La Première Tentation de Saint Antoine/Préface/III


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III

Dans les deux Tentations, le personnage principal est le même. Bon nombre de personnages accessoires et, çà et là, des épisodes entiers figurent également dans la première et la seconde. Et cependant, malgré toutes ces analogies, les deux versions n’ont, pour ainsi dire, de commun que le titre.

Il ne faut pas oublier qu’il y a entre elles un intervalle de vingt ans. Cela explique presque tout. Le Flaubert de 1874 n’avait plus la jeunesse d’imagination et de sentiment, la ferveur, l’exubérance créatrice du Flaubert de 1849. Il avait laissé en route bien des illusions, des préjugés, des engouements juvéniles, mais, quand il s’interrogeait, il s’avouait que le meilleur de lui, c’était le romantique qu’il avait été et qui — en dépit de tous ses efforts pour l’extirper — continuait toujours à vivre au fond de son cœur.

Or, le romantique déborde dans le premier Saint Antoine. On le reconnaît à une certaine rhétorique redondante et truculente, dont Flaubert ne perdit jamais complètement l’habitude, à la violence de la couleur, au lyrisme échevelé, au mélange du sérieux et du grotesque, à l’emploi fréquent de l’antithèse. Toute la Tentation primitive repose sur l’antithèse de l’Ascète et du Cochon, — l’un symbolisant la bassesse de l’instinct dans l’homme, le penchant originel vers l’ignoble ; l’autre exprimant la part divine de l’âme et de l’intelligence.

Enfin, comme chez les prosateurs romantiques, les métaphores, les comparaisons poétiques abondent. Plus que quiconque, Flaubert pourrait s’appeler « l’Imaginifique ». À la longue, on trouve qu’il abuse, et cette création perpétuelle d’images finit par sembler un jeu trop facile. Il y a même une foule de passages qui, par le mouvement, le rythme, l’éclat du style, la luxuriance du détail pittoresque, s’assimilent plutôt à un développement en vers qu’à un paragraphe de prose. Le couplet de la Mort qui commence ainsi : « Où sont-elles maintenant, toutes les femmes qui furent aimées ?… » rappelle la manière de Victor Hugo dans Les Feuilles d’automne et Les Chants du crépuscule. C’est le grand lieu commun lyrique, tel qu’on le traitait aux environs de 1830 !

La Tentation de 1874 est d’un style bien plus serré, bien plus travaillé, mais aussi plus sec et plus froid. Entre cette date et celle de la première version, les Parnassiens ont établi leur discipline, et cela se sent à la surveillance jalouse que l’auteur exerce constamment sur lui-même, à la répression impitoyable de tous les écarts de plume ou d’imagination et, pour tout dire, à une sorte de perfection un peu glacée qui donne sans doute à l’œuvre une incomparable valeur d’art, mais qui lui ôte la spontanéité et la bonhomie de l’inspiration naïve.

Ces différences de forme sont encore bien superficielles. En voici de plus profondes. Le Saint Antoine de 1874 est une œuvre strictement objective et impersonnelle : c’est le contraire pour le premier. On pourrait assez bien le définir : une confession personnelle coulée dans le moule d’une moralité du moyen âge. Et, en effet, Flaubert — qu’il en ait eu conscience ou non — s’est substitué à son personnage[1]. Il se raconte et s’analyse à la place de saint Antoine : c’est lui qui parle, le plus souvent, par la bouche du solitaire ; et, quand on connaît un peu les événements de sa vie intime, on les retrouve sans peine mêlés à la trame de la fiction. Il n’est que de comparer certaines phrases de la Correspondance à certaines phrases du Saint Antoine, pour deviner dans celles-ci l’écho plus ou moins amplifié de celles-là.

