La Première lutte de Frédéric II et de Marie-Thérèse/08

La Première lutte de Frédéric II et de Marie-Thérèse
Revue des Deux Mondes3e période, tome 61 (p. 28-66).
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I.

LA RETRAITE DE PRAGUE.


SIÈGE DE LA VILLE. — EFFORTS IMPUISSANS POUR VENIR EN AIDE AUX ASSIÉGÉS.

Ce fut le 2 juillet 1742 que le maréchal de Belle-Isle, exécutant les ordres qu’il avait reçus du cardinal de Fleury, sortit de Prague à cheval avec une escorte de grenadiers pour se rendre au petit village de Komarsau, sur la rive droite de la Moldau, où il devait rencontrer le général autrichien chargé de recevoir ses propositions de paix.

Le grand-duc François, arrivé au camp de son frère, le prince Charles de Lorraine, quelques jours auparavant, avait désigné pour cet office d’intermédiaire le vieux maréchal Königseck. C’était un militaire expérimenté et qui, dans sa longue carrière, avait eu à plusieurs reprises avec la France des rapports dont on gardait à Versailles un bon souvenir ; mais son esprit était borné et son caractère assez faible. Aussi ne l’avait-on chargé que d’écouter les offres de Belle-Isle, sans qu’on l’eût investi d’aucun pouvoir pour y répondre. Le grand-duc savait d’ailleurs que la reine son épouse s’était refusée d’abord avec hauteur même à cette entrevue sans conséquence. « S’agit-il, avait-elle dit, d’une capitulation, le. moindre officier est bon pour la faire, « Et lorsque enfin elle s’était rendue aux instances de ses ministres, c’était dans ces termes peu encourageans : « A la bonne heure ! mais qu’on sache que je ne me prêterai à aucune faiblesse[1]. »

Moins d’un an s’était écoulé depuis que Belle-Isle, après un séjour triomphal à Versailles, était rentré en Allemagne, amenant à sa suite une armée qui ne respirait que batailles et conquêtes ; moins de six mois depuis le jour où il avait posé lui-même la couronne impériale sur la tête d’un césar fait par ses mains. Quel changement ! Quel retour de fortune ! et quel devait être l’état d’âme du patriote ambitieux qui avait conçu, un instant même réalisé, le rêve de détruire l’œuvre de Charles-Quint, de surpasser Richelieu et d’égaler Turenne, et qui se voyait aujourd’hui contraint de venir attendre les volontés, presque implorer la clémence de la femme outragée dont il avait méprisé tous les droits ! Jamais pénitent du moyen âge, faisant sur les marches d’une église, pieds nus et la corde au cou, confession publique de ses péchés, ne dut ressentir de douleur plus mortifiante. Le calice devait être d’autant plus amer qu’au poids d’une nécessité impérieuse se joignait pour Belle-Isle le sentiment d’une écrasante responsabilité. Ayant tenu à garder en main aussi bien la conduite des armées que le fil des négociations, il ne pouvait se dissimuler qu’à ces deux points de vue, politique et militaire, la situation où il avait lui-même, et presque lui seul, amené sa patrie, était également périlleuse et à peu près désespérée.

Deux armées françaises foulaient bien encore le sol de l’Allemagne : mais l’une, la vieille, la brillante armée qu’il avait formée avec amour, décimée aujourd’hui par les maladies, les fatigues et les désertions, n’aspirait plus qu’au repos. De quarante mille hommes qu’elle pouvait mettre en ligne quand elle passait fièrement le Rhin, elle ne comptait plus que vingt mille fantassins à peine et quatre à cinq mille cavaliers. D’un jour à l’autre, il fallait s’attendre à la voir investie et bientôt affamée derrière les remparts d’une place de guerre qui, trouvée par elle en pauvre état l’année précédente (puisqu’on avait pu l’emporter par surprise), n’avait été depuis lors que très imparfaitement réparée. L’autre armée, celle qui était destinée à reconquérir la Bavière et dont le maréchal de Broglie, avant sa défaite, devait aller prendre la conduite, venait à peine d’arriver sur les rives du Haut-Danube ; elle avançait lentement, attendant toujours son général, qui n’arrivait pas, sous la direction timide d’un chef provisoire, le duc d’Harcourt, qui n’osait rien risquer, parce qu’il n’avait ni les droits ni l’autorité d’un commandant supérieur. Tous ses mouvemens étaient d’ailleurs surveillés et tenus en échec par le corps d’armée du maréchal Khevenhüller, qui restait toujours maître de Munich. Bien des jours devaient s’écouler et bien des combats devaient être rendus avant qu’elle pût venir en aide aux troupes renfermées dans Prague, soit par une diversion heureuse, soit par une jonction toujours difficile à opérer.

Mais cette défaillance militaire n’était pas le seul ni le plus grand mal, car l’armée autrichienne, avec sa composition faite un peu au hasard, et ses bandes indisciplinées de Hongrois, de Croates et de Pandours, avait bien aussi ses faiblesses, et un coup d’audace et de fortune pouvait encore tout réparer. Le vrai sujet d’alarmes, c’était l’orage qui s’amassait de tous les coins de cet horizon européen, que Belle-Isle (l’ayant depuis plus d’une année parcouru tant de fois du regard) pouvait maintenant embrasser d’un seul coup d’œil. C’étaient toute l’Allemagne et même toute l’Europe, que la seule défection de Frédéric semblait avoir dégagées de tout lien envers la France et entraînées contre elle dans une conspiration ouverte ou sourde.

A Londres, un ministère nouveau, appuyé sur une majorité parlementaire belliqueuse, brûlait de signaler son avènement par quelque grand coup frappé contre l’éternelle ennemie de la grandeur britannique. La contagion de cette ardeur guerrière semblait déjà gagner les bourgeois de La Haye ou d’Amsterdam, chez qui un ministre anglais très actif, le lord Stairs, soufflait le feu sans relâche. En Italie, l’ambition piémontaise avait jeté le masque, et l’Espagne avait peine à lui tenir tête. Déjà le cabinet de Madrid se plaignait avec aigreur qu’on lui laissait porter seul toute la charge de la guerre et que ses armées, aventurées au-delà du Pô, ne recevaient de la France aucun appui efficace. Pour peu que, dans une coalition nouvelle, on consentît à faire une part à la tendresse maternelle d’Elisabeth Farnèse, l’intrigante princesse pouvait, à l’improviste, par un revirement subit qui était assez dans ses habitudes, changer de camp et passer d’une alliance à l’autre. A Saint-Pétersbourg, le crédit de la France, porté si haut par l’avènement d’Elisabeth, s’affaiblissait insensiblement, la nouvelle impératrice n’ayant pu consentir aux exigences excessives des Suédois, que l’ambassadeur, La Chétardie, avait eu l’imprudence de soutenir.

Chaque jour aussi voyait s’éclaircir, à Francfort, les rangs de la majorité factice et précaire qui avait porté Charles Vil sur le trône. La Saxe avait déjà suivi la Prusse, et le débile Auguste III ne songeait plus qu’à faire pardonner à Vienne, où son cœur était toujours resté attaché, un égarement momentané. Après Dresde, Trêves, Cologne, Mayence, puis toutes les principautés inférieures, allaient s’éloigner, l’une à la suite de l’autre, comme se dispersent les grains d’un chapelet dont le fil est rompu. L’exemple de la défection était venu de si près et de si haut qu’on ne pouvait plus compter sur personne, même à côté de soi, dans la plus étroite intimité, pas même sur les habitans de Prague, dont les uns étaient restés Autrichiens au fond de l’âme, tandis que les autres ne faisaient que suivre docilement le cours de la fortune ; pas même sur le pauvre empereur, qui, toujours criant misère, pouvait, de guerre lasse et par famine, être tenté de racheter, au moyen d’une concession opportune, la restitution de ses états héréditaires. D’ailleurs, dénué à la fois de capacité personnelle et de ressources matérielles comme l’était ce fantôme de souverain, son amitié apportait plus de charges que d’avantages, et tel moment critique était déjà à prévoir où sa fidélité, imposant des devoirs réciproques, serait plus incommode que sa défection.

Il n’était pas une de ces menaces, pas une de ces éventualités redoutables qui ne dût être présente à l’esprit de Belle-Isle au moment où il abordait le négociateur autrichien. Rien cependant dans son attitude ne trahit l’agitation de son âme. Le récit que sa dépêche nous fait de cette entrevue ne diffère par la fermeté, je dirais presque par la hauteur du ton, d’aucun de ceux où nous l’avons entendu rendre compte de ses succès et de ses espérances. Rien d’humble, rien de suppliant, rien même de trop douloureux dans l’exposé sincère qu’il trace des faiblesses de la situation. Dans ses entretiens avec le général autrichien, point de ces larmes et de ces défaillances qui déshonorent les vaincus sans émouvoir le vainqueur. L’usage du monde, le sentiment des convenances, je ne sais quelle confiance dans la dignité d’un rang qu’aucune adversité ne pouvait ébranler, donnaient aux hommes d’autrefois un calme dans Ie langage et une tenue dans toute leur manière d’être auxquels nous ne sommes plus habitués.

« Je me suis rendu, dit-il, aujourd’hui au rendez-vous, à l’heure marquée : j’y ai été à cheval, j’y suis arrivé avant M. le maréchal de Königseck, qui, à cause de la goutte dont il est attaqué, n’a pu y venir qu’en carrosse qui vont (sic) difficilement sur le bord de la Moldau. J’ai fait occuper la droite dans la cour du château par les grenadiers de mon escorte, aussi bien que par les carabiniers ; en dehors, toutes les sentinelles qui ont été mises aux portes ont occupé la droite, et celles de M. de Königseck la gauche. J’ai exposé la volonté où avaient toujours été le roi et M. le cardinal de procurer la pacification générale ; que la démarche que venait de faire le roi de Prusse avait engagé Son Éminence à m’envoyer les pleins pouvoirs pour me mettre en état de faire cesser les troubles qui agitaient l’Allemagne, autant qu’il pourrait dépendre de Sa Majesté, persuadée qu’on n’exigerait jamais d’elle rien qui ne fût convenable à la dignité de sa couronne, à ce qu’elle devait à elle et à ses alliés. »

L’Autrichien répondit avec une politesse extrême, mais avec une froideur visible. On remarqua même (et probablement l’observation fut faite par des assistans qui se tenaient à distance) qu’il évita de tendre la main au maréchal de Belle-Isle. Mais, sur le roi de France et même sur le cardinal, il s’exprima dans des termes d’une parfaite convenance. « M. de Königseck m’a répondu que la reine sa maîtresse n’avait pris les armes que pour sa propre défense, qu’elle avait fait à plusieurs reprises les offres les plus avantageuses, qui avaient toujours été rejetées, ce qui l’avait obligée à avoir recours successivement à toutes les puissances d’Europe, qu’elle avait enfin trouvé des alliés sans lesquels elle ne pouvait rien faire ; il m’a nommé le roi d’Angleterre, la Sardaigne et la Russie,.. que M. le cardinal étant l’âme de tous ceux qui avaient agi contre elle, c’était à lui à proposer un plan tel qu’il le jugeait convenable ; que la situation de la reine sa maîtresse étant aujourd’hui fort différente, il convenait que les conditions le fussent à proportion. Il a parlé de M. le cardinal avec toute la considération possible. Il s’est loué de toutes les marques de bonté et d’amitié qu’il en avait reçues en toute occasion, et il a conclu que si nous voulions efficacement la paix, nous devions commencer par évacuer la Bohème et par faire cesser le dommage que nous causions. »

Cette proposition n’avait rien d’excessif, et Belle-Isle, qui s’y attendait, ne put faire difficulté de le reconnaître ; mais, bien que ses instructions ne lui eussent tracé à cet égard aucune ligne de conduite précise, la condition ne lui paraissait possible à accepter qu’autant que, par une juste compensation, les troupes autrichiennes seraient le même jour retirées de la Bavière. Une fois les choses mises ainsi en état et chacun rentré dans son bien, un armistice, fit-il observer, pouvait être conclu honorablement comme le prélude d’une paix générale à laquelle les alliés des deux partis seraient appelés à concourir. Pour appuyer ce plan, qui était aussi équitable que digne, il crut devoir passer en revue toutes les forces qui restaient encore à la France et qui devaient rendre un accord avec elle désirable, et la reprise des hostilités à craindre pour ses adversaires.

