La Première lutte de Frédéric II et de Marie-Thérèse/09

La Première lutte de Frédéric II et de Marie-Thérèse
Revue des Deux Mondes3e période, tome 61 (p. 241-267).
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I

LA RETRAITE DE PRAGUE



III.

Au bout de quelques jours d’une cruelle attente, les malheureux assiégés apprirent par les instructions venues de Versailles que le roi et la France ne voulaient désespérer encore ni de leur fortune ni de leur courage. Soit, en effet, que l’héritier de Louis XIV eût conservé au fond de son cœur quelque chose de la fermeté magnanime qu’avait souvent déployée son aïeul, soit qu’il y ait dans une vieille monarchie depuis longtemps glorieuse une tradition de grandeur qui prévient même la pensée de certaines faiblesses, la décision du cabinet fut empreinte de plus de résolution qu’on n’en aurait pu attendre des mains débiles qui y présidaient. Le fait est d’autant plus remarquable qu’à l’annonce de cette nouvelle déconvenue, l’effarement à Versailles comme à Paris fut universel. Ce fut le pauvre Maillebois, surtout, contre lequel s’éleva un cri général, et comme il arrive ordinairement, ceux qui avaient le plus contribué à lui troubler le cerveau par leurs conseils de prudence étaient les premiers à lui reprocher sa timidité. Jusqu’aux paries du cabinet royal on redonnait contre lui des couplets sanglans (car chansons et chansonniers allaient toujours leur train, malgré les malheurs publics).

François dit : « Les Français viennent.
Ma mie, sauvons-nous.
— Oh ! que nenni ! dit la reine ;
C’est Maillebois qui les mène ;
Je m’en f…. »


On allait même, par une injustice criante, jusqu’à prétendre que, de connivence peut-être avec Belle-Isle, il avait renoncé volontairement à un succès qui l’aurait placé sous le commandement d’un collègue[1].

On ne pouvait lui laisser la direction d’une affaire si tristement engagée. Ordre fut donc envoyé au maréchal de Broglie de quitter Prague de sa personne pour aller prendre le commandement de l’armée qui faisait retraite vers le Danube. Ce serait à lui ensuite à juger sur place si quelque chose pouvait être tenté encore pour le salut des assiégés, soit en faisant un nouvel effort pour les rejoindre, soit en attirant à soi l’armée autrichienne et en prévenant la reprise des opérations du siège par une diversion dirigée sur Vienne. Si, à l’épreuve, tout secours, sous une forme directe ou indirecte, était reconnu impraticable, Belle-Isle, alors resté seul à Prague, recevait pour ce cas extrême l’instruction tout à fait secrète, mais impérative, de se dégager à tout prix et à tout risque, soit par une évasion qu’il déroberait à l’ennemi, soit en forçant le passage, au prix d’un grand sacrifice. One seule chose paraissait impossible à admettre, c’était une capitulation aux conditions qu’imposait Marie-Thérèse.

La mission donnée au maréchal de Broglie, toute de confiance, et qui le faisait considérer, lui écrivait son frère, comme le sauveur de la France, était si flatteuse pour son orgueil qu’il n’était pas utile de l’accompagner d’aucun encouragement. Mais plus de ménagement pouvait paraître nécessaire pour imposer à Belle-Isle, ulcéré comme il avait le droit de l’être, travaillé par un mal cruel et épuisé de fatigue et d’émotion, une tâche ingrate dont la gloire ne pouvait égaler le péril et le labeur. L’ordre de risquer sa vie et sa renommée dans cette œuvre, peut-être impossible, lui fut pourtant envoyé sur un ton de simplicité confiante, le plus beau des témoignages d’estime pour une âme digne de le comprendre.

« Les nouvelles arrivées à ce moment même de Prague, et de l’armée de M. de Maillebois (lui écrivait le ministre de la guerre, le marquis de Breteuil), ont déterminé le roi à y faire partir sans délai le maréchal de Broglie, et je lui en envoie l’ordre par ce courrier, soit qu’il y conduise un détachement, soit qu’il s’y rende de sa personne. Vous croyez bien que, dans ces circonstances, Sa Majesté, qui connaît votre zèle pour son service, n’imagine pas que vous songiez à quitter le commandement de son armée. Aussi, loin de vous donner le congé auquel elle était décidée il y a quelques jours, elle me marque de vous mander formellement que son intention est que vous preniez le commandement de cette armée et que vous mettiez tout en usage pour en remonter la cavalerie, soit en tirant les chevaux de la Bohême… ou de Dresde, en un mot, comme vous le jugerez plus à propos,.. l’intention du roi étant de tirer de Bohême l’armée de Prague… le plus tôt possible. Sa Majesté sait qu’elle ne peut mettre cet intérêt en meilleure main que la vôtre pour une besogne si importante et si difficile. Elle se remet donc à vous avec une entière confiance… Cependant elle désire que cette démarche soit absolument ignorée, et, qu’au lieu de la laisser entrevoir, vous débitiez l’arrivée de trente mille hommes de recrues, motif dont je me servirai pour faire faire les dispositions de subsistance pendant la route et que nos armées trouveront toutes disposées lorsqu’il sera question de leur retour. Je n’entrerai ici dans aucun détail de ce que vous ferez, sentant qu’il suffit de faire connaître à un homme comme vous les intentions du roi pour être sûr de leur réussite. Le regret que j’ai de ne vous point voir aussitôt que je l’avais espéré est un peu compensé par les nouvelles marques que vous donnerez, en cette occasion, de votre zèle pour le service du roi et de vos talens, et le plaisir que j’en aurai. La seule personne que je ne sais comment j’oserai aborder est Mme de Belle-Isle, mais j’espère qu’elle me pardonnera à la longue, et qu’elle connaît trop mon attachement pour elle et pour vous pour me savoir mauvais gré de rien, surtout des choses qui ne peuvent que contribuer à votre gloire[2]. »

Le ministre des affaires étrangères, Amelot, entrant dans un peu plus de détail sur la situation politique, concluait avec la même confiance dans l’obéissance empressée que l’ordre du roi devait rencontrer : « Il n’y a pas de paix à espérer en ce moment, lui disait-il ; si au moment où M. le maréchal de Maillebois paraissait près de se rendre à Prague, l’orgueil autrichien n’a pu plier, que pourrions-nous espérer aujourd’hui d’une nouvelle démarche qui ne ferait que montrer plus vivement notre inquiétude ? La cour de Vienne est plus animée que jamais contre la France, et les rescrits qui en émanent ne respirent que vengeance… Si nous abandonnions la partie, on verrait bientôt tous les ennemis de la France se réunir pour l’accabler, au lieu que, si on nous voit soutenir avec courage notre situation présente et redoubler de vigueur pour réparer nos fautes et nos malheurs, il y a toute apparence que, pendant cet hiver, nous pourrons prendre des voies de conciliation. Mais, sans attendre ce que nous pouvons nous promettre de la diversion sur le Danube et des progrès que nous pourrions faire en Autriche, votre principal objet doit être de ramener en France, plus tôt que plus tard, l’armée de Prague… Je sais qu’il ne faut pas moins que vous pour une pareille manœuvre, mais je ne la crois pas impossible quand vous la conduisez. Si l’affaire était moins importante, l’état de votre santé aurait déterminé M. le cardinal à vous donner le congé que vous demandez. Mais quand on vous l’aurait accordé, vous n’en auriez pas usé. Personne ne peut vous remplacer dans une besogne aussi difficile et qui demande autant de sagacité et autant de détail, s’agissant du salut de la France et d’épargner une honte et une ignominie éternelle aux armes du roi ; et vous êtes trop bon citoyen pour ne pas donner dans cette occasion une marque aussi essentielle de votre zèle à toute épreuve pour son service. Tous avez la confiance et l’amour des troupes qui sont actuellement sous vos ordres ; il n’y a pas un officier qui ne s’empresse de vous soulager et de vous seconder ; aucun autre ne pourrait se flatter d’un pareil avantage. Ne doutez jamais de mon parfait attachement[3]. »

La réponse de Belle-Isle fut digne de ce qu’on attendait de lui. L’ordre du roi lui fut apporté par le maréchal de Broglie lui-même, qui le trouva au lit, où la fièvre et le rhumatisme le retenaient depuis plusieurs jours. Il y répondit le jour même, bien qu’ayant peine à se tenir sur son séant, et, ni dans cette lettre ni dans deux autres qui la suivirent de près, on ne saisirait soit un reproche, soit une plainte ; nul désir de se soustraire au fardeau ou au péril ; au contraire, une sorte d’impatience frémissante de les affronter. La seule crainte exprimée avec un accent de sincérité et de douleur touchantes, c’est de ne pouvoir suffire à la tâche dans l’état de misère d’une constitution épuisée.

