La Presse au XIXe siècle
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 3 (p. 451-494).
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LA PRESSE


AU DIX-NEUVIEME SIECLE.





LA PRESSE AUX ETATS-UNIS.


I.


LES ORIGINES DE LA PRESSE AMERICAINE.




Les États-Unis de l’Amérique du Nord sont le seul pays au monde où la presse périodique n’ait point eu à soutenir de luttes longues et pénibles, où elle n’ait point acquis l’influence et la popularité au prix de la persécution, où elle ait pris place de bonne heure et presque sans résistance dans les mœurs nationales. Aussi est-ce la plus jeune des nations qui nous offre les journaux les plus anciennement établis, des feuilles politiques déjà plus que centenaires. On peut dire que les Américains ont eu des journaux dès qu’ils ont pu les imprimer. La presse, dont les débuts ont été si laborieux en Europe, n’a guère rencontra au-delà de l’Atlantique d’autres obstacles à son développement que les difficultés matérielles, difficultés inévitables dans un pays nouveau, où tout était à créer, et où la politique jalouse de l’Angleterre, étouffant à dessein le moindre germe d’industrie, tournait opiniâtrement tous les esprits vers les occupations agricoles. Ce n’est pas sans surprise que l’historien voit apparaître les journaux dans les colonies anglaises dès les premières années du XVIIIe siècle. C’est une preuve irrécusable, et de l’activité intellectuelle de cette société naissante, et de la rapidité avec laquelle les idées et les usages se transmettaient déjà de la métropole au continent américain.

On doit se rappeler en effet[1] qu’en 1704 le journal était encore une nouveauté en Angleterre. La presse, poursuivie avec acharnement par les Stuarts, n’avait commencé à respirer qu’en 1688. Aucun journal n’avait d’existence assise, de clientelle étendue, de réputation faite. La première feuille quotidienne ne devait paraître à Londres que vingt ans plus tard, en 1723. S’il en était ainsi dans la riche et populeuse Angleterre, où de si grands intérêts commerciaux avaient besoin de la publicité, et avec une capitale comme Londres, qui était déjà la ville la plus peuplée du monde, quelles chances d’existence pouvait avoir un journal dans les colonies d’Amérique ? La population totale des plantations, comme on les appelait alors, atteignait déjà à 200,000 âmes ; mais cette population, disséminée sur trois cents lieues de côtes, se répartissait entre dix ou onze colonies, dont quelques-unes encore à l’état d’enfance, et qui formaient toutes autant de sociétés distinctes, gouvernées par des administrations séparées, régies par des lois différentes et sans relations entre elles. Les colonies de la Nouvelle-Angleterre, qui composaient le groupe le plus considérable, n’avaient ensemble que 80,000 habitans, et Boston, qui, par le nombre de ses habitans, par l’activité de son commerce, par les ressources qu’elle offrait, tenait, sans conteste, le premier rang parmi les cités américaines, Boston ne comptait pas plus de 8,000 âmes. La population d’ailleurs n’était pas seulement clair-semée, elle était pauvre, et privée des industries les plus indispensables. Le journal ne peut exister sans l’imprimerie, et rien n’était plus facile que de compter les presses qui fonctionnaient alors sur le continent américain. En 1671, soixante-quatre ans après le premier établissement des Anglais dans la Virginie, le gouverneur, sir William Berkeley, disait dans un rapport : « Grâces en soient rendues à Dieu, nous n’avons ici ni écoles gratuites, ni imprimerie, et j’espère que nous n’en aurons point d’ici cent ans ; car l’instruction a mis au monde l’indocilité, les hérésies et les sectes, et l’imprimerie a propagé, avec tous ces maux, les attaques contre les gouvernemens. » Le vœu de Berkeley faillit être exaucé ; soixante ans s’écoulèrent encore avant que la Virginie, la plus peuplée et la plus riche des colonies, eût une seule imprimerie. La plupart des autres colonies n’en eurent guère, que vers le milieu du XVIIIe siècle. Non-seulement les fondateurs des premières imprimeries avaient presque tous commencé ou complété leur apprentissage à Londres, mais ils étaient obligés de faire venir d’Angleterre leur matériel et leurs caractères. Franklin est le seul Américain qui ait pu fondre des caractères d’imprimerie avant la guerre de l’indépendance ; il y parvint par l’aiguillon de la nécessité et à l’aide de procédés de son invention.

Cependant l’imprimerie n’est pas la seule condition indispensable à l’existence d’un journal : un service de postes n’est pas moins nécessaire. À moins d’avoir une très grande ville pour berceau, le journal végète et étouffe au lieu où il a pris naissance, s’il n’a pas les moyens de se répandre au dehors et d’aller chercher au loin le curieux et l’oisif. Au commencement du XVIIIe siècle, il n’y avait en Amérique que trois localités qui méritassent le nom de villes, Boston, New-York, Philadelphie, et il n’existait aucune communication entre elles. Ces trois villes n’avaient de nouvelles les unes des autres que par les navires de Boston qui allaient aux Bermudes ou à la Jamaïque chercher le sucre, la mélasse et le rhum, et. qui, soit à l’aller, soit au retour, faisaient escale à Philadelphie ou à New-York. Pendant l’hiver, aucune communication n’avait lieu par mer, et n’était possible par terre. Cet ensemble de circonstances défavorables n’empêcha pas pourtant les journaux de naître sur le continent américain ; mais on ne s’étonnera point que l’histoire des premiers efforts de la presse ne se puisse séparer ici de l’histoire de l’imprimerie et de l’histoire de la poste.


I

En 1638, un ministre dissident d’Angleterre, le révérend John Glover, envoya en présent à l’université que les colons venaient de fonder à Cambridge un assortiment de caractères d’imprimerie. Des marchands d’Amsterdam, par pure charité et en vue de venir en aide à la foi protestante, donnèrent à l’université une somme de 40 livres sterling pour acheter une presse ; des souscriptions firent le reste. Parmi les premiers colons se trouvait un ouvrier imprimeur, Stephen Daye, qui manœuvra cette presse, mais qui ne tarda point à succomber à la rigueur du climat. Thomas Green, à qui l’on doit la publication de quelques écrits de théologie et de quelques livres classiques pour l’université, est vraiment le premier qui ait introduit l’imprimerie en Amérique. Il eut pour successeurs non-seulement son fils aîné, Barthélémy Green, qui fut longtemps le seul imprimeur de Boston, et qui devait y imprimer le premier journal américain, mais toute une lignée de petits-enfans qui propagèrent son art dans toute la Nouvelle-Angleterre. On trouve quelqu’un des descendans de Thomas Green au berceau de quatorze ou quinze des plus anciens journaux des États-Unis.

C’est aux Campbell que revient l’honneur d’avoir organisé le premier service de postes ; mais cette création se fit longtemps attendre. Le 5 novembre 1639, l’assemblée des colons du Massachusetts désigna, dans la ville naissante de Boston, la maison de Richard Fairbanks comme le lieu où seraient reçues en dépôt les lettres arrivées d’Europe ou à destination d’outre-mer. Fairbanks était rendu responsable des lettres remises à sa garde, et il lui était alloué 1 penny par lettre, comme dédommagement de ses peines. Chacun demeurait libre de recourir ou non à l’entremise de ce dépositaire. Il paraît que cette rétribution de 1 penny était une lourde charge pour les premiers colons, car elle ne fut pas payée. Près de quarante ans plus tard, en 1677, on voit les principaux marchands de Boston se plaindre du grand nombre de lettres qui sont perdues : personne n’en veut prendre soin sans rétribution ; on les entasse pêle-mêle sur une table au milieu de la Bourse, à la merci du premier qui veut s’en emparer. Sur la demande des commerçans, la cour générale du Massachusetts nomma un dépositaire, chargé de recevoir les lettres apportées d’outre-mer par chaque navire et de les faire remettre à leurs destinataires ; mais il ne s’agissait encore que des lettres venues d’Europe ou à destination d’Angleterre : de relations postales entre les diverses colonies, il n’en était pas question.

Ce n’est que sous Guillaume III qu’on voit naître quelque chose qui ressemble à un service de postes. En 1691, un certain Thomas Neale obtint du roi, par lettres-patentes, l’autorisation d’établir dans les principaux ports des plantations des bureaux pour recevoir et expédier les lettres et dépêches, suivant un tarif qui serait arrêté par les assemblées coloniales, et à la charge de transporter gratuitement les correspondances relatives au service public. Les bénéfices éventuels de l’entreprise devaient revenir à Thomas Neale ; mais l’administration et la nomination des agens furent réservées à un directeur-général (postmaster-general) désigné lui-même par le directeur-général des postes d’Angleterre. La spéculation de Neale fut très malheureuse, malgré le monopole dont les assemblées coloniales investirent son entreprise et malgré les subventions qu’elles lui votèrent en plusieurs occasions. Dans le Massachusetts, les recettes arrivaient à peine à couvrir le tiers des dépenses ; le service y fut organisé en 1693 par l’écossais Duncan Campbell, et dix ans plus tard, en 1703, on voit le directeur des postes, John Campbell, successeur de Duncan, réclamer de l’assemblée coloniale des mesures pour assurer l’observation du monopole des postes et une allocation annuelle pour couvrir l’insuffisance régulière des recettes. C’est ce John Campbell qui, ne recevant pas le salaire attribué à ses fonctions et obligé de faire marcher la poste à ses frais, eut l’idée de publier un journal pour se créer une source de revenus et se faire un titre de plus à la bienveillance des autorités du Massachusetts.

Le célèbre ministre John Cotton avait importé d’Angleterre en Amérique l’habitude d’adresser le jeudi à ses paroissiens une allocution où il expliquait quelque point d’histoire ou de morale pris dans la Bible : c’est ce qu’on appelait la leçon [lecture), et l’usage s’en est conservé à Boston. L’affluence qu’attirait chaque jeudi le désir d’entendre le plus éloquent et le plus renommé des prédicateurs puritains détermina l’assemblée ou cour générale du Massachusetts à établir ce jour-là à Boston un franc-marché. Les colons prirent donc l’habitude de se rendre à Boston le jeudi. Aussitôt après la leçon, on se répandait sur le marché pour causer des affaires de la colonie, pour échanger les nouvelles locales, pour s’informer des nouvelles d’outre-mer. Par suite, on avait osé à ce jour-là le départ de la poste pour les autres colonies. Ce concours de monde, cette curiosité universelle, donnèrent à John Campbell l’idée de son entreprise. Directeur des postes, il était le premier au courant des nouvelles d’Europe : les courriers lui apprenaient les on-dit de toute la colonie ; les jours de marché, sa maison ne désemplissait pas de visiteurs qui venaient apporter ou retirer leurs lettres. Il s’avisa qu’il y aurait peut-être quelque profit pour lui à imprimer et à mettre en vente, une feuille volante contenant les actes et ordonnances des autorités, les bruits de la colonie et le résumé des nouvelles d’outre-mer. C’est ainsi que naquit le premier journal américain, le Boston News-Letter [Lettres de nouvelles de Boston), dont le titre rappelle les fouilles manuscrites qui ont précédé les journaux et en ont donné l’idée. Quant à l’imprimeur, nous avons vu que John Campbell n’avait pas le choix : il n’y avait pas encore à Boston d’autre imprimerie que celle de Barthélemy Green, fils aîné de Thomas Green, imprimeur de l’université de Cambridge. Le Boston News-Letter fut donc imprimé par Barthélemy Green, et la vente en fut confiée au papetier Nicolas Boone, dont la boutique était située en face de la maison de prière où se faisait la leçon du jeudi. Le premier numéro parut le jeudi 24 avril 1704.

Il est probable que Campbell avait reçu les encouragemens des autorités locales, car il semble avoir cru qu’en publiant le Boston News-Letter tous les jeudis, il remplissait une sorte de service public. Non-seulement il parle de sa mission (trust) ; mais dans les nombreuses pétitions qu’il adresse à la cour générale pour obtenir une subvention en faveur de la poste, la publication de son journal est presque le premier litre qu’il mette en avant : « Depuis deux ans, dit-il dans une pétition de 1706, le pétitionnaire s’est imposé pour le bien public la charge et la dépense d’imprimer chaque semaine une lettre de nouvelles, contenant les événemens du dehors et de l’intérieur, et l’a publiée à un prix plus modéré qu’on ne le fait dans une partie de l’Angleterre, quoique les frais soient ici quatre fois plus considérables. Cependant le pétitionnaire n’a point reçu encore un encouragement suffisant pour défrayer les charges indispensables de son œuvre. » Les plaintes réitérées de Campbell montrent que son entreprise n’était pas des plus lucratives ; elle fut en outre, traversée par des malheurs. Le grand incendie du 9 octobre 1711, qui consuma une grande partie de Boston, détruisit les bureaux de la poste, la maison que Campbell venait de rebâtir, son mobilier, la presse et le matériel d’imprimerie qu’il avait achetés.

Campbell, sans se décourager ; eut de nouveau recours aux presses de Barthélemy Green, et le Boston News-Letter n’éprouva aucune interruption ; la collection en existe encore, et elle a été consultée avec fruit par les annalistes de Boston quand ils ont voulu écrire l’histoire de leur ville. Les feuilles sont numérotées et se succèdent régulièrement de semaine en semaine, mais le format varie perpétuellement de l’in-folio à l’in-quarto, et même à l’in-octavo. Campbell en donne ingénument la raison dans son numéro 577, en date du 2 mai 1715 : « Si l’entrepreneur, dit-il, recevait un encouragement convenable, soit sous la forme d’un traitement, soit par un nombre suffisant de souscripteurs qui s’engageraient pour l’année entière, il donnerait une feuille par semaine pour répandre les nouvelles : mais, faute de l’un ou de l’autre de ces encouragemens, il est réduit à faire de son mieux. » Quand la publication du journal coïncidait avec l’arrivée d’un navire d’Europe, ou donnait une pleine feuille aux abonnés ; on se réduisait par économie à l’in-octavo quand les nouvelles chômaient. Peu à peu les annonces vinrent se joindre aux nouvelles ; elles finirent par rendre lucrative une entreprise d’abord onéreuse, et lorsqu’en 1719 Campbell fut remplacé dans ses fonctions de directeur des postes, il n’en continua pas moins à publier son journal.

Le Boston News-Letter demeura près de seize ans le seul journal américain. Ce n’est qu’en 17I9 qu’André Bradford, qui cumulait à Philadelphie le métier d’imprimeur-libraire et les fonctions de directeur des postes, suivit l’exemple que lui avait donné Campbell, et publia, le 10 décembre, l’Américan Weekly Mercury, le premier journal qu’ait eu la Pennsylvanie. D’autres journaux ne devaient pas tarder à naître. Le successeur de Campbell dans la direction des postes, William Brooker, fit paraître, le 18 décembre 1720, la Gazette de Boston. M. Thomas, dans son Histoire de l’Imprimerie américaine, fait remonter au 21 décembre 1719 l’apparition de la Gazette, qui aurait été, suivant lui, le second journal non-seulement de Boston, mais de l’Amérique. Cette publication fut un coup sensible pour le vieux Campbell, qui, dans sa feuille, s’exprima en ces termes sur le compte de son concurrent : « Je plains les lecteurs du nouveau journal ; ses feuilles sentent la bière forte bien plus que l’huile studieuse ; ce n’est pas là une lecture pour les honnêtes gens. » Malgré la concurrence de la Gazette, le Boston News-Letter, ou, comme on l’appelait habituellement en constatant son droit d’aînesse, le vieux journal, demeura une bonne affaire : Campbell ne s’en défit qu’en 1722. Il céda tous ses droits à son imprimeur, Barthélemy Green. Il vécut encore six ans, et la date précise de sa mort nous est donnée par le journal qu’il avait fondé. On lit dans le Boston News-Letter du 7 mars 1728 : « Lundi dernier, 4 courant, est mort ici, à l’âge de 75 ans, John Campbell, écuyer, jadis directeur des postes en cette ville, éditeur du Boston News-Letter pendant longues années, et l’un des juges de paix de sa majesté pour le comté de Suffolk. »

La Gazette avait déjà changé de mains. En quittant la direction des postes, William Brooker céda son journal à son successeur. Pour constater ses relations avec la poste, la Gazette paraissait avec une vignette représentant d’une part un navire, et de l’autre un postillon sonnant du cor. Elle demeura le journal de la poste jusqu’en 1732. Un nouveau directeur nommé Husk, n’ayant pu s’arranger avec son prédécesseur, publia à son compte une feuille qu’il intitula The Post-Boy (le Postillon), et qui prit pour vignette le postillon sonnant du cor, ne laissant que le navire à la Gazette. Celle-ci avait été acquise par l’imprimeur Thomas Green, frère cadet de Barthélemy, qui continua de la publier jusqu’en 1752. Appelé dans le Connecticut pour y être l’imprimeur officiel de la colonie, Green céda son journal à un de ses confrères, à Kneeland. Le nouveau propriétaire fit prendre à la Gazette un sous-titre d’une longueur interminable : il l’intitula « Weekly Advertiser (l’Annonceur hebdomadaire), contenant les nouvelles les plus fraîches de l’intérieur et d’outre-mer. » Ce sous-titre d’Adrertiser finit par prédominer, et nous verrons un journal s’emparer du titre de Gazette de Boston et faire oublier complètement la feuille qui la première avait porté ce nom.

La Gazette de Boston se bornait, comme le News-Letter, auquel elle faisait concurrence, à publier les ordonnances administratives, à enregistrer les faits locaux, les arrivages et le prix des denrées. Elle n’accompagnait les nouvelles d’aucun commentaire, et ne soumettait les actes de l’autorité à aucune discussion. Elle répondait donc imparfaitement à l’idée que nous nous faisons d’un journal. Sept mois après son apparition, on vit naître à Boston une feuille qui devait au contraire publier des articles originaux et intervenir activement dans les affaires locales, mais qui allait aussi pour la première fois mettre la presse aux prises avec la justice et attirer sur elle les rigueurs de la loi.

