La Première Tentation de Saint Antoine/Préface/I


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I

Disons-le tout de suite : l’œuvre que nous avons pris la responsabilité de publier, — après avoir triomphé des scrupules très honorables de Mme Caroline Franklin-Grout, la nièce de Gustave Flaubert[1], — n’est point un brouillon informe, un essai de jeunesse définitivement condamné à l’oubli par l’auteur. La version que nous donnons aujourd’hui est celle qu’il aurait publiée lui-même après « Madame Bovary », s’il n’en eût été empêché par des raisons qui n’ont rien de littéraire et que nous allons expliquer. La version de 1874, — la seule connue du public et, d’ailleurs, si différente de l’autre, dans sa forme comme dans son esprit, — cette version n’aurait jamais vu le jour, si Flaubert avait cru possible de risquer la publication du Saint Antoine, après le scandale de son premier roman.

Pour bien saisir les raisons qui l’ont déterminé, il est nécessaire de reprendre les choses d’un peu haut et d’esquisser rapidement l’historique de la Tentation.

Tout le monde sait que l’idée en fut suggérée à Flaubert par un tableau de Breughel qui se trouve encore aujourd’hui à Gênes, au palais Balbi. Le tableau est assez médiocre, si l’on en juge par ces notes datées de Milan, que nous avons eu la bonne fortune de retrouver dans son album de voyage (Avril-Mai 1845) :


Au fond, des deux côtés, sur chacune des collines, deux têtes monstrueuses de diables, moitié vivants, moitié montagnes. Au bas, à gauche, saint Antoine entre trois femmes, et détournant la tête, pour éviter leurs caresses. Elles sont nues, blanches, elles sourient et vont l’envelopper de leurs bras. En face du spectateur, tout à fait au bas du tableau, la Gourmandise, nue jusqu’à la ceinture, maigre, la tête ornée d’ornements rouges et verts, figure triste, cou démesurément long
et tendu, comme celui d’une grue, faisant un coude vers la nuque, — clavicules saillantes, — lui présente un plat chargé de mets coloriés. — Homme à cheval dans un tonneau, bêtes sortant du ventre des animaux, grenouilles à bras et sautant sur les terrains. — Homme à nez rouge, sur un cheval, entouré de diables. — Dragon ailé qui plane. Tout semble sur le même plan. Ensemble fourmillant, grouillant et ricanant d’une façon grotesque et emportée, dans la bonhomie de chaque détail. — Ce tableau paraît d’abord confus, puis il devient étrange pour la plupart, drôle pour quelques-uns, quelque chose de plus pour d’autres. Il a effacé pour moi toute la galerie où il est. Je ne me souviens déjà plus du reste.


Il est évident que cette peinture, un peu indigente dans sa bizarrerie, ne fournit pas grand’chose à l’imagination de Flaubert. Pourtant, ce lui fut une véritable révélation. Du coup, sa conscience d’artiste entrevit le parti merveilleux qu’il pouvait tirer d’une semblable donnée. Et, pour quiconque est un peu familier avec la pensée et l’âme du maître, il est évident encore qu’il y avait entre lui et le type légendaire de saint Antoine une affinité plus ou moins lointaine qui dut vivement le frapper.

Mais cette révélation, comme il arrive toujours, ne fit probablement que lui éclairer tout un travail obscur de germination qui s’était opéré en lui, sans qu’il en eût conscience. Flaubert enfant aimait passionnément le théâtre. À douze ans, il jouait la comédie dans le salon maternel. Or, il dut assister, comme tous les jeunes Rouennais d’alors, aux représentations qui se donnaient annuellement, à la foire de Saint-Romain, dans la baraque d’un imprésario ambulant resté fameux sous le nom du Père Saint Antoine[2] et qui perpétuaient en plein XIXe siècle la tradition des « Mystères ». Sans doute, Flaubert en reçut une forte impression, — et ce qui le prouverait, au besoin, c’est que, bien avant son voyage en Italie, il écrivit un scénario intitulé Smahr, vieux mystère, et dont le principal personnage est un ermite tenté par Satan. Il est donc permis de conjecturer que la Tentation comme le Faust de Gœthe, est sortie directement du drame médiéval. Le sujet de Gœthe, c’est l’homme qui vend son âme au Diable ; celui de Flaubert, c’est l’homme qui ne veut pas la vendre, non plus, comme au moyen âge, parce que c’est un péché, mais parce que c’est inutile !…

Néanmoins, si épris qu’il soit de ce sujet, il se défie d’abord de ses forces : « J’ai vu, — écrit-il de Milan à son ami Alfred Lepoittevin, — j’ai vu un tableau de Breughel… qui m’a fait penser à arranger pour le théâtre la « Tentation de Saint Antoine », mais cela demanderait un autre gaillard que moi[3]. » Alors, il se rejette sur un projet de drame tiré de l’histoire corse et dont le héros eut été un certain Sanipier Ornano, qui vivait vers 1560. Aussitôt rentré à Croisset, en juin 1845, il prie un de ses camarades, Ernest Chevalier, substitut à Calvi, de lui envoyer des documents sur son personnage[4].