Après avoir discuté assez longuement, dans toutes les hypothèses, les chances de salut que pouvait fournir encore une diversion tentée sur le Danube, il envisage en face l’extrémité où il ne resterait plus d’autre alternative qu’une sortie à tout hasard ou la prolongation d’un siège dont l’issue serait fatale, et, tout aussi résolument que les ministres, il repousse avec dégoût le dernier parti : « Celui-là, dit-il, serait accompagné de tant de calamités et de circonstances dures et fâcheuses, terminées par la perte de l’armée, et une fin aussi honteuse qu’humiliante, que je ne puis l’envisager qu’avec horreur, et, à mon sens, il n’y a pas à balancer à tenter l’autre : et comme la perte et la destruction de l’armée est évidente dans le premier cas, il est infiniment plus honorable pour le chef, et plus glorieux pour la nation et les armes du roi, de combattre et de périr plutôt les armes à la main, d’autant que, de cette manière, on ne périt pas seul, on se fait acheter cher à l’ennemi, dont on se fait également craindre et respecter ; on peut même raisonnablement se flatter que, si on ne sauve pas tout, il y en aura du moins une partie… Ce sont presque toujours les partis audacieux qui réussissent. Mais, plus je suis décidé pour cette démarche,.. plus je sens en même temps toute l’étendue de tout ce qu’il faut que fasse le chef d’une pareille entreprise, pour laquelle la force et la vigueur du corps doivent égaler celle de l’esprit, surtout dans la rigoureuse saison où on va entrer, et autant j’oserais répondre raisonnablement de faire, si j’étais en état d’agir, comme j’ai fait à la guerre toute ma vie, autant je suis presque assuré du contraire, ne pouvant être transporté de mon lit et de ma chambre que dans une voiture… Je crois qu’il s’agirait de ma vie, que je ne pourrais me tenir un quart d’heure à cheval… Je serais criminel au premier chef de penser et de parler autrement, parce qu’il est impossible de faire exécuter de pareilles manœuvres par d’autres que par soi-même. Ce sont ces réflexions qui aggravent encore mon mal, par la vive douleur que je ressens de manquer une occasion telle que j’en ai désiré toute ma vie et que j’achèterais de tout ce que j’ai de plus cher au monde. Mais je tromperais le roi, et je me tromperais moi-même de m’en charger, ayant la certitude de ne la pouvoir remplir[4]. »

Les excuses patriotiques de Belle-Isle ne pouvaient arriver à temps (il s’en doutait peut-être) pour le décharger d’une tâche qu’au fond de l’âme il n’avait aucune envie de décliner ; et Broglie non plus n’avait pas de temps à perdre pour remplir celle qui lui était confiée, car l’armée de Maillebois opérait rapidement son mouvement de retraite vers le midi, et le chemin à suivre pour la rejoindre, déjà très hasardeux et très difficile, pouvait être d’un moment à l’autre complètement intercepté. Il partit donc le 1er novembre avec une forte escorte, laissant Belle-Isle investi de ce commandement unique et suprême, si regretté, si désiré, et qu’une dérision du sort lui rendait dans des circonstances si différentes de ses prévisions et de ses espérances. Il ne restait plus qu’à s’en montrer digne : « C’est pourquoi, écrivait-il au cardinal lui-même, je ferai tout ce qui est humainement possible et au-delà. »

Dès le lendemain, se soulevant de sa couche de douleur, le nouveau général en chef était à l’œuvre. Le plus pressé et le plus difficile, c’était de relever les courages, cette fois tout à fait abattus, et d’arrêter ce relâchement de la discipline qui est la suite ordinaire des revers prolongés. Le mal était grand, car jusque dans l’état-major le plus élevé c’était une débandade et un désarroi général. « Le découragement, écrivait Belle-Isle le 6 novembre, s’est emparé du cœur et de l’esprit de chaque officier ; j’apprends journellement avec la plus vive douleur que, non contens de tenir les propos les plus criminels devant les troupes, ils n’exécutent aucun ordre, ce, à la honte de la nation, ils sont les premiers à prendre et à piller tout ce qu’ils trouvent… Ce mal intime et domestique est de tout point bien plus fâcheux que les autres[5]. »

Pour rétablir l’ordre, il fallait faire renaître la confiance. Mais comment l’inspirer sans la partager et en dissimulant le but unique, et celui-là même presque désespéré, que pouvait se proposer un nouvel effort ? Belle-Isle y réussit dans une harangue adressée aux officiers généraux et aux commandans de corps et où beaucoup d’art pour relever les espérances, en donnant le change sur ses intentions véritables, était caché sous un ton de bonhomie. « Messieurs, leur dit-il, notre honneur et nos vies sont intéressés au rétablissement de l’ordre dans nos troupes ; nous devons redoubler de force et de courage dans cette occasion, où il faut nous suffire à nous-mêmes. Nous ne pouvons pas nous dissimuler qu’entourés d’ennemis ils ne fassent tous leurs efforts pour nous détruire. Aussi ce n’est que par notre union que nous pourrons éviter une malheureuse destinée : j’entends par union non pas celle qui doit être parmi les officiers généraux, mais celle des officiers entre eux avec leurs soldats pour que tous concourent au bien. Nous avons deux objets principaux qui dépendent de ce qui se passera sur le Danube. Si nos armes y ont un heureux succès, nous marcherons alors ou pour nous joindre ou pour faire quelqu’autre opération. Il faut mettre en état six pièces de gros canon et des mortiers pour être prêt à tout événement. Si, au contraire, elles n’agissent pas, ou que leurs entreprises soient suivies de quelque malheureux succès, nous devons tous concourir à pouvoir subsister ici et donner le temps au roi de faire ce qu’il avisera être bon pour nous en retirer. Aussi nous devons tous songer à épargner et à remplir les magasins de cette ville. Je sais tous les chagrins que chaque particulier essuie, mais il est des momens critiques où l’homme de courage s’élève au-dessus de lui-même… Il faut écarter tous les sujets de peine et n’être rempli que de l’objet principal, qui est de nous soutenir ici avec honneur et de ne rien faire que de digne de nous. Si quelqu’un de vous a un bon projet pour l’utilité publique, qu’il me fasse plaisir de me le dire. Pour moi qui ne dors point, je suis occupé toute la nuit à ce qui peut procurer le bien. J’ai vu creuser l’abîme où nous sommes ; je m’y suis opposé autant que je l’ai pu. Représentations, écrits, que n’ai-je point fait pour être écouté ! C’est à moi de chercher les moyens de nous en tirer. Écartons tous ces objets et ne pensons qu’au principal, qui est d’amasser des subsistances et de les épargner[6]. » Les dernières paroles, empreintes d’un sentiment de personnalité et de rancune, déparent seules ce ferme langage. Il eût mieux valu prêcher d’exemple l’oubli des injures et la conciliation.

Les objurgations du maréchal de Belle-Isle furent pourtant écoutées et la liberté que laissait encore pour quelques jours l’éloignement des troupes autrichiennes fut activement employée pour se mettre en état d’attendre et d’agir. Au départ du maréchal de Broglie, il ne restait plus de vivres que pour un mois. Huit jours après, moyennant des réquisitions faites dans la campagne ou des transports mandés de Saxe, les subsistances de tout genre étaient assurées jusqu’au 1er février suivant. La cavalerie, qui ne comptait plus que de 1,200 à 1,300 chevaux, était reportée à 2,000, sans compter les chevaux d’attelage, qui de 250 avaient passé à 800. Toutes les précautions étant ainsi prises dans la mesure possible, il ne resta plus qu’à demeurer l’arme au bras et à voir venir jusqu’à ce qu’on pût connaître l’effet des opérations du maréchal de Broglie sur le Danube.

Cette attente devait être vaine, et Belle-Isle sans doute y était préparé, car il ne se faisait pas faute de déclarer tout haut d’avance qu’il ne comptait ni sur les talens de son collègue, ni sur son zèle à servir la cause commune. Quelque injuste, ou tout au moins excessive, que fût cette méfiance, il est certain qu’elle fut confirmée par l’impossibilité très réelle où Broglie se trouva même de tenter aucune manœuvre de nature à porter un secours efficace aux compagnons d’armes qu’il avait laissés dans Prague. D’abord ce ne fut pas sans beaucoup de peine et de longs détours qu’il put arriver à prendre possession de son nouveau commandement. Pour ne pas courir risque d’être enlevé ou de tomber dans une embuscade, il dut traverser la Saxe en passant par Dresde et Leipzig, et là, malgré le bon accueil que lui fît le roi de Pologne, il put se convaincre que, même chez ses alliés de la veille, peuples et courtisans voyaient de mauvais œil, et sans aucune sympathie pour ses peines, le général en chef de l’armée française. Puis le voyage à travers les neiges, dans des chemins où les voitures se cassaient à tout instant et où personne ne mettait de bonne volonté à les réparer, fut affreux et interminable. On était déjà à la seconde quinzaine de novembre et Maillebois prenait ses quartiers en Bavière quand son successeur put enfin l’atteindre pour le remplacer. L’état matériel et moral que Broglie eut alors sous les yeux ne différait pas du désolant tableau que Belle-Isle décrivait tout à l’heure, à cette distinction près que si, à Prague, l’armée captive périssait d’ennui d’être enfermée depuis plus d’une année dans des murailles, en Bavière, l’armée errante était épuisée et exaspérée par les longues et stériles promenades qu’elle venait de faire à travers l’Allemagne. Les désertions se multipliaient, les officiers même quittaient leur poste sans autorisation et pour le moindre prétexte. « L’amour de la patrie, écrivait un des généraux, qui, jusqu’à ce moment, a toujours été regardé comme une vertu, est dans cette armée un vice qu’il est impossible d’approuver. Partie des officiers abandonnent leur emploi et retournent en France ; l’autre partie s’use à déplorer son sort ; et la troisième à approuver ou à condamner ce qu’elle ne peut savoir[7]. » Tout à l’entour, d’ailleurs, la contrée était ravagée, les Autrichiens, avant de l’évacuer, après un an d’occupation, l’ayant absolument mise à sec.