Il y avait alors à Boston un fabricant de chandelles nommé Josiah Franklin, homme intelligent et industrieux, instruit dans les matières théologiques, estimé de toute la ville pour sa probité rigide et sa piété. Fils d’un cultivateur aisé du comté d’Oxford en Angleterre, Josiah Franklin devint presbytérien vers les dernières années du règne, de Charles II, et en 1682, lorsque l’on crut, au renouvellement des persécutions contre les non-conformistes, il passa en Amérique. Il y épousa en secondes noces la fille d’un des plus anciens émigrans de la Nouvelle-Angleterre, d’un des patriarches de la colonie, de Peter Folger, que Cotton Mather mentionne dans ses Magnolia Chrlsti parmi les serviteurs les plus éprouvés du Christ. Arrivé à l’aisance par son industrie, Josiah Franklin envoya James, l’aîné de ses fils, faire dans la mère-patrie l’apprentissage du métier d’imprimeur. James revint d’Angleterre en 1717 avec une presse, des caractères et un matériel complet, et s’établit à Boston. Il eut pour premier apprenti son frère cadet, alors dans sa treizième année, enfant studieux, d’un esprit vif et pénétrant, que l’on avait destiné au métier de coutelier, et qui obtint, à force d’instances, d’être employé dans l’imprimerie de son frère. Les loisirs involontaires de James Franklin furent plus d’une fois consacrés à publier des ballades ou des complaintes sur les événemens du jour, premiers essais de cet enfant qui débutait par des chansons, et qui devait finir par être le représentant glorieux et l’un des législateurs de son pays. À la fin de 1720, James Franklin fut chargé d’imprimer les premiers numéros de la Gazette de Boston, mais ce travail lui fut ôté presque aussitôt pour être donné à Thomas Green. Le ressentiment de ce procédé fut sans doute au nombre des causes qui suggérèrent au jeune imprimeur, homme d’esprit, mais emporté, opiniâtre et vindicatif, l’idée de publier un journal pour son propre compte.

Les encouragemens ne durent pas lui manquer au sein de sa propre famille, Josiah Franklin avait été rejoint en Amérique par son frère Benjamin. Celui-ci s’était toute sa vie occupé de politique plus qu’il ne convenait peut-être à un homme de sa condition et plus qu’il n’avait été avantageux à ses intérêts. Il avait employé une partie de son avoir à faire collection de tous les pamphlets et de toutes les brochures relatives aux affaires d’Angleterre qui avaient paru de 1641 à 1717. Il avait en outre pris des notes étendues sur les évènemens de chaque jour, grâce à un système de sténographie dont il était l’inventeur. Enfin il avait, à ses loisirs, composé plusieurs ouvrages de piété destinés à ne jamais voir le jour. L’oncle Benjamin était l’oracle de la famille ; c’était lui qui s’était chargé en quelque sorte de l’éducation du plus jeune des fils de Josiah, de son filleul Benjamin. Il avait enseigné à celui-ci son système de sténographie, et il récompensait l’aptitude et l’assiduité de son élève en lui racontant une foule d’anecdotes sur les hommes et les choses du temps. Très pieux, mais un peu porté à la controverse, il développait chez son neveu le goût de la discussion et la subtilité naturelle à un esprit pénétrant. Un tel homme ne devait pas s’effrayer d’un journal. En outre, plusieurs des gens les plus considérés de la ville se réunissaient fréquemment chez les Franklin ; les uns étaient attirés par l’esprit de Benjamin, les autres estimaient dans Josiah le gendre de Pierre Folger, l’homme d’un sens droit et juste, toujours de bon conseil. Dans ces assemblées, on causait des événemens et des préoccupations du jour : on devait aisément en écrire. Sept mois après la publication de la Gazette de Boston, le 17 juillet 1721, on vit paraître le premier numéro du Courrier de la Nouvelle-Angleterre [New-England Courant). Dès le premier jour, le nouveau journal différa sensiblement de ses deux devanciers. Ceux-ci ne contenaient que des nouvelles locales, des extraits des lettres d’outre-mer, les prix des marchés et quelques annonces, jamais aucun article de fond. Le Courrier au contraire fut presque exclusivement composé d’articles originaux, de courtes dissertations de morale ou de littérature. L’Angleterre avait vu fleurir, de 1709 à 1718, le Babillard, le Spectateur, le Tuteur, tous ces recueils de critique et de morale tués bientôt par une législation fiscale, mais dont l’existence éphémère a suffi pour immortaliser les noms de Swift, de Steele et d’Addison. Ce fut un journal du même genre que voulurent faire les Franklin : la mode retardait de dix ans d’un hémisphère à l’autre.

Le jeune Benjamin, qui avait eu assez de crédit pour faire imprimer ses ballades par son frère, contribua peut-être de ses avis à faire donner au Courrier ce caractère didactique. Lui-même a raconté quelle impression profonde produisit sur lui la lecture d’un volume dépareillé du Spectateur que le hasard lui fit rencontrer à cette époque, et par quel travail acharné il arriva à s’assimiler complètement les idées et jusqu’au style et à la manière d’Addison. C’était là l’occupation de ses nuits ; le jour était employé à composer et à tirer le journal, ou bien à le porter en ville aux abonnés. L’apprenti ne tarda point pourtant à devenir un des principaux rédacteurs du Courrier. Le soir, en se retirant, il déposait sous la porte de l’imprimerie des articles non signés qui étaient recueillis le lendemain ; il assistait impassible, mais le cœur plein de joie, aux discussions que ces articles anonymes soulevaient entre les amis de la famille, et il avait presque toujours le plaisir de les voir insérer dans le Courrier. Bientôt il lui arriva de se trahir, et il fut admis au conseil. Rien ne permet aujourd’hui de reconnaître la part qui revient à Franklin dans les essais sous forme d’articles ou de lettres et dans les courts paragraphes qui remplissent les premiers numéros du Courrier. Cette égalité de ton tourne à l’éloge du journal autant qu’à celui du jeune auteur : ni l’esprit, ni même le talent d’écrire ne manquaient aux collaborateurs de Franklin. Le Courrier contient sur les poètes du temps des appréciations où un jugement sévère est assaisonné de gaieté, et qui sont de bons articles de critique à la façon anglaise ; mais la morale y tient beaucoup plus de place que la littérature ; les vices du temps sont censurés avec verve, quelquefois avec brutalité, et le ton est le plus habituellement celui de la satire. Ni le gouvernement, ni le clergé puritain ne sont ménagés ; toutefois on évitait avec quelque soin les personnalités, et il est rare de rencontrer un nom propre dans le Courrier ; la critique demeure presque toujours générale, mais elle arrive parfois à la rudesse et à la violence, et même ne hait pas toujours les gros mots. Néanmoins, à tout prendre, et surtout à le comparer aux journaux qui suivirent et même aux journaux américains de notre temps, le Courrier n’offre rien de très répréhensible.

On n’en jugeait point ainsi alors, et les Franklin se firent immédiatement beaucoup d’ennemis. La suprême influence dans la colonie appartenait encore au clergé presbytérien. Toutes les affaires importantes se décidaient dans les réunions des ministres : nul candidat n’arrivait aux honneurs municipaux ou aux assemblées législatives que de leur gré et avec leur appui. Ils ne se bornaient pas à contrôler la marche du gouvernement, ils censuraient la conduite des particuliers, mettant les citoyens à l’index, qui pour une opinion hétérodoxe, qui pour sa négligence à venir aux offices, qui pour la tiédeur de sa foi. Cette domination de la chaire n’avait pas toujours produit d’heureux effets : il n’y avait pas bien longtemps encore que toute la colonie avait été bouleversée, toutes les familles mises en alarme et le sang innocent répandu à flots, par suite de l’accusation de sorcellerie portée par des ministres contre quelques infortunés. Aussi, quoique la ferveur religieuse fût loin de s’assoupir, un certain nombre d’esprits commençaient à être impatiens du joug, et ils trouvaient appui chez tous les dissidens. Les ministres défendaient énergiquement leur pouvoir contesté et menaçaient volontiers de recourir à l’emploi de la force, à l’exil et à la persécution, pour rétablir l’unité de foi et ramener le respect de leurs décisions, une intolérance passionnée était encore le trait distinctif du puritanisme. Les Franklin avaient de tout autres idées. Non-seulement leur père et leur oncle avaient souffert pour leur foi religieuse, mais leur grand-père maternel, Pierre Folger, avait toujours été partisan de la tolérance ; il avait même publié en 1675 une pièce de vers où il réclamait la liberté de conscience pour les quakers, les anabaptistes et autres sectaires, alors cruellement persécutés par les puritains du Massachusetts. Par tradition et par principes, les Franklin étaient donc les adversaires du joug que la chaire faisait peser sur la population, et surtout de la contrainte morale, de l’hypocrisie que devait s’imposer quiconque avait une étincelle d’ambition : ils firent la guerre aux faux dévots et à la confusion du sacré et du profane. Aussi ne tardèrent-ils point à être considérés comme des impies, comme des ennemis du Seigneur, et les réunions qui avaient lieu chez James Franklin furent baptisées du nom de club des libres penseurs, et même de club des diables d’enfer. Le doyen des ministres puritains, le vieil Increase Mather, alors âgé de quatre-vingts ans, avait été au nombre des premiers souscripteurs du Courrier ; mais dès le troisième numéro il y reconnut l’inspiration de Satan, et il refusa de le recevoir. Ce fut bien pis quand le Courrier entra en lutte directe avec le clergé sur une question médicale. Les ministres, les deux Mather à leur tête, recommandaient chaudement la pratique de l’inoculation ; les médecins la combattaient comme une innovation dangereuse, et le Courrier, sous prétexte d’impartialité, servait d’organe à ces derniers. La controverse s’aigrit et entraîna même des désordres quand la passion populaire se mit de la partie, Increase Mather ne put y tenir, et le 24 janvier il fulmina dans la Gazette de Boston une véritable excommunication contre le Courrier. Cette pièce extraordinaire, qu’il signa de son nom et qui était un appel direct aux rigueurs du pouvoir civil, se terminait ainsi : « Moi qui ai vu ce qu’était la Nouvelle-Angleterre à ses commencemens, je ne puis qu’être confondu de la dégradation de cette terre. Je me souviens du temps où le gouvernement civil aurait pris des mesures efficaces pour supprimer un pamphlet maudit comme celui-là. Si ces mesures ne sont prises, j’ai bien peur que quelque terrible jugement ne pèse sur ce pays, que la colère de Dieu ne se lève, et qu’il n’y ait point de remède. Je ne puis m’empêcher de prendre en pitié ce pauvre Franklin ; il est bien jeune encore, mais peut être aura-t-il bientôt à comparaître devant le trône et au jugement de DIEU, et quelle excuse donnera-t-il alors pour avoir imprimé des choses si indignes et si abominables ? Et je dois en conscience inviter les abonnés du Courrier à réfléchir aux conséquences d’être complices des crimes d’autrui, et à ne plus soutenir ce journal de perdition. »

Le Franklin s’empressèrent de réimprimer l’excommunication d’Increase Mather avec tout son luxe de capitales et d’italiques comminatoires : ils répondirent sur le ton du badinage, et, quinze jours après, ils informèrent malicieusement Mather et le public qu’il leur était venu quarante nouveaux abonnés depuis le commencement du mois. Ils avaient jusqu’ici les rieurs de leur côté, mais ils ne devaient pas braver impunément un parti qui était en possession du pouvoir. La session de la cour générale arriva, et le Courrier du 11 juin 1722 ayant lancé un sarcasme contre les lenteurs des autorités en une circonstance insignifiante, James Franklin fut cité dès le lendemain devant la cour générale, et condamné à la prison comme coupable d’avoir publié des articles contenant des réflexions audacieuses sur le gouvernement de sa majesté, sur l’administration de cette province, sur le sacerdoce, les églises et l’université, qui tendent à remplir de vanité l’esprit du lecteur au grand déshonneur de Dieu et au détriment des bonnes âmes. »

Cette condamnation de James Franklin est surtout remarquable en ce qu’elle fut l’œuvre du pouvoir populaire. Ce fut la cour générale qui s’arrogea le droit de juger et de condamner l’écrivain, et elle le frappa, non-seulement sans l’intervention du jury, mais sans aucune forme de procès, sans débat contradictoire, et sans dire où elle puisait cette autorité. C’est la première affaire où la liberté ne la presse se soit trouvée en jeu en Amérique. Les législatures coloniales, à l’imitation du parlement anglais, n’hésitèrent jamais à se croire affranchies, vis-à-vis des écrivains, de toutes les formes établies, et même du principe fondamental de la loi anglaise, qui est le jugement par jury ; mais les mœurs furent plus fortes qu’elles, et la révolution qui consacra l’indépendance des États-Unis consacra du même coup la liberté absolue de la presse.

James Franklin demeura un mois en prison, et le Courrier fut dirigé dans cet intervalle par le jeune Benjamin, qui sut, comme il le dit, trouver l’occasion de « donner sur les doigts à leurs adversaires. » James, qui, de sa prison, encourageait les vivacités de son livre, était loin de songer à modifier le ton de son journal. Le premier numéro qui fut publié après sa sortie de prison parut avec cette épigraphe, tirée d’un sermon célèbre du temps : « Et voici qu’après avoir anathématisé un homme et l’avoir abandonné au démon, quand le démon n’a pas pu ou n’a pas voulu le prendre, ils envoient le shérif et le geôlier ramasser les restes du démon. » On juge aisément de la glose qui accompagnait un pareil texte. C’était d’abord le vingt-neuvième chapitre de la grande charte, avec le commentaire tout entier de lord Coke, puis d’innombrables citations de jurisconsultes et de membres du parlement sur la liberté individuelle et sur la liberté de la presse. Ce fut le point de départ d’une polémique nouvelle, plus ardente encore que la première, et qui ajouta à l’irritation des adversaires du Courrier. Ceux-ci mirent à profit le ressentiment des autorités et l’influence du clergé, et six mois ne s’étaient pas écoulés que James Franklin se vit un second démêlé avec la cour générale. L’accusation s’empara cette fois d’un article sur l’hypocrisie, où l’on maltraitait les hypocrites de toute sorte, mais où il n’était fait mention d’aucun nom propre ni d’aucune classe de personnes. Voici le passage le plus saillant de l’article coupable ; il semble bien difficile d’y démêler la moindre allusion : « On a raison de dire que la religion est la chose essentielle, mais trop de religion est pire que pas du tout. Le monde regorge de fourbes et de scélérate ; mais de tous les fourbes le pire est le fourbe religieux, et les scélératesses commises sous le manteau de la religion sont les plus exécrables de toutes. On assure que l’honnêteté morale ne suffit pas à conduire par elle-même un homme au ciel ; soit, je suis sûr pourtant que personne n’y entre sans la posséder. — Renfermerais-tu de pareilles gens dans ton sein, O Nouvelle-Angleterre ? Plût au ciel qu’il ne s’en rencontrât aucun ! mais, hélas ! je le crains, le nombre n’en est que trop grand. Certains disent : Trouvez-moi un honnête homme qui se conduise en tout comme un dévot ? Qui aurait cru qu’une pareille distinction fût possible ? C’est que le pays tout entier porte la peine des coquineries de quelques loups revêtus de la peau d’agneaux, et, grâce à eux, nous sommes représentés partout comme un ramassis de fourbes et d’hypocrites. »

Voilà l’article qui mit en émoi toute la ville de Boston, et qui souleva la colère de la législature du Massachusetts. On ne saurait croire quelle passion fut déployée en cette occasion. L’article coupable parut le lundi 14 janvier 1723 ; le soir du même jour, la chambre basse de la cour générale nomma une commission pour étudier l’affaire et présenter un rapport et des conclusions ; le 15, le rapport fut fait et les conclusions votées ; le 16, le bill fut adopté par l’autre chambre et sanctionné par le gouverneur, et il lui signifié le 17 à James Franklin. Le rapport de la commission existe encore dans les archives législatives du Massachusetts ; il est ainsi conçu :

« La commission nommée pour prendre en considération le journal intitulé : Courrier de la Nouvelle-Angleterre et publié le lundi 14 de ce mois, est humblement d’avis :

« Que la tendance du journal est de tourner la religion en ridicule et de déverser sur elle le mépris ; qu’il y est fait un abus profane des saintes écritures, que les fidèles ministres de l’Évangile y sont l’objet de critiques injurieuses, que le gouvernement de sa majesté est outragé, et la paix et le bon ordre des sujets de sa majesté dans cette province troublés par ledit Courrier. Pour prévenir le retour de semblables délits, la commission propose humblement qu’il soit fait à James Franklin, imprimeur et éditeur dudit journal, sévères défenses d’imprimer ou de publier le Courrier de la Nouvelle-Angleterre, ni aucun pamphlet ou journal analogue sans l’avoir soumis d’abord à la révision du secrétaire de cette province, et les juges de session de sa majesté pour le comté de Suffolk, à leur prochaine réunion, sont invités à exiger dudit Franklin caution suffisante de se bien conduire pendant douze mois. »

La peine dont on frappait James Franklin était hors de proportion avec l’offense commise : l’opinion publique en jugea ainsi dès lors ; mais ce qui frappa surtout les colons, profondément imbus des idées anglaises, c’est qu’au mépris des principes fondamentaux de la législation britannique, l’éditeur du Courrier venait d’être pour la seconde fois condamné sans avoir été entendu et sans être jugé par ses pairs. Non-seulement il n’y avait pas de liberté possible pour la presse, mais il n’y avait plus de sécurité pour aucun citoyen, si les assemblées législatives usurpaient le pouvoir des cours de justice, et s’arrogeaient le droit de rendre des arrêts en dehors de toutes les formes consacrées. La mesure qui atteignait James Franklin causa donc, une émotion extrême, et du Massachusetts cette impression se répondit bientôt dans les autres provinces, malgré la difficulté des communications. André Bradford, qui publiait à Philadelphie le Mercure Américain, reproduisit dans son numéro du 26 février le texte de la décision rendue contre Franklin, et fit suivre ce document de l’article à la fois violent et satirique que voici :

« Punir d’abord et s’informer ensuite, c’est, de l’avis de lord Coke, renverser les notions de la justice. Voici pourtant une sentence sévère portée contre M. Franklin, sentence qui va jusqu’à lui enlever partie de son gagne-pain, sans qu’il soit admis à donner aucune explication. Ce vote contre le Courrier est propre à faire croire aux gens mal informés que l’assemblée du Massachusetts est entièrement composée de tyrans et de bigots qui font de la religion l’instrument même de la ruine du peuple. Cela paraîtrait d’autant plus vraisemblable, que la lettre du Courrier censurée par l’assemblée peint au naturel et démasque les hypocrites qui se parent de religion, et de fait les politiques les plus en renom de cette province, tels que l’infâme gouverneur Dudley et sa famille, ont toujours été remarquables pour leur hypocrisie, et c’est l’opinion générale dans le Massachusetts que quelques-uns des hommes au pouvoir n’y ont été élevés que pour être comme une verge entre les mains du Très-Haut et châtier les péchés du peuple.