« Je lui ai dit que nous avions des vivres pour plus de six mois, et que si, maîtres de la campagne comme ils allaient l’être par leur nombreuse cavalerie, ils nous causaient bien de l’incommodité, il conviendrait aussi que trente mille hommes, maîtres de la ville capitale, leur feraient bien de l’embarras ; que la multitude qu’ils rassemblaient autour ruinait encore plus la Bohême que nous ; qu’il savait bien que toute leur infanterie réunie n’était pas capable de nous forcer dans cette place, et que c’était bien heureux pour la reine, bien plus commode pour ses généraux, bien plus utile pour les peuples que nous voulussions bien nous en aller, parce qu’indépendamment de tous ces motifs, les mêmes vicissitudes que la reine venait d’éprouver en sa faveur, par la défection du roi de Prusse, pourraient nous devenir favorables ; que nous avions une armée considérable sur le Danube, qui, jointe aux troupes impériales, était très supérieure à celle de M. de Khevenhüller ; qu’une victoire en Bavière pouvait avoir les mêmes effets que l’affaire de Denain ; qu’on n’ignorait pas la puissance du roi et les ressources de la France ; que l’empire ne souffrirait pas de voir son chef poussé trop loin ; que le roi de Prusse lui-même pourrait encore changer ; qu’enfin il était trop sage pour ne pas sentir que le temps le plus favorable pour faire la paix était celui où se trouvait présentement sa maîtresse. M. de Königseck n’en est pas disconvenu : je dois même, à cette occasion, dire qu’il m’a toujours parlé avec une convenance et une sagesse infinies. Il ne lui est échappé aucun reproche, ni même aucun terme désobligeant, mais il ne s’est engagé à rien et a tout remis au compte qu’il rendrait au grand-duc. »

Le point sur lequel il fut impossible de tirer une parole de Königseck, ce fut celui-là même qui, aux yeux de Belle-Isle, pouvait seul ôter à la proposition dont il était porteur le caractère d’une capitulation humiliante : à savoir l’évacuation d’un pas égal (c’est son expression) de la Bavière et de la Bohême. « J’ai bien remarqué, disait-il, en terminant, qu’il a coulé légèrement sur cette partie… Je n’ai pas cru devoir l’approfondir, jusqu’à ce que je voie s’ils entreront tout de bon en matière, car, outre qu’il sera temps alors de discuter ce point, qui me paraît tout à fait convenable et nécessaire, j’espère toujours recevoir de vous de nouveaux ordres et des instructions précises sur la conduite que j’aurai à tenir… Si cette condition m’est refusée, ajoutait-il (comme pour prévenir quelque faiblesse qu’il lui aurait trop coûté de subir), ce refus sera si injuste qu’il ne me serait pas possible de passer par-dessus, si je n’en ai un ordre précis et absolu[2]. » L’entrevue se termina ainsi, sans qu’aucun jour fût fixé pour une nouvelle rencontre, Königseck ayant répété qu’il devait faire rapport de tout au prince, qui ne pouvait manquer lui-même d’en écrire à Vienne.

Belle-Isle n’avait pas tort de penser qu’il ne rencontrerait chez Fleury, ni sur le point qui lui tenait au cœur, ni sur aucun autre, une résolution égale à la sienne. Sa lettre trouva le cardinal livré au plus profond abattement. Le désir d’en finir avec cette guerre malheureuse croissait chez lui avec l’affaissement de plus en plus sensible de ses forces physiques. La paix n’était plus seulement à ses yeux la seule ressource d’une politique découragée ; c’était pour lui-même l’unique moyen d’obtenir un peu de repos et de prolonger de quelques jours son existence. C’était ce dernier espoir, non pas même de salut, mais de répit, auquel un mourant s’attache avec une fiévreuse angoisse. Dans cette disposition, la lecture du récit de Belle-Isle, les termes de politesse bienveillante dont Königseck s’était servi à son égard, et qui contrastaient avec la froideur témoignée au maréchal lui-même, lui firent croire qu’en intervenant de sa personne, il se ferait peut-être mieux écouter encore que son représentant.

Il manda auprès de lui l’agent que le grand-duc, en qualité de souverain de la Toscane, gardait encore à Versailles, le marquis de Stainville. Et, comme pour entrer en matière avec cet envoyé, il se plaignait que les réponses évasives de Königseck laissaient peu d’espoir de conciliation : « Ne voyez-vous pas, lui dit Stainville (flatté sans doute de prendre la négociation à son compte) que vous aviez choisi un mauvais ambassadeur ? La reine ne sait-elle pas que M. de Belle-Isle est l’inspirateur de la guerre qu’on lui a déclarée, et l’auteur véritable de tout le mal qu’on lui a fait ? Un tel choix était-il fait pour lui plaire ? » — Frappé de cette pensée, qui répondait déjà à la sienne, Fleury offrit au ministre toscan la commission, que celui-ci accepta volontiers, de transmettre directement à Vienne des offres pareilles à celles dont Belle-Isle s’était chargé ; et, pour être plus sûr que les propositions de paix ne sortiraient pas de cette voie confidentielle, Stainville dut faire savoir à la reine que, si elle voulait bien ne pas communiquer les bases de la négociation projetée à l’Angleterre, la France, de son côté, s’engagerait à ne pas en entretenir l’empereur[3].

Les paroles de Stainville, jetées peut-être un peu au hasard, inspirèrent encore à Fleury une autre et bien plus triste pensée : ce fut d’essayer s’il pourrait fléchir la reine offensée, en dégageant lui-même sa responsabilité des fautes passées, pour en rejeter tout le tort sur les conseils et sur l’influence de Belle-Isle. Désaveu tardif, aussi peu habile que digne et qui, en révélant à l’altière princesse le secret d’une méprisable faiblesse, ne pouvait qu’encourager la hauteur de ses prétentions. Le dessein était d’autant moins généreux que le téméraire maréchal (auquel il aurait fallu savoir résister en face, en temps opportun), maintenant absent et malheureux, était accablé d’un de ces retours d’opinion publique par lesquels se signalent dans les jours d’épreuves, l’inconstance et l’ingratitude populaires. Ce n’est pas d’hier que les Français ont l’habitude de briser leurs idoles aussi rapidement qu’ils les élèvent. De la confiance enthousiaste qui s’attachait naguère au nom de Belle-Isle il ne restait de trace et de souvenir que dans le cœur de quelques amis. Partout ailleurs que chez ces rares fidèles, à la cour, dans les ministères, dans les lieux publics, c’était un récri universel ; les quolibets, les couplets satiriques pleuvaient contre le fou qui avait mené une armée française périr dans un pays perdu, contre la dupe qui s’était laissé jouer par Frédéric. Tous les recueils de chansons du temps ne sont pleins que de ces sanglantes épigrammes[4]. Déconcertés par cet assaut de reproches à moitié fondés et de plaisanteries cruelles, les partisans que Belle-Isle comptait encore s’y prenaient d’ailleurs assez maladroitement pour le défendre, car ils n’imaginaient rien de mieux que de se faire l’écho des mauvais propos de Frédéric et d’imputer la défection prussienne à la découverte de prétendues intrigues nouées par Fleury avec l’Autriche. Ce mode de justification, outre qu’il avait le tort de reposer sur une calomnie, avait aussi l’inconvénient de piquer au vif l’amour-propre d’un vieillard encore assez vivant pour se faire craindre.

Sous l’empire de ces motifs divers, moitié faiblesse et moitié dépit, Fleury se décida à une démarche qui a laissé sur sa mémoire une tache ineffaçable. Il prit la plume et de sa main tremblante écrivit lui-même à M. de Königseck, sous prétexte de le remercier des paroles obligeantes que Belle-Isle lui avait fait connaître : « M. le maréchal de Belle-Isle, lui disait-il, ne m’a pas laissé ignorer, monsieur, la bonté que Votre Excellence a eue de se souvenir de moi, dans la conférence qu’il a eue avec elle, et je me flatte que mes sentimens pour sa personne et pour ses talens lui sont connus depuis trop longtemps pour ne pas être persuadé que je serai toujours très sensible aux marques de l’honneur de son amitié. Je m’en serais tenu pourtant au simple remercîment que je lui dois, si je ne me croyais pas obligé de lui témoigner la peine extrême que j’ai eue en apprenant qu’on me regardait à Vienne comme l’auteur principal de tous les troubles qui agitent aujourd’hui l’Allemagne. Il ne me conviendrait pas, dans le moment présent, de me justifier d’une accusation que je ne mérite certainement pas, et moins encore de le faire aux dépens de personne. Je ne puis pourtant pas m’empêcher d’assurer Votre Excellence que votre cour ne me rend pas justice. Bien des gens savent combien j’ai été opposé aux résolutions que nous avons prises et que j’ai été en quelque façon obligé d’y consentir par des motifs pressais qu’on m’a allégués, et Votre Excellence est trop instruite de ce qui se passe, pour ne pas deviner aisément celui qui mit tout en œuvre pour déterminer le roi à entrer dans une ligne qui était si contraire à mes goûts et à mes principes. J’ai regretté souvent, monsieur, de n’être point à portée de m’en ouvrir avec Votre Excellence, parce que la connaissance que j’ai de son caractère et de ses lumières me faisait présumer qu’il eût été très possible de trouver des moyens de prévenir une guerre qui ne pouvait qu’opérer de grands malheurs et l’effusion du sang humain. Dieu ne l’a pas permis, et j’ose protester que c’est ce qui cause toute l’amertume de ma vie… Les grands maux ne sont pourtant pas toujours sans remède quand on est également disposé de tous côtés à les chercher. Il s’agit aujourd’hui d’arrêter du moins les suites funestes d’une guerre qui est prête à embraser toute l’Europe. Je ne puis qu’approuver tout ce que Votre Excellence a dit à M. le maréchal de Belle-Isle, et je conviens qu’il est juste que les propositions d’un accommodement soient proportionnées à la situation où se trouvent les puissances respectives. Mais vous êtes trop équitable aussi, monsieur, et vous connaissez trop l’incertitude des événemens pour ne pas convenir aussi que, quelques succès dont Dieu favorise quelqu’un, l’humanité, la religion, ni même la politique ne doivent pas porter à en abuser, ni même à en tirer tous les avantages dont on pourrait se flatter. Ce serait mettre des barrières insurmontables à une sincère réconciliation et laisser des semences d’une haine et d’une division éternelles[5]. »

Presqu’en même temps que cette déplorable épître, où l’on retrouve encore pourtant, sous la pauvreté du fond, quelque trace de la bonne grâce et du goût propres au style habituel du cardinal, une autre partait à l’adresse de Belle-Isle, dont la sécheresse hautaine n’avait plus rien de cette gentillesse si connue.

« Je ne puis vous dissimuler, monsieur, y était-il dit, l’étonnement où j’ai été d’apprendre que des gens connus pour vous être attachés ont eu la bonté de publier que le roi de Prusse n’avait fait que me prévenir en faisant la paix, parce que j’avais envoyé un homme à Vienne secrètement pour négocier la nôtre. Je pardonne au roi de Prusse d’avoir adopté cette fausseté pour justifier son changement ; mais qu’un Français au service du roi ose répandre une aussi noire calomnie sans en avoir le plus léger indice, j’avoue que ce procédé me surprend plus qu’il me blesse. S’il ne regardait que moi personnellement, je ne m’en mettrais pas en peine, mais c’est attaquer la bonne foi du roi, sans l’aveu duquel je n’aurais osé faire une pareille tentative. Je vous honore, monsieur, très parfaitement[6]. »

Ces deux lettres privées furent accompagnées ou suivies de communications officielles dans lesquelles Belle-Isle put aisément reconnaître, sous la convenance extérieure des paroles, le même sentiment d’irritation et de déplaisir. Par l’une, ordre était donné au duc d’Harcourt de rejoindre au plus tôt et par tous les moyens les troupes assiégées dans Prague, et, une fois la jonction faite, les deux armées devaient rester sous le commandement unique et suprême du maréchal de Broglie. Belle-Isle ne demeurait auprès de son collègue qu’en qualité de second et de conseiller. « L’intention du roi, disait la lettre ministérielle, est que vous restiez auprès de M. le maréchal de Broglie, qui certainement en usera avec vous avec toute la politesse et la justice qui vous sont dues. Si cet arrangement vous fait de la peine, comme je n’en doute pas, je connais trop votre zèle pour le service du roi pour ne pas vous faire la violence que vous ne pouvez refuser dans les circonstances présentes. Je vous exhorte comme ami et comme serviteur à vous conformer aux ordres du roi qui l’exige de vous. » De plus, le ministre Amelot avertit Belle-Isle confidentiellement que, quand les pourparlers devraient être repris avec le maréchal de Königseck, ce serait probablement le maréchal de Broglie qui en serait chargé, comme devant être agréé plus facilement en qualité de négociateur par la cour de Vienne.

Belle-Isle répondit à ces instructions désobligeantes avec un mélange tout à fait caractéristique de hauteur et d’acrimonie : « Je conviens, dit-il, que M. le maréchal de Broglie sera beaucoup plus agréable à la cour de Vienne que moi ; il ne faut pour cela que jeter les yeux sur la conduite que nous avons tenue l’un et l’autre. J’ai été assez heureux pour remplir en entier les intentions du roi et les vues de Son Éminence pour le succès complet de l’élection dont j’ai été chargé, en détachant, comme j’ai fait, le plus grand nombre des membres de l’empire du parti autrichien, faisant cesser l’opposition si invétérée contre la France et faisant voir avec tranquillité par les cercles les troupes du roi au milieu de l’Allemagne. M. le maréchal de Broglie a causé la destruction de ces mêmes troupes : il a aliéné par sa conduite et par ses discours publics le prince qu’il était le plus nécessaire de ménager,.. et il vient de rendre en dernier lieu, à la cour de Vienne, le plus important service pour être resté si mal à propos, et contre mes instances, sur le haut de la Moldau, et s’être ensuite retiré avec précipitation.., ce qui a réduit l’armée du roi à l’état où elle se trouve. Il est donc très naturel qu’il soit plus agréable à ceux à qui il a procuré de tels avantages, et que ce soit lui qui négocie les moyens de sortir de l’embarras où il s’est mis. Aussi puis-je bien vous assurer, monsieur, que de tous les sacrifices que j’ai jamais faits au roi, et de tout ce que je puis avoir fait en ma vie pour son service, rien ne m’a jamais tant coûté que la démarche et l’entrevue que j’ai eues avec M. de Königseck. Mais la connaissance intime que j’ai de notre situation et mon zèle pour Sa Majesté m’ont déterminé dans cette occasion, qui n’a pas été moins méritoire que celle où j’ai plusieurs fois exposé ma vie pour son service. Je vais, de ce pas, remettre à M. de Broglie la lettre que vous lui écrivez : je lui recommanderai de nouveau l’importance ; du secret et lui ferai part plus en détail de tout ce qui s’est passé dans ma conférence avec M. de Königseck. Sans doute que l’officier que je vous ai dépêché le 3 lui rapportera les : instructions que je vous avais demandées avec des pleins pouvoirs en son nom. Après quoi, me trouvant, avec une patente de général d’armée sans commandement et avec le titre d’ambassadeur plénipotentiaire sans fonctions, je resterai spectateur de ce qui va se passer. » Et en même temps il ajouta de sa main sur l’expédition des lettres de commandement du maréchal de Broglie, qui lui était communiquée, cette note au crayon qu’on y peut lire encore : « L’ancienneté sans capacité est, de tous les titres, le plus désastreux pour la ruine des armées et des empires. Ce n’a jamais été un droit, et cette lettre confirme entre mille autres sottises du conseil du roi le proverbe : Quidquid delirant reges, plectuntur Achivi[7]. » L’irritation très naturelle de Belle-Isle n’eut pourtant pas l’occasion de se donner carrière, car la faiblesse de Fleury resta sans effet. Tout le mois de juillet s’écoula sans que Königseck offrît de reprendre la conversation, et toutes les fois que, directement ou indirectement, on lui faisait proposer de Prague une nouvelle entrevue, il répondait que les pouvoirs dont il avait besoin n’étaient pas arrivés et que d’ailleurs il avait lieu de croire que des pourparlers directs étaient engagés entre les deux cours. En attendant, les troupes autrichiennes approchaient toujours, et se massant autour de la place, la resserraient de plus en plus et y rendaient les conditions d’existence de l’armée française plus difficiles.

