La Première lutte de Frédéric II et de Marie-Thérèse/07

La Première lutte de Frédéric II et de Marie-Thérèse
Revue des Deux Mondes3e période, tome 50 (p. 241-283).
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VII.

PAIX DE BRESLAU. — FRÉDÉRIC ABANDONNE LA FRANCE.


Belle-Isle, repartant pour Francfort avant de se rendre à son nouveau poste, ne manqua pas, dans l’orgueil du triomphe, de donner connaissance à Frédéric des dispositions qu’il se vantait d’avoir provoquées et qu’il croyait faites pour lui être agréables. Seulement il est douteux que le roi, recevant cet avis au moment où il quittait lui-même la Moravie un peu déconfit, y trouvât une consolation suffisante de son mécompte et même un sujet de satisfaction sans mélange.

Jamais, au contraire, son humeur n’avait été plus noire que dans les jours qui suivirent sa rentrée dans ses quartiers de Bohême. Valori, bien qu’accoutumé à ses caprices, était effrayé de son état d’esprit, et avec moins de finesse que d’habitude, il attribuait cette disposition, subitement devenue farouche, au remords qu’un prince devait éprouver d’avoir imposé sans profit à son armée et à des populations innocentes les souffrances d’une campagne conduite avec une rigueur impitoyable. « Son regard, écrivait l’ambassadeur ému à Belle-Isle, est celui d’un réprouvé… Je vis alors, disait-il encore longtemps après dans ses Mémoires, ce que peut sur une âme la conscience timorée. L’état du roi était affreux. Tous ses propos étaient durs, son rire forcé et sardonique et ses plaisanteries pleines d’amertume. Tout l’importunait ; tout allumait les soupçons dans cette âme bourrelée. Que n’ai-je point eu à en souffrir[1] ! » Valori faisait trop d’honneur à la conscience de Frédéric, qui, ce jour-là pas plus qu’aucun autre, ne lui causa beaucoup de tourmens. La preuve que le scrupule n’était pour rien dans son trouble, je la trouverais à défaut d’autre dans une petite anecdote que le même Valori prend également soin de nous raconter. On s’indignait, sous la tente royale, de quelques déprédations exercées en Bohême par l’armée saxonne. « Que dites-vous de ces gens-là ? s’écria Frédéric toujours en colère ; je n’ai jamais pu parvenir à les faire piller en Moravie, quelque chose que je leur aie dit sur cela, et les voilà qui pillent ici, dans un pays qu’ils devraient ménager ! »

La vraie cause de son irritation, c’était, d’abord le dépit d’avoir échoué dans une tentative dont il avait fait beaucoup de bruit, puis la prévision d’une nouvelle campagne que l’approche de l’été allait rendre nécessaire, et qui s’annonçait dans des conditions beaucoup plus pénibles pour les alliés et, pour lui-même, beaucoup moins fructueuses que celles de l’année précédente. D’une part, en effet, l’esprit et la tenue des troupes autrichiennes se ressentaient du succès qu’elles venaient de remporter. Leur confiance était relevée par l’honneur d’avoir fait, en deux mois de temps, capituler des Français et reculer Frédéric. Le grand-duc, satisfait d’avoir pris à ce triomphe une part apparente, cédait à son frère, le prince Charles de Lorraine, un commandement dont, sans l’avouer, Marie-Thérèse commençait à craindre qu’il ne fût décidément incapable. On espérait beaucoup à Vienne, peut-être trop, des talens du nouveau général, dont l’extérieur agréable, la tournure élégante et les manières polies contrastaient avec l’air hautain et embarrassé du grand-duc. L’armée dont il prenait la direction était dans une excellente position. Avec le corps principal il faisait face, sur la frontière de la Moravie et de la Bohême, aux Prussiens campés à Chrudim. A sa gauche, une importante division placée sous les ordres du prince Lobkowitz et appuyée sur une chaîne de places fortes, continuait à barrer à l’armée française le chemin direct de Prague vers la Haute-Autriche. Les Autrichiens, au contraire, avaient leurs communications libres de tous les côtés, aussi bien avec Vienne et le Bas-Danube qu’avec Khevenhüller, toujours maître de la Bavière.

Mais cet avantage militaire, dont Frédéric pouvait espérer que son génie aurait raison, n’était rien auprès de celui qu’assurait à Marie-Thérèse la révolution opérée par deux événemens longtemps attendus et enfin réalisés, et qui altéraient à son profit toute la balance des forces en Europe. A Londres, de nouvelles élections parlementaires amenaient un changement de cabinet. Walpole était réduit à se retirer devant une majorité opposante, et le principal grief allégué contre lui était la mollesse du concours qu’il avait prêté à l’Autriche en péril, aussi bien que sa connivence plus ou moins suspecte dans la neutralité observée et le vote émis à Francfort par le roi-électeur de Hanovre. Carteret, son successeur, arrivait au pouvoir avec le mandat impérieux de faire prendre à la politique anglaise une paît plus active dans le conflit engagé sur le continent. Après avoir fait renouveler et accroître le subside accordé par le parlement à Marie-Thérèse, il s’empressait de mettre à sa disposition les douze mille hommes qu’on lui avait promis, mais qu’elle attendait encore. Il envoyait en outre à La Haye un ambassadeur extraordinaire pour solliciter des états-généraux de Hollande un effort pareil. Là, d’ailleurs, aussi bien qu’en Angleterre, le spectre de l’ambition française surexcitait les esprits en même temps que nos premiers revers donnaient le courage de le braver.

Au même moment, à l’autre extrémité de l’Europe, la cour de Turin se décidait enfin, après un an de préparatifs et d’hésitation, à sortir de son attitude énigmatique. Elle prenait parti, sinon pour les droits de Marie-Thérèse, au moins contre les prétentions d’Elisabeth Farnèse. Le concours de l’Espagne, offert avec tant d’empressement à Munich, tournait ainsi au désavantage de ceux qui l’avaient accepté sans réflexion. Car, à peine un corps d’armée espagnol, débarqué sur les côtes de Toscane dans les derniers jours de décembre, eut-il touché le sol italien que Charles-Emmanuel déclarait que, ses droits étant au moins égaux à ceux des infans, il ne pouvait tolérer un nouvel établissement de la maison de Bourbon en Italie. Par un traité rédigé avec art, il s’engagea envers l’Autriche à défendre le Milanais contre l’invasion espagnole, sauf à réserver pour l’avenir l’examen de ses propres droits et toutes les questions litigieuses. Marie-Thérèse, assurée par là d’être protégée en Italie sans coup férir, pouvait rappeler à elle toutes les troupes qu’elle aurait dû, sans cet appui, consacrer à la garde de ses provinces ultramontaines. C’était même grâce à la confiance que lui donnait une négociation déjà commencée qu’elle avait pu renforcer à temps l’armée de Khevenhüller. par des régimens venus d’Italie. Ces auxiliaires, inespérés du côté de l’ouest et du midi, remplaçaient largement pour elle ce qu’elle avait perdu à Pétersbourg.

La conséquence de ce double revirement était en effet d’étendre d’un bout de l’Europe à l’autre le champ de la lutte ! jusque-là restreinte à l’Allemagne et de lui faire prendre les proportions d’une guerre générale. Dès que la France et l’Angleterre étaient aux prises, les Pays-Bas, l’Allemagne méridionale et la Haute-Italie allaient devenir le théâtre des combats. On se battrait tout à la fois sur le Danube, sur le Rhin, sur la Meuse et sur le Pô. Frédéric se verrait ce jour-là menacé et dans les possessions rhénanes auxquelles il n’avait pas renoncé et peut-être dans son patrimoine de Brandebourg, ouvert du côté du Hanovre aux armées anglaises. C’étaient sur ces divers points de l’horizon de nouveaux périls à courir et de nouveaux efforts à faire. Une politique même moins égoïste que celle dont il professait les maximes se serait inquiétée de cette situation, car il faut bien convenir que ce surcroît de peine en perspective ne correspondait, pour la Prusse et son souverain, à aucun surcroît de profit en espérance. A la manière dont il avait lui-même consenti à répartir les intérêts des puissances alliées et d’après le lot assigné à chacune, Frédéric n’avait personnellement rien à attendre des futurs combats. La Silésie était pleinement soumise et même elle avait été un instant moralement cédée par Marie-Thérèse ; le sang prussien ne devait donc plus couler que pour assurer la conquête de la Moravie, promise à la Saxe, et la possession de la Bohême, disputée à la Bavière. Au jeu toujours aléatoire du champ de bataille, Frédéric n’avait plus pour son propre compte aucun gain à attendre.

Et cependant, tel que nous le connaissons, cette nécessité d’affronter pour le profit d’autrui des périls stériles, ce n’était pas là encore ce qui lui semblait le plus dur à supporter : une autre pensée, une autre crainte lui causaient une révolte intérieure qu’il ne pouvait dompter. Aucun de ses alliés ne lui tenait fortement au cœur, mais de la Saxe et de la Bavière redoutant peu de chose, il prenait aussi peu de souci. Sa véritable préoccupation, c’était la France. Or, du moment où la guerre, sortant des frontières d’Allemagne, devenait européenne, le premier rôle, sur le théâtre ainsi étendu, passait incontestablement à la France. Comme c’était la grandeur de la France, presque son existence, qui était en jeu, c’était aussi sa suprématie qui pouvait sortir de la victoire. Frédéric sentait que, par ce seul fait, il descendait au rang d’un simple auxiliaire : il n’était plus en quelque sorte que l’un des facteurs d’une opération dont le produit appartiendrait à une puissance qu’il n’avait jamais moins aimée que depuis qu’il combattait à côté d’elle. En un mot, au lieu d’employer les armes françaises à son service comme il avait toujours tendu et, jusque-là, réussi à le faire, c’était la France qui allait se servir et peut-être, à la dernière heure, se jouer de lui.

Cette terreur d’être d’abord l’instrument et finalement la dupe de la politique française semble, à partir de ce moment, hanter véritablement son esprit, et on en trouve la trace à cette date à toutes les pages de sa correspondance. Il y perd en vérité par momens le sens pratique qui était sa qualité principale. Ses soupçons continuels, qui auparavant avaient l’air de simples prétextes, s’exprimant maintenant dans des confidences intimes avec ses ministres, prennent un caractère de sincérité. Jugeant les autres par lui-même, il croit à tout moment démêler à Versailles quelqu’un de ces desseins profonds dont lui seul était capable, servi par quelqu’un de ces artifices dont il était coutumier. Tout l’alarme : la présence d’un envoyé saxon à Paris recèle l’arrière-pensée de changer à son détriment les conditions du traité de partage ; les efforts du ministre français à Saint-Pétersbourg pour réconcilier la Russie et la Suède sont les préliminaires d’une coalition formée dans le Nord pour le prendre un jour à revers ; un propos du cardinal de Tencin au pape, destiné à rassurer le pontife sur les conséquences de la conquête de la Silésie par un prince protestant, est une atteinte portée d’avance à la soumission de cette province ; un Français, établi en Toscane, qui vient à Vienne pour ses affaires, est le porteur d’une proposition de paix clandestine. Il n’y a pas jusqu’à l’augmentation des troupes françaises, tant de fois sollicitée par lui, qui ne lui paraisse, à certains jours, passer la mesure et présenter une apparence menaçante. Sur des indices de cette importance, il ordonne à son ministre à Paris, Chambrier, de sonder avec soin (genau sondiren) ce que le cardinal a dans le cœur, et Chambrier exécute ses instructions avec tant de zèle que le cardinal, impatienté par cet espionnage, finit par s’en offenser et que le roi est obligé de modérer lui-même l’ardeur inquisitive de son envoyé et de lui recommander de ne « pas se montrer (ostensiblement du moins) si furet. » Fleury avait sujet réellement de se plaindre, car en lui supposant tant d’intrigue au service de tant d’ambition, on lui faisait plus et moins d’honneur qu’il ne méritait. Aujourd’hui que toutes les archives sont ouvertes, rien n’est curieux comme de comparer la jalousie inquiète des dépêches prussiennes avec l’inquiétude d’un tout autre genre qui se montre à toutes les lignes de celles du ministre français ; un seul sentiment y règne : la crainte de mécontenter un allié suspect, mais nécessaire, et une soumission humble et épeurée à ses moindres caprices[2].

Encore si Frédéric eût été seul a éprouver cette irritation contre la France et l’alliance française, peut-être serait-il venu à bout de se calmer lui-même et de prendre patience. Mais la même impression, et plus vive encore, était répandue, nous le savons (il en avait de bonne heure averti Valori) à sa cour et dans son entourage ; autour de lui on était tout, Anglais, Russe, Autrichien même, excepté Français. La guerre commencée à contre-cœur devenait à chaque pas et après chaque incident plus à charge. C’était même pour plaire à ses officiers qu’il se livrait, contre nos maréchaux et nos soldats, à des invectives que lui-même ne pouvait trouver justifiées. Mais depuis l’éclat de la déroute des Français à Linz, cette consolation en paroles n’était plus suffisante. L’orgueil national, le patriotisme germanique, ces sentimens qui se cherchaient et s’ignoraient encore eux-mêmes, mais qui se révélaient par de vagues instincts, étaient flattés d’avoir vu fuir les étendards fleurdelysés devant des soldats qui parlaient allemand. On murmurait dans les rangs prussiens de ne pouvoir exprimer cette satisfaction tout haut : on portait envie à Khevenhüller. Pour peu qu’une pareille épreuve fût encore renouvelée, Marie-Thérèse allait devenir l’héroïne dont le nom parlerait à toutes les imaginations, même de ceux qui marchaient au combat contre elle. Et au même moment, dans toutes les villes de Hollande, dans beaucoup de petits états d’Allemagne, les chaires protestantes retentissaient d’invectives lancées par des prédicans, fils de religionnaires réfugiés, contre l’héritier de Louis XIV, l’Antéchrist et le soutien du démon, le nouveau Xerxès, oppresseur des libertés de la république chrétienne. Le très peu catholique Frédéric entendait en frémissant les échos de ces imprécations, dont quelques éclats l’atteignaient. Il se sentait avec un malaise croissant engagé à faux dans une lutte désormais sans issue contre des passions qu’il partageait peut-être et dont, en tout cas, il mesurait assez la force pour désirer de s’en ménager l’appui. Ajoutez enfin à tous ces motifs d’impatience et de découragement un autre, pris dans des considérations moins élevées, mais qui n’était pas moins puissant sur son esprit. L’argent commençait à lui manquer, les épargnes de son père étaient presque entièrement consommées, et c’était le moment que le nouvel empereur, à bout de ressources, choisissait pour lui demander, sous forme de subside ou d’emprunt, une importante aide pécuniaire.

Telles étaient, à n’en pas douter, les raisons véritables du trouble étrange que Valori apercevait avec surprise sur ce visage assombri dans lequel l’habitude aurait dû lui apprendre à lire. De cette impatience au désir de se débarrasser d’une alliance importune il n’y avait évidemment qu’un pas. Si Frédéric tardait encore à le franchir, s’il hésitait à revenir à la pensée, tant de fois déjà caressée par lui, de traiter directement de la paix avec la souveraine allemande, c’est qu’il était retenu par la mauvaise honte de courir après des négociateurs si récemment congédiés. Il craignait de rencontrer des visages incrédules quand il offrirait de nouveau une parole dont il s’était si lestement dégagé. Il supposait aussi, et non sans fondement, que la reine, encouragée par ses derniers succès, se montrerait maintenant plus difficile sur les conditions d’un accommodement. Ce partage de sentimens excitait chez lui un débat intérieur dont il éprouva le besoin (peut-être dans une nuit d’insomnie) de tracer le résumé par écrit. C’est ici, en effet, que se place une pièce curieuse, sans date et sans signature, que la Correspondance politique nous fait connaître et que, de la part de tout autre, on appellerait un examen de conscience.