« Nous n’avons pu nous empêcher de faire entendre ces vérités, par compassion pour les malheureux habitans de cette province, qui doivent désormais renoncer à faire usage de leur bon sens et de leur raison, et se soumettre à la tyrannie du joug clérical et de l’hypocrisie.

« P. S. Des lettres particulières de Boston nous informent que les boulangers de cette ville appréhendent de n’avoir plus permission de faire et de vendre du pain sans soumettre préalablement la pâte à l’inspection et aux balances du secrétaire général. »

La décision de la cour générale, qui soumettait le Courrier à la censure préalable, jeta James Franklin dans une grande perplexité, il sortit d’embarras au moyen d’une de ces supercheries auxquelles se prête la jurisprudence anglaise. Le numéro du 11 février contint la déclaration suivante : « Le précédent éditeur de ce journal a reconnu que la nécessité d’aller soumettre tous les manuscrits et toutes les nouvelles publiques au secrétaire du gouvernement entraînerait tant d’inconvéniens, que les bénéfices de la publication disparaîtraient : il a donc entièrement abandonné son entreprise. » Ce numéro portait en effet la signature de Benjamin Franklin le jeune. Celui-ci, même après son départ de Boston, demeura l’éditeur nominal du Courrier tant que le journal vécut, c’est-à-dire jusqu’à la On de 1787. Non-seulement la cour générale du Massachusetts ne s’offensa point d’une supercherie qui mettait à néant une de ses décisions ; mais, intimidée sans doute par le mauvais effet de sa première campagne contre la presse, elle s’abstint de toute poursuite ultérieure, quoique le Courrier n’eût rien rabattu de la vivacité de son langage ni de la prêté de sa polémique. Cependant, si ce journal ne baissa point le ton, il perdit son meilleur rédacteur, celui dont la collaboration donne seule aujourd’hui à la collection du Courrier un intérêt historique. Huit mois après la seconde condamnation du journal, Benjamin Franklin quitta Boston. Des démêlés avec son frère aîné furent la cause déterminante, mais ne furent pas l’unique raison de son départ. Josiah Franklin s’alarmât de l’ardeur que son jeune fils apportait dans les luttes de la presse ; il croyait découvrir en lui un irrésistible penchant pour la médisance et la satire, et l’avertissait sans cesse de se tenir en partie contre ces deux défauts. Ce père sensé n’était pas seul de son avis. Bien des gens prenaient mauvaise opinion de ce tout jeune homme déjà si batailleur, et déploraient qu’il ne consacrât son intelligence et son esprit « qu’à ridiculiser et vilipender son prochain. » Franklin d’ailleurs ne se contentait pas d’écrire ; il parlait, il recherchait ardemment les occasions de controverse, afin de faire briller la subtilité et la causticité de son esprit. Dans un pays où la dévotion était générale et où elle atteignait si aisément au fanatisme, il mettait la discussion sur les matières religieuses, et débattait les questions de foi avec plus d’ardeur que de prudence et de jugement. Aussi les bonnes âmes le montraient-elles au doigt comme un jeune homme sans religion et même comme un athée. Franklin s’alarma et se fatigua de cette situation, et quelques dégoûts qu’il essuya chez son frère le déterminèrent à quitter furtivement Boston dans l’été de 1723 ; Franklin, du reste, n’était pas perdu pour le journalisme : nous le retrouverons à Philadelphie.

Le Courrier vécut encore quatre années : il ne cessa de paraître qu’en 1727. À cette époque, James Franklin, qui faisait de médiocres affaires à Boston ; où plusieurs imprimeries avaient été fondées, se résolut à quitter cette ville. Il émigra dans la colonie de Rhode-Island, où il n’y avait point encore d’imprimerie, et s’établit à Newport, qui demeura jusqu’à la révolution la seconde ville de la Nouvelle-Angleterre. Il y publia ; à partir de septembre 1732, la Gazette de Rhode-Island. Il mourut deux ans et demi après, en février 1735 ; mais après une courte interruption son journal fut repris par sa veuve et par ses héritiers. Le départ de James Franklin de Boston mit fin à l’existence du Courrier ; néanmoins le succès qu’avait obtenu ce journal avait déjà engagé Barthélemy Green, demeuré propriétaire du Boston News-Letter, à publier concurremment avec cette feuille, remplie exclusivement de nouvelles et d’annonces, un journal politique et portante peu près le même titre : ce fut le Weekly News-Letter, dont le premier numéro parut le 5 janvier 1727. Green réunit bientôt ses deux journaux en un seul, sous le nom de Boston Weekly News-Letter ; mais tout en ayant la prétention de faire un journal politique, il s’efforça de vivre en paix avec tout le monde, et ne se permit aucune des témérités qui avaient valu au Courrier une dangereuse célébrité. On n’eut jamais le moindre écart à reprochera Barthélemy Green ; c’est ce qu’attesterait au besoin l’épitaphe du digne imprimeur, qu’on fit encore dans le cimetière de Boston : « Il eut soin de ne rien publier qui pût donner offense, et qui fût léger ou nuisible. » Le Boston News-Letter sortit des mains de la famille Green en 1762 , pour passer entre celles de Draper, imprimeur en titre de la cour générale, qui le fondit avec la Gazette du Massachusetts, dont il était propriétaire. Le nouveau journal, qui réunissait les titres de ses deux devanciers, continua de paraître le jeudi.

Au moment où le plus ancien des journaux américains essayant de se transformer, le 27 mars 1727 paraissait le New-England Journal, qui fut imprimé conjointement par Thomas Green et Samuel Kneeland pendant près de vingt-cinq ans. L’un des premiers numéros de ce journal mentionne aux nouvelles locales la mort, à l’âge de 77 ans, de l’oncle de Franklin, Benjamin Franklin, « chrétien rare et exemplaire. » L’apparition du New-England Journal coïncide avec la naissance du grand mouvement religieux dont les prédicateurs méthodistes Edwards et Whitefield furent les principaux propagateurs, et qui arriva à son apogée en 1740. Ce fut comme une recrudescence et comme un rajeunissement du puritanisme : on faillit voir renaître les passions religieuses, la rigueur ascétique et l’austère discipline des anciens jours. Le New-England Journal fut l’organe de ce mouvement extraordinaire ; c’est dire assez que la controverse religieuse et la théologie y tinrent une grande place. « Notre but, disent les éditeurs dans le premier numéro, est de mettre sous les yeux du public tous les renseignement édifians que nous pourrons recueillir. » En conséquence, ils publiaient de nombreux extraits des ouvrages de piété, et surtout des livres qui pouvaient jeter quelque lumière sur l’état du protestantisme dans le monde, sur ses progrès ou ses souffrances. Du reste, le New-England Journal était assez bien fait ; si l’élément religieux y prédominait, les nouvelles étrangères et les nouvelles locales n’en étaient pas moins recueillies et classées avec soin. C’est le premier journal américain qui se soit astreint à enregistrer régulièrement les décès et les naissances, pour permettre aux statisticiens de suivre les mouvemens de la population. À l’imitation du Courrier, il publiait de temps en temps des essais philosophiques ou littéraires. La tradition rapporte cette part de la rédaction du journal à un prédicateur alors en vogue, le docteur Byles, et à Matthew Adams, ce protecteur bienveillant qui avait mis sa bibliothèque à la disposition de Franklin tout enfant, et à qui celui-ci a consacré dans ses mémoires quelques lignes reconnaissantes. D’après tout ce qui précède, on voit que la politique ne tenait qu’une place secondaire dans le New-England Journal, qui ressemblait, plus exactement encore que le Courrier, au Spectateur et aux autres journaux didactiques de l’Angleterre.

On en peut dire autant du Weekly Rehearsal, dont le premier numéro parut le 27 septembre 1731 ; Ce journal fui fondé et rédigé presque en entier par un homme qui jouait un rôle considérable dans la Nouvelle-Angleterre, par Jérémy Gridley, jurisconsulte profond et bon écrivain, d’opinions libérales, mais très royalistes, et qui eut cette singulière fortune d’instruire et de former pour le barreau plusieurs des promoteurs de l’indépendance américaine. Procureur-général du Massachusetts, député à la législature, colonel de la milice, président de la société maritime, grand-maître des francs-maçons, Jérémy Gridley ne put longtemps cumuler tant de fonctions avec la rédaction d’un journal. Il se défit du Weekly Rehearsal, au bout d’un an, en le cédant à son imprimeur, Thomas Fleet. Celui-ci était un radical anglais qui s’était fait plus d’une affaire à Londres pour ses opinions démocratiques et son hostilité contre le haut clergé. En butte à des poursuites pour quelques propos malsonnans tenus à l’occasion d’une procession tory, il émigra en Amérique et s’établit à Boston, où ses descendans existent encore. Fleet avait vu à l’œuvre la presse anglaise ; aussi, dès qu’il eut acquis le Rehearsal, il s’empressa de transformer complètement ce journal. Il changea son nom contre celui d’Evening Post, il lui fit prendre le format, l’aspect et la distribution des journaux de Londres. L’Evening Post vécut vingt-trois ans entre les mains de Fleet et des fils de celui-ci. L’impartialité de sa rédaction, le mérite de ses articles politiques, l’abondance et la variété de ses renseignemens, le choix de ses nouvelles, assuraient à l’Evening Post le premier rang parmi les feuilles politiques de la Nouvelle-Angleterre. Il eut été à la tête de toute la presse américaine, si Benjamin Franklin n’était rentré dans la carrière.

Nous avons vu Franklin quitter Boston dans l’été de 1723. C’est dans les mémoires de ce grand homme qu’il faut lire l’intéressante et instructive histoire des épreuves qui l’attendaient à Philadelphie d’abord, et ensuite en Angleterre. Cinq ans plus tard, nous retrouvons Franklin de retour à Philadelphie, établi sur la place du Marché, à la fois imprimeur, libraire et papetier, et faisant aussitôt, grâce à sa bonne conduite et à son activité, une rude concurrence, à son ancien patron Keimer, et même à André Bradford. Dès que Franklin se vit à la tête d’une imprimerie, en face de caractères souvent inactifs et de papier blanc, la démangeaison d’écrire le reprit, et il rêva de faire un journal. Il y en avait déjà un à Philadelphie, l’American Mercury, établi en 1720 par André Bradford, mais cette circonstance était loin de décourager Franklin. « Je fondais, dit-il, mes espérances sur ce que l’unique journal qui existât alors était tout à fait insignifiant, fort mal administré, dépourvu de tout agrément, et rapportait pourtant de l’argent à Bradford. » Franklin ne sut pas tenir son dessein secret, en attendant qu’il eût réuni les moyens d’exécution nécessaires, et Keimer, averti par une indiscrétion, s’empressa de devancer son jeune concurrent. Il distribua immédiatement dans Philadelphie un prospectus rempli des plus belles promesses, et fit paraître, dès les premiers jours de 1729, un journal qui portait ce titre monstrueux : l’Instructeur universel dans tous les arts et toutes les sciences, ou Gazette pennsylvanienne. Un homme moins avisé que Franklin eut été fort embarrassé ; en vrai journaliste, il avait sa vengeance toute prête. Il se fit le collaborateur bénévole de Bradford, pour relever le journal de celui-ci et arrêter l’essor de la feuille rivale. L’American Mercury publia, sous le titre de the Busy-Body (l’Officieux), une série d’articles sur les mœurs, les usages et les ridicules du pays, véritable galerie de satires morales, où l’imitation d’Addison est manifeste pour le style et pour les idées. L’allure en est assez vive et la langue en est bonne, mais le fond est des plus minces. Cinq ou six de ces articles sont l’œuvre exclusive de Franklin ; pour les autres, il fut aidé ou même suppléé par son ami Breintnall. Les deux collaborateurs, du reste, ne s’étaient point proposé de corriger la société, mais de se créer un cadre pour jeter le ridicule, à pleines mains sur le prospectus comme sur le journal de Keimer, et ils arrêtèrent tout net le développement de l’Instructeur universel.

Keimer ne put soutenir longtemps la lutte : à l’expiration du troisième trimestre, il fit offrir à Franklin, pour une bagatelle, son journal et ses quatre-vingt-dix abonnés. Franklin accepta immédiatement le marché : Keimer en était pour son mauvais procédé, et se trouvait lui avoir épargné tous les frais de premier établissement. Le premier numéro de la Gazette de Pennsylvanie, car tout le reste du titre disparut, qui soit sorti des presses de Franklin, est le quarantième, publié le 25 septembre 1729. Le jeune imprimeur résolut de métamorphoser complètement le journal dont il était devenu maître, il y mit même une sorte de coquetterie : il se servit de papier bien collé et bien blanc, il fit choix de son plus beau caractère, et soigna extrêmement l’impression : il ne voulut pas seulement être lisible, il voulut être agréable à l’œil. On n’avait encore rien vu de semblable comme typographie dans la province, où les publications du gouvernement étaient faites sur du papier gris et sale, et étaient souvent inintelligibles à force de fautes d’impression ; mais la Gazette de Pennsylvanie ne se recommanda pas seulement par la beauté de l’exécution matérielle : elle eut tout de suite une politique très nette. Franklin n’ignorait pas, après l’expérience de ce qu’il avait vu à Boston, quel puissant moyen d’influence et d’action, quel admirable instrument est un journal entre des mains fermes, prudentes et honnêtes. Aussi n’hésita-t-il point à prendre part dans les querelles politiques qui divisaient alors la Pennsylvanie.

Une lutte assez vive venait de s’engager entre le gouverneur Burnet et l’assemblée, lutte qui devait se continuer sous les gouvernemens suivans. Burnet, conformément à ses instructions, réclamait comme gouverneur un traitement fixe de mille livres sterling une fois voté. L’assemblée, sans chicaner sur le chiffre, voulait que ce traitement fût voté tous les ans avec les dépenses ordinaires. « Elle regardait l’obligation qu’on voulait lui imposer comme contraire à la charte de la province et à la grande charte. Elle croyait à la nécessité d’une dépendance mutuelle entre le gouverneur et les gouvernés. Rendre le gouverneur indépendant ne pouvait manquer d’être dangereux et funeste pour la liberté de la province ; c’était le plus court chemin vers la tyrannie. On croyait d’ailleurs que la province n’en demeurait pas moins dans la dépendance de la couronne, lorsque le gouverneur à son tour dépendait de ses administrés et de sa propre conduite pour un traitement libéral, puisque les actes qu’il pouvait être contraint de sanctionner avaient besoin pour être valables de l’approbation de la métropole. » Dès le 2 octobre 1729, c’est-à-dire dés le second numéro qu’il publia, Franklin se prononça de la façon la plus catégorique pour l’assemblée dans un article qu’il rédigea lui-même et dont la lecture est encore curieuse. Ceux qui savent que le gouvernement anglais voyait de très mauvais œil les assemblées coloniales débattre sans cesse leurs droits et leurs franchises, et les colons discuter sur la politique au lieu de planter du tabac et du coton, ne peuvent s’empêcher de prendre pour autant d’épigrammes les complimens un peu ironiques que Franklin adresse à la mère-patrie. Après avoir loué le gouverneur de l’honorable fidélité avec laquelle il suivait les instructions qui lui étaient envoyées d’Angleterre, Franklin poursuivait ainsi : « L’amour et le dévouement de telle province pour la dynastie actuelle sont trop connues pour qu’on puisse seulement soupçonner sa fidélité. On nous permettra donc de donner aussi quelques éloges à cette assemblée qui continue à soutenir si résolument ce qu’elle croit être son droit, le droit du peuple qu’elle représente, et cela en dépit des manœuvres et des menaces d’un gouverneur renommé pour son adresse et son habileté politique, soutenu par des instructions venues d’Angleterre, et puissamment aidé par cet avantage assuré à sa politique de pouvoir attirer à son parti les hommes influens par la libre disposition de tant de postes qui donnent honneur et profit. Notre heureuse mère-patrie remarquera peut-être avec satisfaction que si ses coqs belliqueux et ses limiers incomparables perdent de leur feu et de leur intrépidité naturelle, quand ils sont transportés sous un autre climat comme ce peuple l’a été, — du moins ses fils, même à l’extrémité du monde, même à la troisième et quatrième génération, conservent encore cet ardent amour de la liberté et cet indomptable courage qui de tout temps ont si glorieusement distingué les Bretons et les Anglais entre tous les hommes. »

Cette déclaration de principes donna pour abonnés à Franklin tous les membres de l’assemblée ; elle lui fit en outre des recrues dans le gros du parti populaire ; et fut pour lui la source de divers avantages. « Les hommes importans de la province, dit-il, voyant un journal entre les mains de gens qui savaient aussi se servir d’une plume, jugèrent à propos de m’être agréables et de me venir en aide. » Franklin en effet ne tarde pas à devenir l’imprimeur de l’assemblée, puis le rédacteur de ses procès-verbaux. Lorsque la province émit du papier-monnaie, ce fut lui qui fut chargé de l’imprimer, ce qui lui valut par contre-coup l’impression du papier-monnaie des provinces voisines. Aucun autre imprimeur n’aurait pu faire aussi bien que lui et à si bon compte ; pourtant on n’eut peut-être pas songé à lui sans son journal. À la différence de la plupart des hommes qui rejettent volontiers loin d’eux l’échelle dont ils se sont servis, Franklin aima toujours son métier et lui demeura reconnaissant. Quand il enregistre dans ses mémoires quelqu’un de ces petits avantages qui furent pour lui autant de pas vers la fortune, il ne manque jamais de s’écrier : « Voilà ce que me valut d’avoir appris quelque peu à écrivasser ! (to scribble.) »

La Gazette de Pennsylvanie eut bientôt un grand nombre d’abonnés, et le propriétaire de l’American Mercury en prit naturellement ombrage. Bradford, qui était directeur des postes, ne craignit pas, pour nuire à son concurrent, d’interdire aux courriers de se charger de la Gazette, et de prendre aucune lettre, aucune dépêche à l’adresse de Franklin. Celui-ci trouva le procédé peu loyal, et il le déjoua en gagnant à prix d’argent les courriers. Néanmoins le public demeura convaincu que le journal de Franklin était confiné dans Philadelphie, et qu’il avait par conséquent une circulation moins étendue que le journal de la poste, qui pouvait aller partout. Par suite de cette opinion, presque toutes les annonces étaient portées au Mercury, et Bradford se faisait ainsi à peu de frais un beau revenu. Après d’inutiles efforts, Franklin finit par s’adresser au directeur-général des postes, et réclama contre l’usage exclusif de la poste que Bradford s’attribuait au préjudice de ses concurrens et du public. Le directeur-général lui donna gain de cause, et on fit dans la Gazette du 28 juillet 1735 l’avis suivant : « Grâce à l’indulgence de l’honorable colonel Spotswood, directeur-général des postes, l’imprimeur de ce journal est autorisé à expédier la Gazette franche de port sur tout le parcours de la route postale, de la Virginie à la Nouvelle-Angleterre. » Deux ans plus tard, en 1737, Spotswood, mécontent de la négligence que Bradford apportait dans son service et de la façon irrégulière dont, il tenait ses comptes, le destitua et offrit la direction des postes à Franklin, qui l’accepta dans l’intérêt de son journal, « Les appointemens étaient minces, dit-il, mais les facilités de correspondance que me donnait celle position me permirent d’améliorer mon journal, augmentèrent le nombre des abonner et multiplièrent les annonces, si bien que la Gazette finit par me rapporter un gros revenu. » Le préjugé qui avait été préjudiciable à Franklin opérait désormais en sa faveur ; le Mercury perdit ce que gagnait la Gazette, et, satisfait de ce retour de la fortune, Franklin ne songea point à rendre à Bradford le tour que celui-ci lui avait joué en mettant l’interdit sur son journal.