De la part de Stainville aussi, même silence et aussi peu de nouvelles. Le chargé d’affaires, Vincent, écrivait seulement de Vienne que le courrier envoyé par cet agent, ayant dû. traverser sur le Haut-Danube les lignes de l’armée du duc d’Harcourt, faisait des récits lamentables de l’état de dénûment et de découragement où ces troupes étaient réduites avant même d’avoir combattu. Vainement Fleury, dont l’impatience croissait d’heure en heure, lâchant pied dans sa correspondance et probablement aussi dans sa conversation, faisait-il entendre qu’il ne ferait pas de l’évacuation de la Bavière une condition absolue ; en échange de cette condition qui indignait Belle-Isle, il n’obtenait pas même un accusé de réception qui le tirât de peine[8].

Ce qui rendait cette attente encore plus pénible, c’est qu’autour de lui et sur les divers, théâtres politiques d’Europe, des transactions diplomatiques suspectes, de toute nature, étaient engagées dans tous les sens. Les chancelleries étaient partout en éveil et à l’œuvre. Depuis qu’un coup de théâtre imprévu était venu remettre toutes les alliances en question, il n’y avait pas de combinaison nouvelle qui ne parût possible, et il n’y en avait aucune qui ne fût imaginée, proposée, et poursuivie quelque part. C’était d’un bout de l’Europe à l’autre un enchevêtrement, un feu croisé pour ainsi dire de négociations. Jamais il n’y eut un tel échange de courriers, un tel débit de nouvelles vraies ou fausses.

L’Angleterre d’abord reprenait avec une activité passionnée son plan favori, celui qui n’avait échoué au commencement de la guerre que par l’antagonisme, aujourd’hui suspendu, de Marie-Thérèse et de Frédéric : la réunion de toute l’Allemagne et, s’il se pouvait, de toute l’Europe dans une action commune contre la France. Arracher à Marie-Thérèse quelques concessions de territoire en Allemagne en faveur de Charles YII ou au moins la reconnaissance de son titre impérial, obtenir en échange, de l’empereur lui-même, l’abandon de tout le reste de ses prétentions sur les états autrichiens, satisfaire aussi par quelques avantages nouveaux et un traité définitif le Piémont, dont l’alliance était toujours douteuse ; faire consacrer ces arrangemens par une diète solennelle et courir ensuite tous ensemble sus à l’envahisseur du territoire germanique : telles étaient les bases de la coalition nouvelle que les agens anglais étaient chargés de proposer, chacun pour sa part, à la cour auprès de laquelle ils étaient accrédités. C’était le thème commun que devaient plaider Robinson à Vienne, Stairs à La Haye, et à Francfort un gendre de George II, le prince de Hesse, engagé dans les troupes impériales, enfin Hyndfort à Berlin, car on se flattait d’entraîner dans l’entreprise Frédéric lui-même et de le faire sortir, par l’appât de conquêtes nouvelles, de la neutralité où il avait annoncé le dessein de s’enfermer. Le but poursuivi n’était pas moins (le ministre Carteret le disait très haut) que d’enlever à la France tout ce qu’elle avait acquis depuis un siècle, et de la réduire aux limites antérieures à la paix des Pyrénées. Il y avait là une riche perspective de dépouilles sur laquelle chacun pouvait compter en espérance pour satisfaire ses convoitises ou se payer de ses sacrifices. Mais, à côté de ce plan peut-être un peu trop gigantesque pour être réalisable, d’autres étaient en circulation, qui, plus facilement applicables, pouvaient d’un moment à l’autre amener des complications nouvelles. Un petit souverain ecclésiastique, par exemple, l’évêque de Wurtzbourg, entreprenait de persuader à Charles VII qu’il devrait prendre lui-même l’initiative de renvoyer les Français d’Allemagne et de remettre à la diète la connaissance et la décision de tous ses différends avec Marie-Thérèse, l’assurant que ce grand acte de patriotisme servirait mieux sa cause que toutes les armées du monde. La proposition, à peine connue, était accueillie dans toute l’Allemagne avec une grande faveur. D’autres, au contraire, rêvaient la réconciliation des deux grandes puissances catholiques et une alliance franco-autrichienne, conclue sur place aux dépens de Frédéric, par la reprise immédiate de la Silésie. Tous ces faiseurs de projets se disputaient et se dénonçaient les uns les autres. C’était vraiment la confusion des langues diplomatiques[9]. L’agitation des esprits était accrue par un état de méfiance général et réciproque de toutes les puissances les unes envers les autres. C’était encore la conséquence du coup de tête de Frédéric. Il avait mis le parjure en vogue et, comme nous dirions dans notre langue parlementaire d’aujourd’hui, à l’ordre du jour européen. La perfidie était partout dans l’air et chacun s’y préparait ou en soupçonnait son voisin. Toutes les démarches, de part et d’autre, étaient mal interprétées. Le courrier envoyé par le maréchal de Belle-Isle, le lendemain de son entrevue avec Königseck, traversant Francfort, y avait causé une véritable consternation. A la nouvelle d’une négociation engagée, dont les conditions n’étaient pas connues, tous les alliés de la France, l’empereur en tête, se voyaient déjà abandonnés. « Je croirais trahir le roi, écrivait tout ému le résident Blondel, si je ne vous prévenais pas de l’effet que cela produit… Cela paraît excuser la conduite du roi de Prusse… L’état de subalterne où je suis, ajoutait-il, doit se borner à exécuter les ordres et à rendre compte de ce qui se passe ; mais j’espère que vous n’attribuerez qu’à la qualité fidèle de citoyen si je m’émancipe à vous exposer mes sentimens. Mais je suis sur les lieux, je vois, j’entends la fermentation, je ne dois pas vous la cacher. »

D’un autre côté, le roi de Prusse, ayant, quelques jours après, invité le maréchal de Seckendorff, commandant des troupes impériales, à venir le trouver à Berlin pour causer avec lui des chances de la guerre et terminer des questions de subsides qui restaient à régler, Valori était aux champs et aux écoutes, se demandant si cet entretien n’avait pour but de préparer encore une paix fourrée de l’Autriche avec l’empire par l’entremise de l’Angleterre. La position d’impartiale neutralité que Frédéric prétendait garder était aussi commentée dans tous les sens : personne n’y voulait croire et chacun la dénaturait à sa manière. Le bruit d’une alliance offensive contractée, ou à la veille de l’être, entre lui et les puissances maritimes, bien que constamment démenti, n’en était pas moins généralement répandu. « Ce prince, écrivait Amelot, n’est pas perfide à demi ; .. il n’y a point de noirceur à laquelle on ne doive s’attendre de sa part. » Et Frédéric, dont la conscience chargée redoutait toujours quelque représaille de la part de ceux qu’il avait trompés, répondait à ces douceurs, qu’il soupçonnait sans les connaître, par d’autres du même genre : « Ne vous fiez jamais, écrivait-il à son ministre Chambier, aux paroles emmiellées et aux protestations amiables du cardinal. Veillez plus que jamais sur ce qu’il peut méditer contre moi[10]. » A travers la mobilité de ces impressions et la complication de ces intrigues diverses, une seule personne restait immuable et gardait cette tranquillité d’esprit que donne, même dans l’excès de la passion, une résolution inébranlable : c’était Marie-Thérèse. Pas un jour, pas un moment, l’orgueilleuse princesse ne se montra disposée ni à ouvrir l’oreille aux supplications de Fleury, ni à donner les mains aux concessions conseillées par le ministre anglais. Du plan britannique elle acceptait bien ce qui l’accommodait : la coalition à former en Allemagne contre la France, et le partage anticipé des conquêtes de Louis XIV ; mais quant à retirer, sous une condition quelconque, la protestation qu’elle avait faite dès le premier jour contre l’élection de Charles VII ; quant à renoncer par là à l’espérance de couronner un époux chéri ; quant à céder un pouce de territoire, à restituer même la Bavière avant d’être assurée d’une compensation qui la consolât de la perte de la Silésie, c’est de quoi elle n’acceptait pas même la pensée, et dont elle ne laissait pas même Robinson achever devant elle la proposition. « Si je dois céder quelque chose à tous mes ennemis, disait-elle, que me restera-t-il ensuite ? » — « Voulez-vous, disait-elle encore à Robinson avec cette clairvoyance prophétique que la haine seule peut donner, que je fasse moi-même la prépondérance de la Sardaigne en Italie et de la Prusse en Allemagne ? »

Des ouvertures pacifiques de la France elle voulait encore moins se laisser parler. Vainement le maréchal Königseck, le grand-duc et le prince Charles lui-même osaient-ils assez timidement faire observer que le siège d’une place de guerre défendue par vingt mille hommes et deux capitaines comme Broglie et Belle-Isle ne serait l’affaire ni d’un jour ni d’un coup de main, et que, pour reprendre la Bohême, peut-être était-il plus sûr de mettre, sans coup férir, la main sur la capitale. Ces suggestions, faites à voix basse, la trouvaient sourde. Une capitulation sans condition, l’armée française tout entière désarmée, prisonnière, et ses drapeaux portés à Vienne, il ne fallait pas moins pour satisfaire ses ressentimens et pour qu’elle pût vider jusqu’au fond la coupe du plaisir de la vengeance.

Le courroux qui grondait encore dans son âme contre Frédéric, mais qu’elle était obligée de contenir, elle l’épanchait en paroles ardentes contre Belle-Isle et Fleury : « Comment ose-t-il me parler, disait-elle, celui qui a ameuté contre moi, par l’argent et par les promesses, tous les princes d’Allemagne, et qui s’est vanté d’écraser la maison d’Autriche ? Je n’ai poussé que trop loin la condescendance. Cédant à la nécessité, j’ai abaissé la dignité royale jusqu’à écrire au cardinal dans des termes qui auraient attendri un rocher : il a rejeté insolemment mes prières. Je puis démontrer, pièces en main, que la France a cherché à exciter la sédition dans le cœur même de mes états, qu’elle a cherché à renverser les lois fondamentales de l’empire et à mettre le feu aux quatre coins de l’Allemagne ; je laisserai ces preuves pour avertir la postérité. » Entraînée par son éloquence, l’unanimité des ministres se rangea avec elle du parti d’une résistance absolue. C’était, d’ailleurs, le tort généralement reproché aux hommes d’état autrichiens d’alors d’être aussi présomptueux dans la bonne fortune que facilement abattus dans la mauvaise. Le vieux Bartenstein, autrefois partisan décidé de la France, se montra cette fois aussi hostile que Stahremberg lui-même, dont les sentimens étaient, dit Robinson, pétrifiés par quarante années de haine invétérée[11].