D’abord (le sujet l’y conviait), Flaubert a mis, dans cette confession déguisée, ses propres « tentations », ses convoitises qui furent énormes, pour employer son mot favori. Lui-même s’en vantait : « Aurai-je eu des envies, moi !… et de piètres[2] !… » Ses amis le plaisantaient de s’exciter sans cesse sur des jouissances ou des entreprises impossibles, et la grand’mère de Maxime Du Camp lui appliquait le dicton trivial : « Plus grands yeux que grand ventre ! »

Il est, du moins, certain que personne, dans notre littérature, n’a aussi fortement exprimé la frénésie du désir. Toutes les ressources de son imagination s’épuisaient à faire resplendir l’objet convoité. Son tempérament d’ailleurs était assez généreux pour justifier tous les appétits et tous les emportements de la passion, et, lorsqu’il nous affirme que, seul, le sentiment de la Beauté l’a retenu sur la pente des désordres, nous pouvons l’en croire sur parole. Il se ruait, d’un élan fou, vers l’image fascinante des félicités ; puis, tout à coup, cette fièvre tombait, il reculait devant le néant, soudainement entrevu, des apparences tentatrices.

Et ainsi personne encore n’a plus tragiquement dénoncé, avec l’hystérie romantique, la vanité du Désir. Toutes les choses du monde sont plus ou moins désirables, mais toutes sont également vaines. Flaubert aboutit par là à un nihilisme moral qui embrasse non seulement toutes les passions, mais toutes les formes de l’activiténhumaine, aussi bien les plus désintéressées que les plus égoïstes : duperie, la recherche de la gloire ; duperie, le dévouement ; duperie, la vertu ; duperie, la sainteté même ! Le bouddhisme, dans les pires excès de son ataraxie, n’a jamais été si loin !…

On sait comment il se résigna, comment il accepta de tourner, sans illusions, « la meule de la vie ». Mais ce que l’on sait moins, ce que l’on comprendra mieux en lisant les pages qui vont suivre, c’est qu’à l’exemple de son saint bien-aimé, il chercha souvent une consolation et une volupté étrange à caresser en esprit les tentations, même jugées décevantes et coupables. Les casuistes et les théologiens ont donné à cette manie le nom de delectatio morosa. Se complaire à l’évocation insistante et vaine de plaisirs illusoires, c’est le péché intellectuel dans toute sa malice, — c’est se courber amoureusement sur le vide sans fond, avec la pleine conscience que c’est le vide. Le vertige vous gagne, l’âme défaillante sombre dans la désespérance, — et c’est une incurable folie ! À peine terrassée, la pensée perverse revient rôder, plus éperdue et plus avide que jamais, autour du gouffre défendu. Flaubert a raconté avec une terrible éloquence ces affres du désir sans espoir : « Les péchés sont dans ton cœur, — dit le diable à l’ermite, — et la désolation roule dans ta tête ! » Pour les possédés de la concupiscence intellectuelle, la réalité extérieure du Péché est inutile : le mal et l’enfer sont en eux !

Sans doute, les lecteurs non avertis du premier Saint Antoine distingueront malaisément dans les divagations du saint la voix propre de l’auteur. Elle y est pourtant ! Les hallucinations qu’il prête au solitaire sont les visions habituelles dont il s’enchantait et se désespérait. À la lettre, il fut amoureux, lui aussi, de la reine de Saba, il aurait voulu manger à la table de Nabuchodonosor, assister aux fêtes de Néron, se pencher entre les flambeaux des festins, pour voir passer la danse de Phryné…

Avec les désirs nostalgiques qui le dévoraient, il a déversé dans la Tentation toutes ses idées d’alors, — même ses idées littéraires. Le Chant des Poètes et des Baladins est non seulement la profession de foi romantique la plus complète qu’il ait écrite, mais la profession de ses goûts à lui, de ses bizarreries les plus singulières. Il y affirme son amour du faux et du clinquant, où il découvre on ne sait quelle poésie dérisoire et navrante : « Les perruques sont aussi gentilles que les chevelures… les maillots roses valent les cuisses blanches… les appas de coton excitent à l’adultère !… » Et il est tout près de penser que l’écrivain doit être une espèce de saltimbanque affublé d’oripeaux et tout chatoyant de paillettes, qui gesticule et qui braille devant une baraque de foire. La souffrance elle-même doit se maquiller et grossir ses traits, se draper et prendre des poses théâtrales, lorsqu’elle se montre en public : « Ô poète, cache ta douleur sous des phrases d’une mélancolie pompeuse, comme les paysans de la Thébaïde qui bouchent les trous de leurs cabanes avec des planches de cercueils peints[3] ! »