On sera peut-être curieux de savoir quelles étaient la célérité et la régularité de cette poste dont la faveur faisait et défaisait la fortune des journaux. Nous voyons par un avis inséré dans le Boston-News-Letter qu’à la fin de 1714 on établit un service postal entre Boston et New-York, les deux plus grandes villes des colonies. Tous les quinze jours, des courriers partaient de chacun des deux points extrêmes pour se rencontrer alternativement à Saybrook et à Hartford, les deux principaux centres de population du Connecticut, et y échanger leurs sacs de lettres. Chacun de ces courriers distribuait lui-même le long de la route les lettres des stations intermédiaires. Les choses étaient moins avancées encore en Pennsylvanie, ainsi que le prouve l’avis suivant inséré dans la Gazette à la date du 27 octobre 1737, pour annoncer l’entrée en fonctions de Franklin : « Avis est donné au public que le bureau de la poste est établi maintenant chez Benjamin Franklin, rue du Marché, et qu’Henry Pratt est nommé courrier de la poste pour toutes les étapes entre Philadelphie et Newport, en Virginie, il part vers le commencement de chaque mois et revient au bout de vingt-quatre jours. Les particuliers, les commerçans et autres peuvent être assurés qu’il transportera soigneusement leurs lettres et exécutera fidèlement leurs commissions, ayant déposé à cette fin un bon cautionnement entre les mains de l’honorable colonel Spotswood, directeur-général des postes pour toutes les possessions de sa majesté en Amérique. » Six ans plus tard, en 1743, un léger progrès fut accompli : la poste partait de Philadelphie pour New-York tous les huit jours en été et tous les quinze jours en hiver ; la poste pour la Virginie partait une fois par quinzaine en été et une fois par mois en hiver.

Revenons à la Gazette de Pennsylvanie. Franklin avait deux qualités qui ne se trouvent pas toujours réunies chez le même homme : il avait l’esprit à la fois inventif et pratique. Aussi son journal fut-il entre ses mains un puissant instrument de progrès, une tribune toujours au service de toute amélioration, de toute pensée utile. Il ne se bornait pas en effet à traiter les questions politiques, quoiqu’il fût l’âme du parti populaire ; il étudiait avec soin les intérêts locaux. Dès que son attention était appelée sur un mal, il cherchait aussitôt le remède, faisant aussi bon accueil aux suggestions d’autrui qu’à ses inspirations propres et allant droit à l’application. C’est dans son journal qu’il émit plusieurs de ses idées les plus utiles, qu’il fit comprendre, par exemple, à ses concitoyens la nécessité de tenir prêts les moyens d’éteindre les incendies très fréquens et très désastreux dans une ville nouvelle et remplie de constructions en bois. Il en résulta la formation de compagnies de pompiers, munies de pompes déposées en lieu sûr et toujours prêtes à fonctionner, institution que l’Angleterre a empruntée à l’Amérique, et la France à l’Angleterre. La sécurité des personnes et des propriétés n’avait d’autre garantie à Philadelphie que la surveillance négligente de la milice urbaine. On dut au journal de Franklin l’institution d’une garde de nuit permanente et les moyens de subvenir à cette dépense. Ce fut encore la Gazette qui appela l’attention des autorités provinciales et du gouvernement anglais sur la nécessité de mettre en état de défense les côtes et les frontières de la Pennsylvanie.

C’était là, après tout, d’assez grands intérêts, mais Franklin ne dédaignait pas non plus les petites réformes et les améliorations de détail. C’est ainsi qu’il fit paver le marché de Jersey, qui était proche de sa maison, puis sa rue, qui conduisait au marché, puis finalement la ville tout entière. La ville pavée, il s’agissait de la tenir propre. Franklin suggéra et fit adopter un système de cotisation pour faire balayer deux fois par semaine ces pavés dont on lui devait l’idée. Ce grand homme était peut-être plus fier de ces petits succès dus à son journal que de ses plus belles découvertes en physique. Il rapporte ces victoires de sa plume avec complaisance, n’oubliant jamais de dire que c’est à force de causer et de barbouiller du papier qu’il a fait prévaloir telle ou telle réforme utile. Il nous raconte même, à propos d’une idée d’autrui, quelle était sa règle de conduite et sa petite tactique. Un de ses meilleurs amis, le docteur Bond, eut, en 1751, la pensée d’établir à Philadelphie un hôpital pour les malades indigens et les émigrans. Il se donna une peine extrême pour recueillir des souscriptions ; mais l’idée d’un hôpital était toute nouvelle en Amérique, on ne comprenait bien ni le projet lui-même ni les moyens d’exécution, et les démarches du docteur eurent peu de succès. Bond vint conter sa mésaventure à Franklin, ajoutant que si personne ne souscrivait, c’est que lui, Franklin, l’âme de toutes les améliorations, ne se mêlait pas de l’affaire. « Je questionnai le docteur, dit Franklin, sur la nature et sur l’utilité probable de son projet, et recevant de lui des explications satisfaisantes, non-seulement je m’inscrivis parmi les souscripteurs, mais j’entrai de grand cœur dans le dessein de provoquer les souscriptions d’autrui. Seulement, avant toute sollicitation individuelle, j’entrepris de préparer les esprits en écrivant sur ce sujet dans le journal ; ce qui était ma constante habitude en pareil cas, et ce que le docteur avait négligé de faire. » Franklin écrivit donc dans la Gazette de Pennsylvanie deux articles sur le projet du docteur Bond, puis ces deux articles furent réimprimés en brochure et distribués. Les souscriptions affluèrent, et le premier hôpital américain fut fondé.

Si fécond cependant que fut l’esprit de Franklin, il n’avait pas toujours des réformes à proposer ou à patroner ; en outre les nouvelles chômaient quelquefois, la malle d’Angleterre n’arrivait qu’une fois par mois en été, et à de plus longs intervalles encore en hiver. Comment remplir le journal d’une malle à l’autre sans nouvelles d’outre-mer et sans discussions locales ? Les autres feuilles d’Amérique faisaient flèche de tout bois, et on fit dans un journal de cette époque le séduisant appel que voici : « Tous les gens d’esprit, soit en cette ville, soit à la campagne, feraient plaisir à l’éditeur en lui envoyant par écrit et franc de port leurs réflexions. Nous désirons en effet que les affaires de la Nouvelle-Angleterre ne tombent pas dans un complet oubli, comme les affaires et l’histoire des anciens habitans de ce pays. Nous imprimerons ces communications avec soin, sur le plus beau papier possible et dans le format in-4o. » Franklin, quoique plus riche de son propre fonds, se trouvait aussi quelquefois en présence d’une page blanche ; mais il faisait tourner au profit de la morale ces lacunes de la politique, « Je considérais aussi mon journal, dit-il quelque part, comme un moyen de plus de répandre l’instruction, et dans cette vue j’y réimprimais fréquemment des extraits du Spectateur et d’autres écrits moraux ; j’y publiais aussi parfois de petites pièces de ma façon qui avaient été composées pour être lues au sein de notre société littéraire. » Franklin cite particulièrement deux pièces de ce genre : « un dialogue socratique tendant à prouver qu’un homme vicieux, quels que soient ses dons naturels et ses talens, ne peut jamais être avec justesse qualifié d’homme de sens ; et un discours sur l’empire à exercer sur soi-même, ayant pour objet de montrer que la vertu n’est bien assurée qu’autant que la pratique du bien est passée en habitude, et ne rencontre plus l’opposition d’inclinations toutes contraires. » On voit, par les paroles mêmes que nous venons de citer, que Franklin conservait pour le Spectateur une admiration persévérante. L’imitation d’Addison est manifeste dans son journal : Franklin emprunte la manière, le ton, et jusqu’à la mise en scène de l’écrivain anglais, Ses articles sont de petits essais de morale, ou le développement de pensées philosophiques, parfois de simples lieux communs, médiocrement rajeunis. On trouve dans le nombre une couple de portraits à la façon de La Bruyère, et finement esquissés : mais le cadre que Franklin ambitionne est celui d’une lettre, et il prend à ravir le ton du badinage ou celui d’une malicieuse bonhomie. Il s’est adressé à lui-même une foule de lettres humoristiques sur des points de morale pratique et sur l’économie domestique. Un assez grand nombre de ces articles ont été recueillis dans l’édition des œuvres complètes de Franklin, par M. Jared Sparks ; nous n’en citerons donc aucun, préférant nous en tenir à une annonce, qui se trouve dans le numéro du 23 juin 1737 : « Il a été enlevé, il y a quelques mois, d’une des stalles de l’église, un livre de prières relié en rouge, doré et portant sur les deux couverts les initiales D et F (Deborah Franklin). La personne qui a pris ce livre est invitée à l’ouvrir, à y lire le huitième commandement, et à le replacer ensuite dans la stalle où il était, moyennant quoi il ne sera plus question de rien. » Nous ne savons si la femme de Franklin retrouva son livre de prières à sa place, mais l’avis au voleur méritait ce succès : il est caractéristique, et montre mieux que de longues citations la manière originale de cet excellent journaliste et le tour piquant qu’il savait donner à ses idées.

L’âge et l’expérience avaient corrigé chez Franklin ce penchant à la satire et à la malignité qu’il s’accuse d’avoir trop écouté dans sa jeunesse ; aussi la Gazette ne lui attira-t-elle aucun des désagrémens que le Courrier avait valus à son frère et à lui. Il publia même dans son journal, en 1757, sur la liberté de la parole et de la presse, un article dont les doctrines étonneraient bien ses successeurs de la presse américaine. Franklin avait d’autant plus de mérite à s’observer ainsi, qu’il était, comme les journalistes de tous tes temps et de tous les pays, en butte à de perpétuelles obsessions de la part de tous les gens qui avaient une rancune à satisfaire ou un amour-propre à soulager. Il rend témoignage lui-même de ces importunités intéressées et du soin avec lequel il se surveillait : « Dans la direction de mon journal, dit-il, je m’attachais à exclure toutes ces diffamations, toutes ces attaques personnelles qui, dans ces dernières années, ont fait si grand tort à notre pays. Toutes les fois qu’on me demandait l’insertion d’un article de ce genre, et que l’auteur, suivant l’usage, invoquait la liberté de la presse et comparait les journaux aux diligences, où tout le monde a droit à une place pour son argent, je répondais invariablement que j’imprimerais cet article séparément si l’auteur le désirait, et lui fournirais autant d’exemplaires qu’il en voudrait distribuer lui-même, mais que je ne voulais pas prendre sur moi de répandre ses attaques ; que j’avais contracté vis-à-vis de mes abonnés l’engagement de leur fournir une lecture utile ou agréable, et que je ne pouvais, sans une injustice manifeste, remplir leur journal de querelles particulières qui ne les intéressaient en rien. »

Franklin écrivait ces lignes dans sa vieillesse, longtemps après avoir quitté la carrière, et quand il se rendait à lui-même ce témoignage, il ne pouvait se dissimuler que son exemple n’avait été suivi ni par ses contemporains, ni surtout par ses successeurs. Aussi ajoute-t-il, peut-être par allusion aux attaques incessantes dont lui-même, dont Washington, dont les défenseurs les plus dévoués de l’indépendance furent l’objet de la part de la presse américaine : » Aujourd’hui la plupart de nos imprimeurs ne se font aucun scrupule de satisfaire et de flatter la malice des gens par de fausses accusations contre les plus nobles réputations du pays, et d’augmenter les animosités mutuelles jusqu’à provoquer des duels. De plus ils poussent l’indiscrétion jusqu’à publier sur le gouvernement des états voisins, et même sur la conduite des meilleurs alliés de la nation, des réflexions injurieuses qui peuvent entraîner les plus funestes conséquences. Je ne parle de tout ceci que pour faire réfléchir les jeunes imprimeurs, et pour les encourager à ne pas salir ainsi leurs presses, et à refuser avec fermeté de ternir par ces ignobles pratiques l’honneur de la profession. Ils peuvent voir, par mon exemple, qu’après tout cette ligne de conduite ne sera nullement préjudiciable à leurs intérêts. »

Franklin n’avait point en effet à se plaindre de la fortune : son journal, qui était déjà une entreprise assez lucrative, lui avait valu une clientèle nombreuse, les impressions de la législature coloniale et plusieurs commandes importantes ; il était l’imprimeur le plus occupé, non-seulement de la Pennsylvanie, mais des provinces voisines. L’Almanach du bonhomme Richard, qu’il publia vingt-cinq ans, et dont il vendait, en dépit des contrefaçons et des imitations, le nombre presque incroyable de dix mille exemplaires, représentait à lui seul un revenu considérable dans un pays tout neuf où l’argent était rare ; n’oublions pas non plus la direction des postes, à laquelle un traitement était attaché. Enfin, par l’influence croissante de la Gazette, des services rendus et de la fortune, Franklin, d’abord secrétaire-rédacteur de l’assemblée coloniale, était devenu député lui-même et l’âme du parti populaire. Dès qu’il fallait composer une commission ou remplir un poste de confiance, il était le premier sur lequel on jetât les yeux ; aussi dut-il songer à se décharger d’une partie de ses occupations, et surtout de la direction de son Imprimerie : il prit pour associé un Écossais du nom de David Hall. Cette association, qui commença en 1748, dura dix-huit ans. David Hall se consacra tout entier aux impressions, à la librairie et à la vente du papier : c’était en effet Franklin qui fournissait de papier plusieurs des imprimeurs américains, trop pauvres pour s’approvisionner directement en Angleterre. Franklin continua à s’occuper spécialement de la Gazette, car on voit, par sa correspondance avec sa femme, que même dans ses missions à la frontière, soit pour négocier avec les Indiens, soit comme commissaire de la province près de l’armée, il se faisait suivre par ses lettres, ses journaux et les cancans de la province, ce qu’il appelle les histoires de X, Y, Z, et il gronde quand la bonne Deborah, trop occupée dans son ménage, a oublié de lui écrire et de lui envoyer les journaux des provinces du nord. En 1757 seulement, lorsque Franklin reçut de l’assemblée de Pennsylvanie sa première mission en Angleterre, la Gazette tomba aux mains de David Hall ; celui-ci la dirigea avec prudence et habileté, et en 1766, quand il eut complètement remboursé Franklin, il demeura seul maître de l’imprimerie et du journal qui en était une dépendance[2].

Même après cette séparation, Franklin ne rompit pas complètement avec la Gazette de Pennsylvanie ; il y publia de loin en loin quelques lettres et quelques articles, lorsqu’il voulut donner son avis, ou lorsqu’il eut besoin d’intervenir dans les affaires intérieures de la province. Il aimait trop son métier pour y renoncer entièrement, et il connaissait trop bien le parti qu’on peut tirer de la publicité pour ne pas s’en servir au profit de la cause qu’il soutenait. Il suivait donc avec une attention extrême la presse anglaise, et ne manquait jamais d’adresser des rectifications à qui de droit, quand on médisait de ses commettans, quand on mettait en doute la fidélité des Américains ou qu’on les tournait en ridicule. L’opposition anglaise appuyait les réclamations des colonies ; Franklin était en relation avec les journaux de l’opposition et leur fournissait des notes et des articles. C’est ainsi que le Chronicle de Londres publia en 1766 les lettres de Franklin à Shirley sur les taxes qu’on voulait imposer aux colonies ; en 1767, une apologie des colonies accusées de favoriser la contrebande ; en 1768, un exposé des griefs et des prétentions des Américains. On voit donc que, pour avoir passé les mers et avoir changé de théâtre, Franklin n’avait pas brisé sa plume. Cependant l’histoire de ce grand homme ne nous appartient plus, dès qu’il cesse d’être directeur de journal, et que ses relations avec la presse deviennent purement accidentelles ; laissons-le donc suivre la brillante carrière dont la presse lui a ouvert l’entrée, et revenons à notre sujet.

Le premier-né de la presse avait attendu quinze ans l’apparition d’une feuille rivale ; les vingt années qui suivirent furent plus fécondes. En 1740, il existait déjà quatorze journaux en Amérique. On en comptait cinq dans la seule ville de Boston : le Boston Weekly News-Letter, de Green l’aîné ; la Gazette de Boston, de Thomas Green ; le New-England Journal, de Thomas Green et Samuel Kneeland ; le Post-Boy, journal de la direction des postes ; enfin l’Evening-Post,de Thomas Fleet. New-York en avait deux : la Gazette et le Journal. Dans le, Maryland, une Gazette avait été publiée à Annapolis, de 1727 à 1736, par William Parker. Après neuf années d’interruption, elle fut ressuscite en 1745 par Jonas Green, et ne cessa plus de paraître régulièrement. La Gazette de Maryland existe encore, et se trouve le plus ancien des journaux américains. La Caroline du sud avait une Gazette à Charlestown depuis 1731, le Rhode-Island une à Newport depuis 1732, la Virginie une également à Williamsburgh depuis 1736. La Pennsylvanie était, après le Massachusetts, la province la mieux partagée. On trouvait à Philadelphie la Gazette et le Mercury, qui devait en 1742 passer aux mains de William Bradford et devenir le Journal de Pennsylvanie, et à Germantown un journal allemand, fondé en 1739 par un nommé Sower. Ce dernier fait est curieux, mais il n’est pas le seul qui prouve que les Allemands affluaient déjà en Pennsylvanie, où ils forment aujourd’hui au moins la moitié de la population. Sur six imprimeries alors établies dans la colonie, deux n’imprimaient que l’allemand, deux imprimaient l’allemand et l’anglais, deux seulement étaient complètement anglaises. En 1743, un journal allemand fut établi à Philadelphie par un allemand nommé Anthony Ambruster, à qui Franklin dut défendre de faire usage de son nom. En 1751, un journal fut publié à Lancaster, moitié en allemand et moitié en anglais. Du reste, dès cette époque, quand on voulait qu’une annonce s’adressât à tout le monde, on était obligé de la publier à la fois en anglais et en hollandais, afin qu’elle fût comprise des Allemands de la Pennsylvanie et des riches familles hollandaises de la province de New-York.