Avant de rien essayer, il fallait porter remède à cet état de désordre et de dénûment ; Broglie y travaillait avec activité, puissamment aidé par le comte de Saxe, qu’il appelait son bras droit et qui lui portait, en effet, un tendre dévouaient. Leurs efforts réunis n’y avaient encore qu’imparfaitement réussi quand il leur fallut, toute affaire cessante, courir au-devant des Autrichiens, qui reparaissaient en force sur les confins de la Bavière.

C’était l’effet de l’ordre toujours décisif de Marie-Thérèse. « Suivez le maréchal de Maillebois partout où il ira, » avait-elle écrit sur-le-champ à son mari, en apprenant le mouvement rétrograde de l’armée française ; et se retournant vers Robinson : « Avais-je tort de ne pas céder ? » lui dit-elle, et elle ajouta avec un sourire d’orgueil : « Il n’y a que moi, après tout, qui sache ici la vraie manière de parler et d’agir. — Je le crois bien, lui répondit le ministre anglais ; aussi, pour ma part, je m’attacherai toujours au tronc de l’arbre plutôt qu’aux branches. » Mais comme elle témoignait en même temps au grand-duc une vive impatience de le revoir, il fut convenu qu’il laisserait son commandement au prince Charles, en partageant d’avance ses troupes en deux corps : l’un des deux, confié au prince Lobkowitz, se présenterait devant Prague pour empêcher Belle-Isle de bouger, tandis que l’autre, sous la conduite du prince Charles lui-même, suivrait l’armée de Maillebois, devenue celle de Broglie, pour la déloger, s’il était possible, de la Bavière.

Dans ce dessein, qui fut rapidement accompli, le prince arriva presque à l’improviste devant la ville de Braunau, place forte située à quelques lieues au-dessous de Munich sur la rivière d’Inn, le principal affluent du Danube dans cette région. Le point d’attaque était bien choisi, car Braunau une fois pris, Munich, qui n’avait point de défense propre, succombait du même coup. La ville, très mal fournie de subsistances en tout genre, ne pouvait tenir plus de quelques jours. Broglie, quoique lui-même pris au dépourvu et presque dénué de munitions et d’artillerie, n’hésita pas à s’y porter de sa personne et accourut encore à temps pour y pénétrer avant que l’investissement fût complet. Le prince Charles, plus intimidé peut-être que de raison par cette résolution que son adversaire eût eu assez de peine à soutenir, crut le coup manqué et se retira sans insister, se bornant désormais à monter la garde sur la frontière de la Haute-Autriche.

La Bavière était préservée : c’était un succès imputable, suivant les uns, au mérite, suivant d’autres (car il y avait des amis de Belle-Isle dans l’armée de Broglie) simplement à l’étoile du maréchal ; peut-être, plus simplement encore, à l’effet des conseils énergiques de Maurice. Mais, en tout cas, le fait était devenu trop rare pour qu’on ne craignît pas de le compromettre en voulant en tirer plus d’avantage qu’il ne comportait. D’ailleurs, l’opération elle-même avait achevé d’épuiser l’armée en interrompant son travail de réparation. On était au 10 décembre : commencer une campagne dans cette saison de l’année était un fait contraire à toutes les habitudes du temps. Il était donc, en conscience, aussi impossible de pousser une pointe en Autriche que de retourner en Bohême : tout effort pour dégager-Belle-Isle était condamné d’avance et n’aurait servi qu’à compromettre tous les Français présens en Allemagne dans la même ruine. Broglie obéit donc à une impérieuse nécessité en faisant poser les armes à ses troupes et en les dispersant dans leurs cantonnemens d’hiver, et quelque douloureux qu’il pût être d’annoncer à Belle-Isle qu’on l’abandonnait, il fallut bien lui tenir le langage de la vérité. Seulement, on aurait pu le faire avec moins de sécheresse, et, dans une telle extrémité, une parole de sympathie fraternelle, dût-elle être accueillie avec dédain et défiance, n’aurait pas été déplacée ; mais il y avait longtemps que de tels sentimens ne se trouvaient pas plus dans l’âme que sous la plume d’aucun des deux rivaux.

« Ce n’est pas ma faute, monsieur, écrivait Broglie, le 21 décembre, après un long silence, si je n’oblige pas le prince Lobkowitz à vous quitter et a venir de mon côté ; je le souhaiterais de tout mon cœur, mais à l’impossible nul n’est tenu. Vous n’êtes pas bien instruit quand vous paraissez croire que cette armée est aussi considérable que celle du prince Charles : toute l’infanterie que j’ai ne se compose pas aujourd’hui de plus de vingt-cinq mille hommes d’effectif : cela est aisé à démontrer ; à l’égard de la cavalerie, il est certain que les ennemis sont beaucoup plus forts que moi et que la leur est en meilleur état que la nôtre. Je n’ai pas un canon ni un cheval d’artillerie. Je rends compte à la cour dans ces termes, et la vérité de ce que je vous mande est à la connaissance de toute l’armée. » — Se souvenant alors très mal à propos que Belle-Isle lui avait reproché plus d’une fois de ne jamais savoir se tirer d’embarras, tandis qu’il se vantait lui-même des ressources et de la fertilité de son imagination, il ajoute cette phrase au moins superflue : « Comme vous savez vous retourner mieux que personne, j’espère que vous pourrez trouver quelque moyen de vous tirer d’affaire. Je le souhaite de tout mon cœur, tant par rapport à vous que pour le bien du service[8]. »

À vrai dire, la lettre elle-même était inutile, car les faits parlaient assez haut et s’expliquaient sans commentaires : Lobkowitz arrivait devant Prague tout à son aise, et, sans se presser, il organisait ses travaux d’investissement avec une précision lente et méthodique, n’hésitant pas même à envoyer, en divers sens, de forts détachemens pour s’emparer des places fortes du voisinage, où les Français tenaient encore garnison, entre autres de la citadelle de Leimeritz, qui capitula le 1er décembre. En fallait-il davantage pour faire comprendre à Belle-Isle que l’ennemi préposé à sa garde n’avait plus à craindre, ni d’être interrompu dans ses opérations, ni d’être inquiété sur ses derrières, et que les prisonniers, n’ayant plus rien non plus à espérer du dehors, n’avaient rien à attendre que d’eux-mêmes ?


IV

Le feu ayant ainsi cessé partout en Allemagne, ce fut sur Prague, devenu comme le dernier champ clos de ce long et sanglant duel, que se concentra toute l’attention et se fixèrent les regards de toute l’Europe. A Vienne, Marie-Thérèse comptait les jours et les heures, attendant l’instant désormais assuré qui lui amènerait, avec le triomphe de son droit, le complément de sa vengeance : c’était l’aigle d’Autriche elle-même, tenant déjà sa victime dans ses serres. Dans toutes les. cours et cités d’Allemagne, comme à La Haye, à Turin, à Saint-Pétersbourg, à Londres et partout, en un mot, où il y avait encore des partis en balancé, tout le monde retenait son souffle, chacun hésitant encore à croire avant l’événement qu’on pût voir ce fait inouï depuis tant de siècles : toute une armée française, commandée par un maréchal, se rendant à discrétion et traînée prisonnière sans ses drapeaux et sans ses armes.

En France, l’angoisse était au comble, sans pourtant, il faut le dire à la honte éternelle de la race frivole des courtisans, faire trêve à leurs vaines rivalités de cour : « Les ennemis de M. de Belle-Isle, écrivait le chargé d’affaires d’Angleterre, se réjouissent de sa situation…. ils demandent en riant comment il se tirera des difficultés présentes. Voilà l’homme, disent-ils, qui, pendant que M. de Broglie avait le commandement, l’accusait continuellement de ne savoir faire usage de ses forces et maintenant il se laisse enfermer comme lui,.. il a carte blanche pour tout essayer, et, au lieu de rien faire, il va commencer par capituler[9]. »

Heureusement pour l’honneur de la nation, il y avait encore, à tous les étages de la société, de vrais citoyens qui suivaient le cours des événemens en spectateurs, aussi passionnés, mais animés d’une curiosité de meilleur aloi. Dans le nombre, un document inconnu, qui a quelque prix, me permet de compter un homme dont le nom est familier à tous les amateurs d’écrits militaires, mais alors plus remarqué qu’apprécié pour l’originalité de ses vues, et qui, malgré de longs et utiles services, vieillissait dans le poste modeste de mestre de camp. C’était le chevalier de Folard, l’érudit commentateur de César et de Polybe, à qui l’étude des grands faits d’armes de l’antiquité avait suggéré l’idée de réformes tactiques très peu comprises de son temps et auxquelles la science moderne, si j’en crois des juges compétens, a fait plus d’un emprunt.