Dictée par de tels avis, la réponse que Stainville transmit enfin dans les premiers jours d’août fut conçue dans des termes d’une sécheresse hautaine : « La reine, y était-il dit, a été aussi attentive qu’il était humainement possible de l’être à ne pas donner une ombre de prétexte à ses injustes ennemis de l’attaquer, et M. le cardinal de Fleury doit connaître mieux que personne ses sentimens pacifiques. On n’en a fait nul cas dans le temps qu’on a cru pouvoir l’opprimer. La reine a en main des preuves authentiques de tout le mal qu’on a voulu lui faire, jusqu’à perdre de vue le christianisme. L’espérance d’y réussir est maintenant évanouie, et les choses ont beaucoup changé de face. Cependant on a d’avance ruiné et saccagé ses états, renversé les constitutions fondamentales de l’empire, opprimé la liberté germanique, et il n’a pas tenu à la France d’anéantir la maison d’Autriche, qu’on prétendait ne plus exister, et tout ceci s’est fait sans nul égard aux traités et garanties les plus solennels. On s’est même vanté de vouloir dicter des lois sur les bastions de Vienne, et il ne s’est agi de rien moins que de faire passer sous ce joug l’Allemagne et toute l’Europe. La cause de la reine est donc devenue celle de tous les princes de l’empire, vrais patriotes, et de toutes les puissances qui ont à cœur le repos et l’indépendance. Il s’agit d’assurer l’un et l’autre avec leur concours, sans lequel on ne travaillerait qu’à une paix plâtrée, et, quoique la reine persiste dans sa modération et ses sentimens pacifiques, il est pourtant également juste et indispensable tant de réparer l’extrême tort qu’on lui a fait par le passé que de la rassurer contre de pareilles entreprises à l’avenir[12]. »

Un non, en trois lettres, eût été moins injurieux que cet ajournement ironique à un avenir indéfini et le vague de ces conditions menaçantes. L’insulte officielle ne suffit pourtant pas : sans pitié pour un vieillard qui était à ses pieds, la reine y joignit une insulte cruelle aussi peu digne de son rang que de son caractère. Presque au même moment où Stainville remettait sa note à Versailles, la triste lettre de Fleury à Königseck paraissait en Hollande, dans la Gazette d’Utrecht, et se trouvait ainsi livrée, par une indiscrétion dont l’origine n’était pas douteuse, à la connaissance et aux railleries de toute l’Europe. On juge de l’effet, surtout à Versailles, sur une jeune noblesse qui avait du goût, et qui aimait à rire. L’émotion fut telle qu’elle perce même à travers les lignes du procès-verbal, sec et discret, où le duc de Luynes notait chaque soir tous les incidens de la cour : « M. le cardinal, dit-il, est accablé des affaires présentes : on parle beaucoup d’une lettre qu’il a écrite à M. de Königseck, qui est même rapportée dans la Gazette d’Utrecht. Il cherche dans cette lettre à se justifier de la cause des troubles actuels de l’Allemagne et les rejette sur autrui, sans cependant nommer le projet qui a donné lieu aux dits troubles[13]. » — « La lettre du cardinal à M. de Königseck, écrivait en même temps Chambrier à Frédéric, qu’on vient de voir dans la Gazette de Leyde, fait beaucoup de bruit. On la trouve basse et rampante et d’une fausseté outrée et on assure que cette lettre est restée sans réponse : ce qui est mortifiant pour le cardinal[14]. »

Il y a une mesure à tout, et Fleury, cette fois, se redressa sous l’injure. Reprenant la plume : « Ce n’est qu’avec une extrême surprise, écrivit-il à Königseck, que je reçois dans ce moment la copie de la lettre que j’eus l’honneur d’écrire à Votre Excellence, le 11 du mois dernier, et qu’au lieu de la réponse dont je croyais avoir lieu de me flatter, j’apprends que cette lettre était dans les mains de tout le monde à La Haye. Je ne devais pas m’attendre, ce me semble, qu’un témoignage de politesse et de confiance à un ministre de votre réputation, de là part duquel j’avais reçu souvent des assurances d’estime et de bonté, dût avoir un pareil sort, et vous m’apprenez aujourd’hui, un peu durement, que je m’étais trompé. C’est une leçon dont je vous remercie et dont je tâcherai de profiter, et que j’aime encore mieux avoir reçue qu’avoir donnée. Je n’en ai pas usé de même pour des lettres beaucoup plus importantes que j’ai reçues en diverses occasions, quoique j’eusse pu souvent en tirer de grands avantages. Mais il paraît que l’usage est différent à Vienne ; il est juste de s’y conformer et je vais du moins me corriger[15]. » Il faut dire que Königseck, en gentilhomme bien élevé, s’est toujours défendu d’avoir été pour rien dans cette inconvenante publication, et M. d’Arneth, qui, même après un siècle, en paraît encore embarrassé, essaie d’en justifier aussi la reine. On ne voit pourtant pas trop comment une telle pièce, de nature confidentielle, serait tombée entre les mains des gazetiers hollandais si personne ne la leur avait livrée[16].

L’amour-propre blessé arracha à Fleury ce que ni prudence, ni patriotisme n’aurait probablement pu obtenir de lui : un acte de courage. La résolution fut prise presque immédiatement d’agir de vigueur pour tirer de peine les assiégés de Prague et rétablir les affaires en Allemagne. Que faire cependant ? On avait bien espéré d’abord que le corps d’armée du duc d’Harcourt pourrait se frayer un chemin jusqu’à Prague, en passant sur le corps du maréchal de Khevenhüller ; on avait même confié cette entreprise audacieuse à l’homme des coups, hardis par excellence, le comte de Saxe, revenu précipitamment, sur les nouvelles de la paix de Breslau, d’un voyage qu’il avait fait eh Russie pour assister au couronnement d’Elisabeth. Mais Maurice, mis à la place de d’Harcourt, dut reconnaître lui-même, après examen, qu’avec le petit nombre et le mauvais état des troupes dont il disposait, l’opération était non-seulement impossible à mener à fin, mais dangereuse à tenter : car si on était forcé de reculer en déroute, Khevenhüller pourrait alors aller rejoindre le prince Charles, et les Autrichiens seraient en liberté de rassembler toutes leurs forces pour accabler ceux qu’on aurait vainement essayé de secourir. D’autre part, envoyer des renforts de France, au moyen de levées nouvelles, était une extrémité presque impraticable dans l’état d’épuisement du royaume. Une seule ressource restait : c’était de diriger sur l’Allemagne le corps d’armée qui, par le conseil de Belle-Isle et sous les ordres du maréchal de Maillebois, avait été placé, l’année précédente, à l’entrée de la Westphalie, afin- de tenir en observation et en échec tous les mouvemens qu’auraient pu faire, soit les Hollandais en Flandre, soit les Anglais dans le Hanovre. Cette division, forte d’environ trente mille hommes, était encore à peu près intacte, car ni Anglais, ni Hollandais n’ayant bougé, elle était restée toute l’année l’arme au bras, dans un pays riche et paisible, où elle ne manquait de rien[17].

Mais, bien que ces troupes fussent en état de se mettre en route au premier ordre qu’elles recevraient, il n’en était pas moins très grave de le leur donner, car si leur présence en Westphalie avait été, jusque-là, assez inutile, c’était uniquement, comme je viens de le dire, grâce à l’inaction des puissances maritimes. Or le moment était justement venu où cette inaction paraissait devoir cesser. Devant les menaces proférées très haut par les ministres anglais et déjà répétées à demi-voix par les états-généraux de Hollande, éloigner l’armée qui était destinée à tenir tête à ces nouveaux adversaires, c’était ouvrir à l’ennemi une libre carrière jusqu’au centre de l’Allemagne, et, qui sait ? peut-être même jusqu’au cœur de la France. Une fois cette dernière armée française partie et trop engagée au loin pour pouvoir être rappelée, qui pouvait répondre que des régimens d’infanterie anglaise, débarqués à Anvers ou Rotterdam, puis grossis d’auxiliaires hessois ou hanovriens que les subsides du parlement avaient déjà recrutés, et guidés par un nouveau Marlborough, n’auraient pas l’audace de se porter sur quelque point de nos provinces du Nord ? Cette diversion ne trouverait alors rien devant elle que la fameuse frontière de fer de Vauban, complètement dégarnie de défenseurs. Le temps n’était pas si éloigné où, après Hochstedt et Ramillies, des éclaireurs ennemis s’étaient avancés jusqu’en vue de Versailles. Ce fut sans doute le souvenir de ces jours d’angoisses, dont on était séparé par trente ans à peine, qui décida le roi et le cardinal, avant de prendre un parti qui pouvait en amener le retour, à demander, par une consultation solennelle, l’avis de ceux qui en avaient été les témoins, des compagnons encore vivans de Berwick et de Villars. Les doyens des maréchaux de France, présens à Paris : Puységur, Asfeld et Noailles furent réunis chez le marquis de Breteuil, dans un véritable conseil de guerre, et, après avoir exprimé leur sentiment sur l’expédition projetée, ils furent engagés à le consigner par écrit dans divers mémoires qui durent être soumis au roi et aux ministres.

Les deux plus âgés, Puységur, qui n’avait pas moins de quatre-vingt-quatre ans, et Asfeld, qui en comptait déjà soixante-dix-huit, conclurent sans hésiter à la négative : « Il ne faut pas, disait Puységur au nom de sa vieille expérience, risquer toutes les ressources de la France et la dégarnir entièrement. Or, dans les Trois-Évêchés, dans toute la Flandre, la Champagne même, en réunissant tout ce qui s’y trouve, nous ne ferions pas de quoi composer une armée de vingt mille hommes. Il faut mettre la vieille France à l’abri des courses et des entreprises de l’ennemi. » Noailles seul, plus jeune et soutenu peut-être par la pensée qu’il était encore d’âge à lutter lui-même contre les périls qu’on allait affronter, opina pour qu’on songeât avant tout à sauver les Français captifs en pays lointains : — « Le péril, disait-il, est plus pressant en Allemagne qu’en France, et le contre-coup d’un échec en Allemagne serait désastreux même en France. On n’aperçoit, ajoutait-il, de véritables obstacles que la perfidie du roi de Prusse, supposé qu’il se portât jusqu’à donner des troupes à la reine de Hongrie pour achever d’accabler les nôtres. C’est de quoi personne ne pourrait répondre, et qui cependant ne doit point arrêter quand il s’agit d’un point aussi capital que le salut de deux armées[18]. »

Le débat qui suivit dans le conseil fut long et assez orageux. Plusieurs des ministres soutinrent l’avis des deux vieux maréchaux, et le cardinal, dont les fortes résolutions n’étaient jamais à toute épreuve, bien que décidé, ou plutôt résigné à l’expédition proposée, était, par instant, repris d’hésitation. Ce fut le roi qui, à la dernière heure, se tournant vers le contrôleur-général Orry : « Avez-vous de quoi, monsieur, lui dit-il, fournir à tout le nécessaire ? — Sire, répondit Orry, je fournirai toujours tout ce que Votre Majesté jugera à propos de m’ordonner. — Eh bien ! je veux que M. de Maillebois marche en Bohême[19]. »

La résolution, aussitôt connue, ne rencontra guère à la cour que des approbateurs. Les partisans que Belle-Isle comptait encore ne pouvaient qu’applaudir à la reprise vigoureuse d’une guerre dont il demeurait toujours l’auteur responsable. Ceux (devenus beaucoup plus nombreux et plus influens) du maréchal de Broglie étaient les plus empressés à désirer qu’on portât secours à leur ami, dans le péril extrême où il et ait placé. — C’étaient même eux, dit Chambrier, qui avaient mis le feu sous le ventre du cardinal. Mais l’attitude résolue du roi et le ton sur lequel il avait prononcé ces mots : Je veux, qui sortaient si rarement de ses lèvres, donna aussi beaucoup à penser et à parler. Était-ce là seulement l’effet des supplications de Mmes de Toulouse et de Mailly, qui l’avaient, cette fois encore, conjuré avec larmes de ne point abandonner Belle-Isle ? Ou bien était-ce enfin le réveil si longtemps attendu de l’autorité royale ? Une aventure nouvelle et plus que jamais périlleuse allait être tentée : on remettait au jeu dans une partie bien compromise. Le cardinal, dans le déclin de ses forces physiques et morales dont chacun notait journellement les symptômes, devenu presque sourd, mangeant à peine, se soulevant difficilement de son siège, souvent ne parlant que par soupirs entrecoupés, pouvait-il se croire capable de diriger seul une telle entreprise et de tenir, entre ses mains tremblantes, de telles cartels ? Lui-même avait parfois l’air d’en douter et de chercher un appui pour se fortifier. Le roi avait-il enfin le sentiment de cette impuissance ? Comprenait-il qu’un rajeunissement ministériel était nécessaire pour donner une impulsion nouvelle aux opérations militaires ? On le crut un instant quand on sut que le neveu de l’ancien ministre Chauvelin, simple magistrat au parlement, venait d’être appelé, par lettres-patentes, à une présidence honoraire. On concluait de cette faveur inespérée que l’oncle aussi n’allait pas tarder à rentrer en grâce. « Orry, disait-on, d’accord secrètement avec l’oncle, n’avait parlé au conseil qu’en son nom. » Des gens bien informés prétendaient même savoir que les lettres de rappel de Chauvelin étaient déjà signées et un courrier prêt pour les expédier[20].

Cette fois encore c’était une erreur, et la déception ne tarda pas. Quelques jours après la séance où l’expédition de Maillebois avait été résolue, on apprit bien, en effet, que le conseil allait s’augmenter de deux nouveaux membres. Mais ce n’étaient pas des rivaux, moins encore des remplaçons de Fleury, c’étaient au contraire ses créatures ou tout au moins ses affidés. L’un était le comte d’Argenson, second fils du lieutenant de police de Louis XIV, attaché depuis la régence à la fortune du cardinal, et qui avait rempli sous ses ordres deux postes qu’un ministre, jaloux de son pouvoir et de sa renommée, ne pouvait confier qu’à un ami sûr : la direction de la librairie et la présidence du grand conseil. L’autre, le cardinal de Tencin, diplomate habile, mais prélat sans mœurs et sans considération, qui n’avait dû qu’à la faveur sa haute dignité sacerdotale, et qui, dans l’espoir d’une future succession, était tout disposé à rester le coadjuteur de son confrère en dignité ecclésiastique. L’un et l’autre, d’ailleurs, entraient au conseil simplement avec droit d’assistance et de vote sans département qui leur fût propre. Fleury avait donc cherché des auxiliaires pour le soulager de la fatigue de commander, sans le contrôler ni le contenir. « Il s’est donné, dit dans son journal le frère même d’un des nouveaux ministres, le caustique marquis d’Argenson, des auvens dont il avait besoin dans le conseil. » Et pour que personne ne se méprît sur le caractère de la mesure, les lettres-patentes accordées au jeune Chauvelin lui furent brutalement retirées quinze jours après seulement leur expédition. Il fut clair alors que, pour régner lui-même, s’il en avait conçu le désir, le roi était résigné à attendre que la mort se décidât à remplir son office. Tout le monde baissa la tête, sauf les plaisans de Paris, dont rien ne pouvait plus contenir les mauvaises langues. Ils raillèrent sans pitié les deux prêtres qui envoyaient une armée de frères mathurins à la rédemption des captifs. Les mathurins étaient un ordre spécialement consacré au rachat des prisonniers faits par les corsaires barbaresques[21].