À la date à laquelle nous sommes arrivés, et en présence de quatorze journaux, nous pouvons considérer la presse périodique comme bien établie en Amérique. Les années suivantes virent naître, un nombre encore plus considérable de feuilles politiques : bientôt non-seulement chaque colonie, mais chaque ville un peu importante aura la sienne. Ce serait donc se perdre dans des détails inutiles que de vouloir faire connaître l’origine et la fortune de ces feuilles, souvent insignifiantes et presque toujours éphémères. C’est l’histoire collective des journaux qu’il nous faut poursuivre désormais, en essayant de montrer le rôle de la presse dans les affaires intérieures des colonies et son influence sur les événemens.


II

Les écrivains qui, soit en Angleterre, soit en France, se sont occupés des États-Unis, ne font presque tous commencer l’histoire des colonies américaines qu’à la veille même de leur rupture avec la métropole, à l’opposition que rencontra l’acte du timbre. Si les cent années qu’on néglige ainsi méritaient cet oubli, ne serait-ce point un légitime sujet de surprise que de trouver tant de décision, de fermeté et d’ensemble dans la résistance des colonies sur une question de principe ? car il n’y avait rien d’excessif ni d’onéreux dans les impôts décrétés par le parlement. Cette lutte juridique et légale qui précède la lutte à main armée, cette union, cette énergie, cette prudence soutenues pendant quinze ans, ne sont point le fait d’un peuple au berceau. Le fait est que la population des États-Unis n’en était pas à faire son apprentissage de la liberté. Cette société si jeune encore, était, pour l’éducation politique, au niveau, sinon en avance de l’Angleterre elle-même. L’Amérique avait faiblement ressenti le contre-coup des révolutions de la métropole. Le puritanisme, faisant prévaloir dans la société civile les idées et les formes de son organisation religieuse, avait pu développer presque sans résistance les principes démocratiques qu’il contient en germe : la nécessité, cette incomparable maîtresse, avait enseigné aux colonies à s’administrer et à se défendre elles-mêmes. Enfin le pouvoir royal, représenté par des gouverneurs changés à tout instant et sans cesse incertains du lendemain, avait toujours été faible, précaire, hors d’état de mettre obstacle aux progrès de l’esprit de liberté.

Si le parlement d’Angleterre rencontra en Amérique des adversaires habiles et décidés qui ne faiblirent jamais et qui lui rendirent coup pour coup, c’est que la lutte contre la métropole avait été précédée, comme préparation et comme apprentissage, par la lutte obscure des assemblées provinciales contre les gouverneurs, qui représentaient ou la royauté ou les propriétaires féodaux. Il n’était pas une assemblée coloniale qui ne prétendit, vis-à-vis du gouverneur, à tous les droits que le parlement anglais exerçait vis-à-vis de la couronne. Cette lutte commença avec les premières années du XVIIIe siècle, et se termina presque partout, vers le milieu du siècle, par le triomphe des assemblées. Le lendemain de leur victoire, les assemblées se trouvèrent en face du parlement et l’affrontèrent avec le même succès. Les journaux américains, qui exercèrent une influence décisive sur cette seconde lutte, avaient eu une part modeste, mais réelle, à la première.

Jefferson n’a point dédaigné d’écrire l’histoire des démêlés de la Virginie avec ses gouverneurs. Lui-même y avait pris une part active, et c’est la réputation d’écrivain et d’orateur qu’il s’y était faite qui lui valut d’être envoyé, malgré sa jeunesse, au congrès continental, pour y représenter la province, C’est également au milieu de ces luttes obscures que Patrick Henry acquit cette popularité qui lui permit d’exercer une action décisive sur l’esprit de ses compatriotes aux jours de la révolution. On connaît déjà le rôle joué par Franklin dans l’histoire intérieure de la Pennsylvanie ; deux ouvrages publiés par lui en Angleterre, et dont l’un eut à Londres même deux éditions, font connaître dans le plus grand détail tous les points en litige entre les colons et les descendans de Penn, demeurés propriétaires de la province. Ces deux ouvrages sont en quelque sorte le résumé de la polémique soutenue pendant trente ans par Franklin en faveur du parti populaire, depuis le jour où il devint maître de la Gazette de Pennsylvanie. C’est l’influence acquise par Franklin, comme l’écrivain et la sentinelle vigilante du parti colonial, qui lui valut d’être envoyé à l’assemblée, et de voir chaque fois sa réélection combattue avec acharnement par les gouverneurs. On réussit enfin à l’écarter de l’assemblée ; mais celle-ci le vengea noblement en le chargeant d’aller défendre à Londres, devant le conseil du roi et devant le parlement, les intérêts qu’on avait voulu priver de son appui.

Nulle part la lutte entre l’assemblée coloniale et les gouverneurs royaux ne fut plus vive et plus obstinée que dans la colonie de New-York. Cette lutte y trouvait pour alimens les traditions libérales soigneusement conservées par les riches propriétaires d’origine, hollandaise, et la répulsion instinctive ressentie par cette partie de la population pour tout ce qui venait d’Angleterre. New-York, que la métropole avait dotée de franchises, qu’elle avait embellie de constructions dispendieuses, qu’elle avait comblée de faveurs de toutes sortes, New-York, résidence d’un gouverneur habituellement pris dans la haute aristocratie et d’un nombreux personnel de fonctionnaires, New-York, garnison préférée des fils de famille, qui y menaient grand train, était toute dévouée à la couronne ; Albany était dans des sentimens tout contraires, et le fonds de la population dans les campagnes appartenait tout entier à l’opposition. La lutte atteignit son apogée sous le gouvernement de William Cosby, de 1732 à 1736. William Bradford, père d’André Bradford de Philadelphie, avait fondé, en 1725, un journal hebdomadaire, la Gazette de New-York. Ce journal était dans les intérêts du gouverneur, ou, comme on disait déjà, de la cour. Le chef de l’opposition, Rip Van Dam, dont le nom trahit assez l’origine hollandaise, encouragea un imprimeur de ses compatriotes, John Peler Zenger, à entrer à son tour dans la carrière. Le New-York weekly Journal (Journal hebdomadaire de New-York) parut en 1733, et prit une attitude très-hostile vis-à-vis du gouverneur et de son conseil. Outre le Journal, on publiait de temps en temps des ballades où on tournait en ridicule les partisans de William Cosby dans la législature. Le gouverneur et le conseil prirent fort mal ces attaques, et, par un arrêté motivé, déclarèrent que les n° 7, 17, 48 et 49 du journal de Zenger et deux des ballades publiées par le même imprimeur étaient attentatoires à la dignité du gouvernement de sa majesté, contenaient des outrages contre la législature et les personnes les plus distinguées de la colonie, et tendaient à provoquer à la sédition et au trouble. En conséquence, journaux et ballades furent condamnés à être brûlés par la main du bourreau. À l’ouverture de la session législative, en octobre 1734, l’assemblée fut invitée à voter une récompense pour arriver à découvrir les auteurs de ces libelles séditieux ; mais les membres de l’opposition, qui goûtaient fort les articles du Journal, et qui passaient même pour les écrire, étaient en majorité dans l’assemblée, et on vota l’ordre du jour sur cette proposition. Alors le gouverneur et le conseil firent intenter directement des poursuites par le procureur-général ; Zenger fut arrêté et traduit devant la justice comme coupable de diffamation et de calomnie.

Ce procès mit toute la colonie en émoi. Les avocats de Zenger, Alexander et Smith, commencèrent par attaquer la compétence du tribunal. Au lieu d’avoir été nommés par la couronne et à vie, les juges avaient été nommés par le gouverneur Cosby seul, sans le concours du conseil, et par commission temporaire indéfiniment révocable. Les avocats prétendirent que les membres de la cour ne siégeaient pas en vertu d’une investiture légale, et n’offraient à l’accusé aucune garantie d’impartialité. La cour frappa de suspension les deux avocats, comme coupables d’offense envers elle. Zenger constitua deux nouveaux avocats, John Chambers de New-York, et le doyen du barreau de Philadelphie, André Hamilton, qui fit le voyage tout expié pour plaider cette cause. Une foule considérable accourue pour assister aux débats. Zenger se reconnut l’imprimeur et l’éditeur des journaux incriminés, il assuma la responsabilité de tous les articles, et il demanda à faire la preuve des faits articulés. Le président se refusa à laisser faire cette preuve, parce qu’elle ne pouvait qu’aggraver la diffamation. Il prétendit même, selon la jurisprudence qui prévalait alors en Angleterre, que le jury, juge du fait, devait se borner à constater si Zenger était ou non l’éditeur des articles incriminés, et laisser à la cour, juge du point de droit, l’appréciation du caractère diffamatoire de ces articles. André Hamilton soutint la thèse contraire. « Puisqu’on nous refuse de faire la preuve des faits, dit-il aux jurés, c’est votre conscience que nous invoquons en témoignage de nos assertions. Si vous croyez que nous avons dit vrai, souvenez-vous que vous avez le droit d’apprécier aussi bien que de constater les faits, et que c’est peut-être votre devoir d’user de ce droit. » Il termina par ces paroles : « La question qui se débat devant vous n’est pas seulement la cause d’un pauvre imprimeur, ni même celle de la colonie de New-York seule ; c’est la meilleure des causes, la cause de la liberté. Tout homme qui préfère l’indépendance à une vie d’esclavage bénira et honorera en vous les hommes dont l’impartial verdict, comme un fondement inébranlable, aura assuré à nous, à notre postérité, à nos voisins ce droit que nous donnent et la nature et la dignité de notre pays, la liberté de combattre l’arbitraire en disant, en écrivant la vérité. » Le jury presque sans délibérer acquitta Zenger, et son verdict fut accueilli dans la salle par trois salves d’applaudissemens : Zenger fut mis en liberté le lendemain, après huit mois de détention préventive. Le conseil municipal de New-York vota des remerciemens à Hamilton, et lui conféra le droit de bourgeoisie « pour son habile et généreuse défense des droits de l’homme et de la liberté de la presse. » Le diplôme de bourgeoisie fut présenté à Hamilton dans une boite d’or du poids de cinq onces et demie ; sur le couvercle étaient gravées les armes de la ville avec cette inscription : Demersae leges, timefacta libertas tandem emergunt. On lisait à l’intérieur : Non nummis, virtute paratur, et autour de la boite ce mot de Cicéron : Ita cuique eveniat ut de republica meruit. Telle fut l’impression produite par ce procès, que, cinquante ans plus tard, Gouverneur Morris ne craignait pas d’appeler l’acquittement de Zenger « l’aube de la révolution américaine. »

Pierre Zenger mourut dans l’été de 1746, la publication de son journal fut continuée après lui par sa veuve et ensuite par son fils John Zenger. La qualité d’organe de l’opposition semble du reste avoir valu au Journal de New-York plus de popularité que d’argent, car, en tête du numéro du 25 février 1751, on lit l’avis au public qui suit :

« MM. les abonnés de la campagne sont instamment priés d’envoyer l’arriéré de ce qu’ils doivent ; s’ils ne s’acquittent promptement, je suspendrai l’envoi du journal, et je verrai à faire rentrer mon argent autrement. Quelques-uns de ces abonnés commodes sont en arrière de plus de sept années. Après les avoir servis tant d’années, je crois qu’il est temps et grand temps qu’ils me remboursent mes avances, car la vérité est, ils peuvent m’en croire, que j’ai usé mes habits jusqu’à la corde.

« N. B. Messieurs, si vous n’avez pas d’argent comptant par devers vous, pensez pourtant à votre imprimeur ; quand vous aurez lu cet avis et que vous y aurez réfléchi, vous ne pouvez faire moins que de dire : « Allons, ma femme (c’est aux gens mariés surtout que je m’adresse, mais que les célibataires en fassent leur profit), allons, ma femme, envoyons à ce pauvre imprimeur de la farine ou quelques jambons, du beurre, du fromage ou de la volaille, etc. ! En attendant, je suis votre serviteur, John Zenger. »

Il ne semble point que cet appel attendrissant ait eu beaucoup de succès, et qu’à défaut de l’argent comptant, qui était alors fort rare dans les colonies, les provisions aient afflué chez Zenger, car dans le courant de l’année suivante il fut obligé de suspendre la publication du Journal de New-York. Cette publication ne fut reprise qu’après un intervalle de plusieurs années, à l’époque des premiers démêlés des colonies avec l’Angleterre, lorsque l’opposition sentit de nouveau le besoin d’un organe spécial. La presse n’était point un métier lucratif, car de 1740 à 1770 on voit naître et mourir à New-York douze ou quinze journaux dont quelques-uns n’ont pas vécu plus de deux ou trois ans. Un de ceux qui fournirent la carrière la plus longue fut le Postillon hebdomadaire, fondé en janvier 1743 par James Parker, et qui allait entrer dans sa dixième année, lorsque Parker se mit la justice à dos par un article contre l’église épiscopale, plus puissante à New-York que dans aucune autre colonie. C’est une lettre de Franklin qui nous apprend ce fait en même temps qu’elle nous révèle l’opinion de ce grand homme sur les procès de presse. La lettre est adressée à Cadwallader Colder, qui remplissait à New-York les fonctions de conseiller près le gouverneur, et qui fut même quelque temps vice-gouverneur : « J’apprends, écrit Franklin, que Parker a fait la sottise de publier dans son journal un article qui lui suscite bien des tracas. Je ne puis imaginer comment il s’est laissé aller à cette publication, car je le connais pour un croyant sincère et très opposé à tout ce qu’on appelle liberté de penser. Il est maintenant fort au regret de ce qu’il a fait et me demande d’intervenir près de vous pour que vous obteniez du gouverneur une ordonnance de non-lieu, promettant d’être très circonspect à l’avenir et très attentif à ne plus donner pour la politique ou la religion aucun sujet de plainte à vous et à vos amis, et je crois cette promesse très sincère de sa part… Quant à la cause de la religion, le meilleur service qu’on puisse lui rendre, à mon avis, est d’arrêter les poursuites ; car si l’on appréhende quelque fâcheux effet de la publication de cet article, l’éclat d’un procès et d’une condamnation lui donnera mille fois plus de publicité, tant est grande la curiosité des gens en pareil cas. Cet article est d’ailleurs une vieillerie qui a déjà été publiée, en Angleterre, d’abord, ensuite ici (à Philadelphie), par André Bradford. Comme on n’y prit pas garde, cela tomba à plat et fut mis en oubli : il en arriverait encore autant aujourd’hui, si on faisait preuve de la même indifférence. »

La révolution du 1776 et le triomphe des idées démocratiques devaient seuls faire prévaloir cette doctrine de Franklin, qui est devenue la thèse favorite de tous les Américains et la règle de conduite de leur gouvernement ; mais, avant 1776, elle avait contre elle l’opinion de tous les jurisconsultes et l’intérêt des autorités coloniales. La feuille de Parker cessa d’exister ; le même sort attendait encore plusieurs journaux.

Le Massachusetts, qui exerça une action si décisive dans la révolution et qui détermina la rupture avec la mère-patrie, était aussi de toutes les colonies celle où les luttes politiques étaient les plus vives. Deux partis s’y étaient constitués de bonne heure, l’un favorable et l’autre contraire à la suprématie de la métropole et à l’autorité des gouverneurs envoyés par elle : ces partis, à l’imitation de ceux qui divisaient l’Angleterre, avaient pris les noms de tories et de whigs. Des relations, éphémères d’abord, mais qui se cimentèrent et devinrent plus régulières et plus étroites avec le temps, s’étaient nouées entre les partis anglais et les partis qui leur correspondaient en Amérique. Cependant pour les whigs d’Angleterre les questions de liberté n’étaient guère encore qu’une arme de parti, et si les traditions de 1688 leur servaient à la fois d’enseigne et de bouclier, il n’y avait chez eux aucune hostilité ni pour la royauté ni pour l’église établie. Les whigs d’Amérique prenaient plus au sérieux et avaient plus à cœur les principes qui leur étaient communs avec l’opposition anglaise : sans le savoir peut-être, et assurément sans mesurer toute la portée et toutes les conséquences de leurs doctrines, ils allaient beaucoup plus loin que leurs coreligionnaires apparens ; ils ne dataient pas seulement de 1688, ils dataient volontiers de 1640 et marne de 1649. L’agitation religieuse, dont nous avons déjà parlé, avait eu pour objet de ramener à sa ferveur première le puritanisme languissant et dégénéré : les Whitefield, les Davenport, les Crosswell, en prenant le rôle de missionnaires et de prédicateurs ambulans, en allant de village en village dénoncer la tiédeur et l’infidélité du clergé presbytérien, en proclamant partout du haut de la chaire la nécessité du réveil religieux, ne s’étaient proposé que de rétablir dans sa rigueur l’orthodoxie calviniste. Toutefois il était impossible de raviver le puritanisme et de restaurer la suprématie de l’autorité spirituelle dans les affaires civiles, sans faire revivre en même temps le vieil esprit des pèlerins, qui, identifiant la société politique avec la société religieuse, où toute autorité dérivait de l’élection et où la décision de la majorité faisait loi, avait abouti directement à la souveraineté du peuple. Aussi le grand mouvement religieux qui, au XVIIIe siècle, transforma la Nouvelle-Angleterre eut-il pour conséquence immédiate une résurrection du républicanisme. La génération qui prépara et qui accomplit dans le Massachusetts la révolution arriva à la jeunesse et à la vie politique de 1740 à 1750. Cette génération, qui se croyait simplement libérale, était au fond républicaine : elle prétendait borner sa tâche à défendre les droits des colons et à repousser d’injustes empiétemens ; mais la conséquence logique des principes qu’elle invoquait, c’était la négation absolue de l’autorité de la métropole, c’était l’indépendance. Une part considérable dans la propagation de ces idées doit être rapportée à l’université d’Harvard, pépinière où se recrutait le clergé puritain, et qui conservait soigneusement comme le feu sacré les traditions des anciens jours. Les ouvrages d’Algernon Sidney, de Milton et de Locke y faisaient la base de l’enseignement du droit politique et du droit civil. C’est d’Harvard que sortirent presque simultanément - James Otis, délégué du Massachusetts au premier congrès révolutionnaire ; John Hancock, qui mit le premier son nom au bas de la déclaration d’indépendance ; Josiah Quincy, qui dès 1774 écrivait de Londres à ses concitoyens qu’il fallait « sceller leur témoignage de leur sang ; » Joseph Warren, qui tomba sur le premier champ de bataille de l’indépendance ; Samuel Adams, John Adams, Jonathan Mayhew, qui tous furent ou les précurseurs ou les directeurs du mouvement révolutionnaire.