Puis, les deuils se succèdent dans sa famille. Il se lie vraisemblablement à cette époque avec Louise Colet. Des soucis, des préoccupations de toute sorte le détournent de ses projets littéraires. Il oublie Sampier Ornano, essaie, sans grand enthousiasme, d’améliorer l’ébauche de L’Éducation sentimentale et, finalement, revient à ce qu’il appellera plus tard sa « vieille toquade de Saint Antoine ».

Il y revint avec des alternatives de découragement et d’exaltation. La Tentation le fascinait et l’épouvantait tout ensemble, et ce fut ainsi jusqu’à la fin, jusqu’au jour où il mit le point final au bas de la dernière page du dernier manuscrit.

Dès le printemps de 1846, il se lance dans d’immenses lectures, sans but apparent, mais qui, toutes, gravitaient plus ou moins autour de l’antiquité gréco-latine et conduisaient par d’infinis détours à ce sujet brûlant de Saint Antoine qu’il couvait toujours dans le secret de sa pensée.

Enfin il se décide, après deux ans d’un travail acharné, à peine interrompu par quelques fugues sentimentales et par un voyage en Bretagne. Dans sa solitude de Croisset, il s’était surchauffé l’imagination à un degré extraordinaire. Les textes l’avaient grisé, mais, bien plus encore, il était ivre de tous les appétits comprimés d’une jeunesse fougueuse (il avait vingt-sept ans), de tous les rêves tumultueux et superbes qui s’agitaient en lui. Ce fut le grand emballement. Il commença à écrire le 24 mai 1848[5], et il termina le mercredi 12 septembre 1849 : quinze mois et demi pour mettre debout une œuvre qui ne compte pas moins de 540 pages grand format ! Cela est prodigieux, quand on songe avec quelle difficulté et quelle lenteur il composa plus tard ses autres livres.

C’est aussi que nul autre ne lui tint plus au cœur. Saint Antoine fut au fond sa seule passion, l’affaire capitale de toute son existence. De même que les deux Faust reflètent à peu près toute la vie de Gœthe, de même les deux Saint Antoine sont comme un raccourci de la vie intellectuelle de Flaubert. À tout instant, il s’y remettait. Il retirait de leurs cartons les chers manuscrits, il s’enfermait avec eux pour les relire, il les corrigeait amoureusement, il en surchargeait les marges de notes au crayon. Dans ce milieu extravagant du Bas-Empire, il s’installait comme chez lui, il s’y reconnaissait, s’y chérissait dans l’exagération de ses qualités, de ses défauts et de ses manies. Cela seul pouvait l’intéresser personnellement, et c’est à croire qu’à ses yeux tout le reste n’était que de la « littérature ».

« Jamais, — écrivait-il à Mme Colet, — je ne retrouverai des éperduments de style comme je m’en suis donné là, pendant dix-huit grands mois ». En effet, aucune de ses compositions ultérieures ne fut enlevée avec une fougue, une ardeur pareilles, une spontanéité, une sincérité plus complètes, une sensibilité plus vibrante et plus fraîche. Il se précipita à corps perdu et l’âme en fête vers les horizons illimités de la légende et de l’histoire. Ce fut une chevauchée lyrique au grand galop, pour le seul plaisir d’aller, — une sorte de course au sublime. On s’en aperçoit quand on compare le manuscrit de 1849 à celui de 1874. Autant l’écriture du dernier est menue, tatillonne, difficultueuse, tourmentée de ratures, autant celle du premier est large, copieuse, et comme couchée d’un trait sur le papier. Les corrections elles-mêmes sont aussi lisibles que le texte, et l’aspect des pages donne une impression d’allégresse, de facilité, de légèreté et de sûreté de main qui réjouit les yeux.