L’armée envoyée ainsi sous d’assez tristes auspices n’en partit pas moins dans les derniers jours d’août avec entrain, et aux cris de : « Vive le roi ! » La nouvelle de son approche produisit dans toute l’Allemagne une profonde impression. L’empereur, tiré d’inquiétude, sauta presque au cou du résident qui venait la lui annoncer ; Frédéric (sans sortir de son rôle de spectateur indifférent) fit à Valori des complimens un peu contraints, mais qui avaient l’air sincère. Il se montrait seulement incrédule sur l’énergie avec laquelle cette résolution généreuse serait soutenue ; et comme Valori lui représentait que la prudence aussi serait nécessaire pour ne pas compromettre la dernière ressource de la France : « Ah ! mon ami, lui dit-il, de la prudence, vous en avez assez montré ; si vous essayiez de la vigueur, peut-être vous en trouveriez-vous mieux. » Bref, toutes les intrigues engagées s’arrêtèrent, toutes les amitiés ébranlées se raffermirent, et chacun mit en panne pour attendre ce que la fortune allait décider de cette nouvelle épreuve[22].


II

Il était temps d’en courir la chance, car la situation des Français dans Prague s’aggravait tous les jours. Le grand-duc, gardant sous ses ordres le prince son frère et le prince Lobkowitz, avait ouvert, le 13 août, les opérations du siège. Bien qu’elles fussent mollement conduites avec une artillerie insuffisante, et bien que le blocus établi autour de la ville fût imparfait (comme le prouvent les correspondances régulières qui ne cessaient d’être entretenues avec le dehors et que nos archives possèdent) la gêne n’en était pas moins très grande. Si les hommes ne souffraient pas encore de la faim, grâce aux approvisionnemens abondans très bien préparés par l’intendant Séchelles, la cavalerie manquait entièrement de fourrages et dépérissait à vue d’œil. On essayait bien de pourvoir à cette insuffisance croissante par des sorties très fréquentes, très énergiquement conduites, et l’une, en particulier, dirigée par le maréchal de Broglie en personne, fut une véritable victoire qui lui fit beaucoup d’honneur : il détruisit toutes les parallèles tracées par l’ennemi en face de la place et lui emporta vingt canons et autant de drapeaux. Mais ces brillans faits d’armes n’apportaient à la disette, qui était le véritable mal, que des remèdes insuffisans et momentanés. Le regret de voir périr, la douleur de devoir abattre soi-même ces nobles bêtes qui sont, en campagne, les véritables amies de leurs cavaliers, répandaient dans l’armée entière une tristesse et un découragement profonds.

Le mécontentement n’était pas moindre dans la cité : les souffrances inévitables d’un siège que le sentiment patriotique lui-même fait difficilement supporter, paraissaient intolérables aux habitans de Prague, indifférens sinon hostiles aux succès des armées françaises. Leur impatience était d’autant plus grande que le maréchal de Broglie avait la main très dure et ne leur épargnait ni exigences ni réquisitions d’aucun genre. Un instant, même il eut la pensée, pour se créer des ressources, de faire vendre ou de fondre tous les objets de prix qu’il pourrait trouver dans les monumens publics et dans les églises ; ce fut Belle-Isle, plus prudent et plus politique, qui réussit à le détourner de cette exécution[23].

Malheureusement ce n’était pas le seul point de dissidence qui mît aux prises les deux maréchaux. Leur vieille inimitié, excitée par l’ennui d’un tête-à-tête incommode, se donnait carrière avec plus de vivacité que jamais, et faisait de la vie commune dans un espace si resserré un véritable enfer. Vainement avaient-ils essayé de répartir entre eux la besogne, afin de se prêter mutuellement appui sans se rencontrer trop fréquemment ; vainement Belle-Isle s’était-il chargé des travaux nécessaires à la défense intérieure de la place, tandis que Broglie, séjournant habituellement au milieu des troupes qui campaient un peu en avant de la ville, dirigeait les sorties et toutes les opérations agressives ; encore fallait-il manœuvrer d’accord, et c’est ce qui ne leur arrivait jamais. Il n’était pas une mesure prise, pas une parole prononcée par l’un qui ne fût à l’instant l’objet de la critique violente et publique de l’autre. Et ce qu’il y avait de pis, c’est qu’ils avaient trop souvent tous deux raison, chacun, dans le partage des attributions qui leur étaient échues, ayant été chargé de la tâche qu’il était le moins propre à remplir. Aucun rôle ne convenait moins à l’activité fougueuse, à l’imagination toujours en campagne de Belle-Isle que celui de subordonné et spectateur. N’étant appelé à diriger aucun plan d’ensemble, il frémissait en quelque sorte dans le harnais, il entassait projets sur projets, dont les difficultés l’arrêtaient d’autant moins qu’il n’avait pas à compter avec leur exécution. Broglie, de son côté, dont l’esprit, d’une nature plus lente, était encore alourdi par l’âge, suffisait mal à la variété, a la promptitude des résolutions qu’exige le commandement actif. Ces défauts clairement aperçus étaient aussi impitoyablement signalés de part que d’autre. Tandis que Broglie accusait Belle-Isle de dépenser tout son feu en écritures et de l’assassiner de mémoires qu’il n’avait pas même le temps de lire, Belle-Isle se plaignait d’indiscrétions imprudentes causées par une sénile incontinence de parole. Il n’y avait pas jusqu’aux accidens de santé qui ne fussent matière à récriminations réciproques. Belle-Isle, sous l’empire des fortes émotions qu’il avait subies, était repris de violentes douleurs sciatiques, de fièvres intermittentes, accompagnées de fréquentes syncopes. « Que voulez-vous qu’on fasse, disait Broglie, d’un général qui ne peut pas mettre un pied devant l’autre ? » Mais Belle-Isle n’était pas en peine de répondre qu’une fausse attaque d’apoplexie avait, depuis plus d’un an, frappé d’une atteinte irréparable l’intelligence de son collègue. Et finalement toutes ces querelles en revenaient toujours à la grande, l’éternelle question, sans cesse agitée, jamais vidée, de savoir à qui était imputable le malheur de la situation. « C’étaient, disait l’un, les fausses manœuvres, suivies de la déroute devant Prague, qui avaient causé tout le mal. — Non, reprenait l’autre, mais bien la folie d’avoir emmené une armée guerroyer à trois cents lieues de son pays[24]. » L’exaspération des deux chefs se communiquait naturellement à leur entourage. La plupart des officiers supérieurs, autrefois choisis par Belle-Isle, lui restaient attachés, ce qui ne rendait pas la situation de Broglie plus facile, ni son humeur plus aimable ; mais ses trois fils, tous jeunes et aussi braves qu’intelligens (comme la suite de leur carrière l’a fait voir), formaient autour de lui, avec les compagnons de leur âge, une garde vigilante qui ne laissait passer aucun défi sans le relever. Toujours les premiers au feu, ils faisaient à leur père une véritable popularité dans les rangs inférieurs de l’armée, tandis que Belle-Isle, trop souvent confiné dans sa chambre de malade, commençait à y être oublié. La guerre intestine, ainsi échauffée de toutes parts, finit par rendre impossibles même les plus froides relations officielles. Ainsi Broglie fit savoir un jour à Belle-Isle qu’il eût à s’abstenir de lui adresser des factums dont il ne voulait plus prendre connaissance, et à ne plus envoyer d’officiers de sa suite pour prendre note de toutes les opérations du siège, « ne voulant pas, disait-il, avoir toujours des surveillans à ses trousses. » En prenant cette mesure de colère, il ajoutait sans rire : « Vous m’apprenez à être sage et modéré, ce qui est bien nécessaire à un général. » Et Belle-Isle, à son tour, bien que ne cessant de répéter qu’il avait fait une provision de patience intarissable, déclara que cette fois le fond en était épuisé, et qu’il allait se plaindre à la cour, qui lui ferait raison, attendu que le droit reconnu à son ancien de lui commander n’allait pas jusqu’à celui de le dégrader. Belle-Isle se vantait, ou bien il ignorait que Fleury, à la fois excédé et ulcéré, était désormais décidé à lui donner toujours tort : « M. de Belle-Isle bat la campagne, disait le cardinal à Chambrier ; il n’y a que M. de Broglie qui soit net et précis. »

Les choses en étaient venues à cette extrémité lorsque arriva à Prague, par le moyen de courriers déguisés traversant les lignes autrichiennes, l’annonce d’un prochain secours. La nouvelle de l’envoi de l’armée de Maillebois fut annoncée à Broglie à la fois par une dépêche officielle du ministre, envoyée en triple expédition, dont une seule arriva à son adresse, par des lettres de sa femme, et par une de l’abbé, son frère, écrite avec le mélange de facétie et de dévotion qui lui était habituel : « Ayez confiance en Dieu, disait le joyeux ecclésiastique, qui détruit les superbes ; et le diable n’est pas toujours à la porte d’un pauvre homme. » On eut bientôt, en effet, la confirmation de la nouvelle par l’envoi, également inattendu, d’un émissaire du maréchal de Königseck, demandant enfin lui-même l’entrevue qu’il avait tant de fois refusée.

La joie est un calmant qui apaise, au moins pour un moment, les nerfs les plus agacés ; et, d’ailleurs, il fallait bien se voir et s’entendre pour faire face à ce changement inespéré. « La reine met de l’eau dans son vin, » je l’avais toujours pensé, dit Broglie, à qui sa confiance en lui-même avait, en effet, toujours conservé un fond d’espérance. Belle -Isle était moins pressé de se réjouir ; cependant, comme l’invitation lui était adressée à lui personnellement, il consentit volontiers à se charger encore d’une commission désagréable à laquelle son collègue se reconnaissait lui-même médiocrement propre.

Je ne sais si le général autrichien s’était imaginé que sa police était assez bien faite autour de la ville pour avoir arrêté toutes les informations au passage, ou s’il voulait simplement masquer par un surcroît de hauteur un mouvement de retraite ; mais, toujours est-il qu’il se montra plus raide et moins poli, dans cette nouvelle conférence, que dans la première. Il feignit d’avoir reçu une lettre suppliante des principaux habitans de Prague le conjurant de leur épargner les horreurs d’un bombardement. « Au moment de commencer cette exécution décisive et meurtrière, la reine, dit-il, sensible aux maux de ses sujets de Bohême, et par répugnance pour l’effusion du sang, voulait bien essayer encore un moyen de conjurer une douloureuse extrémité. Elle consentirait à laisser sortir l’armée française de Prague, avec ses armes et tous ses effets, moyennant l’engagement pris par les officiers comme par les soldats d’évacuer non-seulement la Bohême, mais toute l’Allemagne, et de ne plus servir dans la guerre présente pendant un temps dont on conviendrait ; la même condition serait imposée également à l’armée du Danube. »

La surprise et l’indignation coupaient la respiration à Belle-Isle, qui le laissa achever sa harangue sans l’interrompre. « Vous ne répondez rien ? dit enfin l’Autrichien, surpris de son silence.— Je ne réponds rien, dit Belle-Isle, parce qu’il n’y a rien à répondre à de telles propositions. » Puis, reprenant son sang-froid, il retrouva l’éloquence de ses meilleurs jours. « Combien de batailles avons-nous perdues, s’écria-t-il, pour que mous soyons obligés d’entendre un tel langage ? Êtes-vous déjà maîtres de Prague pour nous commander d’en sortir ? La place est mauvaise à défendre, je l’avoue, mais toutes les places sont bonnes quand elles sont défendues par des gens de cœur. Tant que nous aurons de la poudre et des balles, vous ne devez pas vous flatter d’être maîtres de nous ; nous sommes quarante mille Français, dont douze mille valets, à la vérité, mais qui sont Français comme nous et qui prendront les armes au premier ordre. Êtes-vous prêts à monter à la brèche ? Après ce qui s’est passé ces jours derniers et la manière dont M. de Broglie a emporté vos parallèles, vous êtes trop homme de guerre pour conseiller à M. le grand-duc de s’y risquer. (Il fallait qu’il fût bien en colère pour rendre cette justice à un fait d’armes de M. de Broglie.) Puis, quand vous aurez emporté la première ligne, vous en trouverez une seconde, et un nouveau siège à faire. Ne le savez-vous pas ? — Il est vrai, dit le maréchal, un peu étonné d’être pris si vivement à partie, que vous avez fait abattre bien des maisons pour vous mieux défendre. — Ah ! vous n’avez pas tout vu, bien que, de la hauteur où vous êtes campé, vous puissiez découvrir, comme si vous y étiez, tout ce qui se fait dans la place. (Ici c’était, lui-même qui se mettait en scène et son propre ouvrage qu’il vantait, car il s’était particulièrement occupé des travaux de fortification.) Je ne vous parle pas, dit-il enfin, touchant le point sensible, du secours qui va venir, vous savez mieux que nous combien de journées nous avons encore à l’attendre. Mais, bien que vous nous ayez intercepté bien des petits courriers, nous en savons aussi quelque chose. Vous savez mieux que nous aussi ce qui se passe en Europe ; mais la démarche présente, après le refus si sec opposé à des propositions comme celles que j’avais faites, nous donne à penser que la reine et M. le grand-duc ont des intérêts pressans pour nous rechercher. Peut-être avez-vous perdu une bataille sur le Danube ? Peut-être le roi de Prusse se repent-il de nous avoir abandonnés, et le roi de Pologne de l’avoir suivi ? Enfin, nous étions à bille égale le 2 juillet. Il paraît que nous ne le sommes plus aujourd’hui. »

Il conclut en disant qu’en aucun cas, il ne pourrait entrer en négociation, après tous les changemens survenus dans l’état des choses, sans avoir demandé de nouvelles instructions à sa cour. Si les sentimens pacifiques du grand-duc étaient sincères, la meilleure manière de les témoigner était de suspendre le siège, de conclure un armistice et de lui laisser le temps d’envoyer un courrier à Versailles. « Pendant ce temps, ajoutait-il, tout restera en panne. — Non, dit le maréchal, M. le grand-duc ne consentira pas à suspendre le siège, tout au plus à laisser passer un courrier. En attendant, défendez-vous comme vous pourrez, nous attaquerons comme nous pourrons. » Et, quelques heures après, il faisait savoir que le grand-duc se refusait même au passage du courrier[25].