Ce digne serviteur de la France avait connu Belle-Isle pendant les guerres précédentes et lui fit tout de suite l’honneur de penser qu’il ne se condamnerait pas à rester enfermé dans des murailles. Supposant que le fruit de ses recherches pourrait aider son ancien général à sortir d’affaires, il n’hésita pas, dans deux lettres successives, à lui offrir ses conseils : « Je ne doute pas, monseigneur, lui écrivait-il, que vous n’abandonniez Prague ; cette entreprise est délicate et digne de votre intelligence et de votre courage. Je voudrais bien être de la partie, mais il n’est plus temps… Je ne saurais que vous dire, n’étant pas sur les lieux ; mais il me semble qu’une telle extrémité conseille une grande résolution. Trente mille hommes, avec des vivres pour quinze jours peuvent fort bien se retirer et se faire large… Mais, pour cela, il ne faut pas une capacité médiocre. » Suivait une instruction très détaillée sur la manière de composer des colonnes de marche et de faire face à toute attaque pendant leur défilé. « Quelques-unes de ces dispositions, disait-il, lui étaient suggérées par les enseignemens qu’il avait tirés de la retraite des Dix mille de Xénophon, et ainsi, ajoutait-il en terminant, vous percerez et vous irez droit votre chemin : une grande résolution sans délibérer fait votre gloire et votre salut. » La lettre arriva à son adresse, et, chose singulière, bien que Belle-Isle n’en ait jamais parlé ni alors ni plus tard dans ses Mémoires, non-seulement il ne la jeta pas dédaigneusement de côté, mais il l’étudia avec soin et, comme on va pouvoir s’en convaincre, en suivit à peu près littéralement les directions[10].

Aucun avis d’ailleurs n’était superflu, car jamais problème plus compliqué ne fut à résoudre par un général. Il fallait tout à la fois et faire tous les préparatifs qu’exigeait une route longue et difficile et en dérober, non-seulement la connaissance, mais le soupçon même à la surveillance de l’ennemi. De l’ignorance où on pourrait le maintenir jusqu’à la dernière heure dépendait la seule chance de succès. Point d’espoir si on ne réussissait pas à faire prendre à l’armée en retraite assez d’avance sur celle qui pourrait la suivre pour que celle-ci, avertie trop tard, ne pût ni lui barrer le passage ni la rejoindre. La célérité des mouvemens n’était donc pas moins nécessaire que leur secret ; mais comment marcher assez vite avec l’énormité des bagages et des transports nécessaires à toute une armée et, de plus, avec le nombre considérable de blessés, d’infirmes et de malades dont de si longues souffrances avaient encombré les hôpitaux et dont les plus valides étaient incapables de faire, jusqu’au bout, même une journée de campagne ordinaire ? Belle-Isle prit résolument le douloureux parti de faire très large la part de ces non-valeurs et de laisser derrière lui sans pitié tout ce qui ne pourrait le suivre qu’en le retardant. Il calculait d’ailleurs, non sans raison, qu’une garnison de plusieurs milliers d’invalides laissée à Prague serait utile pour occuper les points les plus en vue, et servirait ainsi à masquer la sortie des autres ; dût-elle ensuite se rendre, même à discrétion, une fois le gros de l’armée échappé, ce mesquin triomphe laisserait intact l’honneur du nom français.

Seulement il fallait trouver un homme de confiance et de dévoûment pour rester en compagnie des malheureux sacrifiés, simuler à leur tête une apparence de résistance, et ne céder qu’à la dernière heure avec dignité. Le choix de Belle-Isle tomba sur le même officier de fortune qui avait déployé naguère, à la surprise de Prague, tant d’audace et de sang-froid. Ce fut Chevert qui, obéissant cette fois encore sans murmurer, accepta une tâche plus pénible pour lui que pour tout autre, car c’était l’ingrate contre-partie du rôle brillant qu’il avait rempli l’année précédente, dans le même lieu, presque à pareil jour.

L’instruction que Belle-Isle lui laissa explique assez bien l’espèce de comédie militaire qu’il le chargeait de jouer, pour occuper le devant de la scène, pendant que lui-même, derrière le rideau, préparerait le véritable dénoûment. « Le service du roi exigeant, dit ce document, que je conduise l’armée hors de Prague pour agir relativement aux opérations de l’armée du Danube, je ne crois pas pouvoir confier le commandement d’une place aussi importante en de meilleures mains qu’en celles de M. de Chevert, brigadier des armées du roi. Il a eu tant de part à la conquête de cette place, il s’est si dignement acquitté du détail qui lui a été confié depuis ce jour, et il a acquis des connaissances si intrinsèques de tout ce qui concerne la partie militaire et la partie civile, que tout concourt à lui donner la préférence pour être chargé d’une commission si importante. » Puis, après lui avoir indiqué toutes les précautions nécessaires pour se garder d’une surprise et prolonger le plus possible l’incertitude et l’ignorance des assiégeans, Belle-Isle arrive au moment où enfin le secret étant éventé, la place sera sommée de se rendre. « Dans ce cas, dit-il, M. de Chevert continuera de répandre sans affectation le bruit que j’ai déjà établi que les troupes du roi devaient hiverner en Bohême, que nous comptons conserver Prague et y ramener les régimens après cette expédition, et que nous y avons laissé cependant sous ses ordres quatre ou cinq mille hommes de troupes plus que suffisantes pour la bien défendre, en quoi M. de Chevert ne mentira pas, quant au fond, puisque, compris les malades et autres Français, il reste bien ce nombre dans la ville. Dans le cas supposé de sommation, M. de Chevert cherchera à gagner du temps par sa réponse et demandera à cet effet de pouvoir être informé de ce qu’est devenue l’armée que nous conduisons et de nous envoyer quelqu’un pour recevoir nos ordres. » Enfin, quand tous les artifices seront épuisés et de plus longs délais inutiles, la capitulation peut être acceptée aux conditions suivantes : remise de l’artillerie et des munitions de guerre, mais sortie de toute l’armée avec armes et bagages et les honneurs de la guerre, sans autre engagement que de ne plus servir pendant un an contre la reine de Hongrie. « Pour obtenir ces conditions favorables, M. de Chevert mettra en œuvre toute sa fermeté et sa dextérité, faisant observer à l’ennemi que le pis qui puisse arriver à la garnison étant d’être prisonnière de guerre, elle est en état, si on la réduit à cette extrémité, de faire acheter cher cet avantage[11]. »

Si, malgré toutes ces précautions, le sort toujours incertain des pauvres gens qu’il était obligé d’abandonner serrait le cœur paternel de Belle-Isle, ceux qu’il devait emmener avec lui, plus sains de corps, mais non moins malades d’esprit, lui causaient presque autant de souci. Dès qu’il devint apparent qu’il avait en vue un projet de délivrance, ce fut dans tous les rangs de l’armée une joie si peu tempérée et si bruyante qu’à tout instant on pouvait craindre qu’un avis indiscret recueilli par les malveillans, si nombreux dans Prague, n’allât tout révéler à l’ennemi. Chacun d’ailleurs avait son plan de retraite qu’il développait tout haut dans les chambrées et qu’il venait confier au maréchal, dont les réponses évasives devenaient ensuite le thème d’interminables commentaires. Ce fut au milieu de ce tapage étourdissant d’avis contradictoires que Belle-Isle seul, cloué le plus souvent dans sa chambre par le rhumatisme, devait penser et pourvoir à tout, sans rien dire de trop, et donner des ordres dont il ne pouvait ni tout à fait expliquer le but ni surveiller lui-même l’exécution. L’aide active et puissante qu’il trouvait dans le zèle de son frère le chevalier, qui passa plusieurs nuits de suite à ses côtés sans fermer l’œil et sans se déshabiller, le soulageait, sans le consoler, dans ses défaillances. A tout instant, l’infirmité de ses membres trahissait l’ardeur de son âme et ce cri ; « Ah ! si je pouvais seulement monter à cheval ! » sortait de sa bouche, comme il se retrouve à toutes les lignes de sa correspondance.

Le temps pressait cependant, car, d’heure en heure, le prince Lobkowitz complétait ses travaux, le cercle se resserrait, et chaque jour perdu rendait la sortie plus hasardeuse. Déjà même les plus simples communications avec le dehors devenaient périlleuses, et Belle-Isle, bien que renfermant ses dépêches sous le plus petit volume et payant les prix les plus élevés, avait peine à trouver des messagers assez résolus pour les porter. A la dernière heure même (ce sont des dépêches anglaises qui nous l’apprennent), tout faillit être perdu, parce qu’une lettre, où tout le plan de l’évasion était discuté, tomba entre les mains d’un poste ennemi. Elle était chiffrée à la vérité, mais cela même n’eût point été une garantie suffisante, car la chancellerie autrichienne avait su se procurer la clé de la plupart de nos chiffres ; seulement, cette fois, la table numérique employée étant nouvelle, c’est à Vienne qu’il fallut envoyer la pièce pour en avoir l’explication. Expédiée le 13, elle revenait mise au clair seulement le 19[12].