Qu’advint-il de cette œuvre conçue et exécutée avec une telle ferveur ? Nous le savons par les Souvenirs littéraires de Maxime Du Camp. Flaubert, sitôt le Saint Antoine achevé, avait convoqué Du Camp et Bouilhet pour une lecture qui dura quatre jours consécutifs, sans autres répits que les heures des repas et du sommeil. En ouvrant son manuscrit, il leur aurait dit : « Si vous ne poussez pas des hurlements d’enthousiasme, c’est que rien n’est capable de vous émouvoir !… » Hélas ! ils ne hurlèrent point d’enthousiasme. Bouilhet, après en avoir conféré avec Du Camp, déclara brutalement à leur ami : « Nous pensons que tu dois jeter cela au feu ! » Sur quoi, Flaubert, écrasé, aurait poussé un véritable cri de douleur[6].

Et pourtant le verdict de Bouilhet est, en partie, justifiable.

Il est manifeste que Flaubert, en écrivant cette première ébauche, n’avait nullement songé au lecteur. D’un bout à l’autre, il se lâche en expansions lyriques, qui finissent par devenir fatigantes pour tout autre que pour lui. Outre les longueurs, et une composition assez difficile à démêler, il y avait des fautes de goût criantes, une grosse couleur romantique qui datait déjà, un manque d’équilibre choquant. Bref, le manuscrit, dans l’état, était impubliable. Mais le vouer au feu, c’était aller vraiment un peu loin. On s’étonne du jugement radical et, en somme, peu intelligent de Louis Bouilhet. Peut-être lui et Du Camp étaient-ils excédés par ces trente-six heures de lecture, peut-être encore la déclamation ronflante de Flaubert avait-elle exagéré jusqu’au ridicule les effets d’un style déjà très monté. Cela est plus que probable. Néanmoins les deux censeurs restent sans excuse de n’avoir pas senti la richesse et la fécondité de ce chaos, d’avoir condamné sans appel des morceaux absolument parfaits de facture, comme l’épisode d’Hélène et de Simon le Magicien, celui d’Apollonius de Tyane, et combien d’autres !…

Quoi qu’il en soit, Flaubert, la mort dans l’âme, se rendit à leurs raisons. Il aurait même accepté de leurs mains — si l’on en croit Du Camp — le sujet de Madame Bovary, choisi tout exprès pour l’assagir. Cela se passait dans la seconde quinzaine de septembre 1849.

En octobre, Flaubert s’embarque pour l’Orient — où il voyage deux années de suite. De retour à Croisset, il s’attelle, en rechignant, à la Bovary, qui devint pour lui — il s’en est assez plaint ! — le plus cruel des pensums. Cependant il lui demeurait une tristesse et une humiliation d’avoir manqué le Saint Antoine. Dès que la Bovary est « ficelée » — à la fin de mai 1856, — il se replonge avidement dans le manuscrit abandonné. Il travaille à le corriger avec un tel entrain que, pour le commencement d’octobre, il a complètement mis au point cette première ébauche, où il a pratiqué de larges coupures et dont il a refait des passages entiers. Il regarde son œuvre comme définitivement achevée, il en est même plus satisfait que du roman qu’il vient d’écrire et qui, à son avis, est « raté ». — « Ce qui me console, écrit-il à Bouilhet, c’est l’espoir que Saint Antoine a maintenant un plan. Cela me semble beaucoup plus sur ses pieds que la Bovary[7]. » Et il est bien décidé à publier la Tentation à un intervalle raisonnable de son roman. Il la recopie entièrement sur beau papier. Le manuscrit est tout prêt pour l’impression.

Mais voilà que la Bovary lui attire une poursuite en correctionnelle. Il voit de fort près la prison, et c’est, dans Rouen, un scandale épouvantable ! Quoiqu’il affecte des airs braves, l’avertissement lui donne tout de même à réfléchir. Il fait son examen de conscience et découvre avec effroi que Saint Antoine va être jugé une récidive aggravante de Madame Bovary. Un Pinart quelconque n’aurait, entre une foule de passages compromettants, que l’embarras du choix, pour étayer ses accusations d’immoralité et d’attaques contre la religion. C’eût été bien plus facile et bien plus accablant que pour le premier livre incriminé… Avouons-le, l’échappé de la correctionnelle préféra son repos aux tracasseries et aux poursuites qu’il pressentait. Saint Antoine fut ajourné à une époque plus clémente, — et le pauvre Flaubert en demeura, quelque temps, tout désemparé. Au plus fort de cette crise, il écrit à Maurice Schlesinger : « C’est à tel point que j’hésite à mettre mon roman en volume. J’ai envie de rentrer et pour toujours dans la solitude et le mutisme dont je suis sorti, de ne rien publier, pour ne plus faire parler de moi. Car il me paraît impossible, par le temps qui court, de rien dire : l’hypocrisie sociale est tellement féroce ! Les gens du monde les mieux disposés pour moi me trouvent immoral, impie. Je ferais bien à l’avenir de ne pas dire ceci, cela, de prendre garde, etc., etc. Ah ! comme je suis embêté, cher ami !… Je ne vois rien, en fouillant mon malheureux cerveau, qui ne soit répréhensible. Ce que j’allais publier après mon roman, à savoir un livre qui m’a demandé plusieurs années de recherches et d’études arides, me ferait aller au bagne ! Et tous mes autres plans ont des inconvénients pareils. Comprenez-vous maintenant l’état facétieux où je me trouve[8] ?… »