L’esprit des pèlerins revivait tout entier en Samuel Adams ; la passion politique était entretenue et enflammée chez lui par la passion religieuse. Ni Endicott, ni Higginson, ni même aucun des indépendant du long parlement n’eut pour l’épiscopat et pour la royauté une haine plus vivace et plus vigoureuse : un fanatisme inexorable fut la source de tous ses écrits et la règle de toute sa conduite. Ce fut en 1743 qu’il soutint à Harvard son second examen pour la maîtrise ès-arts ; il choisit pour sujet de thèse la question suivante : « Est-il légitime de résister au magistral suprême, si la communauté ne peut être sauvée autrement ? » C’était à mots couverts et sous le vêtement de l’école la question de la légitimité du droit d’insurrection. Samuel Adams se prononça pour l’affirmative. Il avait économisé une partie de la pension que ses parens lui faisaient à l’université : à sa sortie, il employa cet argent à publier une brochure intitulée : Englishmen’s Rights, où il revendiquait pour les colons tous les droits des citoyens anglais ; mais l’important était de définir ces droits, et le pamphlet d’Adams, qui semblait n’être qu’un exposé des principes whigs, contenait en substance une théorie qui conduisait droit au républicanisme.

Le père de Samuel Adams le destinait au barreau ; sa mère voulait le tourner vers le commerce : le jeune maître ès-arts se consacra presque exclusivement à la politique, il rassembla ses anciens camarades de l’université et les compagnons de sa jeunesse, et forma une société où l’on débattait les affaires de la colonie. Le public ne se blessa point des opinions ardentes de ces jeunes gens, ni de la liberté et de la vivacité de leur tangage ; il n’y vit que l’exagération naturelle à leur âge, et il appela ironiquement les réunions présidées par Adams le club des claqueurs de fouet. Cependant Samuel Adams ne s’en tint pas à des paroles : il s’entendit avec les imprimeurs Rogers et Daniel Fowle, pour la publication d’un journal auquel chacun des membres du club serait obligé de fournir à son tour un article. Ainsi naquit en 1748 l’Independent Advertiser, qui avait pour vignette l’image de la déesse de la liberté, et qui fixa immédiatement l’attention par l’attitude hostile qu’il prit vis-à-vis du gouverneur de la colonie. Au nombre des jeunes gens qui rédigeaient ou inspiraient ce journal était un homme remarquable qui, en 1747, à l’âge de vingt-sept ans, avait été élu ministre d’une des principales paroisses de Boston. C’était le fondateur de la secte des unitaires, aujourd’hui en majorité dans le Massachussets ; c’était Jonathan Mayhew, le premier membre du clergé américain qui ait osé rejeter ouvertement le dogme de la Trinité. Mayhew, pour son début, prêcha et fit imprimer un sermon sur les droits du jugement individuel dans les matières de foi ; mais, par une conséquence facile à prévoir, l’orateur qui revendiquait pour la conscience une indépendance sans contrôle dans le domaine spirituel devait admettre difficilement que l’homme ne fût pas aussi le souverain juge de ses obligations dans l’ordre temporel. Mayhew, qui rompait avec l’orthodoxie calviniste, ne devait pas s’incliner davantage devant le prestige de l’autorité monarchique. Le 30 janvier 1749, anniversaire séculaire de la mort de Charles Ier, avait été, des deux côtés de l’Atlantique, pour la plupart des prédicateurs, l’occasion de payer un tribut d’hommages à la mémoire d’un prince Infortuné, et, pour les théologiens anglicans, le prétexte d’exposer leurs théories favorites sur l’autorité royale. Le 30 janvier de l’année suivante, Mayhew prit à son tour pour sujet d’un sermon la légitimité de la mort de Charles Stuart : avec une amertume de langage digne des anciens indépendans, il soutint que ce prétendu martyr avait été un tyran, et qu’il avait mérité son sort par ses attentats contre la liberté civile et contre la vérité religieuse, et il qualifia de résistance légitime et glorieuse la conduite du parlement régicide. Ce discours produisit une immense sensation qui eut son contre-coup jusqu’en Angleterre ; mais les plus avancés des dissidens l’envisagèrent eux-mêmes comme une hardiesse inutile et comme une imprudence. L’Independent Advertiser, au contraire, reproduisit ce sermon et le combla d’éloges : il tint la même conduite à propos de plusieurs des discours de Mayhew, et notamment d’un sermon prêché en 1754 à l’occasion d’une élection générale. Dans ce sermon, Mayhew, en feignant de combattre encore la monarchie absolue, et sans diriger d’attaque directe ni même de blâme contre une monarchie limitée, fit l’apologie du gouvernement républicain, qu’il présenta comme fondé sur la volonté et par l’autorité du peuple, et comme le seul gouvernement qui tende uniquement au bien-être et à la prospérité des nations.

Cette année 1754 vit la mort de l’Independent Advertiser. Le gouverneur avait obtenu la majorité dans la législature ; il fit adopter un bill qui établissait certains droits de douanes. Ce vote fut amèrement blâmé par le journal, qui publia, sous le titre de Monstre des Monstres, une violente diatribe contre la législature. L’imprimeur du journal, Daniel Fowle, fut immédiatement arrêté, et, comme il se refusa à faire connaître l’auteur de l’article, il fut mis en jugement et condamné à un an d’emprisonnement. Cette mésaventure le dégoûta momentanément du métier : en 1756, Daniel Fowle quitta Boston, et se transporta à Portsmouth, où il établit la première presse qui ait fonctionné dans le New-Hampshire, et où il fit paraître, à partir du 7 octobre 1756, la Gazette de New-Hampshire, qu’il dirigea jusqu’à sa mort, arrivée en 1787, et qui existait encore, il y a quelques années, entre les mains de ses successeurs.

La place laissée vacante par l’Indépendant Advertiser fut immédiatement remplie. Les imprimeurs Edes et Gill firent paraître en avril 1755 la Gazette de Boston, qu’Edes publia sans interruption jusqu’en 1798. Samuel Adams, éclairé par l’expérience et mûri par l’âge, en fut le principal rédacteur. La Gazette de Boston prit la même vignette, et la même devise que l’Independent Advertiser ; mais elle ne commit aucune des imprudences gratuites qui avaient perdu ce journal : elle fut le défenseur non-seulement le plus ferme, mais aussi le plus habile des droits des colonies. Aussi devint-elle à la fois le point de ralliement des whigs contre les gouverneurs Barnard et Hutchinson, et du clergé dissident contre l’anglicanisme. Les ministres Mayhew et Cooper, étroitement unis avec tous les chefs des whigs, développaient en chaire les principes que leurs amis soutenaient dans la Gazette, et le journal combattit avec eux, de 1760 à 1764, le projet attribué à la métropole de vouloir établir dans la Nouvelle-Angleterre des évêques et toute la hiérarchie anglicane. La passion politique et la passion religieuse amenèrent ainsi, chacune à son tour, des auxiliaires à Samuel Adams, et groupèrent peu à peu autour de la Gazette, avec Mayhew et Cooper, le bouillant James Otis, devenu cher à tout le Massachusetts pour avoir osé plaider en 1758 l’illégalité du droit de perquisition que s’arrogeaient les employés des douanes ; le jurisconsulte Oxenbridge Thacher, profondément versé dans les questions de droit administratif, de commerce et de finances ; l’opulent Samuel Dexter, qui mettait sa fortune et son esprit au service des lettres et de ses amis politiques ; John Adams, qui devait être le premier successeur de Washington ; James Bowdoin, et toute cette pléiade d’orateurs, de légistes et de patriotes qui se prononcèrent pour l’indépendance dès le début de la lutte, qui ne désespérèrent point après les premiers revers, et que les Américains désignent par cette appellation collective : les hommes de 76, comme nous disons en France les hommes de 89.

À cette époque, la conquête du Canada vint dissiper les inquiétudes qu’inspirait aux Américains le voisinage de la domination française, et rendit moins nécessaire à leurs yeux la protection de la métropole. Cette sécurité, longtemps souhaitée, fut favorable au développement des sentimens d’indépendance qui fermentaient déjà dans quelques colonies, et dont l’acte du timbre détermina la première explosion. L’impulsion partit de la province où les théories politiques avaient été le moins débattues et où elles semblaient devoir exercer le moins d’empire. Ce fut l’assemblée de Virginie qui donna le signal par la célèbre déclaration qui porte le nom de Résolutions de Virginie, et où les droits des colonies sont établis et les prétentions du parlement repoussées, en vertu des mêmes principes qui servirent, douze ans plus tard, de base à la déclaration d’indépendance. Ces résolutions furent proposées et défendues par un légiste dont l’éloquence est demeurée proverbiale aux États-Unis, par Patrick Henry ; elles furent votées le 29 mai 1765. Le gouverneur se fit apporter par le secrétaire de l’assemblée le registre des délibérations ; il en arracha lui-même le texte de la déclaration qu’il mit en pièces, et il prononça immédiatement la dissolution de l’assemblée. Cependant une copie des résolutions avait déjà été envoyée à Annapolis, à la Gazette du Maryland, qui s’empressa de publier ce document et qui y donna toute son approbation. Dans cette Gazette du Maryland écrivait alors Charles Carroll, qui fut un des signataires de la déclaration d’indépendance, et qui, comme plusieurs des hommes qui exercèrent une influence décisive sur la révolution américaine, devait à la France et aux idées françaises une partie de son éducation et de ses convictions. D’origine irlandaise et catholique de naissance, Charles Carroll avait été envoyé tout enfant au célèbre collège de Saint-Omer, où fut élevé plus tard O’Connell, et de là à Louis-le-Grand, puis enfin à Bourges, où il étudia le droit civil. Il avait ensuite, passé deux ans à Londres, à Temple-Bar, pour apprendre la jurisprudence anglaise. Il venait de rentrer dans son pays natal à l’âge de vingt-sept ans, et de débuter avec éclat au barreau, quand l’acte du timbre le jeta dans la presse et fit de lui le chef de l’opposition dans le Maryland. C’est par le journal de Carroll que le texte des Résolutions de Virginie fut connu dans les colonies du centre. On s’arracha la Gazette du Maryland, et le président de l’assemblée de Pennsylvanie, Galloway, ne put s’en procurer un exemplaire pour l’envoyer à Franklin : il dut transcrire de sa main la copie qu’il avait. Franklin, que ses compatriotes consultaient, les exhorta à la résistance et reprit la plume pour les encourager. Il ne se borna pas à attaquer l’acte du timbre dans ceux des journaux anglais qui lui ouvrirent leurs colonnes ; il adressa à la Gazette de Pennsylvanie plusieurs lettres où il traitait la question de l’impôt au point de vue du principe qui veut que toute taxe soit consentie. Tous ses amis prirent parti dans le même sens et devinrent les collaborateurs volontaires de la Gazette de Pennsylvanie. « Ce n’est pas seulement notre propriété que nous défendons, écrivait Charles Thomson, le voisin et l’ami de Franklin, c’est notre liberté, ce sont nos droits les plus essentiels qu’on détruit. » La question fut envisagée au même point de vue par le parti populaire dans la Caroline du sud. Il existait déjà deux journaux à Charleston, la Gazette de la Caroline du sud, fondée le 8 janvier 1732 par Thomas Whitmarsh, et la Gazette générale américaine, établie en 1758 par Robert Wells. Un troisième journal, la Gazette and Country journal, fut créé en 1768 par Charles Crouch, uniquement pour combattre l’acte du timbre.

La déclaration de l’assemblée de Virginie ne fut comme dans la Nouvelle-Angleterre que par la publication qu’en fit le premier un journal de la colonie de Rhode-Island, le Newport Mercury[3]. Cette publication, qui fut considérée par les autorités anglaises presque comme un acte de trahison, faillit coûter l’existence à ce journal. Le Mercury ne s’en tint pas là cependant ; il prit hautement parti pour les droits des colonies, et pendant toute la période révolutionnaire il fut l’organe du ministre, puritain Ezra Stiles, des Ellery, des Vernon, des Ward, des Marchant et de tous les hommes qui, par leurs écrits, leurs discours et leur exemple, entraînèrent la population de Rhode-Island dans le parti de l’indépendance. Après la colonie de Massachusetts, celle de Rhode-Island est celle qui, relativement au chiffre de sa population, a fourni le plus de soldats aux armées américaines de 1775 à 1782.

Si l’œuvre de Patrick Henry arriva tardivement à la connaissance des whigs du Massachusetts, elle les trouva du moins tout préparés à la résistance. Dès l’année précédente, sur la seule nouvelle des projets du ministère anglais, La Gazette de Boston s’était énergiquement prononcée, et Oxenbridge Thacher, dont la mort fut, en 1765, un deuil pour toute la colonie, avait publié, sous ce titre : Sentimens d’un Anglo-Américain sur l’établissement des droits de douane dans les colonies, un petit écrit, dans lequel il ménageait fort peu le gouvernement de la métropole. Thacher avait emprunté l’épigraphe de ses articles à la fable de Phèdre : l’Ane et les Voleurs.

Ergo, quid refert mea
Cui serviam ? clitellas dum portem meas.


Cette épigraphe résumait parfaitement la pensée de l’écrivain, qui concluait au retrait des impôts ou à la rupture du lien colonial. James Otis, dont l’intelligence allait s’éteindre vaincue, par la passion, par la préoccupation de la lutte et par l’excès du travail, publia la même année 1764 son meilleur écrit, la célèbre brochure, les Droits des colonies revendiqués et démontrés, dont John Adams a dit qu’elle était alors aussi familière à tous les Américains que leur alphabet. Ois prenait pour point de départ ce principe, « que l’autorité suprême ne peut enlever à aucun homme aucune part de sa propriété sans qu’il y ait consenti en personne ou par son représentant, » et il en concluait qu’aucune taxe ne peut être levée sur le peuple sans son consentement ou celui de ses députés. Mais si la Grande-Bretagne n’avait le droit de tirer de ses colonies aucun revenu, les dépenses que lui imposaient leur administration, leur défense, et la protection de leur commerce étaient pour elle des charges sans compensation ; La thèse d’Otis ne laissait à la métropole qu’une souveraineté nominale incapable d’aucun effet utile, et, malgré les protestations de l’écrivain, elle conduisait à une séparation. Lorsque l’acte du timbre eut été voté, Jonathan Mayhew, qu’attendait une mort prochaine, monta en chaire et prêcha sur les devoirs des chrétiens qu’il définit ainsi : défendre à tout prix leurs libertés religieuses et conserver soigneusement leurs droits civils. Les émeutes de Boston suivirent de quinze jours ce sermon. Au même moment, John Adams, récemment sorti d’Harvard et qui venait de se faire inscrire au barreau de Boston, débuta dans la Gazette de Boston en y publiant un Essai sur le droit canon et le droit féodal qui lui réimprimé comme brochure en Angleterre, et y reçut les applaudissemens intéressés de toutes les sectes dissidentes et de l’opposition parlementaire.

Cet Essai est un véritable pamphlet écrit avec toute l’ardeur de la jeunesse et au milieu des entraînemens de la lutte ; le style en est vif et nerveux, et d’une éloquence quelquefois déclamatoire, mais où respirent la ferveur religieuse et la passion politique. John Adams célèbre avec enthousiasme les fondateurs de la Nouvelle-Angleterre, ces puritains si souvent honnis et ridiculisés par les courtisans comme des enthousiastes, comme des hommes superstitieux et comme des républicains, et de chacun de ces sujets de reproche il leur fait un titre d’éloges. Les auteurs qu’il invoque sont Hampden, Vane, Milton, Nedbam, Harrington, les orateurs, les écrivains, les théoriciens du long parlement et de la république. L’objet de ces articles était de prouver que le droit canon et le droit féodal, présentés comme étant en vigueur en Angleterre et comme près d’être appliques aux colonies, étaient les deux plus grands systèmes de tyrannie qui eussent jamais existé. Le gros de la démonstration roulait sur cette proposition, qu’au début et dans l’âge d’ignorance de l’espèce humaine, la monarchie avait été la forme universelle de gouvernement, mais que le peuple s’était rendu plus libre à mesure qu’il était devenu plus éclairé ; que l’amour du pouvoir, qui avait souvent engendré la servitude, avait aussi fait naître ; par contre-coup la liberté. En effet, si cette passion avait toujours entraîné les rois, les nobles et les évêques à renverser par la violence et la fraude les bornes mises à leur autorité, toujours aussi elle avait eu pour résultat de provoquer dans les masses le désir de l’indépendance, et de susciter des efforts pour renfermer l’autorité des grands dans les limites de l’équité et de la raison. On imagine, aisément les développemens passionnés auxquels prêtait un pareil thème. Le jeune auteur, sans garder de vains ménagemens et sans voiler sa pensée, se reposait sur le courage du peuple pour repousser la tyrannie du parlement britannique ; il faisait appel à la chaire, au barreau, aux universités, les suppliant de jeter tous ensemble le cri de liberté.