Ce document se divise en deux parties dont la première est intitulée : Exposé des raisons que je puis avoir pour rester dans l’aillance de la France, et la seconde : Exposé des raisons que je puis avoir de faire une paix avec la reine de Hongrie. C’est le pour et le contre mis en regard ; toute l’âme de l’écrivain s’y révèle. Sous le premier chef, au nombre des motifs qui militent pour le maintien de l’alliance française, il veut bien placer (et même au premier rang) une considération tirée de l’honneur et de la morale. « Il est mal, dit-il, de violer sa parole sans raison, et jusqu’à présent je n’ai pas lieu de me plaindre de la France, ni de mes alliés (l’aveu est précieux et bon à retenir). L’on se fait la réputation d’homme changeant et léger, si l’on n’exécute point un projet qu’on a fait, et que l’on passe souvent d’un parti à l’autre. » Suivent des réflexions plus intéressées, comme celle-ci par exemple, à savoir : qu’une victoire nouvelle remportée sur les Autrichiens placerait la Prusse au premier rang dans l’empire et que son roi aurait alors toute l’autorité de l’empereur, dont l’électeur de Bavière n’aurait que l’embarras ; et cette autre : que la reine de Hongrie (si on traitait avec elle) regretterait toujours les provinces qu’elle aurait cédées et travaillerait à les reprendre, et l’on n’aurait jamais ainsi qu’une paix plâtrée.

Mais c’est sous l’autre rubrique, celle où sont énoncés les avantages possibles d’une paix séparée, que percent les véritables sentimens. Viennent d’abord les récriminations habituelles contre les lenteurs, les hésitations, les fausses manœuvres des généraux français, et l’impossibilité de faire campagne avec eux plus longtemps sans partager les conséquences de leurs fautes. Puis en travaillant pour l’empereur et le roi de Pologne, ce sont des voisins qu’on agrandit et qui peuvent payer d’ingratitude. Mais, écoutez le trait final : « L’heureuse fin de cette guerre rendrait la France arbitre de l’univers. » Voilà le mot décisif, voilà le dernier chiffre de l’addition qui clôt la balance, qui solde le bilan[3].

La délibération intérieure ainsi résumée porta ses fruits, et Frédéric se forma aisément une conviction dans le sens où la passion l’entraînait déjà. Presque en même temps d’ailleurs, lui arrivaient de Londres des ouvertures pressantes, faites par le nouveau secrétaire britannique au ministre prussien dans cette capitale. La conséquence fut que, le 22 mars, Podewils recevait l’ordre d’engager lord Hyndfort à se rendre de nouveau, soit à Olmütz, soit à Breslau, pour y traiter cette fois, non d’une trêve et d’une espérance de négociation, mais d’une paix définitive sur la base des conditions suivantes : la Basse-Silésie serait cédée à peu près dans les mêmes limites qui avaient été indiquées dans le protocole de Klein-Schnellendorf, mais avec l’addition d’un cercle et d’une seigneurie de Bohême, Königgratz et Pardubitz. (Notez que ces territoires étaient à ce moment même occupés par les alliés et cédés à la Bavière par un traité de partage que Frédéric venait de signer trois mois à peine auparavant.) En compensation, à la vérité, la reine de Hongrie devait prendre en termes généraux l’engagement de donner aux alliés du roi une satisfaction raisonnable, et d’accepter la médiation des puissances maritimes pour la conclusion d’un traité de paix où toutes les puissances seraient comprises. En aggravant ainsi les conditions qu’il avait obtenues à Klein-Schnellendorf dans des circonstances plus favorables, Frédéric ne pouvait avoir qu’une pensée, c’était de laisser une marge plus étendue à la négociation. S’il commençait par demander plus, c’était pour obtenir autant. Il n’en déclara pas moins à Podewils que ces propositions constituaient un ultimatum dont il n’y avait rien à rabattre[4].

A son grand déplaisir, Hyndfort ne parut mettre aucun empressement à répondre à l’invitation. Trop peu de temps s’était écoulé depuis que l’envoyé anglais avait été pris pour dupe, et il se souciait peu de s’exposer à jouer une seconde fois le même rôle. Il savait d’ailleurs que le même sentiment ne pouvait manquer d’exister, et plus vif encore, chez Marie-Thérèse, et il ne voyait dans les propositions du roi rien qui fût de nature à le dissiper. Le premier éclat de la colère féminine n’était pas commode à essuyer ; le vieux Robinson en avait fait l’épreuve et Hyndfort, en bon collègue, ne se pressait pas de l’y soumettre de nouveau. Il retarda donc son voyage sous divers prétextes, et la première quinzaine d’avril était déjà écoulée que te, date de sa venue n’était pas encore fixée. L’impatience de Frédéric croissait pourtant d’heure en heure. L’été approchait : Belle-Isle annonçait son arrivée et d’un jour à l’autre, il pouvait tomber à l’improviste dans le camp prussien ; il fallait savoir quel accueil lui faire. Le malheureux Podewils, qui n’en pouvait mais, recevait lettres sur lettres pour le presser de mettre les fers au feu. « Plus j’y pense, écrivait le roi, le 31 mars, et plus je vois qu’il me faut à tout prix une prompte paix. » — Puis, quelques jours après : « Comme je suis extrêmement intrigué de voir clair dans les circonstances présentes pour régler mes mesures là-dessus, je vous prie de retourner Hyndfort de tous les côtés pour voir ce que l’on peut se permettre et jusqu’où je pourrais pousser ma bisque. N’épargnez rien en courriers pour m’en informer, et faites usage de toute votre éloquence pour lui persuader de nous faire avoir notre morceau, et cela au plus vite : quinze jours plus tôt ou plus tard font beaucoup dans la situation où je suis, et il faut que je sache à quoi m’en tenir avant que Belle-Isle arrive. » Témoin de cet état d’agitation, le secrétaire intime du roi, un nommé Eichel, écrivait aussi confidentiellement au même Podewils : « Sa Majesté royale est dans la plus grande attente pour savoir où vous en êtes, et comme Votre Excellence connaît la vivacité de notre gracieux maître et que quand une affaire est languissante et traîne (languissant tractiret oder trainiret wird), il peut adopter avec la même vivacité un plan différent, surtout quand un homme aussi insinuant que Belle-Isle va venir avec ses cajoleries et promesses, je désire aussi vivement, dans mon petit particulier, que l’affaire en question soit bientôt réglée[5]. »

Hyndfort arriva enfin à Breslau, le 17 avril, et Podewils se hâta d’entrer en conversation. Mais l’entretien n’avança guère les affaires ; l’Anglais était froid, boutonné, ironique ; chacune de ses paroles et le ton même de sa voix semblait faire entendre qu’il voyait bien qu’on voulait le jouer et qu’il n’était pas d’humeur cette fois à se laisser prendre. D’ailleurs, ses pleins pouvoirs, dit-il, étaient périmés, et il ignorait les intentions de la reine, n’ayant eu avec elle aucune relation depuis l’issue malheureuse des derniers pourparlers. Cette réserve était peu vraisemblable et on vit bien qu’il en savait plus qu’il n’en disait, à la manière décisive dont il s’exprima sur chacune des conditions de l’ultimatum proposé. Il ne fit grâce à aucune ; jamais, suivant lui, la reine, qui s’était prêtée à regret à la mutilation de la Silésie, ne consentirait à laisser entamer la Bohême. Que signifiait de plus cette satisfaction raisonnable à assurer aux alliés du roi, dont on ne déterminait ni la nature, ni l’étendue ? Où la trouver, cette satisfaction, sinon dans de nouveaux sacrifices à imposer aux possessions autrichiennes ? Qui serait chargé d’apprécier si elle était raisonnable ? Une clause si élastique ne pouvait être qu’un moyen tout préparé pour se dégager une fois encore à volonté des paroles données. Podewils, piqué et déconcerté, essaya de se justifier et de récriminer, sans mettre pourtant d’amertume dans sa réplique. Il laissa même clairement entendre que la clause stipulée en faveur des alliés du roi n’était qu’une manière polie de leur donner congé, et qu’il ne fallait pas la prendre au sérieux. Mais où la conversation s’aigrit subitement, ce fut quand Hyndfort ajouta comme une chose toute naturelle et qui allait de soi que, si la reine se décidait à céder de si belles provinces, elle comptait bien qu’en retour le roi ne se contenterait pas de rester les bras croisés, et l’aiderait par une assistance effective à reconquérir le reste de ce qu’elle avait perdu. C’était dire très clairement que, les paroles étant sans valeur, il fallait y joindre les actes. On voulait mettre du sang entre Frédéric et ses alliés de la veille, pour être sûr qu’il ne leur tendrait pas de nouveau, le lendemain, par derrière, la main qu’il leur retirait. Le ministre prussien se leva alors tout en colère : « Mylord, dit-il, si la reine a laissé entrer une pareille idée dans sa tête, il est inutile que nous causions plus longtemps. Le roi ne va pas se mettre en guerre pour elle avec l’empereur, la France et le roi de Pologne. Guerre pour guerre, il aimera mieux poursuivre avec énergie la présente qui, avec l’aide de Dieu, pourra être terminée heureusement dans cette campagne[6]. »

Informé le soir par courrier du tour que prenait ce premier entretien, Frédéric, sans blâmer la vivacité de son représentant, prit pourtant l’injure avec plus de calme. Non assurément qu’il eût la plus légère envie de se mettre en campagne pour Marie-Thérèse, mais il se rendait justice, et l’honneur étant rarement plus délicat que la conscience, il ne s’offensait ni même ne s’étonnait beaucoup qu’on se défiât de lui et qu’on n’acceptât ses promesses que sous caution. Avant de se fâcher, il voulut essayer si, au gage compromettant qu’on lui demandait il ne pourrait pas substituer quelque sûreté moins onéreuse, qui pût paraître équivalente. « J’ai cru apercevoir, répondit-il à Podewils, qu’un des inconvéniens principaux de la paix à faire, c’est le soupçon dans lequel est la cour de Vienne que nous en userions après la paix comme après le protocole de Schnellendorf… Il faut mettre aux Anglais et aux Autrichiens l’esprit en repos sur ce que nous romprions nos engagemens, leur faire sentir la différence d’un traité et d’un pourparler, et leur dire naturellement que nous comprenons bien qu’ils ne veulent notre assistance que pour être certains de nous et que nous ne changerons pas d’avis à la première occasion ; que, pour l’article de l’assistance, je le rejette absolument, mais que je ne rejette pas tel expédient qu’il paraîtrait bon à Hyndfort de proposer pour tranquilliser la cour de Vienne. Voyez ce que Hyndfort vous dira. » Il indiqua lui-même d’avance plusieurs modes d’accommodement. Il pourrait, par exemple, ne laisser dans les provinces cédées que des troupes insuffisantes pour les garder, de sorte que la reine serait en mesure d’y faire rentrer les siennes si on ne lui tenait pas parole. Il offrait aussi de souscrire, aussitôt après la paix, un traité d’alliance défensif avec les puissances maritimes, principalement dirigé contre la France. De plus, Podewils reçut l’autorisation de laisser en dépôt, entre les mains d’Hyndfort, un billet autographe par lequel le roi s’engagerait, une fois les arrangemens conclus, à ne les rompre sous aucun prétexte. C’était le contraire de ce qu’il avait exigé au mois d’octobre précédent, quand il s’était refusé de laisser aux négociateurs de Klein-Schnellendorf un écrit quelconque, même un papier grand comme la main. Enfin, sachant qu’Hyndfort, comme la plupart des nobles écossais, n’avait pas une fortune proportionnée à son rang, il chargea Podewils de le sonder pour voir s’il accepterait une gratification qui ne serait pas moins de 100,000 écus, « ce qui rehausserait encore la gloire particulière qu’il aurait à sauver la maison d’Autriche. Bref, concluait Frédéric, je suis résolu de faire la paix aux meilleures conditions que je pourrai, sauf les déshonorantes[7]. »

Toutes ces avances furent inutiles, peut-être parce qu’elles étaient excessives. Hyndfort refusa avec une hauteur dédaigneuse l’offre personnelle qui lui était faite. « Le roi ne me connaît pas, dit-il, et ne connaît pas les pairs d’Angleterre. — Mais, reprit Podewils (raisonnant d’après les habitudes du temps) un ministre qui a conduit heureusement une négociation suivant sa conscience peut recevoir les preuves de la reconnaissance d’un grand prince. — Soyons assez heureux pour faire la paix, répliqua l’ambassadeur en souriant ; le reste s’arrangera de lui-même. » Il n’en demeura pas moins intraitable sur la condition de l’assistance effective qui faisait le véritable nœud du débat. Podewils avait beau répéter par ordre du roi cet argument qu’il trouvait vainqueur : « Mais si la reine croit pouvoir continuer la guerre contre les alliés, appuyés qu’ils sont aujourd’hui par la Prusse, quel besoin a-t-elle de nous pour les vaincre quand ils seront privés de notre concours ? La neutralité du roi doit lui suffire. » Le raisonnement eût été irréfutable, si c’eût été en réalité de l’appui matériel de Frédéric et non de sa sincérité qu’on eût voulu s’assurer. Aussi Hyndfort répondait-il avec un sang-froid ironique : « Vous raisonnez comme un théorème de Newton, mais gageons qu’on n’en jugera pas ainsi à Vienne. » Bref, il ne consentit pas à autre chose qu’à transmettre par courrier les propositions prussiennes sans modification et sans commentaire, et il demanda dix jours pour attendre le retour de son envoi[8].