Mais, dès le 16, Belle-Isle était prêt à partir ; dès la première heure du jour, toutes les portes furent gardées avec défense absolue de laisser sortir âme qui vive. Dans l’après-midi, seize habitans notables de la ville, quatre pris dans la noblesse, quatre dans le clergé, quatre dans la bourgeoisie et quatre dans la magistrature, étaient mandés chez le maréchal, qui leur fit savoir qu’ils auraient à suivre l’armée en qualité d’otages, pour répondre de la sûreté de ceux qu’on laissait en arrière. On leur donna huit heures pour préparer leur arrangement, mais sans sortir du logis, où ils durent rester renfermés jusqu’au départ[13]. Un même nombre fut remis à la garde de Chevert pour être consignés dans la citadelle. Belle-Isle alors se crut en mesure d’annoncer, à Breteuil son départ pour la nuit même, et affectant sans doute plus de confiance qu’il n’en éprouvait, il n’hésitait pas à calculer, à un jour près, le temps qui lui serait nécessaire, pour atteindre la ville d’Égra, où l’armée délivrée pourrait se trouver en sûreté. « Le prince Lobkowitz, écrivait-il, augmente chaque jour les obstacles à ma retraite, ce qui, joint à ce que vous m’avez marqué et à mon propre goût, m’a déterminé à me mettre en marche cette nuit avec tout ce qui est en état de marcher de cette armée, pour la conduire à Egra… Je ne suis point en peine de vaincre tous les obstacles que pourra m’opposer le prince Lobkowitz et résolu de l’attaquer et de le combattre partout, s’il ose se mettre sur mon chemin. … Je doute fort qu’il le fasse, et j’oserais vous répondre de tout si j’étais en état d’agir. Je supplée autant qu’il est en mon pouvoir à ce défaut essentiel par les meilleures dispositions et les exhortations les plus pathétiques. Je serai au milieu et le plus à portée que le terrain et mon état pourront le permettre pour donner des ordres. L’article de la rigueur de la saison est celui contre lequel je peux le moins ; mais enfin le sort en est jeté… J’espère pouvoir arriver à Égra le 25 ou le 26. Vous comprendrez aisément, monsieur, quelle est la situation d’un homme sur lequel roule le succès d’une pareille entreprise, pour laquelle il faudrait être partout, et qui a le malheur de ne pouvoir être de sa personne nulle part. Cette douleur et cette inquiétude se renferment au dedans ; je ne laisse voir que le courage de l’esprit pour le donner aux autres[14]. »

L’ordre du jour adressé aux troupes s’exprime également avec ce ton d’autorité qui respire la confiance et la commande. Les admonestations les plus sévères sont faites aux officiers de ne jamais s’écarter de leur troupe et de partager toutes leurs souffrances. Défense absolue d’amener aucune espèce de carrosse, charrette, chaise roulante de quelque nature que ce puisse être. « Le maréchal est bien fâché de ne pouvoir avoir sur cet article aucune espèce de condescendance et il avertit que les premières voitures qui se trouveront seront pillées et brûlées. S’il y a des officiers dont la santé ne permette pas de faire leur service et de rester à cheval, ils n’ont qu’à rester à Prague… C’est à eux aussi de contenir les soldats, de faire observer la plus exacte discipline et d’empêcher la maraude, d’autant que ce qui traînera, ou s’écartera, sera pris par l’ennemi ou assommé par les paysans… Quoique les officiers, ajoute-t-il enfin (comme si, déjà rendu à Versailles, il eût tenu dans ses mains la récompense aussi bien que le châtiment), guidés uniquement par leur devoir, n’aient besoin d’aucun autre motif, le maréchal est néanmoins bien aise en leur montrant la gloire qu’ils acquerront dans une opération si importante, de les assurer qu’il emploiera tout son crédit et toutes ses forces pour leur procurer les grâces du roi, et les récompenses qu’ils ont déjà en partie méritées. Il ne croit pas devoir en dire davantage à des troupes qui savent depuis longtemps l’affection qu’il leur porte[15]. » Grâce à ces ordres, sévèrement exécutés, la sortie s’opéra dans la nuit du 16 au 17 décembre avec une facilité qui tient véritablement du prodige : 11,000 hommes d’infanterie, 3,000 de cavalerie grosse ou légère, 30 pièces de campagne et tout leur attirail, environ 300 voitures et 6,000 mulets ou chevaux de bâts, portant des cartouches et des pierres à fusil pour l’infanterie, des provisions de pain, de riz, de lard et d’eau-de-vie pour six jours de route, du foin pour deux et de l’avoine pour quatre, le trésor, les ambulances, un nombre de bœufs suffisant pour une distribution journalière d’une livre de viande par homme pendant toute la durée présumée du voyage, telle fut, d’après l’énumération de Belle-Isle lui-même, la formidable procession qui traversa les remparts la nuit et fit trois heures d’une traite sans être aperçue, pour arriver au point du jour au rendez-vous où le général lui-même vint la rejoindre. Prague était ainsi évacué, comme on l’avait occupé, dans l’ombre et le silence d’une nuit d’hiver.

Le moment était venu de faire prendre à cette masse énorme d’hommes et de transports un ordre de marche régulier conforme à la nature du terrain, qui ne lui permettait de se déplier que sur une seule colonne. C’est ici qu’est particulièrement reconnaissable le profit que Belle-Isle sut tirer discrètement des prescriptions de Folard. Presque toutes les dispositions dont il donne le détail lui-même avec complaisance, dans ses comptes-rendus, sont les mêmes qu’avait indiquées du fond de son cabinet le tacticien érudit, adaptées seulement, moyennant de légères modifications, à l’état particulier des lieux. C’est en application de ces avis que Belle-Isle plaça en tête de tout le convoi deux avant-gardes à la suite l’une de l’autre (chose, disait Folard, absolument nouvelle) : la première, chargée de reconnaître le terrain, d’aplanir les obstacles, de s’emparer des défilés ou endroits difficiles et suspects, où l’ennemi aurait pu se loger à l’avance, et composée, pour remplir cet office, de troupes de diverses armes, principalement de cavalerie, en état de soutenir un combat ; la seconde destinée seulement à préparer le campement dans les conditions ordinaires. La première avant-garde devait prendre une avance d’une marche entière sur l’armée, la seconde d’une demi-marche seulement ; mais la première avait’ pour instruction de céder toujours la place à l’arrivée de la seconde, pour se porter immédiatement en avant et garder ainsi constamment sa distance.

D’après la même inspiration, le gros de l’armée fut partagé en cinq divisions composées d’un nombre égal de brigades d’infanterie et de cavalerie et de pièces d’artillerie, formant ainsi chacune une unité complète, au centre de laquelle étaient placés les équipages portant les fournitures nécessaires à leurs divers besoins. « Ainsi, dit Belle-Isle, j’étais toujours en état de faire face en force, à la tête, à la queue et le long de ma colonne, parce que, faisant à droite ou à gauche, suivant le côté où se présenterait l’ennemi, je me trouvais toujours en bataille, mes armes mêlées, cavalerie, infanterie et canons, couvrant mes équipages, que je faisais mettre derrière, » C’est, à très peu de chose près, la disposition même dont Folard lui avait envoyé, au bas de sa lettre, un petit dessin à la plume, ; on peut y voir, en effet, derrière une double avant-garde, de grosses colonnes d’infanterie dont le centre est occupé par des transports et des bagages, et dont les lignes sont entrecoupées de loin en loin à divers intervalles par des détachemens de cavalerie et des pièces de canon. Il est rarement arrivé, je crois, que la théorie opérant à de telles distances sur des données si incertaines, ait servi de guide aussi exactement à la pratique[16].

La marche ainsi réglée se poursuivit toute la journée du 17 sans rencontrer de résistance ; vers le soir seulement, un corps de hussards se présenta à l’arrière-garde, qui, faisant front immédiatement, repoussa les assaillans sans difficulté et les eût emmenés prisonniers sans un brouillard qui protégea leur fuite. Cette fausse attaque était l’effet d’une méprise de Lobkowitz, qui, averti seulement l’après-midi qu’on apercevait des mouvemens dans la campagne, s’était imaginé avoir affaire seulement à un détachement poussant une pointe pour faire des fourrages et avait pensé en venir à bout à bon marché. Grâce à cette erreur, qui dura jusqu’au lendemain, huit lieues purent être faites le premier jour et six le second, sans difficulté sérieuse, et, chose plus importante, c’était la traversée complète de la plaine qui entoure Prague, et où une attaque à fond, faite en pays découvert, aurait été particulièrement à redouter. On arrivait sain et sauf, le 18 au soir, en vue de la chaîne de montagnes qui borde de ce côté la frontière occidentale de la Bohême. Les troupes campèrent cette nuit-là, comme la précédente, en front de bandière, c’est-à-dire sans rompre leur ordre de marche et en se tenant prêtes à toute alerte.

Rien n’était sauvé, en effet, car l’ennemi, enfin averti, et pouvant forcer sa marche sans être encombré de bagages, devait regagner aisément le terrain perdu. Aussi, sans se faire illusion sur le péril, mais sans s’émouvoir, Belle-Isle écrivait-il, le 18 au soir : « Il était capital de dérober la marche dans la grande plaine ; mais les ennemis s’amoncellent de toutes parts : il y en a en vue de nos gardes et de tous les côtés ; je m’y suis bien attendu, mais si on exécute bien mes ordres, cela ne nous arrêtera point. Je marcherai cette nuit au lever de la lune[17]. »

Ces dernières paroles étaient l’annonce d’une résolution très hardie qu’il venait de prendre, celle-là due uniquement à son inspiration personnelle, et qui, tout en lui coûtant cher, fit en réalité le salut de son entreprise. Au point où on était parvenu, on n’était plus séparé d’Egra que par un gros pâté de montagnes : deux routes se présentaient pour y conduire, l’une et l’autre tournant l’obstacle qu’on trouvait élevé devant soi. L’une prenait à gauche, par Pilsen : c’était la plus courte, la plus directe, la plus aisément praticable, celle par conséquent où on courait le plus de risque d’être poursuivi et atteint ; l’autre, se dirigeant à droite, par Karlsbad, à travers un pays plus couvert, et longeant la montagne le plus prés ; mais il fallait traverser la rivière d’Eger, et, pour peu que l’excellente cavalerie de l’ennemi fît diligence, les ponts pourraient se trouver coupés. Ce fut celle-là, cependant, que Belle-Isle fit mine de prendre ; mais, arrivé tout à fait au pied des monts, il quitta brusquement le chemin ordinaire pour reprendre à gauche et se jeter dans la montagne elle-même. Il entreprenait de la gravir, puis de la traverser en ligne droite par des sentiers de forêt réputés impraticables, et où jamais armée en marche n’avait pénétré. Mais là, du moins, pensait-il, personne ne l’aurait devancé, et personne peut-être n’oserait s’aventurer derrière lui. Pour mieux dérouter la poursuite, il fit faire à ses troupes pour la première étape, et par ces chemins détestables, près de vingt-quatre heures sans temps d’arrêt. Parties avant le jour, elles n’arrivèrent qu’à minuit à la bourgade de Luditz, où on leur permit enfin de faire leurs cantonnemens et de prendre quelques heures de repos.