Quelle contradiction déconcertante ! L’insincérité dans l’art élevée à la hauteur d’un dogme par un homme qui fut la sincérité et la probité mêmes dans son œuvre comme dans sa vie ! Flaubert a grossi ce paradoxe à plaisir. Mais qui ne sent qu’il y a là tout de même une part de vérité ? Paillons et pierres fausses ne font que souligner, plus lamentablement que le luxe véritable, la grotesque impuissance de notre effort vers la splendeur et la beauté. L’art le plus assoiffé de vérité échoue tristement devant l’expression des réalités les plus immédiates, celles qui sont le plus près de notre cœur. Il altère, malgré lui, jusqu’au cri de la douleur qui, pour être vraie, doit rester muette. C’est une erreur de dire :

Les chants désespérés sont les chants les plus beaux,
Et j’en sais d’immortels qui sont de purs sanglots.

Hélas ! les sanglots et les larmes, comme les extases et les joies, ne peuvent passer dans l’art qu’à la condition de se forcer et de mentir !

N’insistons point. La Tentation regorge d’idées, celles-là moins artificielles et moins voulues. Les unes sont bien à lui, elles tiennent au plus intime de sa nature d’artiste ; les autres — comme il arrive toujours chez les jeunes gens qui écrivent — lui viennent d’ailleurs et se sont imposées à sa mémoire.

De tous les maîtres de sa pensée, c’est Spinoza qui lui a le plus fourni. On peut dire que la première Tentation est tout imprégnée de l’Éthique. Et même nous ne connaissons pas, en français, d’exposé plus pénétrant ni plus éloquent des vérités essentielles du spinozisme, que ce beau dialogue entre le diable et saint Antoine, qui ouvre la troisième partie. Jusque dans la forme et dans l’agencement des scènes, il semble qu’on distingue encore une influence lointaine de la méthode spinoziste. Les visions de l’ascète se déroulent, s’engendrent et se détruisent les unes les autres, à la façon des modes, dans la Substance.

Pour Flaubert comme pour Spinoza, l’Univers se réduit à un jeu d’apparences, mais ces apparences sont réglées par un déterminisme qui exclut l’intervention du miracle et de la liberté humaine. Ce que nous appelons le Mal est aussi nécessaire que le Bien : il procède de la même cause et se manifeste selon les mêmes lois. Il naît, évolue et disparaît en vertu d’un ordre aussi inflexible que son contraire. Le meilleur n’a pas plus de raisons pour prolonger son existence que le pire. Toutes les civilisations, toutes les religions, — bonnes ou mauvaises, indistinctement, — ont subi le destin de la destruction inévitable. Le christianisme aussi mourra…

Et nous voici au cœur même du sujet. Comme dans une moralité du moyen âge, le sujet du Saint Antoine, c’est, d’une façon générale, le triomphe de la Foi sur l’Erreur, du Vice sur la Vertu, et, d’une façon particulière, le triomphe problématique, le salut d’une âme. Malgré les tentations, les suggestions dissolvantes qui l’assaillent, l’ermite sera-t-il sauvé ?