Dans de telles conditions, l’accueil de Vienne ne pouvait être douteux : la reine était dans l’exaltation de ses succès et moins que jamais disposée à dépasser la limite de concessions qu’elle n’avait même jamais sincèrement acceptées. Elle ne tarissait pas d’ailleurs en invectives sur les perfidies de Frédéric, et la première fois qu’on lui reparla, après l’éclat de la première rupture, de rentrer encore en pourparlers : « Est-ce que quelqu’un de sérieux, dit-elle, peut maintenant attendre du roi de Prusse autre chose que des impostures ? » Et au grand-duc, qui voulait toujours prendre lui-même la plume pour s’assurer des dispositions véritables du roi : « Mon cher cœur, dit-elle, vous écrirez s’il vous plaît, mais il n’en est pas digne et il en fera mauvais usage. Ne vous avilissez pas, et prenez (pour ne pas répondre) le beau prétexte de vos conquêtes. »

Elle en trouva elle-même un meilleur encore pour faire une réponse qui ne la compromettait pas. Elle comprit qu’en insistant sur l’exigence d’une assistance immédiate et effective (qu’elle n’obtiendrait sûrement pas), elle pourrait, sans risquer d’être prise au mot, se montrer coulante sur le reste. Aussi, tout en persistant à repousser toute cession de territoire en Bohême, laissait-elle entendre qu’elle consentirait à étendre la partie à céder de la Silésie, « mais toujours à condition expresse et pas autrement que ledit roi garantisse le reste des états de la maison d’Autriche, du moins ceux de l’Allemagne, et qu’il s’unisse avec la reine et les puissances maritimes pour faire sortir au plus tôt les troupes françaises de l’empire dont ils (sic) oppriment la liberté. Condition, ajouta-t-elle avec une nuance d’ironie, qui, loin d’être déshonorante pour le prince, lui acquiert la gloire d’être le libérateur de sa patrie et le restaurateur de la liberté publique. » Quand cette réponse fut transmise par Hyndfort à Podewils : « N’y a-t-il rien de plus au fond du sac ? » dit le ministre. « Non, sur l’honneur, » répondit l’Anglais. « Alors, nous sommes tous deux bien à plaindre, car nous avons travaillé en vain[9]. »

Effectivement, dès que le roi fut avisé qu’il n’avait rien d’autre à attendre, il écrivit à Podewils que, devant une pareille impertinence, il croyait tomber en syncope. Au fond, cependant, il exagérait sa surprise. L’accueil plus que froid fait à ses instances et à ses caresses avait fini par l’éclairer. Après avoir quelque temps maugréé contre Hyndfort et menacé même d’écrire à Londres pour le faire révoquer, il s’était résigné à comprendre que si le négociateur se montrait si obstinément maussade, c’est qu’il n’y avait aucune espérance de trouver meilleure grâce chez la partie principale intéressée. Avec sa mobilité et aussi sa résolution accoutumée, il avait alors fait son compte et pris son parti en conséquence. Puisque la victoire rendait Marie-Thérèse intraitable, il ne restait qu’une seule manière de la disposer à une humeur plus accommodante, c’était de lui appliquer un châtiment efficace, de nature à abattre son orgueil et ses espérances. Frapper un coup, un seul s’il était possible, mais énergique et à fond, sauf à voir le lendemain si on pourrait, sur de nouveaux et meilleurs termes, reprendre la conversation, ce fut la pensée qu’il adopta et qu’il mit sur-le-champ à exécution. Les dix jours d’intervalle lui suffirent pour concentrer ses troupes et leur faire prendre la position la plus propre à offrir et à livrer la bataille au prince Charles dès le lendemain de la réponse de Vienne. Au jour donné, en effet, il se trouvait (il le dit lui-même dans l’Histoire de mon temps) à la tête d’une armée belle et reposée, prête à tenter le sort des armes, composée de trente-quatre bataillons et soixante-quatre escadrons ; en tout près de trente-trois mille hommes. Aussi le post-scriptum de sa lettre à Podewils, datée du 11, fut-il ainsi conçu : « Nous campons le 13, effet de la négociation[10]. » Et Podewils put écrire en toute sincérité à lord Hyndfort : « Rien ne peut plus retenir le roi, il ne respire que vengeance. »

Avant d’aller prendre sa position de combat, il eut cependant encore le temps de mander auprès de lui l’envoyé de France dont, dans les jours précédens, il évitait avec soin la conversation. À la vérité, il n’avait pas eu beaucoup de peine à s’en garder, car Valori, entièrement découragé, fermant volontairement les yeux sur des desseins qu’il ne comprenait que trop bien, mais qu’il se sentait impuissant à combattre, n’insistait plus pour obtenir audience et se bornait à remplir sa correspondance de gémissemens et de sinistres pronostics : « Ma situation devient tous les jours plus désagréable, écrivait-il de Chrudim même, je suis le seul présent ici des ministres étrangers ; personne ne me voit, et mon application continuelle est d’éviter les occasions où on pourrait manquer de considération au ministre du roi. » Grande fut donc sa surprise de recevoir l’invitation de se rendre sous la tente royale, et d’entendre le ton d’affection et de confiance sur lequel le roi lui communiqua les dernières propositions qu’il avait reçues de Vienne. « Il me dit, écrit Valori, qu’il avait répondu par une négative aussi nette que possible… mettant dans sa réponse qu’il était fort utile qu’on s’adressât à lui, vu qu’il était résolu de ne rien faire que de concert avec ses alliés. Il a même mis de sa main à la marge : Que la reine de Hongrie aille… Dispensez-moi, monseigneur, de vous mander ses propres termes, ils sont militaires ; aussi, ce prince est-il à la veille de camper ! » Mais Frédéric n’ajouta pas ce que Valori, instruit par l’expérience, devinait peut-être, et ce qui aurait ôté de leur valeur à tous les jurons du monde, c’est que ces propositions repoussées avec tant d’énergie n’étaient elles-mêmes que la réponse faite à des demandes dont la bonne foi d’un allié ne s’accommodait pas davantage.

Poursuivant son discours, Frédéric tomba sans ménagement sur les Anglais : « Ces gens, dit-il, frappent à toutes les portes. Prévenez Belle-Isle qu’ils négocient à Dresde et qu’ils veulent être nos médiateurs. Ce n’est pas mon avis : faisons la guerre bien vigoureusement et n’admettons d’autre médiation que l’accomplissement de nos traités. Pour ma part, je vais au-devant des Autrichiens et je ne leur laisserai pas faire un pas de plus avec leur racaille hongroise. Je voudrais que ce fût moi seul qui les battît et qui eût le plaisir de les humilier. » Il expédiait en même temps une lettre au cardinal de Fleury, où il lui parlait plus que jamais de leur union mutuelle et de leur attachement indissoluble : « Je suis campé depuis hier, disait-il, on dit que l’ennemi marche à moi, je vous prie de faire dire quelques messes pour que la chose arrive… M. de Belle-Isle sera, je pense, le 22, dans mon camp, et je suis persuadé que nous serons fort contens l’un de l’autre. » Valori transmit le tout, lettre et assurances, mais sur un ton d’incrédulité un peu triste, parfaitement explicable par le souvenir de tant d’illusions trompées[11].

En effet, puisque Belle-Isle était sur le point d’arriver et qu’on était si sûr de le contenter, le plus simple eût été de l’attendre, afin de combiner avec lui une double attaque, qui, prenant au même moment à partie les deux divisions de l’armée autrichienne et faisant ainsi, en quelque sorte, feu sur toute la ligne, l’aurait balayée tout entière d’un seul coup. Il ne semble pas, par le récit même de Frédéric, que ce délai d’une ou deux semaines eût rien compromis, ni que le prince Charles, très indécis de sa nature, fût à tel point pressé de prendre l’agressive, qu’il fallût immédiatement en venir aux mains avec lui. En tout cas, en prolongeant par une réponse équivoque la négociation qu’on ne s’était pas fait scrupule d’entamer, on eût obtenu aisément le répit nécessaire pour préparer un concert si désirable. Mais c’était précisément le concert dont Frédéric ne voulait pas, parce que c’eût été recommencer avec les Français une série d’opérations combinées dont il n’aurait pu ensuite se dégager à volonté. En affirmant à Valori qu’il voulait être seul à battre les Autrichiens, il disait le seul mot de vérité qui lui fût échappé dans tout l’entretien. Il voulait être seul à vaincre pour être seul aussi à user de la victoire. En réalité, la bataille qu’il allait livrer n’était pas le commencement d’une campagne, mais une phase de la négociation qu’il ne suspendait un jour que pour la reprendre avec plus d’avantage le lendemain.

Sur ce point, il faut le dire, il fut également bien servi et par la fortune des armes et par son génie. La bataille eut lieu le 17 mai, justement suivie de l’effet qu’il désirait, dans la mesure exacte où il lui convenait de se maintenir. Divers indices lui avaient fait comprendre que le but du prince Charles était de tendre directement vers Prague, en se frayant un chemin entre l’armée prussienne et l’armée française et en les séparant l’une de l’autre. Pour lui disputer ce passage, Frédéric vint placer ses troupes en face de l’armée du prince, dans une sorte de demi-cercle, dont la gauche restait à Chrudim, tandis que le centre occupait une plaine marécageuse autour de Clatkau et de Chotusitz et la droite s’étendait jusqu’au petit village de Kuttenberg. Il fermait ainsi complètement au prince la route de Prague. Celui-ci, ne pouvant laisser de la sorte paralyser tous ses mouvemens, dut faire un effort pour forcer la barrière qu’on élevait devant lui. Il attaqua lui-même les lignes prussiennes, et les premières opérations lui furent favorables, car il réussit à culbuter et à mettre en déroute l’aile gauche de l’armée royale. Frédéric vint alors à la rescousse, et, opérant énergiquement sur la droite, répara promptement cet échec et força le prince à se retirer avec perte. L’engagement, bien que n’ayant pas duré plus de trois heures, fut très meurtrier : sept mille hommes du côté des Autrichiens et quatre mille du côté des Prussiens, restèrent sur le champ de bataille. L’armée victorieuse n’avait ainsi guère moins souffert que celle qui battait en retraite. Ce fut la raison que donna Frédéric pour ne pas pousser plus loin son avantage afin d’achever, soit ce jour même, soit le lendemain, la déroute de l’ennemi très démoralisé. Mais la conséquence fut que le prince de Lorraine ne fut nullement inquiété dans sa retraite et qu’il put reprendre à peu près les mêmes positions qu’il occupait avant sa défaite. S’il dut renoncer à marcher droit à Prague, il conserva au moins, ce qui était le plus important pour lui, la pleine liberté de ses communications avec le corps d’armée du prince Lobkowitz. En se portant sur sa gauche pour se joindre à cette division, il pouvait encore atteindre Prague : il lui suffisait de suivre les deux côtés d’un rectangle dont on ne lui interdisait que la diagonale.

Cette inaction à la suite d’une affaire si vivement et si heureusement engagée était si peu dans le caractère habituel de Frédéric que tous les témoins la remarquèrent et que tous les historiens la constatent. Valori, très indulgent pour lui en général, déclare dans ses Mémoires qu’il se contenta ce jour-là du vain honneur du champ de bataille. « Les Prussiens, dit M. d’Arneth, ne poursuivirent le prince Charles que dans la mesure strictement nécessaire pour montrer qu’ils étaient les maîtres du terrain. » Les affirmations de M. Droysen lui-même, tout aussi précises, sont accompagnées d’un commentaire qui dans sa bouche est significatif : « Il était, dit-il, au pouvoir du roi d’anéantir l’armée vaincue, qui semblait fondre dans sa retraite. Mais ce n’était pas son dessein[12]. » M. Léopold Ranke va plus loin encore ; il affirme que le maréchal Schmettau ayant vivement pressé Frédéric de tirer un parti complet de sa victoire : « Je ne veux pas, répondit celui-ci, abaisser à ce point la reine de Hongrie. » C’était donc en quelque sorte un duel que le vainqueur arrêtait volontairement après la première effusion de sang.

Mais s’il n’entrait pas dans le plan de Frédéric de recueillir tout le fruit de cette heureuse journée, au moins ne se fit-il pas faute d’en faire beaucoup de bruit et, s’il ne frappait pas très fort, de parler très haut. Il écrivit de sa propre main dès le soir au roi de France, à l’empereur, au roi de Pologne, à Belle-Isle, à Broglie, à Valori et à Podewils, à chacun dans des termes différens, mais sur un ton plein d’exaltation et d’enthousiasme : « Sire, disait-il à Louis XV par un billet tracé sur le champ de bataille même, le prince Charles m’a attaqué et je l’ai battu. » Et à Charles VII : « Ma satisfaction est d’autant plus grande que j’espère que Votre Majesté impériale se verra par là maître de la Bohême. » Et enfin à Broglie, non sans une pointe d’ironie assez blessante : « Je suis persuadé que vous ne manquerez pas de profiter de la consternation que cette nouvelle causera dans l’armée du prince Lobkowitz. Il importe extrêmement à la cause commune que vous ne laissiez pas à l’ennemi le temps de se reconnaître, et comme de ma part je porte des coups si considérables sur l’ennemi, il ne serait pas permis, si votre armée voulait rester sans rien faire (sic), je crois que ce serait une honte éternelle pour la nation française. J’ai trop bonne opinion de la bravoure française pour que je ne dusse espérer qu’elle se saisira de l’occasion pour acquérir de la gloire ! » Avec Podewils et Valori, ce sont des interjections familières, mais plus expressives encore : « Eh bien ! ils l’ont voulu et leur volonté est accomplie ; que nous reste-t-il à désirer ? Dites à Hyndfort : Monsieur, vous avez forcé le roi à détruire la maison d’Autriche que vous vouliez sauver. Tu l’as voulu, George Dandin, tu l’as voulu. » — « Eh bien ! l’ami Valori, n’ai-je pas tenu parole et n’avons-nous pas bien battu les Autrichiens ? J’espère que messieurs les Français seront contens de moi. » Valori était content sans doute, et il fallait bien l’être ; mais le fut-il autant d’un second billet reçu deux jours après et dont les termes un peu différens durent lui donner à penser ? « J’ai tenu parole, disait le roi : à présent, je suis quitte envers vous et mes alliés,.. et ces….. de Saxons n’en ont pas été[13]. »

L’heureuse nouvelle ainsi envoyée à tous les échos atteignit Belle-Isle sur la route de Francfort à Prague. Le maréchal s’était attardé longtemps dans la ville impériale pour assister, dans les embarras de sa prise de possession, le nouvel empereur, qui, malade, goutteux, accablé de tristesse et manquant d’argent, ne pouvait se passer de ses conseils. Il n’était pas fâché non plus de laisser à la nouvelle armée française qui devait opérer en Bavière le temps d’arriver sur le territoire allemand, afin que, le maréchal de Broglie étant appelé à en prendre le commandement, la vie commune entre les deux collègues à Prague durât le moins longtemps possible. Il arriva le 22 mai, et trouva le maréchal de Broglie dans un assez grand embarras. Le reproche indirect mêlé par Frédéric à la nouvelle de sa victoire avait blessé au vif le vieux soldat et, relevant aussitôt le gant, il s’était hâté de répondre au roi, sur le ton de fierté un peu rogue qui lui était habituel, qu’à sa connaissance, les Français avaient en général plus besoin de bride que d’éperon. « Le roi, écrivait-il en même temps au ministre de la guerre (le marquis de Breteuil), aurait pu me dire la même chose, ce me semble, dans des termes un peu plus obligeans ; mais, comme il n’entend peut-être pas le français, il faut croire que sa lettre est plus honnête dans sa langue qu’elle n’est dans la nôtre. » Il n’en était pas moins piqué d’honneur et sentait que c’était à lui à compléter l’avantage remporté par les Prussiens et laissé à moitié par Frédéric ; mais il était en même temps très justement inquiet de l’étrange facilité laissée au prince Charles pour effectuer sa retraite et pour opérer, au moment qui lui conviendrait, sa jonction avec Lobkowitz. « Si le prince arrive, disait-il, je serai accablé. » De plus, lui comme Belle-Isle avaient reçu dans ces derniers jours lettres sur lettres de Versailles, tant du ministre que du cardinal, les avertissant de ne jamais se mettre dans le cas d’avoir un besoin indispensable du roi de Prusse, attendu qu’on n’était jamais sûr de lui et qu’on le soupçonnait toujours de vouloir faire une paix fourrée. C’était l’effet des tristes et trop justes pressentimens de Valori. Mais au moment d’agir, ces recommandations revenaient en mémoire et n’avaient rien d’encourageant[14].