En venant rendre compte de son entrevue au maréchal de Broglie, Belle-Isle, se souvenant des instructions timides et hésitantes qu’il avait reçues du ministère des affaires étrangères, se demandait si la hauteur de son langage n’avait pas passé la mesure de la prudence. Mais la contenance plus résolue encore de son collègue ne lui laissa pas longtemps cette crainte. « J’ai reçu l’ordre de tenir jusqu’à l’arrivée de M. de Maillebois, dit le vieux maréchal, et je ne connais que cet ordre-là. Vous feriez ce qui vous conviendrait avec M. de Königseck que je n’y aurais aucun égard. » — « Cet avis si décisif ne me laisse pas à délibérer, » écrivait Belle-Isle également satisfait et de se ranger à un parti vigoureux, et de laisser à autrui la responsabilité des conséquences.

Il n’eut pas lieu d’ailleurs de s’en repentir, car dès le début de la semaine suivante, le 13 septembre, à la tombée de la nuit, on s’étonna de voir cesser tout à coup le bruit de la canonnade, et un grand silence se faire dans le camp autrichien. Puis, vers deux heures du matin, le ciel s’illumina comme des flammes d’un vaste incendie. C’étaient les Autrichiens qui mettaient le feu à leurs ouvrages en les abandonnant. Tout s’expliqua quand le lendemain un envoyé du ministre de France à Dresde, pénétrant dans la ville sans difficulté, annonça que le maréchal de Maillebois était arrivé à Amberg, où il attendait le comte de Saxe pour marcher avec lui sur Prague. C’était donc devant cette menace que les Autrichiens se retiraient, et le siège était levé. De joyeuses acclamations s’élevèrent d’un bout à l’autre du camp français[26].

Cette joie si naturelle était pourtant excessive et prématurée. L’entrée de l’armée de Maillebois et même ses premières marches en Allemagne s’opéraient bien en effet presque sans obstacle, mais cette facilité des commencemens n’était rien moins que le gage d’un succès certain. Au début même, il ne fallait y voir qu’un piège tendu par Marie-Thérèse à l’imprudence et à la légèreté françaises. Le côté faible et même dangereux de l’expédition, signalé à Paris par les vieux maréchaux, n’avait pas échappé à la perspicacité de la reine ; aussi se prêtait-elle sans peine et même avec une certaine complaisance à laisser la France engager ses ressources suprêmes au fond de l’Allemagne, comptant qu’une diversion redoutable qu’elle ne cessait de réclamer, et qui lui était promise, serait portée sur le sol même de la France par l’Angleterre et les Hollandais. « Laissez les faire, lui avait écrit de La Haye l’envoyé britannique, lord Stairs ; s’ils vont à Prague, nous irons à Paris, et Paris vaut bien Prague. »

Cette espérance fut trompée, parce que les Hollandais, plutôt satisfaits qu’alarmés de voir l’armée de Maillebois s’éloigner de leurs frontières, et n’ayant nulle envie de la retenir, hésitèrent à se mettre en campagne. Puis de nouveaux retards furent causés, à Vienne même, par l’incertitude qu’on éprouvait sur la direction que se proposait de suivre la nouvelle armée française. Tendrait-elle en droiture vers la ville investie ? ou bien, prenant pour la délivrer un moyen indirect, pousserait-elle une pointe hardie vers l’Autriche à travers la Bavière, afin de rappeler le grand-duc à la défense de ses propres foyers ? L’hésitation était permise, car l’une et l’autre opération étaient possibles, chacune ayant ses inconvéniens et ses avantages ; et si Marie-Thérèse (ce qui est croyable) avait encore des émissaires bien informés à Francfort, elle devait savoir que l’empereur plaidait chaleureusement pour celui des deux procédés qui le remettrait le plus tôt en possession de son patrimoine envahi et couvrirait, comme disait le comte de Saxe, saite chaire Baviaire. Il offrait même en ce cas de prendre personnellement la direction des deux armées, offre qui ne pouvait tenter personne, Maillebois et Saxe moins que tout autre, mais qui, comme il disposait lui-même d’une petite armée, bavaroise et impériale, pouvait faire balancer quelque temps entre les deux partis. La question ne parut tout à fait résolue que lorsque Khevenhüller fit savoir que le comte de Saxe, se mettant en mouvement avec sa résolution et sa fougue accoutumées, quittait les bords du Danube et remontait vers la Bohême. Il fut clair alors que c’était à Prague que se rendait l’armée de secours ; alors seulement aussi, la diversion anglaise se faisant toujours attendre, la reine dut songer sérieusement à se mettre en défense. Khevenhüller reçut l’ordre de suivre le mouvement du comte de Saxe et le grand-duc de se joindre à lui pour faire tête aux deux corps d’armée française qui allaient se réunir. On ne dut laisser devant Prague que huit ou dix mille hommes de cavalerie hongroise ou croate pour empêcher, ou du moins gêner le ravitaillement de la place.

Ce ne fut pas sans un vif regret cependant et après une longue délibération que la reine se décida à abandonner, ou du moins à ajourner l’espoir d’emporter d’assaut la capitale d’un des royaumes qu’elle avait perdus, et de prendre toute une armée française d’un coup de filet. À cette contrariété se joignait le chagrin, tout aussi sensible pour elle, de retarder le retour et d’exposer à de nouveaux combats la vie du grand-duc, qu’elle s’était déjà flattée de voir revenir en triomphe. « Mon cher vieux (alter), lui écrivait-elle en lui envoyant ses dernières instructions, voilà donc une lettre que, je crains, ne vous plaira point ; mais vous verrez que je vous ouvre mon cœur et nos sentimens… Je sais ce que cela me coûte et ça m’éloigne furieusement de vous, mais j’aime mieux me mortifier que de vous voir tristement… Avec cela je vous embrasse, vous envoie et souhaite la bénédiction divine, et prierai bien pour vous : lui peut tout ; j’ai tout plein de courage, il ne nous abandonnera point, il nous a trop clairement aidés : je suis tout cœur ; je vous prie de ne point vous abattre non plus : jusqu’à cette heure tout est bien allé… À vous une fois et pour toujours. — TERESE. » Et en post-scriptum : « Je n’ose penser à mon Mimi. » (c’était la princesse nouvellement née que la reine, depuis sa dernière couche, avait eu à peine le temps de présenter à son père)[27].

Toutes les forces des deux parties belligérantes se trouvèrent ainsi vers la fin de septembre en présence l’une de l’autre, sur deux lignes très rapprochées et, comme dit une dépêche anglaise, en quelque sorte bec à bec. La jonction de Saxe et de Maillebois s’opéra entre Aniberg et Égra sur les confins du Haut-Palatinat et de la Bohême ; celle de Khevenhüller et du grand-duc autour de Pilzen même en Bohême et de l’autre côté de la frontière. Les deux quartiers généraux n’étaient séparés que par une dizaine de lieues d’un territoire très montagneux, coupé de gorges abruptes et d’étroites vallées, au fond desquelles leurs éclaireurs ou leurs partis avancés pouvaient se rencontrer journellement. Un combat sanglant et douteux ne pouvait manquer de s’engager si Maillebois voulait à tout hasard poursuivre sa marche vers Prague en ligne directe.

Il y eut alors, dans les deux armées, ce qui arrive souvent dans les momens solennels, un temps d’arrêt causé par une intimidation réciproque, qui ne dura pas moins de plusieurs semaines. Des deux parts, des conseils de prudence, de faiblesse même, se faisaient entendre. Dans le camp autrichien, le grand-duc, peu entreprenant de sa nature, fatigué d’ailleurs et malade d’un dérangement d’estomac, et le maréchal Königseck, dont l’âge accroissait l’irrésolution naturelle, commencèrent, sinon à dire eux-mêmes, au moins à se laisser dire tout haut par leur entourage ce qui était au fond de leur pensée depuis le commencement du siège : à savoir qu’il n’était guère raisonnable de remettre en question tous les succès obtenus quand la France elle-même s’offrait à les compléter et à les consacrer, et se montrait prête à évacuer le sol de l’Allemagne sous une condition aussi modérée qu’avantageuse : la restitution réciproque et simultanée de la Bavière et de la Bohême. Le prince Lobkowitz, qui, en sa qualité de grand seigneur de Bohême, voyait avec regret échapper l’occasion d’entrer en triomphe dans sa capitale, exprimait cette pensée sans détour : « Était-on sûr, disait-il, sinon de la fidélité, au moins de la consistance des hordes de cavalerie indisciplinées des insurgens, comme on les appelait ; qu’on avait laissées seules devant Prague ? Si les généraux assié1-gés ; forçant, ce qui ne pouvait être difficile, cette ligne mobile et très peu profonde (la seule qu’ils eussent maintenant devant eux), descendaient en rase campagne, les troupes autrichiennes pourraient se trouver subitement soit prises à revers, soit séparées du Danube et coupées de leur base d’opérations. Un armistice conclu à temps pouvait prévenir ce hasard et épargner une inutile effusion de sang[28]. »

Dans le camp français, un langage analogue était tenu plus ouvertement encore, et par le général lui-même. Maillebois était un officier supérieur estimable, instruit à bonne école, mais, comme tous ceux qu’employait Fleury, manquant à la fois de jeunesse et d’entrain. On lui avait d’ailleurs tant dit, tant répété, avant de le mettre en campagne, qu’on lui confiait la dernière espérance de la France, que la main lui tremblait en vérité avant de jouer cette carte suprême. Les meilleures chances de victoire n’auraient même pas suffi à le rassurer, car on ne lui avait pas dissimulé qu’on l’envoyait en Allemagne, non pour y rester lui-même en vainqueur, mais pour en revenir avec l’armée délivrée le plus tôt possible. À ce point de vue, l’éclat même d’un trop grand succès était à craindre. « Il faut, lui avait dit le maréchal de Noailles dans un mémoire écrit, que les généraux se persuadent qu’il s’agit bien moins, dans cette conjoncture, de remporter des victoires que de parvenir, par de bonnes et sages mesures, à réunir nos troupes pour les ramener au plus tôt dans le royaume. On regardera sans doute comme un paradoxe, et c’est cependant une très grande vérité, que, lorsque toutes nos troupes seront en Allemagne, une bataille gagnée, quelque décisive qu’elle soit par rapport aux affaires de l’empereur, nous mettra dans un extrême embarras, attendu la situation de nos frontières et les efforts que l’ennemi ne manquera pas d’y faire pour y opérer une diversion, et la continuité d’une guerre fort onéreuse qu’on ne terminerait peut-être qu’au désavantage de la France[29]. »

Un général qu’on mettait ainsi en garde contre la tentation de vaincre n’était pas pressé de combattre. Personne d’ailleurs autour de lui n’en était plus impatient. Cet éloignement pour le combat, provenant non de la crainte, mais du découragement, est un fait assez rare, mais qui n’est pourtant pas sans exemple chez le soldat français, comme nous avons pu le constater, même après nos derniers malheurs. La persistance de la mauvaise fortune enlève aux meilleurs de nos compatriotes, non pas le courage, mais l’audace. Quand la confiance dans leur étoile, souvent exagérée, qui leur est habituelle, a été plusieurs fois trompée par l’événement, l’impression contraire s’empare de leurs imaginations mobiles, et, dans les périls qu’ils ne craignent jamais de braver, ils n’aperçoivent plus que les mauvaises chances. Toute tentative un peu hardie leur paraît d’avance désespérée. C’était l’état d’esprit des plus brillans chevaliers français qui composaient l’état-major de Maillebois, aussi bien que ceux de Broglie et de Belle-Isle. Le comte de Saxe, seul peut-être, paraissait échapper à cette contagion d’abattement et de défaillance. Il était, comme toujours, plein de feu et prêt, disait-il, à faire rafle de tous les pandours ; mais il convenait que ses soldats étaient loin d’être en pareille humeur et croyaient voir, derrière chacun des sapins des montagnes, un pandour embusqué pour tirer sur eux. « D’ailleurs, ajoutait-il, non peut-être sans quelque secrète impatience, la subordination allemande m’apprend à ne faire que ce que l’on me prescrit. » Et comme ce qu’on lui prescrivit fut de ne rien tenter qui pût empêcher un accommodement et rendre une bataille nécessaire, il s’amusait, avec sa brusquerie accoutumée, à exagérer ses instructions. Ayant à recevoir, quelques jours après son arrivée, un parlementaire de Königseck qui venait traiter d’un échange de prisonniers : « Pourquoi sommes-nous ici, lui-dit-il, vous et moi ? Pas plus Autrichiens que Français n’ont rien à y faire. Si vous vouliez seulement fermer un œil, le maréchal de Broglie sortirait d’Allemagne sans être vu, et tout serait fini[30]. »

Averti par cette boutade et par des lettres interceptées qui leur tombaient entre les mains que leurs dispositions conciliantes étaient partagées par leurs adversaires, les généraux autrichiens insistèrent plus que jamais auprès du grand-duc pour qu’on essayât au moins une tentative d’accommodement. Le prince, au fond plus de cet avis qu’il ne voulait le paraître, mais craignant de s’attirer quelque orage dans son intérieur conjugal s’il paraissait aller lui-même au-devant de la faiblesse, réunit un conseil de guerre, et là, dit la dépêche anglaise à laquelle nous empruntons ce récit, il n’y eut qu’une voix pour déclarer que la paix, dans l’intérêt de l’Allemagne et de l’armée, devait être conclue moyennant l’échange des deux royaumes envahis. Procès-verbal de la délibération fut adressé à Vienne par le grand-duc, qui accompagna l’envoi d’une lettre à la fois d’explications et d’excuses, assurant la reine sa femme qu’il ne s’était déterminé à cette démarche que lorsqu’il était, jour et nuit, harcelé et tourmenté (teazed and tormented) par tous les officiers de l’armée, ensemble ou séparément.