En réalité, Flaubert n’a pas donné de réponse à la question, ni de dénouement à son drame. Il n’en a pas donné, parce que sa pensée est plus radicale que celle de Spinoza. Lui, il est un sceptique absolu. Tandis que Spinoza croit à la science, — à l’avenir de la science, — Flaubert s’en défie comme de tous les systèmes, comme de toutes les explications possibles de l’Univers. Il met sur ses lèvres cet aveu d’humilité en présence de l’Orgueil : « Si tu savais comme je suis malade et quels bourdonnements j’ai dans la tête !… Pourquoi, ô mère, toutes ces écritures que j’épèle ?… Le vent, parfois, éteint mon flambeau, — et alors je reste seul pleurant dans les ténèbres !… (Se penchant à son oreille :) Et puis j’ai peur ! Car je vois passer sur les murs comme des ombres vagues qui m’épouvantent !… » Ces « ombres vagues », c’est tout l’Inconnu formidable qui échappera éternellement aux prises de la Science et qui l’inquiète malgré sa volonté d’ignorer le Mystère.

Flaubert ne croit pas davantage à la Raison : « Si c’était l’absurde, au contraire, qui fût le vrai ?… » dit le diable à saint Antoine.

Et ainsi son livre n’a pas de conclusion. Il s’est interdit de conclure, car c’était là, chez lui, un principe absolu. L’artiste, dans son œuvre, doit être comme Dieu dans la création. Mais Dieu n’a jamais conclu, Dieu n’a pas révélé son dernier mot. En conséquence, l’artiste se bornera à dessiner en toute conscience les formes qui passent sous ses yeux — en d’autres termes : — à représenter.

L’artiste moderne représentera donc ce qu’il voit, ce qu’il pressent. Or, Flaubert, en regardant l’humanité, constate que tout ce qui fut réputé le Mal, l’Erreur et la Laideur aux siècles de Foi, d’Héroïsme et de Beauté, est en train de s’épanouir sur la face du monde… Dans le langage toujours un peu débraillé de sa correspondance ou de sa conversation, il divisait sommairement l’histoire en trois grandes périodes : « Paganisme, — christianisme, — mufflisme ! » Nous voici à la troisième étape ! Le délire de la science produit dans les cerveaux débiles de la masse une stupidité et une intolérance cent fois pires que les dogmatismes les plus étroits du passé. L’homme, dans la démence de sa vanité, se fait le centre des choses, — il s’adore lui-même, et l’abjection de son égoïsme va le ravaler au niveau de la brute. La folie dégradante de l’égalité tue les aristocraties naturelles. Les hautes facultés qui élaboraient autrefois la culture, qui portaient la raison et la beauté comme des fruits délicats et rares, — ces facultés s’abâtardissent au contact déprimant des médiocres et des imbéciles. « Les dieux sont morts, mais Babel recommence !… » L’Antéchrist va venir !…

Est-ce à dire que cette vue pessimiste soit le dernier stade où se repose la pensée de Flaubert ? — Il est trop spinoziste pour cela. Le monde ne s’arrête jamais, rien n’est définitif ici-bas ! La substance éternelle continue à créer sans but et sans terme, les modes recommencent perpétuellement leurs évolutions. Ce qui a été sera, et peut-être que l’humanité, après avoir traversé toutes les phases du doute et de l’impiété, en viendra, comme saint Antoine, à « se remettre en prières ».

Cette synthèse finale manque dans la Tentation de 1874, et la discipline de l’idée maîtresse, comme la progression du développement, y est aussi moins sensible. Mais ce qui en est tout à fait absent, — ce qui distingue, en revanche, le premier Saint Antoine, — c’est l’accent religieux.