L’opération, très hasardeuse, avait dû coûter de grands sacrifices, « J’ai dû, écrivait Belle-Isle au moment de s’y résoudre, brûler une partie de mes voitures de vivres et d’artillerie, après avoir fait distribuer le chargement aux troupes, par l’impossibilité de les traîner avec des chevaux aussi maigres et de longue main aussi mal nourris… Je forcerai nature pour arriver avec le corps sauf, en laissant en arrière l’immensité d’équipages que chacun a voulu emporter malgré mes remontrances. Pour moi, depuis cinq jours, je n’ai pas été six heures dans mon lit : je suis infiniment plus perclus que je n’étais en partant ; il serait difficile que ce fût autrement. Je suis étonné d’exister encore, mais, comme l’esprit soutient le corps et que mon zèle est sans bornes, j’espère que j’arriverai au bout[18]. »

« Nous voici dans les montagnes, ajoutait-il, ce sera encore bien pis. » Il avait raison ; les marches qui suivirent furent véritablement cruelles, et ceux qui en avaient subi la terrible épreuve ne purent jamais depuis lors y songer sans frémir. Pour ne pas perdre une seule heure de ces courtes journées d’hiver, il fallait partir bien avant l’aube, par une bise très âpre et sous ce ciel des nuits glacées, dont la sérénité même a quelque chose de dur et d’impitoyable. On avançait, la hache à la main, à travers des forêts dont les troncs noircis et chargés de givre semblaient, sous les pâles reflets de la lune, revêtus d’un voile funéraire. Les premiers rayons du soleil, loin de ramener ni chaleur ni lumière, faisaient lever du sol un brouillard épais et, fondant la surface de la neige, étendaient comme un miroir de verglas sur lequel hommes et chevaux trébuchaient à chaque pas ; chutes fatales dont beaucoup ne se relevaient pas, n’ayant pas le courage d’arracher leurs membres engourdis à ce sommeil trompeur qui n’a de réveil que dans la mort.

« O funeste guerre ! s’écriait, peu d’années après, un survivant de ces tristes scènes ! ô climat redoutable ! ô rigoureux hiver ! .. Vous dites : Est-ce là cette armée qui semait l’effroi devant elle ? Vous voyez, la fortune change : elle craint à son tour, elle presse sa fuite à travers les bois et les neiges. Elle marche sans s’arrêter. Les maladies, la faim, la fatigue, accablent nos jeunes soldats. Misérables ! on les voit étendus sur la neige, inhumainement délaissés. Des feux allumés sur la glace éclairent leurs derniers momens : la terre est leur lit redoutable[19] ! »

Celui qui devait peindre ainsi les souffrances qu’il avait partagées n’avait que trop de sujet de les maudire. Luc Clapier, marquis de Vauvenargues, gentilhomme de la noblesse de Provence, capitaine au régiment du roi, n’était remarqué alors de ses chefs que par la tranquille régularité de son service et le respect affectueux dont l’entouraient ses camarades. La gravité de son maintien, un courage stoïque, mais doux et sans orgueil, une habitude de rêverie philosophique, traversée seulement par intervalles de vagues aspirations vers la renommée, lui avaient fait, parmi les officiers de son âge, une place à part qui les surprenait sans les offenser. Au milieu du désespoir et de l’impatience universels, le jeune sage souffrait sans se plaindre, assurant volontiers qu’il ne s’était jamais mieux porté. Ignorait-il donc ou ne voulait-il pas savoir que le froid versait dans ses veines un poison subtil atteignant les sources mêmes de la vie, et que le perfide éclat de la neige frappait d’une infirmité incurable ses yeux éblouis ? La guerre allait le rendre à la France pour jamais invalide et presque aveuglé. La gloire devait venir pourtant à son heure, mais non pas telle qu’il la rêvait peut-être durant ses mortelles veillées, non pas parée de ces grâces de la jeunesse qui la font (c’est lui qui l’a dit) plus douce que les premiers feux de l’aurore. C’est sa tombe qu’elle devait éclairer d’une lueur pensive et mélancolique.

Enfin, après cinq jours de souffrances et de deuil, le 25, jour de Noël, l’armée s’étant mise en marche à minuit, comme d’ordinaire, arriva à la pointe du jour au débouché de la forêt qui couvrait la haute montagne de Königswart et d’où on dominait la campagne dans laquelle Egra est située. Il ne restait plus qu’à descendre, mais par des pentes tellement à pic et bordées de tels précipices que ce dernier passage eût été le plus périlleux de tous, si la neige, cette fois secourable, n’eût formé un tapis épais qui adoucissait l’escarpement. Cinq heures furent employées à cette opération très délicate, et ce ne fut que vers le milieu du jour que toute l’armée, arrivée enfin dans la plaine, put se cantonner le long de la rivière de Wondesheim. Elle était décimée, mais libre ; elle avait perdu tous ses transports, mais pas un canon, et l’honneur était sauf.

Dès le soir même, le chevalier de Belle-Isle, arrivé à Égra avec son frère, emportait à Paris la lettre suivante : « Je vous dépêche ce courrier, disait le maréchal, pour vous apprendre que j’ai conduit ici l’armée du roi, sans échec, quoique le prince Lobkowitz m’ait suivi avec toute son armée, et que je n’aie pas cessé d’avoir ses hussards à ma tête, à mes flancs, et à ma queue. Il est certain que cette marche fait honneur aux armes du roi. Je ne puis encore vous mander quelle est notre perte ; il est mort une quantité de soldats de froid dans la neige ; la moitié de l’armée est malade ou au moins enrhumée ; mais il serait difficile qu’il en fût autrement avec le froid excessif et la marche la nuit comme le jour… Mon corps est à bout. … J’ai un rhume fort considérable sur la poitrine qui m’eût mis hors d’état de faire la marché s’il m’eût attaqué plus tôt… Il faut que la machine soit bien délabrée pour que la satisfaction que j’éprouve d’avoir pu exécuter ce que nous venons de faire ne m’ait pas guéri : mon zèle a suppléé à la faiblesse du corps et j’ai le plaisir d’avoir deux fois tiré cette armée du péril où d’autres l’avaient plongée. »

Et, le même jour, en envoyant le même avis au maréchal de Broglie, il se donnait le plaisir d’ajouter : « J’avais bien compris que L’armée du roi ne trouverait pas son salut dans les opérations que vous projetiez. M. de Lobkovvitz n’a pas eu un seul instant l’idée de quitter la Bohême, aussi n’ai-je songé qu’au moyen de suppléer de mon propre fonds pour exécuter les ordres du roi, et à me retourner, comme vous me le conseilliez[20]. »

La satisfaction de Belle-Isle fut accrue par la nouvelle qui lui arriva dès le lendemain, que Chevert, répondant à sa confiance, s’était conduit en lieutenant digne de son général. Sommé de se rendre dès que le départ de l’armée avait été connu, le brave officier n’avait pas perdu son temps à feindre et passant sur-le-champ au dernier article de ses instructions : « Faites savoir, dit-il, à M. de Lobkowitz que, s’il ne se hâte pas de m’accorder à moi et à tous les hommes en état de porter les armes la sortie sauve avec les honneurs de la guerre, je mets le feu aux quatre coins de Prague et je m’ensevelis sous ses ruines. » Il fit porter cette fière réponse par un officier autrichien prisonnier, à qui il avait eu l’art de persuader qu’en fait de soldats valides pouvant profiter des conditions qu’il demandait, il n’y avait plus guère que les cinq cents qui formaient la garnison de la citadelle. Lobkowitz hésita un instant, partagé entre les ordres formels qui lui défendaient aucune concession et le désir d’épargner à sa ville natale les horreurs de l’incendie. Il crut cependant que, pour cinq cents hommes seulement qui échapperaient à ses rigueurs, la reine n’y regarderait pas de si près et consentit au sauf-conduit demandé. Mais quelle ne fut pas sa surprise quand, au lieu du faible bataillon, qu’il attendait, il vit défiler plus de quatre mille hommes, les uns, à la vérité, estropiés ou manchots, les autres pâles ou chancelans, mais faisant encore en ligne et sous les armes assez bonne contenance ! Chevert avait mis sur pied tout ce qui pouvait se tenir débout et ne laissait à l’hôpital que ceux qui ne pouvaient absolument quitter leur grabat. Le dépit de Lobkowitz fut tel qu’au premier moment il jura qu’aussitôt que les prisonniers qui lui échappaient ainsi par artifice auraient dépassé la limite marquée par la capitulation, il se mettrait à leur suite pour les rejoindre et les écraser avant qu’ils eussent pu se réunir à l’armée de Belle-Isle. La menace, en définitive, ne fut pas réalisée, et ainsi finit, à l’honneur de tous, le drame de cette longue captivité.