Broglie fit part de ces incertitudes à Belle-Isle, et ce jour-là, malgré leur antipathie déclarée, les deux maréchaux mirent leur patriotisme et le sentiment de leur devoir au-dessus de leurs passions personnelles. Belle-Isle surtout avait cette facilité d’humeur que donne le sentiment du triomphe. « Il était, disait plus tard le maréchal de Broglie, tout lumineux des dignités et des honneurs dont il était comblé. » Ils convinrent, pour satisfaire Frédéric et pour soutenir l’honneur des armées françaises, de faire une charge contre le prince Lobkowitz, qui venait de se rapprocher des lignes françaises pour mettre le siège devant la petite ville de Frauenberg, gardée par des troupes bavaroises. Une fois que, par cet acte énergique, l’ennemi aurait été intimidé et remis à distance, Belle-Isle irait de sa personne au camp prussien concerter avec Frédéric le plan général des opérations de l’été, et s’assurer en le regardant en face et en interrogeant son visage de la sincérité du concours qu’on pouvait attendre de lui. L’attaque combinée eut en effet lieu le 26 mai et avec un plein succès : les troupes françaises arrivèrent à l’improviste sur les derrières de l’armée de Lobkowitz, dont elles rencontrèrent l’arrière-garde dans les environs du village de Sahay à la sortie d’un défilé très étroit. Un combat très vif s’engagea, qui ne dura que quelques heures et se termina à l’avantage des Français. Ce n’était qu’une petite affaire, mais elle avait été très chaude et très lestement emportée, avec toute la valeur et tout l’entrain qui faisaient la réputation de nos armées. Lobkowitz se retira précipitamment, abandonnant le siège qu’il avait entrepris.

Les deux maréchaux étaient restés toute la journée fraternellement côte à côte, et, le soir, paraissaient également radieux : ils se félicitaient réciproquement de leur victoire. Belle-Isle fit même à son collègue la politesse de désigner son second fils, le comte de Revel, pour porter à Versailles la bonne nouvelle. Dès le lendemain malheureusement, la bonne harmonie était déjà troublée. Belle-Isle, toujours ardent, était pressé de profiter de l’avantage et croyait possible de jeter par une poursuite hardie Lobkowitz hors de Bohême. Broglie, toujours plus prudent, et les yeux fixés sur le point noir qui cachait à l’horizon les mouvemens de l’armée du prince Charles, craignait de s’avancer sans précaution contre un ennemi qui, d’un moment à l’autre, pouvait voir doubler ses forces par une jonction toujours menaçante. Belle-Isle répondait qu’en ce cas, si l’on ne voulait pas avancer, il fallait reculer, rentrer dans les positions sûres qu’on avait quittées la veille, et abandonner le terrain du champ de bataille, où l’on ne pourrait se maintenir contre l’éventualité même dont Broglie était préoccupé. Broglie, au contraire, croyait pouvoir y faire station au moins le temps nécessaire pour apprendre sur quel appui il devait compter de la part de l’armée prussienne. Sur ce point, comme on verra, l’événement lui donna tort[15].

Aussi mécontent de la situation qu’il laissait derrière lui qu’inquiet de celle qu’il allait trouver, Belle-Isle se mit en route pour le camp prussien. A chaque pas qu’il faisait, ses perplexités devenaient plus grandes. Il apprit en effet que, loin de se mettre en mesure de poursuivre le prince Charles, Frédéric, sous prétexte que ses troupes avaient besoin de repos et manquaient de subsistances, les dispersait dans des cantonnemens tout le long de la petite rivière de la Sasawa. On ne pouvait dire plus éloquemment au prince qu’il était libre d’agir à sa convenance et que, pourvu qu’il laissât les Prussiens tranquilles, aucun de ses mouvemens ne serait gêné. Belle-Isle arriva donc au camp de Kuttenberg, l’esprit rempli des soupçons les plus fâcheux.

Les procédés de Frédéric nous sont maintenant trop connus après l’exposé minutieux et (je le crains bien) un peu monotone que j’ai dû en faire, pour qu’il soit besoin de dire que ces soupçons étaient pleinement fondés. Je ne voudrais pas jurer que dans la soirée qui suivit sa victoire, Frédéric n’eût pas été tenté de la rendre plus complète et plus éclatante encore en achevant, de concert avec la France, l’humiliation de Marie-Thérèse, et c’était même l’avis du prudent Podewils, qui conseillait timidement de profiter de l’occasion pour délivrer une fois pour toutes la Prusse du voisinage toujours dangereux de l’Autriche en Bohême. Mais cette tentation de rester fidèle et loyal, si elle traversa l’esprit de Frédéric, n’y dura guère, car, dès le 21 mai, il faisait savoir à Hyndfort que le succès ne l’enivrait pas au point de lui faire perdre ses sentimens de modération. C’était dire qu’il était prêt à reprendre la négociation là où il en était resté avant la bataille sans ajouter ni retrancher rien à son ultimatum. Hyndfort accepta cette fois, sans discussion, l’arrêt de la fortune et fit parvenir sur-le-champ à Vienne des conseils de résignation. La manière dont il s’y prit pour les faire agréer indique assez quelle idée il se faisait de l’humeur inflexible de Marie-Thérèse, car son unique argument consistait à lui représenter qu’en matière de conquête, rien n’était irréparable et que ce que la fortune enlevait aujourd’hui, elle pourrait le rendre le lendemain. « La reine doit d’autant moins hésiter, disait-il, à consentir à ce qu’on lui demande, que ces concessions lui sont arrachées par la violence et par une double perfidie. Aucune puissance au ciel et sur la terre ne pourra blâmer dans l’avenir la maison d’Autriche, si elle use plus tard de représailles et reprend à la première occasion par la force ce qu’on lui enlève aujourd’hui.[16]. »

Quand cette lettre parvint à Vienne, presque en même temps que les tristes nouvelles de la défaite de Chotusitz, Marie-Thérèse était en couches, venant de mettre au monde une princesse qui reçut le nom de Marie-Christine et qui devait tenir plus tard une place importante dans la famille impériale. Bien qu’aucun état de souffrance ne pût abattre la fermeté de son âme, elle jouissait de moins de liberté d’esprit que d’habitude pour tenir tête aux instances qui vinrent l’assiéger de tous côtés et qu’appuyaient des dépêches pressantes de Londres. Elle résista pourtant quelques jours encore et quand on vint enfin à bout de la faire fléchir, elle ne voulut céder qu’à moitié : elle renonça bien à exiger l’assistance du roi de Prusse et consentit à se contenter de sa neutralité, mais elle fut inébranlable en ce qui touchait l’intégrité de la Bohême. « Je n’y laisserai pas toucher, disait-elle, quand même le roi d’Angleterre viendrait me le demander à la tête de son parlement. Plutôt m’ensevelir sous les ruines de Vienne ! » Tout au plus put-on obtenir qu’elle maintînt la proposition déjà faite d’étendre la partie cédée du territoire de la Silésie. Toute la question, dès lors, était de savoir si Frédéric trouverait cette concession suffisante. La condition dépendant exclusivement de sa volonté, le traité de paix fourrée, comme disait Fleury, était pour ainsi dire dans une de ses mains le jour où il dut tendre l’autre à Belle-Isle[17].

Il n’en reçut pas moins le général français, le visage riant, à bras ouverts, ainsi qu’un ancien ami. Comme il avait été le recevoir à l’entrée du camp et qu’ils revenaient ensemble en se promenant, il s’aperçut que le temps menaçait d’orage : « Vous allez avoir froid, » dit-il avec le plus tendre intérêt, et il le força d’accepter son manteau. La conversation s’engagea par les plus chaudes félicitations de Belle-Isle sur la victoire du 17 mai. « Le roi avala à merveille, dit Valori, l’encens qui ne lui fut point épargné. » Mais il ne parut pas pressé de rendre la pareille ; il se montra au contraire plus que froid sur le succès des Français à Sahay et tourna même légèrement en dérision le bruit qu’ils avaient fait d’une échauffourée, suivant lui, sans importance. Évidemment, voulant avoir à se plaindre de ses alliés, il ne lui convenait pas de leur faire des complimens. Belle-Isle ne le contredit pas ; non que, sur le champ de bataille de Sahay, il n’eût été des plus pressés de chanter victoire, mais, depuis lors, il avait appris, avant de quitter le camp, que les amis du maréchal de Broglie demandaient pour lui à cette occasion le titre de duc, et il ne se souciait plus d’aider à glorifier son rival. L’incident lui servit cependant à amener l’entretien sur le point véritablement important, car Frédéric lui ayant demandé, non sans quelque aigreur, pourquoi on n’avait pas poursuivi le prince Lobkowitz dans sa retraite, Belle-Isle rétorqua aussitôt sur un ton moins vif, mais tout aussi ferme, en demandant à son tour pourquoi on avait négligé de tirer parti de la victoire de Chotusitz. « Vous refaites, lui dit-il (sans se dissimuler sans doute ce que ce souvenir avait de blessant), la faute qui a été commise après la prise de Neisse et qui a failli vous être fatale. »

Frédéric, qui ne tenait plus probablement beaucoup à se justifier, ne releva pas l’insinuation ; mais, tout en restant calme et même gracieux, il se montra inébranlable dans la résolution de ne pas faire un pas de plus à la suite du prince de Lorraine. Avant le 15 juillet, dit-il, il ne fallait pas compter sur lui ; ce temps-là lui était nécessaire pour réparer ses pertes et remettre son monde en état. À ce moment, si les troupes françaises étaient disponibles de leur côté, on pourrait marcher en commun sur Vienne par les deux rives du Danube. « Mais, dit Belle-Isle en insistant, si d’ici là le maréchal de Broglie était attaqué par les deux corps d’armée autrichiens réunis ? — Il pourrait, dit Frédéric, se retirer dans les retranchemens de Pisek, où il avait passé l’hiver, et d’ailleurs pourquoi ne pas appeler à son aide les troupes saxonnes qui n’avaient pas encore donné ? C’était à leur tour d’agir. » Tout ce que Belle-Isle put obtenir à force d’instances, ce fut qu’un détachement prussien s’avancerait sur la Sasawa au point où cette petite rivière se jetait dans la Moldau, afin d’être en mesure de se porter sur Prague, si la ville était sérieusement attaquée. Il fut convenu qu’en vue de cette éventualité, on jetterait un pont d’avance à l’endroit de ce confluent.

Pour adoucir ce qu’il y avait de sec dans le refus et de désobligeant dans ce maigre secours si péniblement accordé, Frédéric se jeta alors dans des considérations générales qui, ne l’engageant à rien, ne le gênaient pas. Il s’emporta contre l’orgueil et la hauteur insupportables de la maison d’Autriche. « Il n’y a rien, dit-il, de si vindicatif que le grand-duc et surtout que la reine de Hongrie, et si elle n’est pas humiliée, elle remuera toute l’Europe, même après une paix qu’elle aurait signée pour recouvrer ce qu’elle aurait perdu. Personne n’est plus intéressé que moi, ajoutait-il, à ce qu’elle ne reste pas trop, puissante, car, après ce qui s’est passé, il y aura à jamais une haine implacable entre sa maison et la mienne. Après tout, j’ai peut-être entrepris cette guerre trop légèrement, et j’ai eu des momens de cruelle inquiétude. Je n’oublierai jamais la manière dont vous vous êtes comporté à mon égard. Maintenant je ne désire qu’une bonne et solide paix. »

Ce désir de paix que Frédéric exprimait ainsi pour la première fois avec vivacité piqua sans doute la curiosité de Belle-Isle, qui lui demanda comment et à quelles conditions il comprenait que la paix générale pouvait être conclue. Frédéric lui répondit alors par cette expression répétée depuis lors dans une occasion récente et devenue fameuse, Beati possidentes ; et il lui commenta cet axiome en expliquant que la Bohême pourrait rester à l’empereur parce qu’il la possédait, mais que la Saxe (probablement que la Moravie n’était pas encore conquise) devrait se contenter de quelque partie de la Haute-Silésie. « Je ne crois pas, ajouta-t-il, qu’on puisse obtenir davantage de la reine cette année. » — « Puis, continue Belle-Isle dans son compte-rendu qu’il faut ici citer textuellement, il me dit qu’il allait me parler avec franchise, ouverture et confiance, exigeant de moi que le secret fût inviolablement gardé ; sur quoi il me demanda si réellement et de fait nous ne prétendions point obtenir quelque chose pour nous dédommager des frais immenses de cette guerre. Je lui tins sur cela le même discours que je vous ai dit que j’avais tenu et écrit l’année dernière sur pareille question et que je ne répète point. Il me dit que cela était bien généreux au roi, qu’à la vérité c’était tout pour la France d’avoir abaissé la maison d’Autriche et fait monter sur le trône un prince qui était le plus honnête homme de l’Allemagne et sur l’amitié duquel le roi et ses alliés pouvaient solidement compter… Mais il m’ajouta qu’il fallait pourtant que nous eussions Luxembourg. Sur quoi je repris une négative absolue, disant qu’il nous suffirait de la faire raser et régler ensuite les limites de convenance de cette frontière. Le roi de Prusse trouva que c’était bien peu, que rien n’était si juste en même temps que si louable, et qu’à cet égard la paix serait facile à faire[18]. »

Quel pouvait être le dessein de Frédéric en traçant ainsi, avec complaisance, les lignes idéales d’un partage de nature à contenter tous ses alliés, tandis qu’il avait en poche, proposé et presque déjà signé par lui, un traité qui les sacrifiait tous sans pitié ? Que se proposait-il en suggérant des perspectives de conquêtes au général de cette même armée française qu’il avait déjà résolu de vouer la lendemain à une défaite certaine en l’abandonnant isolée et perdue au fond de l’Allemagne ? Pourquoi choisissait-il, parmi les tentations à lui offrir, l’annexion de cette province même de Luxembourg, qu’il devait plus tard, dans des documens publics, reprocher à Fleury d’avoir voulu obtenir par voie clandestine de Marie-Thérèse ? On a beau chercher, à moins de lui supposer un luxe et un raffinement de duplicité, une seule explication est possible. Il faut croire qu’il travaillait par ce détour à arracher à Belle-Isle l’aveu d’une ambition secrète qui aurait justifié sa propre déloyauté et qu’il se serait fait, auprès de ses futurs alliés (l’Angleterre et la Hollande, par exemple) le mérite d’avoir découverte et déjouée. Ce rôle d’agent provocateur est le seul qu’on puisse raisonnablement lui prêter.

Si tel fut son calcul, il fut trompé par la réserve de Belle-Isle, et on trouve la trace de cette déception dans une note qu’il rédigea lui-même après la conversation pour la transmettre à Podewils, afin de guider ce ministre dans ses derniers pourparlers avec Hyudfort. Les principaux points traités par Belle-Isle y sont résumés sous forme de demandes et de réponses, et le dernier est celui-ci : « Quant à la France, autant que j’ai pu le remarquer, elle n’a demandé que Montbéliard, quelques villages du Germersheim et la démolition de Luxembourg. A savoir s’ils ne gardent rien in petto, c’est ce qui est bien difficile à deviner. » Et il ajoute : « Tout ceci est fort curieux ; vous connaissez assez ma façon de penser pour savoir ce que je conclus. » L’histoire trouvera aussi cet écrit curieux et saura également, je le crains, ce qu’elle doit conclure du caractère et des procédés de l’écrivain[19].