Évidemment, cette élimination de tout élément mystique dans la seconde version fut préméditée. Dans son œuvre remaniée, Flaubert s’est placé, comme Renan, au seul point de vue de la critique historique. Il ne s’efforce pas simplement de rester neutre dans le débat, on sent trop qu’à cette date, son cœur, non plus que sa raison, n’est avec l’anachorète. Certes, il ne fut jamais, à aucune époque de sa vie, ce qui s’appelle un homme religieux. Sa piété d’enfant ne parait pas avoir été bien fervente. L’exemple de sa famille — de sa mère elle-même élevée dans l’incrédulité du xviiie siècle — ne le poussait guère à la religion. Mais ses lectures assidues des Pères de l’Église et des hagiographes entretinrent en lui une sorte de sympathie fraternelle pour tous les solitaires et pour tous les héros de la vie intérieure. L’austérité presque monacale de son existence le rapprochait d’eux. Comme eux encore, le penchant le plus vif de sa nature le portait à la contemplation. Ces dispositions — nous le savons par sa nièce — persistèrent en lui jusqu’à la veille de sa mort. Mais chez le jeune écrivain du premier Saint Antoine, il y avait quelque chose de plus. Était-ce l’influence du néo-catholicisme qui flottait, pour ainsi dire, dans l’air de ce temps-là, ou bien sa sensibilité encore neuve s’ouvrait-elle plus facilement aux émotions religieuses ? Toujours est-il que dans le premier Saint Antoine — bien loin de s’attacher exclusivement, comme dans l’autre, aux contradictions et aux absurdités du dogme — il a permis à la foi de l’ascète de parler son vrai langage. La spiritualité chrétienne s’y traduit avec une réelle élévation et, parfois, avec une profondeur et une subtilité qui surprennent chez un laïque. Pour bien saisir jusqu’à quel point il avait pénétré les finesses de la psychologie mystique, qu’on nous permette de citer cette note que nous avons recueillie dans ses papiers et qui éclaire d’un jour singulier certaines étrangetés de son personnage :

« Gradation du caractère de saint Antoine :L’état de perfection, la véritable orthodoxie, le premier degré de la sainteté, c’est d’arriver à ne plus être capable ni de pécher ni de mériter. On devient une chose, la chose de Dieu. Il nous éprouve, on le met presque au défi de vous faire crier, tant on est endurci contre toute souffrance humaine, physique ou morale. Il peut aller jusqu’à vous ôter la foi comme une trop grande compensation et une trop vive jouissance. On se résigne, on se passe de foi, on devient stupide tant que dure l’épreuve. Mais, pour subir sans péril cette épreuve décisive, il faut avoir si bien détruit en soi le goût et la faculté de pécher que Satan ne puisse rien contre vous. C’est la victoire de saint Antoine, c’est un nouveau degré de sainteté[4]. »

Ainsi s’explique cette note jetée par Flaubert sur un de ses brouillons : Ton général d’abrutissement, d’idiotisme et de fatigue de la part de saint Antoine, rehaussé par sa colère aigre, à la fin, quand il chasse la Logique… » Il était indispensable, croyons-nous, de souligner ces indications, pour justifier la dépression, l’aplatissement du saint, et, en fin de compte, l’attitude passive qu’il garde depuis le début de la Tentation : saint Antoine est devenu une chose, la chose de Dieu !…

Flaubert s’est donc efforcé de donner un caractère bien défini à son héros. Il n’y a réussi qu’à moitié, puisque son œuvre est plutôt subjective et que, presque partout, on devine l’auteur derrière son personnage.

Au fond, il n’a voulu ni peindre un anachorète égyptien du IVe siècle, ni se raconter lui-même. Son dessein était beaucoup plus vaste. Il voulait, dans le raccourci d’une légende, figurer l’évolution de l’humanité tout entière. De là vient que le premier Saint Antoine a un caractère surtout symbolique, tandis que l’autre est surtout historique et critique. On dirait que, dans le dernier, il a limité sa tâche à reproduire la crise intellectuelle et morale qui a bouleversé l’âme antique, durant les derniers jours du paganisme. Aussi, la couleur locale y est-elle scrupuleusement observée. Il n’y a pas un seul détail de mœurs ou d’archéologie qui ne puisse convenir à l’époque où se place l’action. Au contraire, dans la première version, nous sautons continuellement du passé le plus lointain à la réalité la plus contemporaine. Il s’y rencontre jusqu’à une fantastique évocation du Paris moderne, avec ses avenues rectilignes, ses ponts en fer et les cheminées fuligineuses de ses usines. On y assiste à un enterrement dans la campagne normande et l’on y voit tourner les chevaux de bois de nos esplanades.