La sensation produite par ces articles fut profonde et s’accrut encore de tout le succès qu’ils obtinrent en Angleterre, où lord Chatham, Burke et les chefs de l’opposition prêtaient leur appui moral à la résistance des colonies. John Adams acquit aussitôt une grande popularité, à laquelle il ajouta par de nouveaux écrits, et Samuel Adams seul put lui disputer le premier rang parmi les écrivains du parti populaire. La Gazette de Boston devint la directrice de l’opinion dans les colonies, le point d’appui de la résistance, et elle obtint même le dangereux honneur d’occuper d’elle, le parlement anglais. Le ministère voulut, en 1767, attirer sur l’audacieux journal les rigueurs de la législature. M. Grenville se leva un jour au sein de la chambre des communes, et déclara qu’il prenait la parole pour appeler l’attention de la chambre sur un article de la Gazette de Boston qu’il avait entre, les mains, article, qui niait formellement l’autorité législative du parlement, et où les délits de rébellion et de haute trahison étaient manifestes, et il demanda que cet article fût lu et déféré à la justice de la chambre. L’opposition combattit cette motion et parvint à la faire rejeter. Le duc de Bedford, qui fit le même jour une motion analogue au sein de la chambre des lords, n’eut pas plus de succès, et ce double échec fut l’avant-coureur du rappel de l’acte du timbre. Ce ne fut pas du reste la seule fois que la Gazette de Boston eut le privilège de défrayer les débats du parlement et la polémique des journaux anglais. Telle était l’influence que John Adams acquit par son active collaboration à la Gazette, par ses brochures, par sa participation à toutes les réunions et à toutes les démarches de l’opposition, que le gouvernement songea à le détacher du parti populaire, ou au moins à s’assurer sa neutralité. Un de ses amis les plus chers, quoique dans les rangs opposés, Jonathan Sewall, qui venait d’être nommé avocat-général du Massachusetts, fut chargé en 1768 de lui offrir le poste honorable et lucratif d’avocat-général près la cour d’amirauté. John Adams, pauvre et déjà chargé de famille, répondit par un refus.

Il faut le reconnaître d’ailleurs, la population des colonies était unanime pour repousser l’acte du timbre et toute tentative d’établir un impôt direct au profit de la métropole : les hommes les plus modérés et les plus sincèrement attachés à la domination anglaise ne se séparaient pas sur ce point de leurs compatriotes, et si les colonies du sud n’employaient pas le langage ardent et agressif de la Nouvelle-Angleterre, elles n’étaient pas moins fermes dans leurs idées de résistance. Cependant des doutes naquirent plus tard, lorsque le parlement se fut restreint à établir des taxes indirectes, des droits de douane, en invoquant la suprématie commerciale que les colonies ne lui avaient jamais déniée, et lorsqu’on entrevit une lutte violente et la possibilité d’une séparation. Alors seulement la division se mit dans les rangs des colons, et un parti nombreux, qui comprenait l’élite du barreau et du clergé, se rattacha à la mère-patrie, et lui demeura fidèle, même au prix des plus grands sacrifices et de l’exil.

Ce serait donc une erreur de penser que les droits de la métropole ne trouvèrent de défenseurs ni dans la population ni dans la presse. Aux États-Unis, où l’on parait croire que pour justifier la révolution de 1770 il est nécessaire de la présenter comme accomplie par l’effort unanime du peuple, le jour de la justice peut n’être pas encore venu pour les loyalistes américains ; mais l’impartiale postérité doit tenir compte à ceux-ci de leurs efforts et de leurs travaux, et elle leur fera une place dans l’histoire de la lutte. C’est dans les provinces du sud que l’Angleterre conserva le plus de partisans : en Georgie, l’opinion loyaliste demeura maîtresse du terrain jusqu’au dernier jour de la guerre ; dans la Caroline du sud, il fallut que l’opposition fondât un journal pour avoir un organe, et dans la Caroline du nord ce ne fut que très tard qu’un champion prit en main la cause populaire, encore était-ce un homme étranger à la province. Ce n’est qu’en 1773 que William Hooper, natif de Boston et ancien élève d’Harvard, qui était venu s’établir comme avocat au barreau de Wilmington, publia ses Lettres de Hampden.

Dans la Virginie, au contraire, les whigs se trouvèrent dès le premier jour en possession du champ de bataille ; le parti tory n’avait ni écrivain ni journal à opposer aux trois hommes remarquables qui prêtaient à l’opposition le secours de leur plume. Jefferson, Richard Bland et Arthur Lee n’eurent donc pas d’adversaires. Néanmoins la Virginie, province tout agricole, où nul intérêt commercial n’était compromis, où nulle passion religieuse n’était allumée, se montra toujours assez tiède pour la cause révolutionnaire. L’opinion publique y eut été plus hésitante encore, si quelque voix avait pu s’élever en faveur de la mère-patrie. Dans le Maryland, un homme de savoir et d’esprit, un jurisconsulte renommé, l’avocat-général Daniel Dulany, combattit avec persévérance et talent pour les droits de la couronne, et tint tête à lui seul à Charles Carroll, à Stone, à Samuel Chase et à Paca, qui tous les quatre devaient signer la déclaration d’indépendance. Samuel Chase, caractère ardent et passionné, donna le signal de la démolition des bureaux du timbre et des bureaux de la douane. Après avoir soutenu la polémique la plus vive contre le maire et les autorités municipales d’Annapolis, il transporta la lutte des régions de la spéculation dans le domaine des faits, et quitta la plume pour servir la révolution de sa personne, soit au congrès, soit dans de nombreuses et importantes missions. L’âme de la lutte au sud de l’Hudson fut Charles Carroll, le plus riche particulier peut-être de toutes les colonies, et qui mit sans réserve au service de la cause américaine sa fortune, son influence, son temps et son talent. Dès le début de la querelle, il dit à Samuel Chase : « Nous n’en serons pas quittes sans les baïonnettes, » et toute sa conduite fut réglée d’après cette conviction. Personne n’aventurait un enjeu aussi considérable dans la lutte, personnelle fui plus promptement décidé et ne se prononça plus hautement et avec plus d’énergie. L’ardeur de son cœur perçait jusque dans ses écrits. Un membre de la chambre des communes, M. Graves, frère de l’amiral de ce nom, publia sur les troubles d’Amérique une lettre adressée à Charles Carroll, et dont l’objet était de tourner en ridicule toute idée d’une résistance de la part des colons. M. Graves prétendait que 6,000 soldats anglais traverseraient le continent américain d’une extrémité à l’autre. Carroll fit à cette lettre une réponse passionnée qui était un véritable cri de guerre. Après avoir reproduit la bravade de Graves, il ajoutait : « Vos soldats traverseront l’Amérique ? Soit ! mais ils ne seront maîtres que du terrain sur lequel ils camperont. Devant eux, autour d’eux, ils ne trouveront que des ennemis. Si nous sommes battus en plaine, nous nous retirerons dans nos montagnes et nous vous braverons encore. Nos ressources croîtront avec nos besoins. La nécessité nous stimulera, jusqu’à ce que, lassée de combattre en vain et de lutter contre une résolution que victoires sur victoires ne sauraient dompter, l’Angleterre rappelle ses armées et se retire de la lice après d’immenses sacrifices. Non, notre parti est pris de supporter toutes les conséquences du duel qui s’apprête : il nous en contera peut-être des flots de sang, mais nous ne doutons pas du succès.

Dans la colonie de New-York, les deux chefs de l’opposition, Philip Schuyler et George Clinton, étaient tous deux étrangers à la presse. On dut faire revivre le vieil organe des whigs, le Journal de New-York, dont nous avons raconté la triste fin entre les mains de John Zenger, Ce fut l’imprimeur John Holt qui se chargea de cette résurrection, et la plume fut tenue par un Écossais du nom de Mac Dougal. Le parti de la cour disposait au contraire de plusieurs journaux, et notamment de la Gazette Royale, imprimée par James Rivington. La polémique de ces journaux était alimentée par des écrivains habiles, appartenant à la magistrature ou au clergé anglican : c’étaient l’avocat-genéral Seabury, le révérend Samuel Chandler, le révérend John Vardill, auteur de satires politiques dans lesquelles les whigs étaient fort maltraités, le docteur Myles Cooper, président du collège du roi, et, le plus habile de tous, Isaac Wilkins, chef du parti royaliste dans la législature coloniale, écrivain et orateur distingué, dont il nous reste quelques discours vraiment remarquables, et qui ne jeta point sans succès dans la balance du côté de l’Angleterre le poids de son influence et de son talent. La province de New-York, fort endettée par suite des sacrifices qu’elle avait dû faire pour la conquête du Canada, n’avait pas été moins hostile que les autres colonies à l’acte du timbre qui menaçait son commerce : mais l’opposition perdit toute force dès qu’on eut obtenu satisfaction sur ce point : l’opinion publique, grâce aux efforts des écrivains loyalistes, se calma de plus en plus, et l’assemblée garda constamment vis-à-vis de la métropole l’attitude la plus conciliante. Cette tiédeur de la législature et de la population faisait le désespoir des whigs, et Mac Dougal soulagea son mécontentement dans un véritable pamphlet intitulé : Un Fils de la liberté aux habitans trahis de la bourgeoisie de New-York. Cet écrit lui valut une arrestation en décembre 1769, et une détention de plusieurs mois qu’il prolongea volontairement par son refus de faire amende honorable. La cause populaire trouva de plus habiles et de plus heureux défenseurs dans Livingston, ancien gouverneur de New-Jersey, et dans le gendre de celui-ci, Jay, dont le nom indique assez l’origine française. Toutefois la partie était encore inégale entre les avocats et les adversaires de la couronne, lorsque l’équilibre fut rétabli par l’apparition d’un nouveau champion dans l’arène, c’était l’homme qui devait être l’ami, le confident et le coadjuteur fidèle de Washington, Alexandre Hamilton, écrivain, administrateur et soldat, qui mit au service de son pays une épée vaillante et un génie organisateur ; Hamilton, dont la mémoire était demeurée sans tache, malgré les insinuations de l’envieux et vindicatif Jefferson, mais dont la gloire grandit à mesure que le temps et l’expérience font mieux apparaître ce qu’il y avait de désintéressement dans sa conduite, de patriotisme et de sagesse dans ses opinions, de clairvoyance et presque de divination dans ses jugemens. Plus la vérité se fera jour, et plus l’historien reconnaîtra qu’après le nom de Washington la révolution américaine n’en offre pas de plus pur que celui d’Hamilton. Le publiciste profond qui devait dans ses écrits jeter les bases de la constitution fédérale, et qui devait être le défenseur et le commentateur encore admiré des lois de son pays, débuta, comme jadis Franklin, par des chansons. Il est vrai qu’il avait alors seize ans. Fils d’un père écossais et d’une mère française, né en 1757 à l’île de Nevis, une des Antilles, Hamilton se trouvait à New-York pour faire ses études au moment où la révolution éclata. John Vardill, dans ses satires politiques, accablait de sarcasmes le parti populaire, et jetait à pleines mains le ridicule sur John Holt et le malheureux Journal de New-York. Hamilton adressa à Holt des réponses en vers burlesques, où il rendait coup pour coup à l’écrivain loyaliste, avec autant de verve que de gaieté. Ce fut là son entrée dans la carrière. Bientôt après, dans une réunion populaire, les avis étaient partagés et la discussion s’égarait, lorsqu’un tout jeune homme, encouragé par ses voisins, profita d’un moment de silence, et par l’éclat de sa parole, par la vigueur et la puissance de son argumentation, entraîna l’assemblée. C’était encore Hamilton. Il devint dès lors le collaborateur assidu du Journal de New-York, et chaque semaine rompit des lances contre son ancien professeur Myles Cooper. Celui-ci s’étonnait des progrès que faisait M. Jay, dont il estimait d’ailleurs le savoir et le talent ; quelles furent et sa surprise et son incrédulité lorsqu’on lui apprit que le polémiste redoutable auquel il avait affaire était un de ses élèves, qui même n’avait point encore tout à fait renoncé à profiter de ses leçons ! Cependant le parti loyaliste redoublait d’efforts : Isaac Wilkins, qui avait déjà publié un écrit remarquable sur la « contestation entre la Grande-Bretagne et ses colonies, » fit paraître, à la fin de 1774, en collaboration avec Seabury, deux attaques très vives contre le congrès révolutionnaire. La première était intitulée : Libres Réflexions sur les mesures prises par le congrès continental ; la seconde : Examen de la continue du congrès par un fermier de Westchester. Ces deux écrits, pleins de talent el d’habileté, et où les conséquences d’une rupture avec l’Angleterre étaient présentées avec force, produisirent une grande impression : le gouvernement anglais les fit réimprimer et distribuer à profusion dans les colonies, sans excepter le Massachusetts. Là le parti populaire répondit à cette distribution en mettant en pièces et en brûlant solennellement tous les exemplaires qu’il put trouver ; mais brûler n’était pas répondre : Hamilton se chargea de cette tâche, et la façon dont il s’en acquitta lui mérita les applaudissemens de tout le parti, le plaça, malgré sa jeunesse, au premier rang des écrivains patriotes, et lui valut le surnom d’apologiste et de vengeur du congrès (vindicator of congress) que les journaux de boston lui décernèrent.

À mesure que la querelle se prolongeait et s’aggravait entre les colonies et la mère-patrie, la polémique des partis s’envenimait. Les chefs de l’opposition dans le Massachusetts ne se contentaient plus ni des philippiques acérées de leurs journaux, ni des correspondances qu’ils avaient organisées entre toutes les colonies, ni des circulaires et des manifestes qu’ils lançaient dans le public. Ils publièrent à Boston, en 1768, sous le nom du Journal of Occurrences, une espèce de compte-rendu, moitié imprimé, moitié manuscrit, destiné uniquement à enregistrer jour par jour les agressions ou les petits excès dont pouvaient se rendre coupables les soldats des deux régimens cantonnés à Boston et les employés des douanes. Aucun moyen n’était négligé pour stimuler l’esprit public. Lors de la dernière guerre, Franklin avait publié dans la Gazette de Pennsylvanie du 9 mai 1754 un article sur un succès obtenu par les français dans le Canada, et sur l’avantage que leur donnait l’unité de direction et de commandement ; suivant son habitude de toujours traduire sa pensée en images et en comparaisons pratiques, afin de la mieux fixer dans l’esprit des lecteurs, il avait mis au bas de son article, en guise de signature, une vignette en bois, représentant un serpent coupé par morceaux. Chaque tronçon du serpent contenait la lettre initiale d’une des colonies, et au centre on lisait en grosses capitales cette devise : Join or die {s’unir ou périr). Les journaux whigs allèrent déterrer cette vignette de Franklin, pour se l’approprier comme un signe de ralliement, et la plupart d’entre eux la reproduisirent régulièrement en tête de leurs colonnes, avec sa devise significative. La Gazette de Boston tenait toujours le premier rang parmi les adversaires du parlement britannique. Les vides laissés dans sa rédaction par la mort prématurée de Thacher et de Mayhew, par la démence de James Otis, avaient été promptement comblés : Josiah Quincy, Warren, le ministre puritain Chauncy, marchèrent hardiment dans la voie tracée par leurs devanciers. Samuel Adams redoublait de vivacité, et d’efforts ; il apportait dans la lutte une persévérance infatigable, une vigilance de tous les instans, et cette habileté, cette souplesse qui s’allient plus communément qu’on ne croit avec le fanatisme. « Je ne connais pas sous le ciel, disait de lui le gouverneur Hutchinson, d’homme, plus habile à tuer la réputation du prochain. » John Adams lui-même, quoique moins absolu dans ses idées que son fougueux homonyme et d’un caractère plus calme, se laissait entraîner, par la contagion de l’exemple et l’échauffement de la lutte, à d’étranges violences de langage. Dans un tableau d’une éloquence presque sauvage, il comparait les administrateurs de la colonie à une volée de corbeaux abattue sur la Nouvelle-Angleterre, et dont l’avidité ne trouvait de bornes que dans la rapacité plus grande du vautour anglais, auquel il fallait laisser la plus grosse part. Pour expliquer l’opiniâtreté de l’Angleterre, il représentait Grenville, le chancelier de l’échiquier, en face d’un trésor vide et imaginant de taxer les colonies pour jeter une pâture aux cormorans affamés du parlement britannique. Il dépeignait Hutchinson en proie aux tiraillemens de l’avarice, plus impérieux chez lui que ceux de la faim. Si tel était le langage que se permettait un homme éminent et d’un esprit élevé, on jugera facilement des excès auxquels se livraient les journaux de Boston. Le déchaînement de la presse du Massachusetts s’explique jusqu’à un certain point par les mesures de rigueur dont la ville de Boston était l’objet, par la fermeture violente de son port et la ruine de son commerce. Ce que l’on comprend moins aisément, ce sont les outrages prodigués par certains journaux aux patriotes les plus éprouvés. Il n’était pas jusqu’à Franklin, l’habile défenseur des colonies devant le parlement, qui ne fût souvent l’objet de leurs attaques. On lui reprochait, trop de temporisation et de mollesse ; on l’accusait de vouloir, tout en servant les colonies, sauver sa place de directeur des postes de Pennsylvanie et la place de son fils, gouverneur de la province de New-Jersey. Bientôt la Gazette elle-même parut trop pâle à une portion du parti whig, et en 1769 le Massachusetts Spy fut fondé.

Ce journal représente le côté exagéré et violent de la révolution américaine. Les rédacteurs de la Gazette de Boston, malgré l’ardeur de leur polémique, n’arrivèrent que graduellement et assez tard à désirer l’indépendance de leur pays. Ils s’efforcèrent aussi longtemps que possible de prévenir toute agression matérielle et de renfermer la résistance dans les limites de la stricte légalité. Favorables en principe au régime républicain, ils eussent accepté la suprématie nominale de la monarchie anglaise, si elle avait respecté leur liberté religieuse et leurs franchises locales ; ils se gardaient surtout d’attaquer les conditions essentielles du gouvernement, et tous, à l’exception de Samuel Adams, devaient plus tard se rallier franchement à la constitution fédérale. Un tout autre esprit animait les jeunes gens inexpérimentés et les théoriciens aventureux qui rédigeaient le Massachusetts Spy. Dès 1771, ce journal, sous la signature Mutins Scévola, proclamait la déchéance de toutes les autorités, qualifiait le gouverneur Hutchinson d’intrus et d’usurpateur, et sommait l’assemblée de prendre en main l’administration de la province. Le Massachusetts Spy ne se contenta point de pousser de toutes ses forces à une rupture violente, de conseiller sans cesse le recours aux armes, et d’attaquer avec passion tous les hommes qui parlaient de conciliation, il se fit en outre l’écho de toutes les idées émises par la philosophie du XVIIIe siècle sur les droits de l’homme, sur l’organisation du pouvoir et sur l’égalité universelle. Au nom de la liberté individuelle, ses rédacteurs eussent anéanti toute autorité et jusqu’à l’empire de la loi. La guerre, en tournant vers les opérations militaires l’attention de tous les esprits, enleva aux prédications du Massachusetts Spy tout le danger qu’elles pouvaient avoir. Au début des hostilités, on fut contraint de transporter ce journal dans la petite ville de Worcester, et à la paix, il s’y éteignit obscurément, après avoir essayé de se transformer en une revue. Une pérégrination semblable fut imposée par les succès des Anglais à un autre journal, à la Gazette d’Essex, fondée en 1768 à Salem par l’imprimeur Hall, transportée en 1775 à Cambridge sous le nom de New England Chronicle, et transférée à Boston en 1785. Ce journal mérite une mention, parce que sa collection offre peut-être le récit le meilleur et le plus complet de la guerre de l’indépendance ; elle est extrêmement précieuse à consulter pour l’exactitude des faits et des dates, et pour une multitude de détails qui ne se trouvent point ailleurs. Nommons ici, par la même occasion, un autre journal que la querelle avec l’Angleterre fit naître dans une petite ville du Massachusetts, la Gazette créée à Newburyport par Thomas et Tinges.