Il y avait là sans doute de quoi justifier, même au milieu des souffrances qui l’entouraient et des gémissemens des malades, la joie et même l’orgueil de Belle-Isle. Grande était pourtant son erreur s’il s’imaginait qu’un suffrage unanime allait lui rendre le témoignage qu’il s’accordait à lui-même ! Quand les jours de la popularité sont passés, ceux de la justice se font longtemps attendre. Objet naguère d’une confiance exagérée et d’une admiration irréfléchie, Belle-Isle, cette fois, dans la seule occasion peut-être où il avait déployé toutes les qualités de son caractère, ne devait obtenir ni de ses concitoyens ni de ses adversaires le tribut d’estime qui lui était dû.

Au premier moment, à la vérité, la sensation fut grande, et Blondel, le résident de Francfort, pouvait écrire qu’on venait le féliciter de toutes parts comme d’une bataille gagnée. Le dépit de Marie-Thérèse fut aussi très vif, et elle le laissa éclater avec son entraînement de paroles accoutumé. Elle s’en prit à tout le monde, à Lobkowitz d’abord, qu’elle accusa (non peut-être sans raison) de n’avoir songé qu’à rentrer chez lui et à sauver son palais de Prague ; puis aux Anglais, dont elle incriminait la lenteur et qui, faute d’avoir tenu leur promesse, faisaient échouer, disait-elle, toute la campagne. Ses reproches furent même si piquans que Robinson, malgré son dévoûment, ne put s’empêcher de lui faire remarquer que le cabinet anglais lui en ferait peut-être à elle-même de pareils et de plus spécieux. N’était-il pas plus naturel de croire, en effet (et, de fait, ce fut le bruit qui se répandit en Angleterre), qu’elle aussi ne s’était souciée que de rentrer en possession de son royaume, et que Lobkowitz avait eu des ordres secrets pour fermer les yeux sur une évasion qui pouvait faciliter la conclusion d’une paix avantageuse ? Au bout de quelques jours cependant, de part et d’autre, la réflexion vint, les récriminations cessèrent, et l’on comprit qu’il valait mieux feindre le contentement quand même on ne l’éprouverait pas. Les pertes des Français n’étaient que trop réelles. Belle-Isle, en les estimant (comme il le fait dans ses dépêches) à mille ou onze cents hommes seulement, restait peut-être au-dessous de la réalité. Mais la rumeur publique, accrue par les faux rapports d’agens autrichiens, exagéra aussi le mal sans mesure. Il fut acquis bientôt dans toute l’Allemagne que les routes de Bohême étaient jonchées de cadavres, de chevaux morts, d’armes et de canons abandonnés, et que ce qui restait de troupes autour de Belle-Isle, ramassis de malades et de mourans, ressemblait plus à un hôpital qu’à une armée. Dès lors, le triomphe de l’Autriche était complet, puisque la Bohême était soumise et la principale force française anéantie. L’opinion que la prétendue retraite n’était qu’une fuite et même une déroute fut tellement accréditée que Frédéric crut devoir en faire malicieusement ses complimens de condoléance à Valori, qui, faute de nouvelles précises, n’y put opposer qu’un démenti assez vague. Plus tard, à la vérité, dans ses Mémoires, le grand homme, devenu plus équitable sans être moins dédaigneux, a bien voulu convenir que les dispositions de Belle-Isle étaient bonnes, mais il lui reproche sérieusement de n’avoir pas dans sa marche assez ménagé ses troupes. C’était parler à l’aise ; il eût été plus commode, en effet, de s’y prendre comme il avait fait lui-même, de sauver son armée aux dépens de celle de ses alliés ; mais tout le monde n’a pas l’art de se ménager à temps ce genre de ressources[21]

Une appréciation plus juste devait être espérée de la France, car Belle-Isle, dépassant l’attente des uns, trompant les fâcheux pronostics des autres, n’avait fait qu’exécuter les ordres de son roi. Là aussi, la première impression, qui fut celle d’une surprise reconnaissante, fut la plus conforme à la vérité. Le vieux cardinal, se soulevant de la couche où il languissait, poussa un soupir de soulagement et murmura qu’on lui enlevait de la poitrine le poids de la colline de Montmartre[22]. Mais, après la nouvelle de la délivrance, vinrent les désolans détails, les lettres privées qui décrivaient l’étendue des sacrifices, la rigueur des souffrances et apprenaient à chacun la perte d’un parent ou d’un ami. Les partisans de Belle-Isle n’eurent point la délicatesse de ménager ces douleurs domestiques. Leur accent de triomphe, leur affectation de faire du maréchal le sauveur de la patrie, leur comparaison constante avec Xénophon et sa fameuse retraite, qui devint le thème de tous leurs entretiens, toutes ces vanteries imprudentes réveillèrent les haines assoupies et rendirent la parole à l’envie, un instant réduite au silence. Après tout, ne se fit-on pas faute de dire, qu’avait-il fait, ce grand général, sinon ramener lui-même, exténuée et meurtrie, l’armée qu’il avait conduite à sa ruine, et solder, Dieu sait à quel prix, le compte ouvert par les fautes de sa politique ? Tout ce qu’il avait souffert et bravé ne faisait que donner la mesure de son imprévoyance.

Ce fut dans le monde surtout des curieux et des nouvellistes qu’on se plut à rabaisser ainsi l’idole qu’on n’adorait plus. Là, les leçons d’indifférence politique données par Voltaire commençaient à profiter. On s’habituait à assister aux malheurs publics en spectateurs et en critiques, et dans les revers où l’orgueil national aurait eu trop à souffrir, la vanité prenait sa revanche en jugeant de haut et avec dédain les ministres et les généraux. C’est Voltaire lui-même qui, dans un morceau d’éloquence, écrit à peu près à cette époque, nous dépeint les Parisiens amollis, raisonnant des faits de guerre dans les cafés et dans les théâtres, entre un repas délicat et un brillant spectacle, appréciant les torts et les pertes de chacun, « toujours prêts surtout, dit-il, à enfler les nôtres[23]. »

C’est ce grave aréopage qui rendit sur la conduite de Belle-Isle une sentence dont la forme était aussi sérieuse que le fond, car ce fut encore un couplet qui, cette fois, eut tant de vogue que Frédéric a cru pouvoir le consigner dans son Histoire.

Quand Belle-Isle partit
Une nuit,
De Prague à petit bruit,
Il disait à la lune :
« Lumière de mes jours,
Astre de ma fortune,
Prolongez votre cours. »
Pour un plus grand dessein,
Un matin,
Josué fit soudain,
Retourner en arrière
L’astre brillant du jour ;
Il cherchait la lumière,
Fouquet la craint toujours.


« En pareille occasion, ajoute Frédéric, on aurait jeûné à Londres, exposé le sacrement à Rome, coupé des têtes à Vienne ; il valait encore mieux se consoler par une épigramme. »

Je serais surpris, je l’avoue, si des Français de nos jours avaient le courage de sourire de ces froides plaisanteries. Éclairés par nos tristesses récentes, nous pouvons mieux peut-être que les contemporains mesurer l’étendue du service que Belle-Isle rendit à son roi, à sa patrie, à ses compagnons d’armes, car les douleurs qu’il leur épargna, nous en avons, nous, connu l’amertume. Si, parmi ceux qui jetteront les yeux sur ces pages, il est des combattans de nos dernières guerres qui aient subi le supplice d’un siège soutenu sans espérance, et terminé par une capitulation sans conditions, s’il en est qui aient été traînés captifs et désarmés sur les rives glacées de l’Elbe ou de l’Oder, ceux-là, j’en suis sûr, estimeront heureuse l’armée qui avait trouvé un général décidé à la soustraire, n’importe au prix de quels hasards, à ces dernières insultes de la fortune. En mémoire de ce qu’ils ont souffert, ils accorderont à la résolution virile qui sauva, ce jour-là, l’honneur des armes françaises, un retour de justice et presque de reconnaissance.

Je prie qu’on me pardonne ce rapprochement : je sais que la sévère discipline de l’histoire doit se les interdire et qu’ils pèchent d’ailleurs toujours par quelque côté. Qu’y faire cependant ? La force de certaines situations l’emporte, et les comparaisons reviennent involontairement sous la plume de l’écrivain, comme à la pensée du lecteur. Avouerai-je, par exemple, que dans le cours de ces études, rencontrant parfois, entre des dépêches insignifiantes, de petites lettres, datées de Prague, écrites d’un caractère imperceptible sur un papier frêle et transparent, je me suis arrêté saisi d’une soudaine émotion ? L’illusion pour un instant a été complète. J’ai cru tenir entre les mains quelqu’un de ces envois furtifs qui nous arrivaient naguère, sous une forme toute semblable, de Metz ou de Paris pour porter dans nos familles l’espérance ou le deuil, et j’ai vu la feuille jaunie se mouiller, malgré moi, d’une larme arrachée par le souvenir d’angoisses patriotiques et d’alarmes paternelles ! Combien on sent dans de pareils momens que, quoi qu’on fasse et quel que soit l’effet prétendu des révolutions, l’histoire d’hier ressemble toujours à celle d’aujourd’hui ; et quel lien intime, quelle solidarité étroite, unissent entre elles les diverses générations d’un même peuple ! Combien paraît vaine et téméraire l’entreprise d’étroits sectaires, qui, taillant dans la réalité des faits au gré de leurs passions et de leurs préjugés, s’obstinent à nous faire plusieurs Frances, une France de l’ancien et une France du nouveau régime, afin d’exalter l’une en dénigrant l’autre ! Non, ces mutilations sont impies : une grande nation est un être chéri et glorieux, dont la vie se prolonge à travers les siècles, et, dans le passé, comme dans le présent, tout ce qui la grandit ou l’honore, comme tout ce qui l’afflige ou la blesse, vient toucher les mêmes fibres du cœur chez ses véritables enfans !