Pour toutes ces raisons, parce que le premier Saint Antoine est un drame symbolique, une moralité élargie et transformée par la grande imagination de Flaubert, les qualités dramatiques y sont aussi plus apparentes que dans la version de 1874.

D’abord, l’auteur — on se le rappelle — avait songé à adapter au théâtre cette légende de saint Antoine. Il y renonça forcément. Mais dans l’exécution du livre, ses intentions primitives se trahissent. Les répliques se succèdent, s’entre-choquent, avec toute la vivacité du dialogue naturel, et souvent elles visent à « l’effet » scénique. Un grand nombre de tirades sont filées comme de véritables couplets dramatiques, ponctuées de reprises et terminées par la phrase sonore qui enlève les applaudissements. Enfin, il y a au moins une apparence d’action, — une action qui, sans être extrêmement mouvementée, nous paraît cependant mieux conduite que dans la dernière version.

D’abord, les Péchés commencent à tenter doucement l’anachorète, à insinuer en lui des appétits de jouissance : ce qui l’amène à souhaiter pour la sécurité de sa conscience, que la religion soit fausse. Il a des doutes sur le fond même du christianisme, sur la Bible et le Nouveau Testament. Puis, l’Esprit du mal lui montre ces doutes en quelque sorte incarnés et réalisés dans les Hérésies. En dernier lieu, il lui fait voir de faux prophètes aussi séduisants que les vrais : Simon le Magicien, Ennoïa, Apollonius de Tyane… Profitant de ce désarroi de sa pensée, les Péchés reviennent à la rescousse, il les repousse par orgueil. L’ermite se renferme dans sa chapelle, entre les trois Vertus théologales. El c’est le premier acte du drame.

Au début du second, les Péchés reprochent à l’Orgueil de leur avoir dérobé leur proie. Avec son aide et celle de la Science, ils concertent une nouvelle attaque, ils tentent le saint, — directement cette fois, en matérialisant leurs tentations, — et ils font passer sous ses yeux la courtisane Démonassa, Thamar l’impudique, Diane chasseresse et ses nymphes… Ils le transportent au festin de Nabuchodonosor, ils lui amènent la reine de Saba environnée de toute la pompe fastueuse et puérile des Orientaux et, après avoir épuisé les splendeurs de la Fable et de l’Histoire, ils le jettent en face de la Nature avec toutes ses Bêtes, imaginaires et réelles, avec les myriades de vies infinitésimales qui grouillent en elle… Nous sommes au point culminant de la tentation : l’ascète est gagné par le vertige de la Science.

Le troisième acte commence : Le Diable ayant satisfait saint Antoine, dans sa curiosité du savoir, lui en démontre la vanité. Que faire après cela ?… Mourir ? ou bien jouir, vivre de la vie des brutes ?… Mais la Mort et la Volupté sont également mensongères. En dépit de leurs sollicitations, de tous les mirages qu’elles excitent autour du saint, il les repousse l’une et l’autre. Dans l’état de prostration et d’inertie intellectuelle où il est arrivé, un seul obstacle, — bien débile, — peut l’empêcher encore de se donner au Diable : une crainte obscure de l’au-delà, une vague terreur religieuse… Mais, les religions sont vaines comme le reste : tous les dieux défilent devant le solitaire pour témoigner de leur néant. Jésus lui-même succombe sous le faix de sa croix. L’avènement de l’Antéchrist est proche. Est-ce la fin ?… Non ! Le soleil réapparaît tout à coup, dissipant les ténèbres hallucinatoires de la nuit. La Vérité pure resplendit dans le cœur de l’ascète comme la lumière matinale dans ses yeux… Le Diable, cependant, ne s’avoue point vaincu : « Je reviendrai ! » — dit-il à l’ermite ; — et, tandis que celui-ci s’agenouille pour rendre grâces à Dieu, la toile tombe sur un ricanement satanique qui se perd dans le lointain…