On voit avec quelle rapidité croissait le nombre des journaux d’opposition ; le gouvernement anglais ne manquait point cependant de défenseurs, même dans le Massachusetts. John Mein, imprimeur et libraire à Boston, s’associa avec un autre imprimeur de la ville, John Fleming, pour publier le Boston Chronicle, dont le premier numéro parut en décembre 1767. Pour la grandeur du format, pour la beauté du papier, pour l’exécution typographique, le nouveau journal remportait sur toutes les feuilles de l’opposition : il eut de plus sur elles l’avantage immense de paraître deux fois par semaine au lieu d’une. Grâce à ses relations avec le gouvernement, il était aussi le plus vite et le mieux renseigné sur les affaires d’Europe ; il publiait des extraits des livres nouveaux et des articles littéraires intéressans. Il eut donc tout d’abord un assez grand succès. Les droits de la couronne y étaient défendus avec habileté et surtout avec verve. John Mein était lui-même un bon écrivain, plein de malice et de gaieté, et autour de lui s’étaient groupes quelques gens d’esprit qui lui prêtaient un concours actif. C’était d’abord un négociant de Boston, Joseph Green, grand faiseur de petits vers et de bons mots, qui parodiait à ravir les sermons politiques du docteur Byles et des autres prédicateurs méthodistes, qui persiflait impitoyablement les francs-maçons, tous engagés dans l’opposition, et à qui le papier-monnaie du Massachusetts inspira les Lamentations de M. Vieux-Cours, contre-épreuve américaine de la complainte française sur la mort de M. Crédit. C’était ensuite un employé supérieur des douanes, Samuel Waterhouse, qui employait à défendre la mère-patrie les loisirs forcés que lui faisait l’opposition, et qui excellait à saisir les ridicules des gens, enfin quelques jeunes officiers de la garnison de Boston. Le fanatisme religieux et politique des chefs des whigs, l’affectation qu’ils mettaient à copier les puritains, leurs déclamations, leurs perpétuelles harangues, leur ardeur à sauver tous les matins les droits du peuple et la patrie, étaient autant de sujets de moqueries pour le Boston Chronicle, dont la verve railleuse n’épargnait ni les hommes ni les choses. Mais il en est, paraît-il, des journaux comme des enfans : quand ils ont trop d’esprit, ils vivent peu. Le parti populaire prit en une haine profonde le journal qui tournait en dérision ses chefs et ses principes, et à mesure que les liassions s’échauffèrent. Mein, qui signait le Chronicle comme éditeur, se vit en butte à une animadversion dangereuse : il fut l’objet de menaces, et il finit par avoir des raisons sérieuses d’appréhender pour sa vie. Dans l’automne de 1769, il l’ut obligé de se cacher, et au mois de novembre il s’embarqua secrètement pour l’Angleterre, laissant à l’abandon sa librairie, qui fut fermée. Le gouvernement anglais le dédommagea de ses pertes, et l’employa dans les journaux de Londres, où il put impunément maltraiter les Américains. Après le départ de son associé, Fleming essaya de continuer la publication du Boston Chronicle, mais le soin de sa sûreté l’obligea d’y renoncer dans les premiers mois de 1770. Cet acte de prudence ne désarma point les ennemis que lui avait faits son journal, et en 1778 Fleming fut compris dans l’acte de proscription qui bannit du Massachusetts, sous peine de mort, les personnes demeurées fidèles à la cause royale, et qui confisqua leurs propriétés. Force lui fut d’aller rejoindre Mein en Angleterre.

Après la suspension du Chronicle, plusieurs des hommes importans de la province se réunirent pour fonder, dans l’intérêt de la cause royaliste, un journal ou plutôt une sorte de revue qui paraissait tous les samedis sans nouvelles, ni étrangères ni locales, sans annonces, et qui contenait uniquement des articles politiques. Ce recueil fut appelé le Censeur ; on fit venir pour le diriger un nommé Ezéchiel Russell, qui avait essayé sans succès de fonder un journal à Portsmouth dans le New-Hampshire. Il n’eut pas meilleure chance avec le Censeur, qui vécut à peine une année. Le Censeur mort, il ne resta plus au gouvernement d’autre organe que la Gazette du Massachusetts, publiée tous les lundis par les imprimeurs Mill et Hicks. La cause royaliste fut soutenue avec talent dans ce journal par plusieurs des hauts fonctionnaires et des personnages marquans de la province ; presque tous les rédacteurs étaient ou des légistes, ou des hommes politiques habitués au maniement des affaires et qui avaient joué un rôle dans la colonie. On peut citer parmi les principaux le jurisconsulte Daniel Léonard, qui avait débuté par être whig ; le lieutenant-gouverneur André Ollivier, le doyen du conseil du Massachusetts ; William Brattle, en qui John Adams trouva un rude jouteur, et l’avocat-général Jonathan Sewall. La Gazette du Massachusetts dut à Daniel Léonard une série d’articles fort habiles, signés, suivant l’usage anglais, du pseudonyme latin de Massachusettensis, et qui firent une si grande impression que les whigs jugèrent nécessaire d’en publier une réfutation en règle. Le soin de l’écrire fut confia à John Adams, qui prit à son tour le pseudonyme de Novanglus. Cette polémique remarquable, qu’on n’a pas dédaigné de réimprimer en 1823 comme un document capital pour l’histoire de la révolution, fut brusquement terminée par la journée de Lexington, qui vit couler le sang américain. À partir de ce moment, il fut impossible de rien publier en faveur de la cause royale sans attirer sur soi les violences populaires. Ce ne fut pas seulement à Boston que la terreur imposa silence aux écrivains loyalistes : à New-York, un rassemblement se forma et se porta sur le collège du roi pour saisir et jeter à l’eau le docteur Myles Cooper. Hamilton, averti de ce qui se passait, devança le rassemblement, et, du haut des marches du collège, il harangua la foule, la suppliant de ne pas déshonorer la cause américaine par un assassinat : il arrêta quelques instans cette multitude furieuse, et donna par-là à son ancien maître le temps de s’échapper et de gagner un des bâtimens de guerre stationnés dans la rade, Hamilton réussit également à sauver la vie de Thurman, membre de la législature de New-York, mais il ne put préserver du pillage et de la destruction la maison et les ateliers de James Rivington, imprimeur de la Gazette royale. Ce furent ces excès, préludes de nombreux massacres et de proscriptions en masse, qui révoltèrent l’âme noble et généreuse d’Hamilton et le jetèrent dans la vie des camps. Pour se soustraire au spectacle de scènes qui eussent attristé son cœur et ébranlé ses convictions, il déposa momentanément la plume et endossa l’habit du soldat.

Ces violences et ces persécutions, qui devaient redoubler de rigueur pendant la guerre, s’expliquent par les défections journalières que subissait la cause populaire. À mesure que la rupture avec la métropole devenait plus imminente et la nécessité de décider la querelle par les armes plus manifeste, le doute pénétrait dans les esprits et l’hésitation dans les cœurs. Les hommes modérés et réfléchis élevaient la voix pour prêcher la conciliation, beaucoup de patriotes sincères croyaient la prospérité de l’Amérique attachée à son union avec la métropole, et étaient convaincus que, même si la guerre réussissait et conduisait à l’indépendance, on n’aboutirait par des flots de sang qu’à la ruine des colonies. Était-ce pour une question théorique, où le droit paraissait douteux, qu’il fallait rompre avec l’Angleterre, au lendemain du jour où cette puissance avait dépensé des millions et un sang généreux pour délivrer les colonies du dangereux voisinage des Français et des missionnaires papistes du Canada ? Toutes ces raisons et mille considérations secondaires agissaient fortement sur les esprits. À New-York, sur 2,500 électeurs municipaux, on ne put jamais, en mars 1775, faire concourir plus de 929 votans à l’élection des délégués au congrès continental ; dès qu’une force anglaise parut, la ville et la colonie se prononcèrent en faveur de la métropole, et des milliers de volontaires s’enrôlèrent au service de la cause royale. Il en fut de même dans le New-Jersey, et le gouverneur de cette colonie, le propre fils de Franklin, surpris dans sa demeure et enlevé par une compagnie de partisans, refusa de jamais se rallier à la cause de l’insurrection, et émigra en Angleterre dès qu’il en eut la faculté. Dans la Géorgie et les Carolines, la majorité appartenait incontestablement aux loyalistes. En Pennsylvanie, on vit se rattacher à la même cause l’homme le plus considérable de la province, Joseph Galloway, qui avait été le compagnon fidèle de Franklin pendant toute la lutte contre le gouvernement des propriétaires, qui avait été durant de longues années le président de l’assemblée provinciale, qui en 1765 avait pris parti en cette qualité contre l’acte du timbre, et qui avait siégé dans le congrès continental. Il en fut de même d’Allen, qui siégeait aussi dans le congrès, et de Duché, qui en était à la fois le secrétaire et le chapelain. John Dickinson, qui en 1765 avait publié contre l’acte du timbre les Lettres d’un Fermier, tant louées par Franklin et réimprimées en Angleterre, et qui, jusqu’en 1774, avait été le membre le plus actif et le plus influent du parti whig, combattit de toutes ses forces en 1776 la déclaration d’indépendance. Des hommes importans de la Pennsylvanie, Franklin et Hopkinson seuls persévérèrent jusqu’au bout ; la délégation de la province au congrès se trouva également partagée au moment du vote sur l’indépendance, et Morton, qui fit pencher la balance, mourut de douleur un an après, en déclarant que depuis ce jour funeste il n’avait jamais goûté un instant de calme ni reposé paisiblement une nuit. La Virginie elle-même, la Virginie qui avait donné au mouvement révolutionnaire son généralissime et ses officiers supérieurs, au congrès ses orateurs et ses écrivains, la patrie de Washington, de Patrick Henry, de Jefferson, des frères Lee, de Madison, hésitait encore au 15 mars 1776, ainsi que l’atteste une lettre écrite par le colonel Joseph Read à Washington inquiet. Cette lettre nous apprend en même temps l’action puissante qu’exerçaient sur les esprits les écrits de Thomas Paine, et surtout sa brochure intitulée : Commun Sense (leSens Commun).

Le premier nomme de guerre qui mit au service de la cause américaine son expérience et ses talens militaires fut un officier supérieur anglais, le général Lee. Par une coïncidence singulière, le premier écrivain qui accepta complètement la pensée et les conséquences d’une rupture absolue et qui écrivit le mot Indépendance, contre lequel John Adams protestait encore à la veille de la journée de Lexington, fut aussi un écrivain anglais. Ce fut Thomas Paine, qui était établi en Pennsylvanie depuis quatre ou cinq ans au plus, et qui, de juillet 1775 à juillet 1776, publia à Philadelphie un recueil mensuel, le Pennsylvania Magazine or American Muséum, dans lequel il prêchait une séparation absolue avec l’Angleterre. À la fin de 1775, il écrivit dans la même intention sa célèbre brochure Common Sense, uniquement consacrée à démontrer les avantages de toute sorte que les colonies gagneraient à se déclarer et à se rendre indépendantes. Cette brochure, fort applaudie par les whigs, produisit une impression profonde, et il s’en vendit en quelques mois le nombre prodigieux de cent mille exemplaires. Ce succès encouragea Paine, à qui il donna à la fois un nom et de l’autorité : il renonça à son recueil pour publier de temps en temps, sous le titre de Crise Américaine, de petits pamphlets reliés l’un à l’autre par la communauté du litre et par un numéro d’ordre. Il en parut dix ou douze, à des intervalles inégaux, chaque fois que des circonstances graves demandèrent qu’on stimulât l’esprit public, et tous les témoignages contemporains s’accordent à constater l’action efficace que plusieurs de ces écrits exercèrent sur l’opinion.

Toutefois, ce qui parle plus haut que ces témoignages, ce qui atteste invinciblement l’influence considérable exercée par la presse sur un des plus grands événemens du XVIIIe siècle, ce sont les hésitations mêmes des patriotes les plus sincères et la défection de beaucoup d’entre eux. Il fallut de la part de la presse une prédication incessante et des efforts infatigables pour grouper et retenir la masse du peuple autour des chefs de l’opposition, pour prévenir et combattre les défaillances de l’opinion, pour entretenir la foi et l’ardeur dans les âmes à travers les épreuves d’une lutte prolongée. Il existait entre les colonies et la métropole bien des causes de désunion, mais il y avait aussi de puissans motifs de rapprochement, et la séparation pouvait être ajournée pour longtemps. Si l’on cherche attentivement quel était le fond des idées et des opinions dans la Nouvelle-Angleterre, on arrive aisément à se convaincre que l’Essai sur le droit canon et le droit féodal était l’expression fidèle de l’esprit public, et que d’une part le fanatisme puritain et les tendances démocratiques du Massachusetts, de l’autre l’intolérance religieuse et les institutions aristocratiques de l’Angleterre, créaient entre deux peuples sortis de la même souche un antagonisme inconciliable. On comprend à merveille que la Nouvelle-Angleterre, une fois engagée dans la lutte, y ait apporté toute l’énergie et toute la persévérance de la race anglo-saxonne, qu’elle ait entraîné et violenté en quelque sorte les autres colonies, qu’elle ait supporté presque à elle seule le poids de la guerre, et que l’indépendance ait été pour elle comme une représaille des persécutions autrefois subies par ses fondateurs ; mais qui éveilla ce fanatisme religieux et politique alors qu’il sommeillait ? qui évoqua ces souvenirs du passé ? qui passionna pour des questions théoriques cette population de laboureurs et de marchands ? qui l’anima d’un même esprit de sacrifice, sinon les hommes dont les noms se sont déjà tant de fois rencontrés sous notre plume ?

On prend d’habitude la date de 1776 comme le début de la révolution américaine ; nous dirions volontiers que cette date en marque le couronnement. C’est le 4 juillet 1776 que la déclaration d’indépendante fut définitivement votée. La même nuit, John Adams, dont l’éloquence avait emporté ce vote, écrivait à sa femme : « Hier a été décidée la plus grande question qui ait été débattue en Amérique, et jamais peut-être question plus grande n’a été agitée entre des hommes. Une résolution a été votée, sans le dissentiment d’une seule colonie, portant que les États-Unis sont et de droit doivent être des états libres et indépendans. Ce jour est maintenant passé. Le 4 juillet 1776 demeurera une époque mémorable dans l’histoire de l’Amérique. Je suis disposé à croire qu’il sera fêté par les générations à venir comme le grand anniversaire de la patrie. Il devrait être solennisé comme un jour de délivrance par des actes publics d’adoration envers le Dieu tout-puissant. Il devrait être, aujourd’hui et à tout jamais, célébré par des pompes, des processions, des jeux, des réjouissances, par le son du canon et des cloches, par des feux d’artifice et des illuminations, et cela d’un bout du continent à l’autre. Vous allez croire que l’enthousiasme me transporte : il n’en est rien. Je sais parfaitement tout ce qu’il va coûter de labeur, de sang et d’argent pour soutenir cette déclaration, pour détendre et faire vivre ces états nouveaux, et cependant à travers cette sombre perspective je puis voir que la fin vaut plus encore que tous les moyens qu’elle coûtera, je vois la postérité qui triomphe, quoique vous et moi puissions pleurer amèrement, et pourtant je ne suis pas sans espoir. » Le jour où une pareille lettre fut écrite par un père de famille à une femme justement adorée, le jour où de pareils sentimens étaient dans le cœur de tout un peuple, tout était consommé. La partie dramatique de la révolution, celle qui frappe les imaginations et se grave dans les mémoires, les vicissitudes de la guerre, les victoires et les revers, les alternatives de la joie et de la douleur, tout cela devait se dérouler encore pendant sept années, mais déjà une barrière infranchissable s’élevait entre les colonies et la métropole. L’Angleterre eût remporté vingt victoires, ses années eussent incendié toutes les villes, ses flottes détruit tous les ports des États-Unis, qu’elle n’aurait pu dompter la résistance des Américains ; pour avoir été retardé de quelques années, pour avoir été acheté au prix de plus grands malheurs et par une plus grande effusion de sang, l’inévitable dénoûment de la lutte eût été l’indépendance de l’Amérique. L’épée de Washington ne fit que défendre une révolution déjà accomplie par l’opinion ; mais former cette opinion, briser un à un tous les liens que la tradition, l’habitude, l’affection, les souvenirs de famille, les services réciproques avaient établis entre les colonies et la métropole, éveiller dans le peuple le sentiment de ses droits et la conscience d’un avenir distinct de celui de l’Angleterre, habituer ce peuple à séparer dans l’idée de patrie la terre américaine de cette autre terre natale qu’il avait coutume d’appeler ses foyers [home) ou son vieux pays [old country), l’amener à envisager de sang-froid et même à désirer une rupture, créer un esprit national américain, enfanter enfin l’indépendance morale dont l’indépendance matérielle ne fut que la conséquence et la consécration, ce fut l’œuvre de la presse durant dix longues années, et, de l’avis de John Adams lui-même, « ce fut là vraiment la révolution américaine. »


CUCHEVAL-CLARITY.

  1. Voyez, dans la Revue du 15 décembre 1852, dans la livraison du 1" janvier 1853, l’histoire de la Presse en Angleterre.
  2. Dans une lettre adressée d’Amérique à Franklin à la fin de 1766, la Gazette est appelée « le journal de M. Hall, » et au commencement de 1767 Franklin parle de son association avec Hall comme expirée. David Hall mourut en 1772.
  3. Ce journal avait été fondé à Newport en 1758 par James Franklin, fils du frère aîné de Benjamin : il fut continué après la mort de son fondateur par la veuve de celui-ci et par Samuel Hall. Il existe encore et se trouve aujourd’hui le doyen des journaux de la Nouvelle-Angleterre.