Les termes de cette lettre sont assez explicites, il me semble. Le livre qu’il allait publier après son roman, ce livre qui lui avait coûté « plusieurs années de recherches et d’études arides », c’est, à n’en pas douter, le Saint Antoine qu’il avait recopié tout exprès, dont il était enchanté, au point de le préférer à Madame Bovary. Sans le hasard du procès, nous n’aurions pas d’autre version du Saint Antoine que celle-là, celle qu’il avait composée en 1849, puis revue et corrigée en 1806, — celle précisément que nous donnons au public.

Cependant Flaubert ne se résigna point tout à fait à « enterrer » la Tentation. Cette même année 1857, qui fut celle du procès, il en fit paraitre dans L’Artiste, alors dirigé par son ami Théophile Gautier, plusieurs fragments très importants : le festin de Nabuchodonosor, l’arrivée de la Reine de Saba, Apollonius de Tyane, le Sphinx et la Chimère, les Bêtes fabuleuses. L’accueil ne paraît pas avoir été très chaleureux et, comme personne ne témoignait le désir de voir le reste, Flaubert se le tint décidément pour dit. Le manuscrit de Saint Antoine dormit[9] douze ans dans ses cartons, jusqu’en 1869, après l’achèvement de L’Éducation sentimentale.

Il se dédommagea de ce contre-temps et de ces mécomptes en déversant dans Salammbô la fureur lyrique qui l’oppressait. À tout prix, il voulait sortir du monde moderne qui — disait-il — lui « puait étrangement au nez », et, comme il ne pouvait s’en évader par Alexandrie et la Thébaïde, il se réfugia dans Carthage. Cette Carthage du IIIe siècle, c’était encore l’antiquité et c’était encore l’Afrique. Or, Flaubert aimait passionnément l’une et l’autre[10].


  1. Il n’est pas exact, comme on l’a déjà dit, que nous ayons découvert le manuscrit de la première « Tentation ». Nous n’avons pas eu à le retrouver, pour la bonne raison qu’il est connu depuis la mort de Flaubert. Il a été soigneusement catalogué par la nièce de l’écrivain. Des lettres, des professeurs, même des étrangers ont pu le feuilleter tout à leur aise. Ils n’y virent sans doute qu’une copie ou une variante de la version que nous possédons. Notre seul mérite, — si c’en est un, — ç’a été de le lire attentivement et d’y reconnaître une œuvre originale, très différente de l’autre.
  2. Nous devons cette conjecture à M. Georges Dumesnil, qui, en sa qualité de Rouennais, a pu assister, lui aussi, aux représentations du Père Saint Antoine.
  3. Correspondance, t. I, p. 87.
  4. Ibid., t. I, p. 91.
  5. Ces dates sont fournies par le manuscrit de 1849. Sur la dernière page, Flaubert a écrit : Cy finit La Tentation de saint Antoine. Mercredi 12 septembre 1849 trois heures vingt de l’après-midi, temps de soleil et de vent. Commencé le mercredi 24 mai 1848, à trois heures un quart. »
  6. Cf. Maxime Du Camp, Souvenirs littéraires, I. p. 427 et suiv.
  7. Correspondance, t. III, p. 65.
  8. Correspondance, t. III, p. 77-78. — Dans une autre lettre à M. Schlesinger, il dit expressément : « J’avais un [volume] tout prêt à paraître. Mais la rigueur du temps me force à en ajourner indéfiniment la publication. » (Ibid., p. 82.)
  9. Il ne faudrait pas prendre cette expression au pied de la lettre. Dans l’intervalle de 1857 à 1869, Flaubert revit maintes fois son manuscrit et ses brouillons, — comme nous l’avons dit plus haut.
  10. Sur cette prédilection de Flaubert pour l’Afrique, voir notre étude : « Flaubert et l’Afrique », parue dans La Revue de Paris, le 1er  avril 1900.