Telle est, dans son développement primitif, cette œuvre inégale et puissante. Il n’est pas bien sûr qu’elle recueille aujourd’hui plus de sympathies qu’en 1849 ou en 1874. Le bon Flaubert l’avouait lui-même, non sans un certain orgueil : « J’ai le don — disait-il — d’ahurir la critique. »

Et pourtant, ce premier Saint Antoine est peut-être l’expression la plus profonde et la plus parfaite que le pur romantisme ait laissée de lui-même. Le mal du siècle atteint là son paroxysme. Ni les Hugo, ni les Lamartine, ni même les Vigny et les Baudelaire ne sont descendus aussi avant dans le doute et le désespoir et ils n’en ont point fourni des raisons aussi fortement déduites. Si même on n’y tient compte que de la reconstitution historique et de la couleur locale, nous ne croyons pas non plus que l’œuvre de Flaubert ait été dépassée. Or, elle est antérieure de plusieurs années à La Légende des siècles et aux Poèmes antiques.

Enfin, quand elle n’aurait pas ces mérites, elle se rachèterait encore par le style. On découvrira peut-être dans les morceaux que nous publions de nouveaux motifs de l’admirer et l’on s’apercevra que tout n’a pas été dit sur la virtuosité prodigieuse de Flaubert. Il reste, au moins, un des plus grands rhéteurs — sinon le plus grand — de notre langue.

Désormais, cette rhétorique si calculée, si sûre d’elle-même, apparaîtra, à ses débuts, comme l’instinct naïf et intempérant, comme l’ivresse verbale d’un très jeune artiste qui se réjouit de beaux sons. Ses dévots, ceux qui le lisent à haute voix, savent déjà quelle volupté intellectuelle, quelle délectation physique suscite en eux l’orchestration éclatante et subtile de ses périodes. Ils sauront maintenant que cet incomparable musicien en prose ne l’emporte pas seulement par des qualités de splendeur et de force, mais qu’il a connu aussi les demi-teintes, les suavités lamartiniennes, le charme des syllabes fuyantes et évocatrices. Telles chutes de phrases vous obsèdent comme des fins de vers, ou des accords musicaux qui s’évanouissent en de longues résonances :

— Et le port, où l’on se promène, les soirs…

— Et les reines qui se faisaient, au clair de lune, porter près des fontaines…

— La Juive, en inquiétude, qui cherche son messie…

— Éperdu, dans l’ombre, le monde, en bas, aurait passé sans bruit…

— À tous les carrefours de l’âme, ô Luxure, on retrouve ta chanson, et tu passes au bout des idées comme la courtisane au bout des rues…

Mais il y a autre chose que le style dans l’œuvre que voici : il y a Flaubert lui-même. Ceux qui l’aiment se réjouiront avec nous, en saluant la première Tentation ressuscitée, parce que ce livre de Jeunesse fut vraiment l’œuvre d’amour, où il s’est donné tout entier.

Louis Bertrand.

  1. Il écrivait à Mme Colet : « J’ai été moi-même, dans Saint Antoine, le saint Antoine. » (Corresp., t. II, p. 73.)
  2. Correspondance, t. III, p. 49.
  3. Ces lignes ne figurent point dans les manuscrits. Nous les avons trouvées sur une chemise contenant des brouillons du Saint Antoine.
  4. Cette note n’est qu’une citation empruntée à un roman de G. Sand : Mademoiselle de la Quintinie (voir p. 256), qui parut en 1863. Ceci nous prouve, une fois de plus, que Flaubert ne cessait de penser à son Saint Antoine, même alors qu’il était occupé ailleurs. En revanche, l’autre note que nous reproduisons semble contemporaine de la toute première version de 1849. Or, elle dit déjà tout l’essentiel de la précédente. Flaubert n’aura vu, en 1863, dans le passage de G. Sand, qu’une confirmation inattendue et singulièrement précise de sa propre pensée.