Toutefois, la fin de l’entretien avait été assez cordiale, la façon de parler du roi avait paru assez explicite, son désir de faire une paix commune et avantageuse pour tous assez sincère pour que Belle-Isle, en quittant Kuttenberg, ne désespérât pas encore de ses intentions ultérieures : « Tenons seulement un mois, disait-il à Valori, et tout sera sauvé. » Mais, au moment de partir, il reçut du roi lui-même l’avertissement que, d’après des informations apportées par des éclaireurs, le prince Charles, avec un corps de vingt mille hommes, se portait décidément dans la direction du camp de Lobkowitz. L’avis était utile, mais l’événement était si aisé à prévoir et il eût été si facile de l’empêcher, qu’on ne pouvait guère en être reconnaissant. Belle-Isle ne fit pas moins parvenir la nouvelle en diligence au maréchal de Broglie en même temps qu’il se rendait lui-même à Dresde, suivant le conseil de Frédéric, pour tâcher d’obtenir de l’armée saxonne le secours qu’il ne pouvait plus attendre des Prussiens.

Quelque hâte qu’il pût faire, il était trop tard. Avant même qu’il eût quitté le camp prussien, la jonction des deux armées autrichiennes était déjà opérée. D’après le rapprochement des dates, il ne peut être douteux que le prince Charles avait attendu pour se mettre en mouvement la réponse de Marie-Thérèse aux propositions de Frédéric. Mais le messager qui en était porteur, en traversant ses lignes, n’avait pu manquer de la lui communiquer. Certain dès lors de n’être ni poursuivi, ni attaqué, agissant en pleine sécurité contre un ennemi qui lui était livré sans défense, le prince avait poussé sa pointe avec une hardiesse et une célérité inattendues. Rejoignant d’abord à marches forcées, puis embrassant avec lui la division Lobkowitz, il n’eut qu’à se présenter aux avant-postes français avec des forces qui, réunies, ne montaient pas à moins de soixante mille hommes, pour rendre nécessaire la retraite du maréchal de Broglie, qui n’en comptait pas plus de vingt-cinq à trente. Le maréchal lui abandonna d’abord le terrain occupé en avant de Pisek, puis Pisek même (où, avec une telle infériorité de forces, il n’aurait pu se maintenir) et vint se placer sous les murs de Prague. Tout ce qu’il put faire fut d’intimider assez l’ennemi par l’intrépidité de son attitude pour qu’on ne pût le suivre de trop près. Mais il n’en fallut pas moins précipiter beaucoup ce mouvement de recul, ce qui amena la perte de quantité de bagages et de munitions, et l’arrivée de l’armée devant Prague eut lieu en désordre. La ville put se croire en péril. C’était le cas (on l’a vu), le seul, où Frédéric avait promis à Belle-Isle de le secourir. Le généreux allié trouva, au contraire, que c’était le cas de rendre public et définitif l’abandon auquel il était depuis longtemps résolu.

En réalité, la promptitude de l’événement trompait son calcul. Il avait compté sur plus de lenteur dans les mouvemens du prince Charles et plus de résistance dans l’armée française. Il n’avait donc pas encore, quand la nouvelle du désastre lui arriva, donné à Podewils l’autorisation formelle d’adhérer à la réponse de Marie-Thérèse. En apprenant la rapidité de la marche et du succès des Autrichiens, la peur le prit que, si Prague tombait entre leurs mains par une surprise analogue à celle qui leur avait enlevé cette ville six mois auparavant, ou si, simplement, Marie-Thérèse était informée de l’avantage de ses armes avant que tout entre elle et lui fût conclu et ratifié, l’indomptable princesse ne retirât le consentement qu’on lui avait arraché, et que tout fût remis en question par de nouvelles exigences. Il traça sur-le-champ d’une main précipitée ces instructions impérieuses à son ministre : « Les circonstances imprévues qui viennent d’arriver avec les troupes françaises en Bohême m’obligent de vous informer de la manière la plus positive que, d’abord que vous aurez reçu la présente, vous devez faire l’échange de vos pouvoirs avec ceux de mylord Hyndfort… Quant aux conditions, tâchez de les avoir pour moi si bien qu’il sera possible, soit du côté de la Bohême, soit, s’il n’y a rien à faire de ce côté, du côté de la Haute-Silésie. Mais, après avoir tout fait pendant une demi-journée, ma volonté expresse est que, sans me faire votre rapport, sans me demander ou attendre ma résolution là-dessus, vous devez absolument régler les points dont vous pouvez convenir avec mylord Hyndfort, les coucher par écrit, et les signer incontinent avec mylord Hyndfort en forme de préliminaires de paix. Sitôt que ces préliminaires seront signés tant de vous que de mylord Hyndfort, vous devez me les envoyer avec votre relation,… afin que je puisse les ratifier, et, la signature entre vous et Hyndfort faite, vous devez disposer Hyndfort qu’il en donne avis par un courrier exprès qui pourra passer alors par Glatz, Königgratz et Kolin au prince Charles de Lorraine, afin que celui-ci soit informé sous main que l’affaire entre moi et la reine de Hongrie est conclue… Je dors en repos, persuadé qu’on me rapportera les préliminaires signés[20]. »

Frédéric put dormir, en effet, deux nuits en repos en attendant l’exécution de ses ordres. Sa lettre était du 9, et ce ne fut que le 11 que Valori, sur l’avis envoyé par le maréchal de Broglie et apporté par Mortagne, vint réclamer le secours qui avait été promis pour le cas d’extrême nécessité.

Le roi, au premier moment, tout en témoignant beaucoup d’humeur et se répandant en invectives sur l’incapacité des généraux français, ne nia pourtant pas son engagement. Au contraire, il semblait même vouloir faire encore plus qu’il n’avait promis, car il parlait de marcher sur Prague en personne ; seulement, il voulait attendre deux jours pour avoir des nouvelles plus détaillées. Et comme Valori lui représentait que la hâte était nécessaire et qu’on pouvait toujours, en attendant, donner aux détachemens les plus rapprochés de Prague l’ordre de se porter en avant : « Ne me pressez pas de le faire, dit-il, vous me servez assez d’exemple sur les inconvéniens qu’il y a de faire des détachemens. Mon ami, ajouta-t-il, votre éloquence pourrait peut-être m’engager à faire quelque traité, mais elle échouera sur ce que vous me proposez. (Si je me bats) je veux battre ou être battu tout ensemble. »

Quelques heures après, Valori demandait de nouveau audience. C’était Belle-Isle, cette fois, qui envoyait de Dresde, où la triste nouvelle l’avait rejoint, un appel pressant et désespéré. Jugeant alors que l’hypocrisie n’était plus possible : « Monsieur le marquis de Valori, dit Frédéric, je ne veux pas tromper le roi ; je vais vous parler avec toute la franchise imaginable. Les choses sont dans un état désespéré… Votre M. de Broglie mérite toute sorte de reproches… il n’y a plus d’armée française, vous êtes coupés de vos recrues et de vos magasins… Ceci est une affaire perdue. Je vous déclare qu’il faut faire la paix. » Puis il revint sur les avis (suivant lui bien fondés et venant de très bonne part) qu’il avait reçus des négociations clandestines poursuivies à son insu entre Vienne et Paris. « Je ne veux pas être la dupe, dit-il, et je vous répète que je travaille à ma paix vos affaires sont dans un état à ne devoir pas se rétablir. » Sur un mouvement involontaire de ma part, continue Valori : « Je vois, reprit-il, que vous êtes bien fâché, mais il faut le dire au maréchal de Belle-Isle. — Je lui dis qu’en effet, ma surprise était extrême, d’autant plus que les affaires ne pouvaient être désespérées qu’autant qu’il ne voudrait pas y mettre la main ; qu’il y avait plus d’un parti à prendre pour les rétablir et sûrement. — Oui, me répondit-il, en m’exposant encore à une bataille, et c’est ce que je ne veux pas. J’ai fait assez répandre de sang humain et je joue trop gros jeu par l’événement d’une bataille pour vouloir m’y exposer davantage. Je serai perdu avec vous si je ne pense pas à moi-même. — Mais, sire, lui ai-je dit, que deviendra l’empereur si Votre Majesté, dont il est l’ouvrage, l’abandonne ? et quelle sûreté trouve-t-elle elle-même dans la suite ? Fait-elle attention à l’état où cette paix la laisse ? — Quant à moi, me répondit-il, ce sont mes affaires et je m’en tirerai comme je pourrai. Il faudra bien faire quelque chose pour l’empereur. Enfin, mon cher Valori, vous irez donc trouver le. maréchal de Belle-Isle. » Puis il me tourna le dos en me disant : « Au plaisir de vous revoir[21] ! »

Valori sortit tout étourdi. Son désespoir et sa surprise étaient tels et se trahissaient par des signes si visibles, que Frédéric ne put résister à la tentation d’en faire lui-même une peinture d’un comique impitoyable dans une lettre qu’il écrivait le soir même à Podewils : « Aucun polichinelle, dit ce cruel railleur, ne peut imiter les contorsions de Valori ; ses sourcils ont fait des zigzags, sa bouche s’est élargie, il s’est trémoussé d’une étrange façon et tout cela sans avoir rien de bon à me dire. » Puis il ajoutait : « Voilà un grand et heureux événement qui met ma maison en possession des plus florissantes provinces d’Allemagne, au sortir d’une guerre la plus glorieuse du monde. Il faut savoir s’arrêter à propos ; forcer le bonheur, c’est le perdre ; et vouloir toujours davantage est le moyen de n’être jamais heureux. Adieu, je m’en vais expédier mon gros Valori et Mortagne qui sont insatiables de l’effusion du sang prussien[22]. »

Quelque fâcheuse que fût la commission dont Valori était chargé, en arrivant à Prague, il eut sous les yeux un spectacle, s’il se peut, plus triste encore : au milieu du désarroi universel, les deux mare- » chaux trouvaient bon de se livrer plus que jamais à leur animosité réciproque. L’un et l’autre voulaient commander, et ils ne se trouvaient d’accord sur rien. Belle-Isle, revenu de Dresde aussitôt après la retraite, critiquait amèrement la position que son collègue avait fait prendre à l’armée sous les murs de Prague, et Broglie refusait obstinément d’y rien changer. Tous deux déployaient dans ce conflit ce qui était d’ordinaire la qualité principale de leur caractère et ce qui, dans le malheur commun, n’était qu’un embarras de plus : Belle-Isle, une activité maladive qui ne s’arrêtait à aucun parti ; Broglie, une fermeté calme, mais un peu immobile. Cette diversité d’humeur se fît remarquer même dans la manière dont ils accueillirent le message et le messager. « Je m’y suis toujours attendu, dit Broglie sans s’émouvoir, et je n’ai jamais partagé l’espérance qu’on tentait de donner au roi. » Belle-Isle, au contraire, voulait encore être incrédule. Il faisait remarquer que la lettre dont Valori était porteur ne parlait que d’une façon générale de la nécessité de faire la paix et n’exprimait pas nettement de la part de Frédéric la résolution de la faire, à lui seul, et pour son compte personnel. Valori eut ainsi le malheur de ne se trouver d’accord avec aucun des deux chefs et d’être également mal accueilli des deux parts. Celui-ci lui reprochait de croire tout perdu pour un événement qu’il aurait dû prévoir et d’avoir la peur peinte sur le visage. « Que me fait votre roi de Prusse ? disait-il, il s’agit de se bien battre si on nous attaque. » Celui-là, au contraire, lui faisait un grief d’être parti sans explications suffisantes, sans laisser à Frédéric même le temps de la réflexion, et en se chargeant d’une commission qu’il n’aurait pas dû accepter, car l’envoyé du roi de France ne devait pas se faire commissionnaire du roi de Prusse[23].

Valori, ainsi éconduit, repartit au plus vite, chargé d’une réponse de Belle-Isle qui faisait un suprême effort pour conjurer un éclat dont il voulait douter encore. Si quelque chose pouvait accroître la douleur patriotique d’un Français, c’était l’aspect de joie générale qu’en rentrant dans le camp prussien il vit partout éclater sur son passage. La nouvelle de la paix était publique, et bien qu’on n’en connût pas encore les conditions, elle était accueillie par l’armée et les populations avec une satisfaction sans mélange. Il n’obtint qu’à grand’peine la permission d’aborder le roi, qui le reçut d’un air contraint et lui dit sèchement qu’il lui était bien obligé de sa peine. Puis, après quelques banalités sur le regret qu’il éprouvait d’avoir été réduit à cette extrémité, Frédéric se retira, « paraissant très pressé, dit Valori, d’être défait de mon air sérieux, qui lui semblait un reproche. »

L’embarras de l’ambassadeur était extrême. Devait-il rester au camp où il n’avait plus rien à faire et où sa présence gênait tout le monde, ou retourner à Berlin pour y être témoin du triomphe de son collègue anglais et du contentement populaire ? Réflexion faite, il se détermina à attendre, par un double motif : d’abord pour tâcher de connaître quelle était la teneur exacte des clauses de la paix, si l’abandon des alliés du roi était complet, ou s’il y avait, comme Frédéric le lui avait laissé entendre, quelques bagatelles pour l’empereur. Puis il voulait voir, ajoutait-il, « si avec un homme d’un tel caractère, il n’y aurait pas moyen de tirer parti de sa défection, qui ne devait pas être, suivant toutes les apparences, plus sincère que son alliance. »

Effectivement, après quelques jours passés dans la retraite la plus incommode, ce fut le roi qui le fit revenir et qui parut tout surpris d’être resté si longtemps sans le voir. « Qu’est-ce donc, mon cher Valori, lui dit-il, vous faites le hibou avec moi ? Comptez que je veux être toujours votre ami. Par ma foi, je n’ai pu faire autrement : j’ai eu des raisons très fortes, je ne puis vous les dire à présent… Je ne veux pas vous nier que j’ai toujours entretenu la négociation, mais mollement… J’ai voulu jouer au plus fin et avoir une porte pour me tirer d’affaire en cas d’accident ; j’ai cru qu’il était arrivé et que tout était perdu à la retraite de Broglie. Dès que j’en ai su le détail, j’ai fait partir un exprès le même jour avec l’ordre de signer. Voilà comment cela s’est fait. » Puis il lui demanda où il comptait se rendre. « Probablement à Prague, » lui dit Valori. « Et pourquoi à Prague ? que n’allez-vous tout droit à Berlin ? — Sire, je vais à Prague pour y attendre les ordres du roi et y mener un homme de plus en cas que les ennemis veuillent nous y attaquer. » Cette noble réponse ayant paru émouvoir le roi, Valori, encouragé, en prit occasion pour lui représenter le danger auquel lui-même s’exposait en entrant dans une voie où, ne pouvant plus compter à l’avenir sur des alliés qu’il délaissait, il ne tarderait pas à se trouver en tête-à-tête avec Marie-Thérèse victorieuse et pleine de ressentimens. « Votre Majesté, lui dit-il, aura lieu de s’en repentir. — Est-ce une prophétie de Nostradamus que vous me faites ? — Non, sire, mais je crois que c’est l’expression de la saine politique et de la droite raison. — Écoutez, mon ami, croyez que je vois ce que vous me dites sur mes intérêts. Vous ne pouvez donc pas douter que je m’intéresse encore à vous. Pourquoi ne pas faire agir les Saxons ? ce sont des c…, j’en conviens, et puis il y a ce jésuite doucereux, ce Guarini, que je me reproche d’avoir trompé. — Sire, reprit Valori, que Votre Majesté ne se flatte pas de cela ; le père Guarini n’a jamais été sa dupe ; il a toujours dit que Votre Majesté trompait ou tromperait ; et je l’assure que j’ai rompu plus d’une lance contre lui à cet égard. — Mais ce n’est pas tromper cela, c’est se tirer d’affaire. »

La fin de cet étrange colloque, qui n’eut pas lieu tout d’une traite, mais fut plusieurs fois interrompu et repris, indiqua clairement quel en était le but. « Prenez vos mesures, dit le roi, pour que je sois averti de ce qui se passera dans Prague et de tous les événemens de la guerre, car si vos affaires prospèrent, comme je m’en flatte, et que vous battiez les Autrichiens, je serai en état de parler, et, leur représentant leur faiblesse et, la nécessité où ils seront de satisfaire en partie les alliés, je redeviendrai par là en quelque sorte médiateur, malgré les Anglais et la reine de Hongrie, et vous pensez bien que, pour lors, mon intérêt sera de rendre la partie de l’empereur bonne. » Là-dessus il le quitta en le serrant dans ses bras et en lui disant : « Ah ! caro, venez donc à Berlin, je vous en prie. » Valori avait vu juste : à peine engagé dans une nouvelle alliance, Frédéric songeait déjà à se ménager des intelligences dans le camp qu’il venait de quitter. La distribution des cartes entre les joueurs était changée, mais le double jeu continuait, et Frédéric offrait à Valori, dans sa confiance intéressée et intermittente, la place qui ne pouvait plus appartenir à Hyndfort[24].