La précaution était prudente. Non qu’à Vienne, dans le public, et même chez les fonctionnaires d’une certaine importance, le sentiment pacifique qui régnait dans l’armée ne fût partagé. On murmurait, au contraire, assez hautement que, les conditions offertes par la France étant raisonnables, la paix n’était plus retardée et les malheurs publics prolongés que, par l’obstination du grand-duc et de la reine à vouloir se parer de la couronne impériale[31]. Mais il n’en allait pas de même à la cour et partout où se faisait sentir l’action ardente et impérieuse de la volonté de Marie-Thérèse. Là tout respirait la guerre, et l’adresse des généraux de l’armée fut reçue avec un véritable accès d’indignation. Le ministre anglais, qui en fait le récit dans sa dépêche, est d’autant plus croyable qu’il recevait lui-même quelques éclats de cette colère, car la reine ne se gênait pas pour dire que les nouveaux embarras étaient dus aux lenteurs du gouvernement britannique, qui ne se pressait pas de lui tenir parole, et qu’elle n’aurait jamais laissé les Français passer si avant si elle n’avait cru qu’une armée anglaise allait se lever derrière eux. Le mal étant fait cependant, elle entendait bien y tenir tête ; l’armée allait apprendre enfin que ce n’était à elle ni à délibérer ni à négocier, mais bien à combattre et même à souffrir, s’il le fallait. Désormais toute négociation, tout pourparler engagé sous les armes était désavoué d’avance, quel que fût, ajoutait-elle, cette fois par une menace significative, « celui sur qui le blâme en retomberait. » Et ses ministres, enflammés par l’ardeur de la souveraine, déclaraient, eux aussi, que cette fois la reine leur maîtresse était décidée à être maîtresse tout de bon[32]. En même temps qu’elle envoyait à l’armée des commandemens sans réplique, elle faisait répandre dans toute l’Allemagne, sous la forme ordinaire, des rescrits de sa chancellerie, de véritables proclamations qui, si elles étaient mises aujourd’hui dans sa bouche par un romancier de nos jours, paraîtraient un anachronisme, tant elles ressemblent aux expressions les plus récentes du patriotisme germanique. Depuis que Frédéric s’était retiré sous sa tente, on ne voyait plus en présence que des Allemands et des Français ; la reine profitait habilement de ce tête-à-tête pour soulever les ressentimens populaires. « Combien de temps, disait-elle, laisserait-on l’étranger fouler le sol de la chère patrie allemande ? Est-ce bien un empereur d’Allemagne, celui qui ne faisait que souscrire aux prescriptions honteuses d’un général français ? N’était-ce pas à présent l’occasion d’affranchir la patrie d’une oppression séculaire ? Ceux qui s’y refuseraient avaient-ils du noble sang germain dans les veines ? » Vainement, pour user de représailles, l’empereur lui reprochait-il à son tour, dans des documens publics, d’avoir livré l’empire au pillage en y introduisant des hordes semi-barbares sorties des steppes de la Tartarie. La réponse paraissait insuffisante. La diète réunie à Francfort auprès de Charles VII lui-même, mais intimidée par ces appels contradictoires, se renfermait dans un prudent silence, et l’accent comme l’écho manquait à la voix du souverain en détresse[33].

Pendant que les ordres de Vienne prévenaient ainsi chez les généraux autrichiens toute ombre d’hésitation, Maillebois était loin de recevoir de sa cour de pareils stimulans. Tout ce qui venait de Versailles ne parlait, au contraire, que de désirs et d’offres de paix. « Dites un mot, ne cessait de répéter presque officiellement le ministre Amelot au marquis de Stainville, que vos troupes fassent mine de s’éloigner de Munich, et l’ordre de rétrograder sera expédié aux nôtres. »

La perplexité du malheureux maréchal croissait d’heure eu heure, car il ne pouvait faire un mouvement sans trouver toutes les forces ennemies prêtes à se masser devant lui pour lui barrer le passage. Le comte de Saxe, confident de ses incertitudes, prenant pitié de sa peine, lui indiqua enfin un expédient que sa connaissance du pays lui faisait croire praticable. Au lieu de tendre directement vers Prague en forçant l’obstacle qu’on rencontrait devant soi, on pouvait incliner vers le nord et atteindre ainsi la frontière de Saxe, le long de laquelle se trouvaient encore plusieurs places où, depuis la conquête de la Bohême, les Français n’avaient pas cessé de tenir garnison. Celle de Leimeritz, en particulier, était une citadelle très bien retranchée, située à une dizaine de lieues seulement au nord de Prague. C’était l’une des étapes de la route de Dresde, et, dès le lendemain de la levée du siège, le maréchal de Broglie s’était hâté de rétablir avec ce point important des communications régulières. Que Broglie s’y transportât en personne, ou seulement qu’il y envoyât un détachement considérable pendant que Maillebois s’en approcherait de son côté en longeant la petite rivière d’Eger, ce double mouvement, opéré sur des lignes convergentes, amènerait les armées françaises très près l’une de l’autre, dans un angle de terrain étroit, où l’ennemi, craignant d’être pris entre deux feux, ne se hasarderait peut-être pas à pénétrer. La jonction pouvait ainsi s’opérer presque sans coup férir. Tel fut le projet que Maillebois soumit à ses collègues dans un billet chiffré qu’un émissaire fut assez heureux pour faire arriver jusqu’à Prague à travers les défilés de la montagne[34].

Le message trouva Broglie et Belle-Isle comptant les jours et les heures, l’oreille au guet, dans une attente impatiente qui ne faisait pourtant pas trêve à leurs dissentimens habituels. Chose remarquable, ni l’un ni l’autre ne paraissaient songer à la seule opération qui eût été décisive, c’est-à-dire à une sortie en masse, tombant sur les derrières des troupes autrichiennes pendant qu’elles faisaient face à l’armée de Maillebois. Apparemment, ils auraient craint que la ville, laissée sans défenseurs, fût victime d’une surprise et qu’on leur reprochât, par la suite, d’avoir laissé échapper de leurs mains le gage le plus important de la paix future. Mais Belle-Isle, qui ne pouvait jamais tenir en place, surtout dans les momens critiques, aurait voulu que, réunissant tout ce qui restait encore de cavalerie en état de tenir la campagne, en empruntant même aux officiers leurs chevaux, pour remplir les vides des escadrons dégarnis, on poussât à droite ou à gauche, au nord ou au sud, quelque pointe hardie qui aurait inquiété l’ennemi et menacé même ses communications avec Vienne. Broglie traitait le projet de périlleuse chimère, trouvant peut-être avec raison que tout son monde, bêtes et gens, après six mois de privations, était trop épuisé pour qu’il fût prudent d’aller provoquer en campagne les Croates et les Hongrois, dont la cavalerie, en très bon état, passait pour une des meilleures d’Europe.

L’expédient proposé par Maillebois eut la bonne fortune de les mettre pour un instant d’accord. Broglie se hâta de promettre à son collègue par le retour du messager, non de se rendre lui-même à Leimeritz, mais d’y envoyer assez de monde pour qu’on pût lui tendre utilement la main dès qu’il approcherait de la ville. Il devait aussi y préparer des provisions de toute nature, indispensables pour refaire son armée après une marche longue et qui ne pouvait manquer d’être très fatigante. « Arrivez seulement à portée de Leimeritz, lui écrivait-il, et vous pouvez regarder que la jonction est faite, et nous serons en mesure, si vous le désirez, de prêter le collet à M. le grand-duc[35]. »

Maillebois, ainsi encouragé, commença par concentrer toutes ses troupes aux environs d’Égra, puis se mit en marché dans le sens indiqué. Il plaça en tête le corps d’armée du comte de Saxe, lui confiant par là, en réalité, la conduite d’une expédition où il ne s’embarquait,. disait-il, que sur sa périlleuse parole. Mais Maurice avait compté sans la mauvaise saison et, oubliant qu’il n’était plus Allemand, n’avait pas prévu non plus la mauvaise volonté des populations. Aussi, à l’épreuve, la marche se trouva bien plus pénible et surtout bien plus longue qu’on ne s’y attendait. On avait à traverser des bois fourrés et des défilés étroits très peu propices en tout temps au transport d’une grande masse d’hommes, mais où des pluies d’automne précoces avaient déjà transformé les moindres sentiers en véritables fondrières. Pour venir en aide aux équipages embourbés, il fallait réclamer à tout instant le concours des habitans, qui, très hostiles à l’armée étrangère et en rapport constant, au contraire, avec celle qui parlait leur langue, ne prêtaient leurs services qu’en rechignant et faussaient compagnie dans le moment où on aurait eu le plus besoin d’eux. « J’ai dû, écrivait Maillebois, prendre deux mille voitures appartenant à des paysans de mauvaise volonté ; mais ils emmènent leurs chevaux et abandonnent leurs chariots ; il faudrait mettre après chacun d’eux une sentinelle pour les garder : c’est au point que, pour ne pas perdre tous les transports de vivres et d’artillerie, il faut faire faire les équipages par des soldats pris dans les régimens. » En quittant les Français, les paysans déserteurs allaient tout droit au campement des Autrichiens les avertir et des mouvemens auxquels ils avaient refusé de s’associer et des embarras qu’ils venaient d’accroître. Aussi de poste en poste on rencontrait des partis détachés placés en embuscade qui attendaient le passage des troupes françaises pour leur enlever leurs éclaireurs, leurs traînards ou leurs malades, et les tenir jour et nuit sur le qui-vive. C’est ainsi qu’arrivé aux défilés de Casden, l’endroit, disent les relations, le plus affreux du passage, le comte de Saxe lui-même se trouva surpris et coupé, et, s’il ne s’était dégagé avec son sang-froid et sa vivacité ordinaires, il tombait de sa personne aux mains de l’ennemi avec l’escorte qui l’accompagnait.

Force fut alors de s’arrêter et de réfléchir. On avait compté sur quinze jours de route et on s’était muni de vivres en conséquence. Au bout de la première semaine, le tiers du chemin était à peine fait, et, une grande partie des provisions se trouvant gâtées et pourries par l’humidité, on était presque au bout des subsistances. Les hommes et les chevaux étaient déjà mis à la demi-ration et les officiers réduits à manger du pain de munition. Si les difficultés de ce qui restait à faire croissaient en proportion de celles du commencement, le calcul était facile, on serait pris par la famine avant d’être en mesure de recevoir de Leimeritz le secours attendu. Maillebois, retombant dans ses incertitudes, convoqua les officiers supérieurs en conseil de guerre, et là, après une longue et douloureuse discussion, il fut reconnu que tout mouvement en avant devait amener la ruine complète de l’armée et que le seul parti à prendre était de rétrograder vers Égra, soit pour en repartir avec des précautions mieux prises, soit pour se porter de là vers le Danube, avec l’espérance d’y ramener aussi l’armée du grand-duc. Le comte de Saxe fut presque seul à combattre une résolution dont toute son audace avait peine à contester la nécessité.

En conséquence, le 22 octobre, après une marche en retour presque aussi pénible que l’allée, Maillebois rentrait à Égra quinze jours après en être parti, la tête basse, et faisant défiler devant les populations étonnées ses bataillons décimés, sa cavalerie amaigrie et épuisée, ses caissons vides et presque brisés : une armée en fuite après une bataille perdue n’aurait pas offert le spectacle d’un plus grand désastre[36]. « Si je ne considérais que moi, écrivait-il au cardinal dans une lettre désespérée, j’aurais la mort dans le cœur de n’avoir pu arriver jusqu’à Prague, puisque c’était le but de ma mission, mais je cherche à me consoler comme citoyen, en pensant que je n’ai point exposé mal à propos la seule armée qui reste au roi, laquelle est encore en état d’agir utilement pour son service. »

Une consolation plus réelle, quoique celle-là même insuffisante, lui était pourtant réservée, car il trouvait à Egra la nouvelle que le maréchal Seckendorf, à la tête de la petite armée impériale, avait profité de l’éloignement de Khevenhüller pour reprendre possession de la Bavière et rentrer dans Munich. Mais ce succès même rendait plus impossible de songer à un nouvel effort pour délivrer Prague, car Seckendorf ne pouvait se défendre longtemps seul, pour peu qu’on laissât aux Autrichiens le temps de revenir. Il fallait donc évidemment reporter toutes les troupes françaises sur le Danube, si l’on voulait conserver au moins cet avantage partiel.