Après quelques jours de séjour à Egra, Belle-Isle se transporta avec tout son état-major à Amberg, sur les confins du Palatinat, point central d’où il pouvait également diriger son armée vers la Bavière, s’il recevait l’ordre de faire sa jonction avec celle de Broglie, soit vers la France, si le parti était pris de l’y rappeler. Les instructions qui lui arrivèrent de Versailles, dans les premiers jours de janvier, conçues en des termes assez sobres de remercîmens, ne lui prescrivirent ni l’une ni l’autre conduite. On lui enjoignit de partager son armée en deux corps, les bataillons les plus valides devant aller se placer sous les ordres du maréchal de Broglie, tandis que ceux qui avaient besoin de soins et de repos viendraient les chercher dans leur patrie. Lui-même, le plus malade de tous, fut autorisé à rentrer en France pour rétablir sa santé ; mais seulement, après avoir passé par Francfort pour y remplir auprès de l’empereur une assez ingrate mission. Il s’agissait de faire comprendre au prince que, la Bavière comme la Bohême se retrouvant maintenant placées sous la main de leurs anciens possesseurs, loin de mettre en question cette restitution réciproque, il convenait de la prendre pour base de prochaines propositions de paix. D’ailleurs, la France, épuisée, ne voulait plus faire, en Allemagne du moins, de nouvel effort, et il n’y fallait plus compter. Dans cette situation, ce que l’empereur avait de mieux à faire et ce que Belle-Isle devait obtenir de lui, c’était de suivre le conseil que plusieurs princes allemands ne cessaient de lui donner, c’est-à-dire : de s’attribuer, par un rescrit solennel, le mérite du renvoi des troupes étrangères, en remettant à un congrès ou à la diète le soin de régler le litige subsistant entre lui et Marie-Thérèse. On l’engageait même à réduire ses prétentions aux moindres exigences possibles, et on lui indiquait qu’il devrait se contenter de réclamer quelques districts séparés de la masse des possessions autrichiennes, comme, par exemple, la province qui, située sur le bord du Rhin, portait le nom d’Autriche antérieure et dont la ville de Fribourg-en-Brisgau était la capitale[24].

En prenant connaissance de ce plan politique, très différent sans doute de celui qu’il aurait conseillé et sur lequel on ne prenait pas la peine de le consulter, Belle-Isle ne put se méprendre ; il comprit que, pendant qu’il était séparé du monde entier, des influences nouvelles avaient prévalu à Versailles, et qu’en rentrant sur ce théâtre mobile, il ne reconnaîtrait plus ni les décorations, ni les acteurs. Tout était changé, en effet ; Fleury allait cesser de régner sur la France, et Mme de Mailly ne régnait déjà plus sur le cœur du roi.


Duc DE BROGLIE.

  1. Cette calomnie a trouvé place dans le Journal de d’Argenson, 17 et 27 novembre 1742.
  2. Breteuil à Belle-Isle. (Correspondance de Belle-Isle avec divers. Ministère des affaires étrangères.) — La lettre de Breteuil porte la date du 11 octobre, qui est évidemment erronée. A cette époque, on attendait encore à Paris la jonction de Maillebois et de Broglie à Prague même, et il n’y avait aucune raison de donner à ce dernier l’ordre de quitter précipitamment son armée.
  3. Amelot à Belle-Isle, 7 novembre 1742. (Correspondance de Belle-Isle avec divers. Ministère des affaires étrangères.)
  4. Belle-Isle à Breteuil, 25, 29, 31 octobre 1742. (Correspondances diverses. Ministère de la guerre.)
  5. Belle-Isle à Breteuil, 6 novembre 1742. (Correspondance de Belle-Isle avec divers. Ministère des affaires étrangères.)
  6. Discours du maréchal de Belle-Isle aux officiers généraux et aux commandans de corps, 1er novembre 1742. (Correspondances diverses. Ministère de la guerre.) — Par une erreur de date analogue à celle que nous avons relevée plus haut, cette pièce porte la date du 1er octobre. Le maréchal de Broglie n’ayant quitté Prague que le 27 de ce mois, c’est évidemment le 1er novembre qu’il faut lire.
  7. Le comte d’Estrées à Paris-Duverney, 19 novembre 1742. (Correspondances diverses. Ministère de la guerre.)
  8. Broglie à Belle-Isle, 21 décembre 1742. — Par la date de cette lettre on voit qu’elle ne put être remise à Belle-Isle avant son départ de Prague, qui eut lieu le 17 ; mais elle lui parvint à son arrivée à Égra, comme on le verra par la manière dont il releva alors l’allusion qui la termine. (Correspondances diverses. Ministère de la guerre. — Correspondance de Belle-Isle avec divers. Ministère des affaires étrangères.)
  9. Thomson, chargé d’affaires d’Angleterre, à Carteret, 11 novembre 1742. (Correspondance de France. Record Office.)
  10. Le chevalier de Folard à Belle-Isle, 2 et 11 novembre 1742. (Correspondances diverses. Ministère de la guerre.)
  11. Instruction du maréchal de Belle-Isle à M. de Chevert, 14 et 16 décembre 1742. (Correspondances diverses. Ministère de la guerre.)
  12. Robinson à Carteret, décembre 1742. (Correspondance de Vienne. Record Office.) D’Arnetb, t. II, p. 136.
  13. D’Arneth donne le nom de quatre otages, dont un mourut en route.
  14. Belle-Isle à Breteuil, 16 décembre 1742. (Correspondance de Belle-Isle avec divers. Ministère des affaires étrangères.) — Mémoires du duc de Luynes, t. IV, p. 450. t. IX, p. 402.
  15. Instruction du maréchal de Belle-Isle aux troupes. (Correspondances diverses. Ministère de la guerre.)
  16. Le récit de la retraite de Prague a été fait plusieurs fois par Belle-Isle. Le compte-rendu le plus exact et le plus complet est celui qu’on trouve dans le recueil que j’ai déjà cité : Campagnes des maréchaux de Broglie et Belle-Isle, t. VII, sous ce titre : Lettre du maréchal de Belle-Isle à un des ministres du roi dans une cour étrangère, Amberg, 6 janvier 1742. Cette pièce se trouve aussi insérée dans les Mémoires du duc de Luynes.
  17. Belle-Isle à Breteuil, 18 décembre 1742. (Correspondance avec divers. Ministère des affaires étrangères.)
  18. Belle-Isle à Breteuil, Stebel, 21 décembre 1742. (Correspondance avec divers. Ministère des affaires étrangères.)
  19. Vauvenarges, Éloge funèbre de Paul-Emmanuel-Hippolyte de Seytres, officier au régiment du roi.
  20. Belle-Isle à Breteuil, Égra, 24 décembre 1742. (Correspondance avec divers. Ministère des affaires étrangères.) — Belle-Isle à Broglie, 27 décembre 1742. (Correspondances diverses. Ministère de la guerre.)
  21. Robinson à Carteret, 26, 27, 31 décembre 1742. (Correspondance de Vienne. Record Office.) — Frédéric, Histoire de mon temps. — Chambrier à Frédéric, 5 janvier 1743. (Ministère des affaires étrangères.) — Blondel à Amelot, 26 décembre 1742. (Correspondance d’Allemagne.)
  22. Chambrier à Frédéric, 11 janvier 1743. (Ministère des affaires étrangères.)
  23. Voltaire, Discours sur les officiers morts dans la guerre de 1743.
  24. Amelot à Belle-Isle, 14 janvier 1743. (Correspondance de Bavière. Ministère des affaires étrangères.) — Mémoires de Belle-Isle, dernier volume. — Ce recueil se termine ici, Belle-Isle n’ayant pas poussé plus loin le récit de sa vie, et d’ailleurs, n’ayant plus été mêlé depuis lors à des négociations importantes.— C’est ici que se place, dans la collection imprimée des dépêches du ministère de la guerre (t. VI, p. 294) un écrit intitulé : Mémoire, en forme de réflexions, que beaucoup d’historiens ont attribué à Belle-Isle et qui lui a attiré de justes critiques, parce qu’on y trouve des idées entièrement différentes de celles qui avaient dicté jusque-là la conduite du maréchal et qu’on y voit une preuve d’inconstance et de légèreté d’esprit. Mais rien n’autorise à penser que ce mémoire soit de Belle-Isle, et on rencontre entre autres, à la page 301, un éloge du maréchal de Broglie qui, certainement, ne s’est jamais trouvé sous sa plume. (Voir Jober, Histoire de Louis XV, t. II, p. 293-298)