Si Valori avait attribué un autre caractère à ces caresses, s’il eût cru y voir, par exemple, l’indice d’un reste d’intérêt que le roi aurait porté à la sécurité de ses anciens alliés, il eût été cruellement déçu quand la ratification, arrivée de Vienne dans les derniers jours de juin, rendit publiques les conditions de la paix : car il aurait été impossible d’y trouver l’ombre même d’un souvenir pour l’alliance qui finissait. L’Autriche cédait à la Prusse toute la Silésie haute et basse, moins les duchés de Teschen, la ville de Troppau et quelques pouces de territoire de peu d’importance. En revanche, le roi de Prusse ne contractait d’autre engagement que de rembourser à l’Angleterre un prêt fait autrefois à l’Autriche et hypothéqué sur les revenus de Silésie. De la France le nom n’était même pas prononcé, nulle précaution pour assurer la liberté de la retraite de son armée ; ni pour lui ménager la faculté d’entrer en négociation et de prendre part à la paix. Même silence sur l’empereur, pas même une bagatelle en sa faveur. A la vérité, on y parlait bien de la Saxe, mais c’était pour, engager le roi Auguste à entrer lui-même dans le nouveau traité, en commun avec l’Angleterre, la Russie, la Hollande et le Danemark, sous la condition expresse d’avoir à retirer, au plus tard dans la quinzaine, toutes les troupes qu’il entretenait encore en Bohême. En un mot, on lui offrait la vie sauve, à la condition de s’engager du soir au lendemain dans une coalition nouvelle dirigée contre la France. Avec le caractère connu d’Auguste, l’acceptation n’était pas douteuse.

C’était le comble et le dernier coup ; quand Belle-Isle le comprit, il fut atterré. De l’immense effort soulevé par sa diplomatie, rien ne restait plus qu’une armée de vingt-cinq mille Français, manquant de tout et bloqués au fond de l’Allemagne, derrière des remparts démantelés. Frédéric ne lui en écrivait pas moins pour le consoler : « Je regarde cette affaire comme une navigation entreprise par plusieurs dans un même but, mais qui, dérangée par un naufrage, met chacun des navigateurs dans la nécessité de se sauver à la nage et d’aborder où il peut. De ce bord, néanmoins, je tends la main à mes alliés et je ne veux mon salut que pour procurer le leur. » Et à l’empereur : « Me voyant réduit dans une situation où mon épée ne peut plus servir à Votre Majesté d’aucun secours, je l’assure que ma plume la servira toujours et que mon cœur ne se démentira jamais pour Votre Majesté impériale[25]. » A Fleury enfin il adressait une épître longue, embarrassée et confuse, où il récapitulait ses griefs vrais ou prétendus et finissait par cette assertion hardie : « La guerre présente est un tissu des marques de bonne volonté que j’ai données à mes alliés[26]. »

Si Belle-Isle était navré de voir s’écrouler tout l’échafaudage de. ses espérances, on peut juger quels furent les sentimens de Fleury, qui ne les avait jamais partagées. « On dit, écrit l’envoyé d’Angleterre, que le cardinal a fondu en larmes. » Sur quoi pleurait-il ? était-ce sur la France, ou sur lui-même et sur ses vingt ans de succès, presque de gloire, évanouis en un clin d’œil ? Si l’amour de la vie n’était chez les âmes faibles le dernier sentiment qui persiste et qui s’accroît même en approchant de la tombe, peut-être eût-il regretté, ce jour-là, le miracle de sa longévité. Louis XV fit meilleure contenance, et, après quelques jours de confusion, le mot d’ordre fut donné à la cour de parler de l’événement avec sang-froid, presque avec indifférence, comme d’un fait depuis longtemps prévu, et même de s’abstenir de toute récrimination amère contre le roi de Prusse. C’était dignité autant que prudence. De fait, dans l’extrémité où on se trouvait réduit, la paix paraissant nécessaire, il était superflu d’en accroître les difficultés en irritant un orgueilleux et en refusant (pour se servir de sa métaphore) la main qu’il pouvait tendre encore aux naufragés. C’est ce sentiment, traduit avec plus de réserve et moins d’excès de politesse que de coutume, qui perce dans la réponse directement adressée par le cardinal à Frédéric :

« Sire, je ne dissimulerai pas l’amertume de cœur que m’a causée la lettre dont il a plu à Votre Majesté de m’honorer, le 18 de ce mois, et je suis persuadé qu’elle me la pardonnera elle-même dans le fond de son cœur… J’avais une si parfaite confiance dans la parole si souvent réitérée de Votre Majesté de ne rien écouter que de concert avec nous, et nous avons, de notre côté, si fidèlement observé ce traité, que je ne puis exprimer l’étonnement avec lequel j’ai appris les changement inespéré (sic) de Votre Majesté. Je n’entrerai pas, par respect, dans la discussion de tous les motifs du parti qu’a pris Votre Majesté, quoique j’eusse beaucoup de choses a y répliquer ; mais cela serait inutile, et dès que Votre Majesté a fait la paix, nous n’avons qu’à y souscrire, sans même nous en plaindre dans le public. Je puis l’assurer de notre circonspection et de notre silence. J’avoue qu’il n’en est pas de même de la nation ; Votre Majesté connaît la liberté avec laquelle elle parle, mais si on entreprenait de l’arrêter, peut-être cela ne servirait qu’à l’aigrir… Je souhaite que Votre Majesté trouve dans ses nouveaux alliés la même bonne foi et la même droiture qu’elle trouvera toujours en nous ; notre intérêt sera toujours de maintenir son pouvoir et son autorité, et je me flatte qu’elle est trop éclairée pour ne pas convenir que le sien s’y rencontre aussi. Tôt ou tard, elle le sentira encore davantage, et s’il m’est permis de parler de moi après des noms si respectables, je prendrai la liberté d’assurer que rien ne me fera oublier toutes les marques de bonté personnelle dont elle a bien voulu m’honorer[27]. » La dernière phrase peut-être était superflue. Le même courrier emportait des instructions adressées à Belle-Isle, en lui enjoignant de se rendre au camp autrichien pour y porter des ouvertures de paix. Valori affirme, dans ses Mémoires que sur le texte de ces instructions Fleury ajouta cette note de sa propre main : « La paix, monsieur, à quelque prix que ce soit. » Quelque digne de foi que soit le témoignage de Valori, je dois à la vérité de dire que j’ai cherché vainement ce post-scriptum sur les minutes conservées aux affaires étrangères[28].

Qui le croirait ? Si l’on gémissait à Versailles, il y avait encore une autre cour où l’on versait des larmes ; c’était à Vienne, Marie-Thérèse aussi pleurait. Au lendemain d’une paix qui lui rendait un royaume, la délivrait d’un de ses ennemis, et la vengeait de l’autre, elle se montrait inconsolable. « Elle répète, écrit Robinson, qu’elle a perdu le plus beau joyau de sa couronne ; elle oublie qu’elle est reine, et quand elle voit un Silésien, elle fond en larmes comme une femme ordinaire. » Par momens aussi, elle s’emportait contre l’influence anglaise qui l’avait contrainte à céder, et le pauvre Robinson recevait des éclats de sa colère. « Lord Hyndfort parle à son aise, disait-il, de cette amputation, parce qu’il est à distance ; mais celui qui assiste à une grande opération, bien qu’il ne souffre pas autant que le patient, souffre pourtant avec lui, et quelquefois aussi c’est le patient qui le fait souffrir (with him and from him)[29]. »

Si l’impression était diverse, mais partout également profonde dans les cours, elle ne l’était pas moins sur les différens théâtres où pouvait se produire l’opinion publique et populaire. En Angleterre, en Hollande, dans tous les pays protestans, c’était une effusion de joie sans mesure. On jouissait de l’humiliation de la France, et dans le jeune héros qui traitait ainsi sans façon la grande puissance catholique, on saluait d’avance un nouveau Gustave ou un futur Guillaume d’Orange. Dans les rues de La Haye, sous les fenêtres mêmes de l’ambassadeur de France, on faisait des feux de joie en criant : « Vive la Prusse et mort aux Français ! » À Paris, au contraire, l’indignation, la consternation étaient grandes, et Fleury ne disait que la vérité quand il assurait Frédéric qu’il était impossible d’empêcher le sentiment public de s’épancher avec une juste sévérité. « La rage contre Votre Majesté, écrivait Chambrier, est sans mesure ; elle se traduit par des expressions que je n’oserais pas reproduire sans un ordre exprès. »

Fleury aurait d’autant moins pu arrêter le cours de l’irritation populaire qu’elle ne l’épargnait pas lui-même, pas plus que ses ministres et ses généraux. L’esprit frondeur et critique que le respect de la royauté ne contenait plus qu’à peine avait beau jeu pour se donner carrière, et l’on sait quelle était la forme habituelle de l’opposition sous cette monarchie absolue, tempérée, comme on l’a dit, par des chansons. On chansonnait donc sans pitié la duperie de Belle-Isle et l’impuissance de Broglie ; on faisait même des caricatures où l’on représentait le cardinal à quatre pattes devant la reine de Hongrie, qui le frappait de verges. Mais autant en avait-on fait à Mme de Maintenon, à Villefoy, à Chamillard. L’amertume même de ces satires n’était que l’expression de l’orgueil national froissé. C’était toujours entre Français, à portes closes, qu’on échangeait ces récriminations railleuses. De prétendus amis de l’humanité n’avaient pas encore appris au public de France à se dégager de tout préjugé de patriotisme et, dans l’intérêt de la philosophie et des lumières, à porter leurs hommages et faire confidence de leurs griefs à des souverains étrangers ou ennemis. On pleurait les malheurs, on critiquait les fautes de la France ; mais personne n’aurait songé à faire compliment à l’infidèle allié qui avait eu l’art d’en tirer parti.

Je me trompe, il y eut une exception, une seule, et Frédéric reçut les félicitations d’un Français. Faut-il le nommer ? Ce fut Voltaire. Le grand écrivain inaugurait ce jour-là ce large système d’indifférence aux malheurs publics dans lequel, vingt ans plus tard et jusqu’à la fin de l’ancien régime, il fut suivi par tant de disciples. Mais la première épreuve qu’il en fit faillit lui tourner si mal qu’elle aurait dû suffire à l’en dégoûter. À la vérité, l’infidélité de Frédéric ne le prenait pas entièrement au dépourvu ; avec sa perspicacité accoutumée, il avait lu en quelque sorte depuis longtemps à travers les lignes de prose ou de vers que son ami royal lui adressait, et il ne craignait pas, sinon de l’encourager dans le dessein qu’il entrevoyait, au moins de l’assurer par avance qu’il ne lui en saurait pas trop mauvais gré. Dès les premiers jours de juin, arrivant de province à Paris, il lui écrivait :

Sitôt que je suis aperçu,
On court, on m’arrête au passage.
« Eh bien ! dit-on, l’avez-vous vu
Ce roi si brillant et si sage ?
Est-il vrai qu’avec sa vertu,
Il est pourtant grand politique ?
Fait-il des vers, de la musique.
Le jour même qu’il s’est battu ? »
… On dit qu’il suit de près les pas
Et de Gustave et de Turenne
Dans les camps et dans les combats,
Et que le soir, dans un repas,
C’est Catulle, Horace et Mécène.
À mes côtés, un raisonneur,
Endoctriné par la gazette,
Me dit d’un ton rempli d’humeur :
« Avec l’Autriche on dit qu’il traite.
— Non, dit l’autre, il sera constant,
Il sera l’appui de la France. »
Une bégueule, en s’approchant,
Dit : « Que m’importe sa constance !
Il est aimable, il me suffit ;
Et voilà tout ce que j’en pense,
Puisqu’il sait plaire, tout est dit[30]. »

Aussi, le jour même, où il concluait le traité qui mettait la France à deux doigts de sa perte, Frédéric n’hésita pas à envoyer à un correspondant qui se montrait d’avance de si bonne composition un véritable dithyrambe, ampoulé et incorrect, sur les bienfaits de la paix :

O paix ! heureuse paix ! répare sur la terre
Tous les maux que lui fait la destructive guerre,
Et que ton front, paré de renaissantes fleurs,
Plus que jamais serein, prodigue tes faveurs !
Mais quel que soit l’espoir sur lequel tu te fonde,
Pense que tu n’auras rien fait,
Si tu ne peux bannir deux monstres de ce monde,
L’ambition et l’intérêt[31] !


Voltaire répondit sans sourciller :

« Sire, j’ai reçu des vers, et de très jolis vers, de mon adorable roi dans le temps que nous pensions que Votre Majesté ne songeait qu’à délivrer d’inquiétude le maréchal de Broglie, votre ancien ami de Strasbourg. Votre Majesté a glissé dans sa lettre l’agréable mot de paix, ce mot qui est si harmonieux à mon oreille… Le saigneur des nations, Frédéric II, Frédéric le Grand, a exaucé mes vœux… J’ai appris que Votre Majesté a fait un très bon traité, très bon pour vous sans doute, car vous avez formé votre esprit vertueux à être grand politique. Mais si ce traité est bon pour nous autres Français, c’est ce dont l’on doute à Paris : la moitié du monde crie que vous abandonnez nos gens à la discrétion du Dieu des armées ; l’autre moitié crie aussi, et ne sait ce dont il s’agit. Quelques abbés de Saint-Pierre vous bénissent au milieu de la criaillerie. Je suis un de ces philosophes, je crois que vous forcerez toutes les puissances à faire la paix, et que le héros du siècle sera le pacificateur de l’Allemagne et de l’Europe. J’estime que vous avez gagné de vitesse

Ce vieillard vénérable à qui les destinées
Ont de l’heureux Nestor accordé les années.


