La Première Tentation de Saint Antoine/Préface/II


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II

On comprend maintenant le cas de conscience qui s’est posé pour Mme Grout et pour moi, lorsqu’il s’est agi de publier le manuscrit de la première Tentation.

Évidemment, cette version est celle qui aurait dû paraître. C’est une œuvre terminée, revue avec soin par l’auteur, alors qu’il était dans toute la maturité de son génie. Mais, d’autre part, il est trop certain que, douze ans plus tard, elle ne le satisfit plus, puisqu’il estima nécessaire de la remanier totalement, pour en tirer la version que nous possédons depuis 1874. Publier celle de 1856, n’était-ce point aller contre sa volonté formelle ?

Notons d’abord que Flaubert, — homme de tous les scrupules et dont la vie se passa à douter de lui-même, — Flaubert n’aurait pas été plus content de la dernière version, s’il avait eu le loisir ou la fantaisie de la reprendre en détail. En octobre 1856, il était persuadé que le Saint Antoine première manière avait un plan solide et qu’il était enfin « sur ses pieds[1] ». L’année suivante, revirement complet : le plan ne tient pas, la personnalité du saint est inconsistante, bref, c’est manqué encore une fois[2]. Il est évident qu’en 1874 le plan n’était guère meilleur et que la psychologie du personnage central restait tout aussi nébuleuse. Qui sait ce qu’eût fait Flaubert par la suite, si la Tentation, pour une cause ou pour une autre, fut rentrée de nouveau dans ses tiroirs[3] ?…

Mais n’abusons pas de cet argument qui, en somme, est extérieur au débat.

Admettons que ce premier manuscrit soit très inférieur au dernier, que Flaubert l’ait absolument désavoué (ce que nous ne savons pas). Nous sera-t-il interdit de faire pour lui ce qu’on a fait pour tant d’autres grands écrivains, dont on a recueilli pieusement les moindres épaves ? Mais il ne s’agit point d’un fragment quelconque, n’ayant qu’une valeur documentaire. Nous ne saurions trop le répéter : c’est un ouvrage original, dont la version de 1874 n’est qu’une réplique, — plus parfaite peut-être, — mais enfin une réplique. Dans ce cas n’y a-t-il pas un haut intérêt littéraire à pouvoir comparer les deux formes, à suivre la pensée du maître à travers ses évolutions, à assister, pour ainsi dire, phrase par phrase, au travail passionné et méticuleux du styliste admirable que fut Gustave Flaubert ?

Ajoutons qu’il y a, dans cette première version, des « morceaux » entiers qui ne devaient point périr, qui dureront certainement autant que la langue et dont la beauté est au moins égale à celle de la Tentation définitive. Et puis enfin, cette œuvre de jeunesse — bonne ou mauvaise — nous révèle à plein une nature d’homme et d’artiste que nous ne faisions que deviner à travers sa correspondance. Ceux qui ont gémi sur l’acharnement de Flaubert à comprimer et à cacher son vrai « moi » seront peut-être heureux de le trouver ici plus étalé et plus à découvert. Chez lui, le fond originel était extrêmement riche. Il faut le reconnaître, à mesure qu’il vieillissait, son esprit s’est sans doute affermi dans ses tendances les plus sérieuses et les plus positives, mais bien des idées et des sentiments qui furent familiers à Flaubert adolescent — un certain mysticisme même — ont totalement disparu chez l’ironiste morose qui écrivit Bouvard et Pécuchet.

Et ainsi le Saint Antoine que nous publions n’est point une simple variante de l’autre. C’est, dans son fond, une chose très différente, comme on va le voir.


  1. Correspondance, t. III, p. 65.
  2. Correspondance, t. III, p. 110.
  3. Maxime Du Camp affirme positivement ce que nous ne faisons qu’insinuer ici. À propos de Flaubert et de la Tentation de 1874, on lit dans les Souvenirs littéraires, p. 435 : « Il nous a avoué depuis qu’il regrettait de n’avoir pas suivi notre conseil et de n’avoir pas gardé son travail en portefeuille. »