Les mauvaises nouvelles se répandent vite : celle-ci pénétra rapidement à Prague, publiée par la joie des cavaliers autrichiens qui tenaient la plaine, avant même d’être apportée par les messagers désolés de Maillebois. Dans quelle consternation elle jeta les malheureux condamnés à une captivité nouvelle, c’est ce qu’il serait plus aisé d’imaginer que de peindre. Le désappointement fut d’autant plus vif que l’approche du dénoûment avait exalté leurs espérances. Toutes les précautions paraissaient heureusement prises par le maréchal de Broglie pour faciliter à Maillebois l’accès de Leimeritz. Un officier supérieur s’y était transporté avec un gros détachement et y demeurait en permanence, tous les vivres étaient prêts, tous les logemens faits pour les arrivans. De Leimeritz à Prague, ce n’était plus qu’une suite de postes français échelonnés de place en place, rendant tout retour offensif des Autrichiens impossible. C’est par cette route sur laquelle tous les regards étaient fixés qu’on s’attendait, à tout instant, à courir au-devant d’amis et de compatriotes. La confiance était telle que Belle-Isle avait déjà écrit à Paris pour demander un congé que le délabrement de sa santé rendait nécessaire, et toutes ses lettres à sa femme respiraient la joie de la revoir et d’embrasser son jeune fils. Tomber de si riantes espérances dans l’abîme de nouvelles angoisses, pour des cœurs déjà si éprouvés, quelle déception ! et quelle amertume plus grande encore de ne pas savoir ce que leurs maîtres découragés allaient décider de leur sort ! Séparés désormais de leur patrie par une barrière reconnue infranchissable, ne leur laisserait-on d’autre choix que les horreurs de la famine, ou l’humiliation de demander merci à un vainqueur impitoyable ?


Duc DE BROGLIE.

  1. D’Arneth, t. II, p. 47 et 107.
  2. Belle-Isle à Amelot. Prague, 4 juillet 1742. (Correspondance. d’Allemagne. Ministère des affaires étrangères.) — Chambrier à Frédéric, 27 juillet 1742. (Correspondance interceptée. Ministère des affaires étrangères.) C’est Chambrier qui mentionne l’extrême froideur de Königseck pour Belle-Isle et son refus de lui tendre la main.
  3. Chambrier à Frédéric, l. c. — Robinson, ministre à Vienne, à lord Carteret, ministre des affaires étrangères d’Angleterre, 7 juillet 1747. (Correspondance de Vienne. Record Office de Londres.)
  4. Ces recueils de chansons, qu’on réimprime aujourd’hui, sont des documens dont on doit se servir avec une grande réserve, car ils sont aussi dépourvus (ce qui n’est pas peu dire) de valeur historique que de décence et de mérite poétique. En les prenant trop au sérieux, on s’expose à se faire l’écho de tous les scandaleux commérages auxquels on ne pouvait ajouter foi que dans un temps où aucune publicité n’existait pour les contrôler. La plupart des erreurs dont fourmillent les derniers volumes de Michelet sont dues à la confiance exagérée qu’il a prêtée à des témoignages de cette nature. Je cite ici, seulement pour mémoire, quelques-uns des meilleurs, ou plutôt des moins mauvais couplets faits alors à l’adresse de Belle-Isle.
    Fouquet, mon ami,
    Qui t’a fait si sage,
    D’avoir entrepris
    Un si grand voyage ?
    Tu finiras, ce dit-on,
    Comme a fini Phaéton.
    Le roi décore ce grand nom
    Du noble comte de Vernon
    Du premier rang de son état.
    Alléluia !
    Ce nouveau confrère de plus,
    Vous fait honneur, messieurs les ducs ;
    Il vous fallait ce Fouquet-là.
    Alléluia !
    Notre honnête homme de cardinal,
    Fleury, ministre sans égal,
    N’a qu’à partir après cela.
    Alléluia !
    On dit que notre ambassadeur
    Nous a fait un empereur.
    On dit que Son Excellence
    A laissé Sa Majesté
    Sans état et sans finances.
    C’est la pure vérité.
  5. Fleury à Königseck, 11 juillet 1742. Cette pièce ayant été imprimée dans la Gazette de Hollande, comme on va le voir, est insérée à peu près dans tous les recueils historiques du temps, on peut en trouver en particulier le texte complet dans un appendice aux Mémoires de Luynes, t. IV, p. 321. C’est d’ailleurs évidemment cette lettre, postérieure de trois semaines a la défection prussienne, que les écrivains, notamment Michelet, ont confondue avec la prétendue épître adressée par Fleury a Vienne et que Frédéric aurait montrée à Belle-Isle dans une entrevue qui n’eut jamais lieu.
  6. Fleury à Belle-Isle, 3 juillet 1742. (Correspondances diverses. Ministère de la guerres) — Cette lettre est la meilleure preuve que Fleury n’avait sur la conscience aucune des intrigues dont l’histoire l’a accusé. Il n’eût point osé tenir un tel langage s’il eût craint d’être démenti par une preuve que Belle-Isle, piqué au vif, n’eût pas manqué de moyens de se procurer. Belle-Isle, d’ailleurs, qui insère dans ses Mémoires presque toutes les lettres importantes qu’il a reçues, n’a eu garde d’y faire figurer celle-là, que j’ai retrouvée dans les correspondances laissées par lui au département de la guerre.
  7. Fleury et Amelot à Belle-Isle. — Belle-Isle à Amelot, 25 juin et 17 juillet 1742. (Correspondance d’Allemagne. Ministère des affaires étrangères.) La note, évidemment écrite de la main de Belle-Isle sur l’expédition des lettres patentes, se trouve dans les correspondances diverses du ministère de la guerre de septembre 1742.
  8. Belle-Isle à Amelot, 21, 26 juillet 1742. — Amelot à Belle-Isle, 14 juillet 1742. (Correspondance d’Allemagne.) —Vincent à Amelot, 6 juillet 1742. Correspondance de Vienne. Ministère des affaires étrangères.) — D’Arneth, t. III, p. 113, 114, 489. La lettre d’Amelot, indiquant qu’il ne ferait pas une condition absolue de l’évacuation de la Bavière, et la réponse de Belle-Isle à Amelot, furent interceptées par des agens autrichiens et communiquées indirectement à Charles VII pour le décider à se séparer de la France. — Blondel à Amelot, de Francfort, 16 avril 1745. (Correspondance d’Allemagne. Ministère des affaires étrangères.)
  9. Droysen, t. II, p. 16, 18. — D’Arneth, t. II, p. 114 et 115. — Blondel à Amelot, 24 juillet, 16 août 1742, de Francfort. (Correspondance d’Allemagne. Ministère des affaires étrangères.) — Pol. Cor., t. II, p. 240, 248, 249. — Coxe, House of Austria, t. II, chap. CIII.
  10. Blondel à Amelot, 3 et 23 juillet 1742. (Correspondance d’Allemagne.) — Valori à Amelot, 17 juillet 1742. (Correspondance de Prusse.) — Frédéric à Chambrier, 24 juillet 1742. (Ministère des affaires étrangères.) — Amelot à Belle-Isle, 15 juillet 1742.
  11. Coxe, loc. cit. — Robinson dit en propres termes : La persuasion de cette cour est que l’Angleterre veut donner la supériorité à la Prusse en Allemagne et à la Sardaigne en Italie, 3, 4 juillet 1742. (Correspondance de Vienne. Record Office.)
  12. Correspondance de Vienne, 10 août 1742. (Ministère des affaires étrangères.)
  13. Mémoires du duc de Luynes, t. II, p. 209.
  14. Chambrier à Frédéric, 20 et 24 août 1742. (Ministère des affaires, étrangères.) — Barbier, Chronique de la Régence et de Louis XV, août 1742.
  15. Fleury à Königseck, 13 août 1742. (Correspondance de Vienne. Ministère des affaires étrangères.) Cette lettre est également imprimée dans les Mémoires du duc de Luynes, t. IV, p. 330.
  16. D’Arneth, t. II, p. 490.
  17. Voir sur les difficultés rencontrées par Maurice de Saxe pour conduire en Bohême l’armée du Haut-Danube, les correspondances du chevalier d’Espagnac avec le marquis de Breteuil (Campagnes du maréchal de Broglie, t. IV, publiées à Amsterdam), et celles du chevalier de Puysieux, en appendice aux Mémoires du duc de Luynes, t. IV, p. 304 et suiv.) — Voir aussi les Correspondances officielles du ministère de la guerre, passim.
  18. Mémoires du maréchal de Noailles et du maréchal de Puységur, 26 juillet 1742. (Correspondances diverses. Ministère de la guerre.) — La date de ces deux mémoires prouve que le projet d’envoyer l’armée de Maillebois en Allemagne avait devancé la réponse définitive de l’Autriche aux propositions de paix. Mais, dès la fin de juillet, le retard même apporté à cette réponse faisait pressentir qu’elle serait négative, et l’idée de l’envoi d’une armée de secours devait déjà être mise en délibération.
  19. Chambrier à Frédéric, 10, 11 août 1742. (Correspondance interceptée. Ministère des affaires étrangères.
  20. Journal de d’Argenson, t. IV, p. 21. — Barbier, Chronique de la Régence et de Louis XV, août 1742.
  21. D’Argenson, Journal, t. IV, p. 22 et suiv. — Barbier, août 1742. — Duc de Luynes, Mémoires, t. IV, p. 214.
  22. Blondel à Amelot, 2 août 1742. (Correspondance d’Allemagne. Ministère des affaires étrangères.) — Valori à Amelot, 11, 14 août 1742. (Correspondance de Prusse. Ministère des affaires étrangères.)
  23. Voir les détails de la grande sortie exécutée par le maréchal de Broglie, le 22 août. (Campagnes des maréchaux de Broglie et de Belle-Isle en Bohême et en Bavière, t. V, p. 172.) — Barbier mentionne ce brillant fait de guerre, qu’il appelle une victoire complète et infiniment glorieuse à M. de Broglie, t. IV, septembre 1742. — Belle-Isle à Amelot, 29 juillet 1742. (Correspondances diverses. Ministère de la guerre.)
  24. Les accusations réciproques des deux maréchaux de Broglie et de Belle-Isle remplissant toutes leurs correspondances, je ne puis faire à ce sujet aucune citation particulière. On peut ouvrir, à peu près au hasard, tous les volumes de dépêches officielles ou privées, datées de Prague en août et septembre 1742, pour s’assurer de l’exactitude du tableau que je viens de tracer. Voir cependant, en particulier, Campagnes des maréchaux de Broglie et de Belle-Isle, t. VI, p. 50 et suiv., une lettre d’un des deux maréchaux annotée par l’autre qui résume à peu près tous leurs griefs.
  25. L’entrevue de Belle-Isle et de Königseck est rapportée tout au long par le maréchal de Belle-Isle lui-même, dans une dépêche adressée par lui à Amelot le 31 août 1742 et qui fait partie de la correspondance d’Allemagne.
  26. Récit du siège de Prague. (Correspondances diverses de 1742. Ministère de la guerre.)
  27. Mémorandum de la reine de Hongrie adressé au gouvernement anglais, 21 novembre 1742. (Correspondance de Vienne. Record Office.) — Le comte de Saxe au maréchal de Breteuil, 20, 25 août 1742. — L’empereur au maréchal de Maillebois, 13 septembre 1742. (Correspondances diverses. Ministère de la guerre.) — D’Arneth, t. II, p. 490, 491.
  28. Robinson à Carteret, 3 octobre 1742. (Correspondance de Vienne. Record Office.)
  29. Mémoires du maréchal de Noailles. (Correspondances diverses, Ministère de la guerre.)
  30. Le comte de Saxe à Breteuil, 18, 23 août 1742. (Correspondances diverses. Ministère de la guerre.) — Robinson à Carteret, 3 octobre 1742. (Correspondance de Vienne. Record Office.)
  31. Vincent à Amelot, 29 août, 15 septembre 1742. (Correspondance de Vienne. Ministère des affaires étrangères.)
  32. Robinson à Carteret, 7 septembre et 1er octobre 1742. — « It is for the army to fight, if necessary to persevere and suffer… The Hungarian Majesty frankly desclaims, disavows all those pernicious steps, let the blame fall where and upon it will… and the mistress are pleased to think themselves able to advise and counsel their mistress to be mistress. » Le mécontentement de la reine, comme on peut le voir par ces dépêches, avait devancé la démarche des généraux ; elle avait sévèrement blâmé l’entrevue demandée par Königseck à Belle-Isle avant la levée du siège de Prague. — D’Arneth, t. II, p. 120, 127.
  33. Les divers rescrits de Marie-Thérèse et de Charles VII, qui furent tous publiés, se trouvent inscrits à leur date dans la Correspondance de Vienne au ministère des affaires étrangères.
  34. Maillebois à Broglie, 29 septembre, 2 octobre 1742. (Ministère de la guerre.)
  35. Broglie à Maillebois, 13 octobre 1742. — Note de Belle-Isle sur la lettre de Maillebois, 14 octobre 1742. (Ministère de la guerre. Correspondances officielles et diverses.)
  36. Mémoires de Maillebois. — Maillebois au cardinal de Fleury, 16 octobre 1742, à Broglie et à Belle-Isle, 15, 17 octobre 1742. (Ministère de la guerre. Correspondance officielle et diverses.) — L’opposition du comte de Saxe au mouvement rétrograde de l’armée est consignée dans une lettre du comte à Maillebois lui-même du 20 octobre, commençant par ces mots : « Quoique mon avis n’ait pas prévalu… »