Achille a été plus habile que Nestor : heureuse habileté si elle contribue au bonheur du monde ! Voici donc le temps où Votre Majesté pourra amuser cette grande âme pétrie de tant de qualités contraires ! Soyez sûr qu’avant un mois j’irai chercher moi-même à Bruxelles les papiers que vous daignez honorer d’un peu de curiosité[32]… Il y a de petites choses qu’un citoyen ne peut faire que difficilement, pendant que Frédéric le Grand en fait de si grandes en un moment… Vous n’êtes donc plus notre allié, Sire, mais vous serez celui du genre humain ; vous voudrez que chacun jouisse en paix de ses droits et de son héritage, et qu’il n’y ait plus de troubles : ce sera la pierre philosophale de la politique ; elle doit sortir de vos fourneaux. Dites : Je veux qu’on soit heureux, et on le sera. Ayez un bon opéra, une bonne comédie, Puissé-je être témoin, à Berlin, de vos plaisirs et de votre gloire[33] ! »

« Je m’embarrasse très peu des cris des Parisiens, répliqua Frédéric, plus encouragé que jamais à en prendre à son aise. Ce sont des frelons qui bourdonnent toujours ; leurs brocards sont comme les injures des perroquets ; leurs décisions sont aussi graves que les décisions des sapajous sur des matières de métaphysique… Si toute la France me condamne, jamais Voltaire le philosophe ne se laissera entraîner par le nombre ! » Et il terminait en comparant par une plaisanterie assez grossière les alliances politiques à des mariages dont chacun des conjoints peut toujours prononcer le divorce, s’il trouve chez l’autre trop d’exigences et trop peu de fidélité[34].

Mais pendant que les deux amis échangeaient ce commerce d’agrément et de poésie, aux dépens de l’honneur et du sang de la France, survint un incident singulier. La lettre de Voltaire, bien que soigneusement cachetée et envoyée à Berlin en droiture, se trouva un matin répandue dans Paris, à plusieurs centaines d’exemplaires. Tous les ministres, tous les ambassadeurs en reçurent une copie à leur adresse, entre autres le ministre de Prusse, Chambrier, qui la trouva, disait-il, à sa porte, sous un pli. Le soir dans tous les cafés, on se l’arrachait pour la lire. Le scandale, le récri furent universels, surtout à la cour, où chacun ayant un frère, un parent, un ami qui disputait, dans Prague, sa liberté ou sa vie, était assez peu préoccupé de savoir comment seraient organisés, à Berlin, l’opéra et la comédie. Le cardinal, personnellement blessé, cachait mal son ressentissement, et Mme de Mailly jetait feu et flammes. Il fut sérieusement question d’envoyer le poète coucher à la Bastille. Avertie à temps, Mme du Châtelet faisait déjà ses préparatifs pour gagner Bruxelles en diligence. Voltaire garda mieux son sang-froid. Avant de prendre ce parti extrême, il voulut essayer ce que produirait une dénégation audacieuse, accompagnée de génuflexions et de complimens à l’adresse du prélat et de la favorite, et ce fut aux pieds de Mme de Mailly elle-même qu’il plaça la supplique suivante, dont la franchise égalait la dignité.

« Madame, j’ai appris avec la plus vive douleur qu’il court de moi, au roi de Prusse, une lettre dont les expressions sont falsifiées. Si je l’avais écrite telle qu’on a la cruauté de la publier et telle qu’elle est parvenue, dit-on, entre vos mains, je mériterais votre indignation ; mais si vous saviez, Madame, quelle est depuis six ans la nature de mon commerce avec le roi de Prusse, ce qu’il m’écrivit avant cette lettre et dans quelles circonstances j’ai fait ma réponse, vous seriez véritablement indignée de l’injustice que j’essuie, et je serais aussi sûr de votre protection que vous l’êtes d’être aimée et estimée de tout le monde. Il ne m’appartient pas de vous fatiguer de détails au sujet de cette lettre que je n’ai jamais montrée à personne et de toutes celles du roi de Prusse. Si je pouvais un jour, Madame, avoir l’honneur de vous entretenir un quart d’heure, vous veniez en moi un bon citoyen, un homme attaché au roi et à sa patrie, qui a résisté à tout dans l’espoir de vivre en France, un homme qui ne connaît que l’amitié, la société et le repos. Il veut vous devoir ce repos, Madame ; la France lui est plus chère depuis qu’il a l’honneur de vous faire sa cour, et ses sentimens méritent votre protection ; » — « Quand Votre Eminence, écrivait-il en même temps au cardinal de Fleury, verra la lettre que j’ai écrite au roi de Prusse et qu’il me renverra paraphée de sa main, elle verra si j’ai écrit celle qu’on m’a cruellement imputée et avec quelle malice noire elle est falsifiée ; elle connaîtra mon innocence et l’infâme imposture sous laquelle j’ai été accablé. Je suis attaché personnellement à Votre Eminence, et on ne peut avoir eu l’honneur de lui parler sans lui être dévoué[35]. »

Bien entendu, Voltaire ne demanda point à Frédéric de lui renvoyer sa lettre paraphée, ce qui, je crains, n’aurait pas avancé ses affaires. Mais, fut-ce l’estime dont il assurait Mme de Mailly ou bien le dévoûment personnel qu’il jurait au cardinal qui conjura l’orage ? Je ne sais. Toujours est-il que les menaces s’éloignèrent et qu’il ne fut plus question de lettres de cachet. « Il n’arrivera rien à Voltaire, écrivait le président Hénault, par la même raison qu’il n’est rien arrivé à la reine de Hongrie. C’est qu’on ne prend point de parti. » Mais les langues ne s’arrêtèrent pas, et deux points surtout continuèrent à alimenter toutes les conversations. La lettre était-elle bien de Voltaire ou l’avait-on falsifiée et supposée, comme il le répétait à tout venant avec un air de sincérité candide ? Si elle était fausse, quel était le falsificateur ? ou, si elle était vraie, le révélateur inconnu ? D’où venait soit le mensonge, soit l’indiscrétion ? Sur le premier point, les connaisseurs n’hésitaient pas. « La lettre est bien de Voltaire, écrivait la spirituelle marquise du Deffand. On ne peut avoir une idée assez présente de toutes ses façons de parler pour les si bien imiter. Un petit citoyen fait de petites choses, comment voulez-vous que cela s’imagine ? Cette seule phrase ne permet pas de le méconnaître ; mais de savoir, ajoutait la marquise, comme elle court ; c’est ce qui me paraît surnaturel[36]. »

Voltaire, revenu de ses alarmes, n’était pas le moins intrigué et ne réussissait pas plus qu’un autre à comprendre comment sa lettre, échappée du portefeuille de Frédéric, était en quelque sorte tombée des nues en plein Paris. « Dieu et le diable, écrivait-il à Frédéric, savent ce qu’est devenue la lettre que j’écrivis à Votre Majesté sur la fin de juin dernier et comment elle est parvenue en d’autres mains. Je suis fait, moi, pour ignorer le dessous des cartes. J’ai essuyé une des plus illustres tracasseries du monde, mais je suis si bon cosmopolite que je me réjouirai de tout. » Frédéric en lui répondant, essaya de lui persuader que ce n’était ni Dieu ni le diable, mais tout simplement un commis de poste qui avait fait tout le mal, et Voltaire fit semblant de le croire. Mais l’explication n’en était pas une, car en supposant (ce qui est peu probable) que Voltaire n’eût pris aucune précaution contre les trahisons parfaitement connues de la poste d’alors, et en admettant (ce qui est certain) qu’en ce cas le cardinal eût eu directement connaissance de la lettre, on ne voit pas quel intérêt il avait à donner aux plaisanteries piquantes dont il était l’objet le retentissement d’une publicité inutile. Aussi le dernier biographe de Voltaire n’hésite-t-il pas à faire une autre hypothèse qui, plus étrange au premier aspect, est pourtant plus vraisemblable. Il ne craint pas d’affirmer que ce fut Frédéric lui-même qui, pour attirer Voltaire à sa cour et le forcer, malgré les pleurs de Mme du Châtelet, à quitter la France, imagina ce moyen de lui rendre le séjour de Paris impossible. Tel que Frédéric nous est connu, la conjecture est plausible et pour la beauté du fait, on voudrait qu’elle fût démontrée[37].

Il faut supposer que cette illustre tracasserie, comme Voltaire l’appelle, lui avait laissé, toute sa vie, un souvenir singulièrement pénible, car c’est ainsi qu’on peut expliquer, dans son histoire du Siècle de Louis XV, écrite plus de vingt ans après, une lacune qui, sans cette circonstance, serait vraiment incompréhensible. On aura peine à croire, en effet, que dans ce récit si remarquable par l’exposé précis et l’enchaînement rigoureux des faits, il y en a un qui est absolument passé sous silence, et c’est celui-là, même qui avait causé à l’auteur d’abord cette joie, puis cet embarras : c’est la paix conclue par Frédéric avec Marie-Thérèse en dehors de tout concoure et sans le moindre souci de ses alliés. J’ai cherché vainement la moindre allusion à cette résolution capitale, à la date où la mention en eût été nécessaire, ne fut-ce que pour rendre intelligible la suite des événemens. Je souhaite qu’un autre soit plus heureux dans cette recherche, tant j’ai eu de peine à en croire mes yeux. Frédéric, en guerre avec Marie-Thérèse au chapitre VI, se retrouve en paix avec elle au chapitre IX sans que le narrateur ait pris soin de nous dire à quel moment et dans quelles conditions l’accord entre les deux souverains s’était rétabli. Si c’est une distraction, c’est certainement une des plus étranges qui aient échappé à un historien.

Ce silence a plusieurs inconvéniens, entre autres de nous laisser ignorer l’opinion de Voltaire sur quelques points, que, bien informé comme il l’était, il aurait pu traiter avec autorité. Il eût été intéressant de savoir, par exemple, ce qu’il pensait de la seule excuse alléguée par Frédéric pour justifier sa conduite à l’égard de ses alliés. On sait en quoi cette justification a consisté : aux reproches déjà faits par ses contemporains et à ceux qu’il attendait de la postérité Frédéric a toujours répondu que, s’il avait quitté la France en pleine campagne, c’est qu’elle était prête à lui jouer le même tour ; il était sacrifié s’il n’eût pas pris les devans par une représaille anticipée qui n’était qu’un acte de défense légitime. Ayant affaire à des trompeurs, il fallait les payer d’avance de leur monnaie pour n’être pas leur dupe. Quel fondement a une telle allégation ? J’ai eu la curiosité d’élucider ce point délicat au moyen de toutes les informations que peuvent nous fournir les documens originaux soumis aux procédés de la critique la plus rigoureuse. Je mettais quelque prix à établir la vérité, moins encore pour la parfaite intelligence des faits et des caractères que pour saisir en quelque sorte sur le fait et comme en flagrant délit ce que j’ai dit de l’étrange manière dont on nous apprend l’histoire du XVIIIe siècle.

Dans combien d’historiens, en effet, lirez-vous encore aujourd’hui, comme avérée et authentique, la petite anecdote suivante : « À l’affaire de Chotusitz, le général autrichien Pallandt (l’on va jusqu’à le nommer par son nom) fut fait prisonnier sur le champ de bataille. Frédéric lui ayant rendu une visite de courtoisie, l’Autrichien lui exprima ses vœux pour une prompte conclusion de la paix, en l’avertissant que, s’il ne se hâtait pas d’y procéder lui-même, il serait devancé par la France. Le roi lui ayant demandé la preuve de son assertion, un courrier fut sur la demande de Frédéric dépêché à Vienne et moins de six jours après (on dit encore ici un chiffre exact) il rapporta le texte original d’une lettre du cardinal de Fleury, par laquelle ce prélat offrait à Marie-Thérèse de lui faire reprendre la Silésie, si elle voulait faire à l’empereur une part suffisante en Bohême. Ce fut alors que Frédéric indigné se décida à signer lui-même la paix en tout hâte, et quand Belle-Isle vint au camp prussien lui reprocher sa mauvaise foi, le roi lui ferma la bouche en lui montrant le document accusateur : le maréchal confus se retira sans dire mot. »

il faut croire que ce petit conte, dont le célèbre Carlyle n’a pas fait difficulté de se faire l’écho, circulait dans l’entourage de Frédéric, puisque c’est un de ses commensaux, Thiébaut, qui, dans ses Souvenirs de vingt ans, en a le premier fait part au public. Mais Frédéric lui-même, ni dans les pamphlets qu’il fit publier pour sa défense, ni dans l’Histoire de mon temps, n’a osé en faire mention. Il savait trop bien que la moindre insinuation de ce genre recevrait un démenti catégorique de ce fait seul que Belle-Isle, après la paix de Breslau, ne vint point au camp prussien et n’y eut avec personne ni aucun entretien ni aucune explication. S’il fallait ajouter une preuve négative de plus à celle qui résulte de cette impossibilité matérielle, on la trouverait amplement dans le silence gardé par Belle-Isle lui-même dans ses Mémoires sur un incident qui, s’il avait eu lieu, n’aurait pu échapper à son souvenir et qu’il n’avait aucun intérêt à dissimuler. Écrivant longtemps après que Fleury avait disparu de la scène et parlant avec toute la liberté qu’on peut prendre en face de la mort et de la postérité, préoccupé avant tout de se justifier des malheurs que son entreprise avait attirés sur sa patrie, il ne fait nulle difficulté d’en rejeter la faute sur les lenteurs, les hésitations, la faiblesse du cardinal ; s’il eût pu joindre aux torts qu’il lui reproche celui d’une déloyauté maladroite, il n’eût pas manqué d’ajouter un grief de plus à son dossier. Disons enfin que rien de pareil n’est plus allégué par aucun des historiens allemands de nos jours. Ils laissent aux historiens français le soin de ramasser les mensonges dont ils ne veulent plus[38].

L’assertion que Frédéric a mise en avant lui-même est d’une autre nature et plus difficile à contrôler. Il a soutenu dans ses Mémoires (ce qu’il avait déjà affirmé à Valori) que le cardinal entretenait à Vienne un agent secret, du nom de Fargis ou de Dufargis, chargé de suivre avec Marie-Thérèse une négociation subreptice. C’était lord Hyndfort, assure-t-il, qui lui avait fait passer à temps cet avis salutaire. Fleury, averti de l’imputation par Valori, y a opposé la dénégation la plus absolue. « Rien n’est plus faux, écrivait-il à Belle-Isle le 21 juin ; le prétendu Fargis est un commissaire de guerre qui a été effectivement employé en 1735 à quelques affaires relatives à la dernière paix, mais dont on ne fait depuis aucun usage, et je serais assez embarrassé de dire ce qu’il fait aujourd’hui. »

Entre ces deux affirmations contradictoires j’ai dû établir une enquête comme un véritable juge d’instruction, en mettant à profit l’habitude que des études antérieures avaient pu me donner des procédés de diplomatie secrète de Louis XV. Recherche faite, je dois déclarer que, si cette négociation a eu lieu, le secret a dépassé cette fois toute mesure, car aucune trace n’en est restée dans les recoins les plus cachés de nos archives. Je n’ai pu trouver une seule fois, dans un seul document, le nom de Fargis ou de Dufargis. Et il faut que la même prudence ait régné dans les archives de Vienne, car d’un pourparler quelconque proposé par Fleury à Marie-Thérèse à cette date, l’exact et si bien informé M. d’Arneth ne fait nulle part mention. En revanche, ce qu’on trouve presque à toutes les pages dans la correspondance du chargé d’affaires que la France entretenait encore à Vienne, ce sont des offres de négociation faites au nom de la reine par des émissaires plus ou moins autorisés et toujours repoussées par Fleury avec une sorte de terreur. La crainte d’être accusé par Frédéric de duplicité est le seul sentiment qui paraisse dominer le vieux ministre[39].

