un témoignage impartial et désintéressé la situation vraie et les chances d’avenir de tous les pays avec lesquels il traitait. Chaque industrie, chaque négoce réclama sa part et l’obtint par le plus irrésistible des argumens. Voilà comment le journal anglais, à la fois contraint au progrès et enrichi par les classes moyennes, est devenu peu à peu un panorama du monde, une encyclopédie quotidienne, la lecture unique et indispensable de l’homme affairé, la distraction de l’oisif et le besoin le plus impérieux d’une nation de trente millions d’hommes.

Arrivée la première à l’influence et à la liberté, la presse anglaise a passé de bonne heure par toutes les phases que les journaux des autres pays ont dû subir long-temps après elle, ou qu’ils traversent encore. Son expérience leur a été profitable, et son histoire peut servir à éclairer la leur; aussi nous a-t-elle paru bonne à faire connaître, ne fût-ce que pour permettre d’établir des points de comparaison avec ce que nous avons sous les yeux. La presse est partout un instrument de publicité; mais le rôle qu’on lui fait prendre et surtout l’autorité qu’elle exerce ne sont pas les mêmes dans tous les pays. A quoi tiennent ces différences? A la condition des peuples pour lesquels les journaux écrivent ou à l’organisation même de ces journaux? Les journaux français, qui ont tout emprunté à la presse anglaise, prétendent l’emporter sur elle à certains égards, et un journal américain réclamait récemment la prééminence, sinon pour ses confrères, au moins pour lui-même. Décider entre ces prétentions rivales et dire à qui appartient réellement la supériorité, n’est-ce pas s’engager à dire quelle doit être, dans les pays libres, la tâche des journaux? Il y a là une grande question que l’histoire de la presse anglaise nous a préparé à débattre, mais que son rôle actuel, comparé à celui de la presse moderne dans d’autres pays, peut seul nous aider à résoudre.


CUCHEVAL-CLARIGNY.