Dernier grief enfin allégué par Frédéric : on lui avait fait connaître, assure-t-il, que l’envoyé de France à Saint-Pétersbourg, M. de La Chétardie, se faisant médiateur entre la Russie et la Suède, cherchait à les unir contre la Prusse, en promettant à chacune des parties, en compensation des sacrifices qu’elle aurait à faire, un lambeau des possessions prussiennes. J’ai encore eu la patience de parcourir la correspondance de M. de La Chétardie et y ai cherché vainement quoi que ce soit qui ressemble à cette étrange imputation. En tout cas, au moment de la conclusion de la paix par Frédéric, le galant ambassadeur ne jouissait déjà plus de la faveur de la souveraine volage qu’il avait placée sur le trône, la médiation qu’il avait offerte était refusée, et il se préparait à quitter Saint-Pétersbourg en disgrâce. Frédéric n’avait à concevoir de ce côté aucune crainte sérieuse[40]. Rien ne subsiste donc ni du second, ni du troisième chef d’accusation, pas, plus que du premier. Mais, en supposant, ce que rien ne confirmé, que Fleury eût entretenu à Vienne un agent timide et secret, chargé de sonder les dispositions de Marie-Thérèse et de pénétrer les divisions de son conseil, quel parti pourrait-on tirer dans la cause de cet acte aussi innocent qu’insignifiant ? En quoi cette petite manœuvre de police, très usitée en diplomatie, utile peut-être à la cause commune, ressemble-t-elle à cette négociation continue, presque officielle, dont nous avons suivi tous les détails, — négociation poursuis-vie sans relâche par Frédéric, à l’insu et aux dépens de ses alliés, — tantôt suspendue, tantôt reprise, mais toujours tenue en haleine, mise en quelque sorte sur une ligne parallèle à celle des opérations militaires, de manière à pouvoir à tout moment choisir entre la paix et la guerre, au gré d’une fantaisie et d’un intérêt personnel ? Et que dire de ces armées autrichiennes deux fois échappées des mains du vainqueur, avec permission de se porter en liberté sur les derrières des armées françaises pour les écraser ? Comment cet acte inouï, brutal, qui n’a d’analogue que la défection sur le champ de bataille, pourrait-il être excusé par le soupçon plus ou moins fondé de quelque intrigue vraie ou fausse tramée à Versailles au fond du cabinet d’un ministre ? En vérité, pour s’autoriser de tels rapprochemens, il fallait toute la hardiesse de Frédéric ; de même qu’il faut toute la sottise de nos écrivains pour s’y prêter.

Concluons que rien dans ces récriminations impuissantes ne fournit à la défection prussienne l’apparence d’une justification. Il est, à la vérité, un autre ordre d’idées où Frédéric aurait pu se placer, sinon avec plus d’avantage pour lui-même, au moins en causant plus d’embarras à ses contradicteurs. Prenant le verbe plus haut et faisant les honneurs de son caractère avec une franchise qui ne lui a pas toujours répugné, il pouvait fermer la bouche à la France et la faire rentrer en elle-même. En quoi vous ai-je trompée ? pouvait-il lui dire, et le début de ma vie royale ne vous avertissait-il pas de vous mettre en garde ? Un souverain qui, pour son coup d’essai, entre à main armée dans une province paisible, sans prétexte et à la faveur d’une équivoque, pour dépouiller une femme sans défense, fille de son bienfaiteur, n’avait-il pas lui-même donné la mesure du prix qu’il attachait à sa parole ? Quand il mettait si peu de scrupule à s’emparer du bien d’autrui, pouvait-on croire qu’il en apporterait davantage dans le choix des moyens propres à le garder ? Et la France, qui, pour s’associer à cette inique agression, avait violé elle-même les engagemens formels d’un traité récent, n’avait-elle pas perdu par là même le droit de rappeler soit amis, soit adversaires, au respect de la foi jurée ? A l’âge de Fleury, n’y avait-il pas une naïveté excessive à se plaindre d’être dupe ou victime de celui dont on n’avait pas refusé d’être complice ?

C’est là, en s’élevant à un point de vue encore plus général et plus étendu, l’enseignement politique et moral qui ressort des faits dont nous avons tracé le tableau. La suite le rendrait plus évident encore aux yeux de ceux qui auraient la patience d’en étudier le développement. Ce n’était pas, en effet, pour ce jour-là seulement ni pour l’issue d’une seule guerre, c’était pour un plus long avenir que la France, en s’associant à l’ambition de Frédéric (au lieu de l’écraser dans son germe), avait porté à ses propres intérêts et à sa grandeur future un coup dont elle ne pouvait accuser qu’elle-même. Au sein de cette vieille Europe, où elle jouissait d’une prépondérance incontestée, elle avait non pas seulement laissé, mais fait éclore une puissance nouvelle qui, jetant son épée de droite et de gauche dans les deux plateaux de la balance, devait en déranger pour jamais l’équilibre. Elle avait ouvert une ère de spoliations et de conquêtes qui, commençant par la Silésie pour se continuer par la Pologne, s’est perpétuée jusqu’à nos jours à travers les vicissitudes de nos révolutions et dont, en définitive, nous avons souffert plus que personne. Telle a été la conséquence, éloignée sans doute, mais très directe, d’un acte initial auquel la prudence avait manqué encore plus que la loyauté. Le châtiment, quelque grand qu’il soit, peut paraître mérité. A la vérité, si on voit de quelle faute la France fut alors punie, il est moins aisé de reconnaître de quelles vertus d’autres ont été récompensés. Entre Fleury et Frédéric, tous deux coupables, — à des degrés différent, — du même méfait, on s’étonne de voir l’un recueillir le fruit de son audace au moment où l’autre paie chèrement le prix de sa faiblesse. De tels contrastes choquent souvent nos regards dans le tableau confus des affaires humaines. La Providence ne nous dit point dans quelles vues mystérieuses elle exerce ici-bas sa sévérité par des dispensations que notre esprit borné trouve parfois irrégulières et inégales. Heureusement, si elle éprouve ainsi notre foi dans sa justice, elle prend soin en même temps de la raffermir par des traits inattendus et éclatans. C’est ainsi que, dans le récit même qui a passé sous nos yeux, si de scandaleuses prospérités affligent les amis du droit, le noble exemple de Marie-Thérèse, ramenant à force d’intrépidité la fortune du côté de l’innocence et de la faiblesse, console les consciences troublées et venge la moralité de l’histoire.


DUC DE BROGLIE.

  1. Mémoires inédits de Belle-Isle. — Valori, Mémoires, t. I, p. 154. — Valori à Amelot, 30 avril 1741. (Correspondance de Prusse. — Ministère des affaires étrangères.)
  2. Pol. Corr., t. II, p. 13, 23, 15. — Droysen, t. I, p. 382, 385, 386. — Vincent à Amelot, 17 février, 1er mars 1741. (Correspondance de Vienne. — Ministère des affaires étrangères. )
  3. Pol. Corr., t. II, p. 98-99.
  4. Pol. Corr., t. II, p. 84-85. — Je ne sais pourquoi, dans la Correspondance, ces instructions sont placées avant le document sans date que j’ai analysé. Le bon sens indique que la délibération dut précéder la décision.
  5. Pol. Corr., t. II, p. 93, 110-117.
  6. Grünhagen, t. I, p. 217-218. — Cet écrivain rapporte l’entretien de Podewils et d’Hyndfort plus au long que ne l’ont fait ni Droysen ni Coxe, d’après les dépêches anglaises consultées par lui au Record Office de Londres.
  7. Pol. Corr., Frédéric à Podewils, 21 avril 1742. — Le secrétaire du cabinet à Podewils, même date ; Grünhagen, t. II, p. 201.
  8. Grünhagen, t. II, p. 221.
  9. D’Arneth, t. II, p. 67 et suiv., 480-481. — Grünhagen, t. II, p. 231.
  10. Pol. Corr., t. II, p. 137-138.
  11. Valori à Amelot, 12 mai 1742. (Correspondance de Prusse. — Ministère des affaires étrangères.) — Frédéric à Fleury, 14 mai 1742. Pol. Corr., t. II, p. 160.
  12. Valori, Mémoires, t. 1, p. 158 ; — d’Arneth, t. II, p. 55 ; — Droysen, t. I, p. 450. — Belle-Isle, dans une lettre à Charles VII, datée de quelques jours après son arrivée, témoigne sa surprise de ce que le roi de Prusse n’ait pas voulu tirer tout le fruit de sa victoire en faisant deux ou trois marches en avant, ce qui aurait forcé le prince Charles à sortir de la Bohème, 26 mai 1741. (Bibliothèque nationale. — Nouvelles acquisitions.) La Bibliothèque nationale possède une collection assez complète des lettres de Charles VII aux maréchaux de Broglie et de Belle-Isle, acquise par elle il y a peu d’années.
  13. Pol. Corr., t. II, p. 164, 166, 167, 173.
  14. Amelot à Belle-Isle, 15-29 avril, 12 mai 1742. (Correspondance de l’ambassade à la diète. — Ministère des affaires étrangères.) — Fleury à Belle-Isle, 20 mars 1742. Belle-Isle à Broglie, 21 mai. (Correspondances diverses. — Ministère de la guerre.) Broglie à Breteuil, 19 mai. (Correspondance officielle. — Ministère de la guerre.)
  15. Mémoires de Valori, t. I, p. 158, 180. Correspondance de Belle-Isle et de Valori, passim. — Broglie à Fleury, 15 mai, 1er juin, 4 juin 1742. (Ministère de la guerre.) — Mémoires du duc de Luynes, t. II, p. 177 et 183.
  16. Pol. Corr., t. II, p. 174. — Grünhagen, t. I, p. 276.
  17. D’Arneth, t. II, p, 71. — Grünhagen, t. II, p. 278 et suiv. — Pol. Corr. — D’après MM. Droysen et Grünhagen, la réponse de Vienne n’arriva à Breslau que le 4 juin (date de l’entretien de Frédéric avec Belle-Isle) et ne pouvait être connue à Kuttenberg ce jour-là même. Frédéric pouvait donc encore conserver quelque doute sur la résignation de Marie-Thérèse, mais il n’en avait point sur sa propre résolution de faire une paix séparée à tout prix, ce qui suffit pour rendre l’entretien qu’on va lire tristement caractéristique.
  18. Belle-Isle à Amelot, 4 juin 1742. (Correspondance de Prusse et de l’ambassade à la diète. — Ministère des affaires étrangères.)
  19. Belle-Isle à Amelot, de Kuttenberg, 4 juin 1742. (Correspondance de Prusse et Correspondance de l’ambassade à la diète. — Ministère des affaires étrangères.) — Il y a deux dépêches de Belle-Isle relatives aux divers points de la conversation. — Pol. Corr., t. II, p. 181. — Frédéric à Podewils, 4 juin 1742. — Le compte-rendu de Belle-Isle et celui du roi diffèrent sur certains points. C’est dans la note royale que se trouve la citation latine : Beati possidentes. Il parait même que Frédéric l’avait écrite sous cette forme : Beatus est posedendi. Ce sont les éditeurs modernes qui ont corrigé ce solécisme.
  20. Pol. Corr., Frédéric à Podewils, t. II, p. 190.
  21. Valori à Amelot, 14 juin 1742. (Correspondance de Prusse. — Ministère des affaires étrangères.) Il y a deux dépêches écrites a quelques heures de distance. — Pol. Corr., t. II, p. 210 et 197.
  22. Valori à Amelot, 11 juin 1742. (Correspondance de Prusse. — Ministère des affaires étrangères.) — Pol. Corr., t. II, p. 197 et 210.
  23. Mémoires de Valori, t. I, p. 125. — Broglie à Breteuil, 16 juin 1742. (Ministère de la guerre.) — Belle-Isle à Amelot, 15 juin 1742. (Correspondance de l’ambassade à la diète. — Ministère des affaires étrangères.)
  24. Valori à Amelot et à Belle-Isle, 20, 21 et 23 juin 1742.
  25. Pol. Corr., t. II, p. 205 et 207. — Frédéric à l’empereur et à Belle-Isle, 18 juin 1742.
  26. Pol. Corr., t. II, p. 206 et 208. — Frédéric à Fleury, 18 juin 1742.
  27. Fleury à Frédéric, 30 juin 1742. — (Correspondance de Prusse. — Ministère des affaires étrangères.) — Cette lettre n’est pas celle qui est insérée dans l’Histoire de mon temps. Fleury écrivit deux fois à Frédéric : une première fois, le 21 juin, quand on pouvait croire que la seule chose qu’il se proposait était d’entrer en négociation pour la paix en commun avec ses alliés ; et une seconde, le 30 juin, quand sa défection fut connue et certaine. C’est la première seulement de ces deux lettres que Frédéric a publiée.
  28. Mémoires de Valori, t. I, p. 70.
  29. Raümer, Beitrage sur neuen Geschichte. — Ranke, t. V, p. 527.
  30. Voltaire à Frédéric. (Correspondance générale, juin 1742.)
  31. Frédéric à Voltaire, de Kuttenberg, 18 juin 1742. — (Correspondance générale.)
  32. Frédéric dans sa lettre avait demandé à connaître le manuscrit du Siècle de Louis XV.
  33. Voltaire à Frédéric, juillet.
  34. Frédéric à Voltaire, 25 juillet 1742. — (Correspondance générale.)
  35. Voltaire à Mme de Mailly, 13 juillet 1742. — Au cardinal de Fleury, 22 août 1742. — Correspondance générale.)
  36. Le président Hénault à Mme du Deffand, 13 juillet 1742. — Mme du Deffand au président Hénault, 17 juillet 1742.
  37. Desnoiresterres, Voltaire et la Société au XVIIIe siècle, t. II, p. 330 et suiv. — Voltaire à Frédéric, juillet 1742. — Frédéric à Voltaire, 7 août 1742, — (Correspondance générale.)
  38. Voir en particulier la collection de papiers officiels publiée à Berlin sous le titre de Preussische Staatschriften, t. I, p. 334. — Ce recueil contient une pièce intitulée : Lettre du comte de… à son ami, qui n’est autre chose qu’une justification de Frédéric écrite par lui-même et publiée par ses soins en Hollande. L’auteur du recueil fait remarquer lui-même en tête du document qu’il n’y est pas question de l’anecdote relative au général Pallandt. Voir aussi Droysen, t. I, p. 455. — D’Arneth, t. II, p. 181.
  39. Fleury à Belle-Isle, 21 juin 1742. — (Correspondance de l’ambassade à la diète. — Ministère des affaires étrangères.) — Voir aussi dans la Correspondance de Vienne, Vincent à Amelot, 31 janvier, 17 février, 16 mars 1742. Ce sont les tentatives diverses et toujours repoussées faites par des agens de Marie-Thérèse pour engager des négociations particulières.
  40. Droysen, t. I, p. 472 ; — Albert Vandal, Louis XV et Elisabeth de Russie, p. 170 et suiv.