La Prairie (Cooper)/Chapitre XXXII

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 7p. 401-413).


CHAPITRE XXXII.


Et je vous conjure, faites une fois plier la loi à votre autorité ; faites un peu de mal pour produire un grand bien.
Shakspeare



Ismaël attendit longtemps et avec patience que la petite troupe qui le quittait fût tout à fait hors de vue. Ce ne fut que lorsque celui de ses fils qu’il avait envoyé à la découverte vint lui dire que le dernier traîneur de la suite d’Indiens qui attendaient leur chef à une assez grande distance du camp pour que leur nombre ne donnât aucune inquiétude, avait disparu derrière les collines ondoyantes de la Prairie, que le squatter donna l’ordre d’abattre ses tentes. Les chevaux étaient déjà attelés, et les meubles furent bientôt transportés de leurs places ordinaires dans les différentes voitures. Lorsque tous ces arrangements furent terminés, le petit chariot qui avait été si longtemps la prison d’Inez fut amené devant la tente où l’on avait déposé le corps d’Abiram, et quelques préparatifs furent évidemment faits pour y recevoir un nouveau prisonnier. Ce fut alors seulement, lorsque Abiram parut, pâle, défait, écrasé sous le poids de sa conscience coupable, que les jeunes membres de la famille apprirent qu’il était encore au nombre des vivants. Une opinion générale et superstitieuse s’était répandue parmi eux, que la main de Dieu s’était déjà appesantie sur Abiram, et que son crime avait attiré sur sa tête un châtiment aussi soudain que terrible ; et ils le regardaient comme un être qui appartenait déjà à l’autre monde plutôt que comme un homme qui avait à supporter comme eux la dernière agonie avant que l’anneau qui le liait encore à la chaîne de la vie fût rompu pour toujours.

Le criminel lui-même paraissait être dans un état de terreur où l’irritation nerveuse la plus violente luttait contre une complète apathie physique. La vérité était que, tandis que toute sa personne était comme engourdie par un choc si inattendu, son esprit naturellement inquiet et craintif le retenait dans une cruelle agitation sans relâche. Dès qu’il se trouva en plein air, il regarda autour de lui, afin de lire, s’il était possible, le sort qu’on lui destinait, dans les physionomies de ceux qui l’entouraient. Les voyant graves, mais calmes, et ne trouvant rien dans l’expression de leurs regards qui le menaçât d’une vengeance immédiate, le misérable se sentit revivre ; et dès qu’il fut assis dans le chariot, son esprit artificieux se mit à chercher quelque expédient pour calmer le juste ressentiment de sa famille, ou, s’il ne réussissait pas, les moyens de se soustraire à un châtiment que ses pressentiments lui annonçaient devoir être terrible.

Pendant tous ces préparatifs, Ismaël avait à peine prononcé quelques paroles. Un geste ou un simple coup d’œil lui avait suffi pour faire connaître sa volonté à ses fils, et ce mode silencieux de communication paraissait convenir à tout le monde. Après avoir donné le signal du départ, le squatter mit son fusil sous son bras, jeta sa hache sur son épaule, et prit les devants suivant sa coutume. Esther s’était jetée au fond du chariot où étaient ses filles ; les jeunes gens prirent leurs places accoutumées au milieu du bétail ou près des attelages, et toute la petite troupe se mit en marche comme d’ordinaire, d’un pas lent mais soutenu.

Pour la première fois depuis bien des jours, le squatter tournait le dos au soleil couchant. La route qu’il suivait était dans la direction des pays habités, et la manière dont il marchait suffisait pour apprendre à ses enfants, qui avaient appris à lire ses projets jusque dans son maintien, que leur voyage dans la Prairie tirait à sa fin. Cependant les heures se passaient sans que rien pût faire présumer qu’il se fût opéré quelque révolution subite ou violente dans les desseins ou dans les sentiments d’Ismaël. Pendant tout ce temps il marchait seul à quelques centaines de verges de sa troupe, mais sans donner aucun signe d’émotion extraordinaire. Une ou deux fois seulement on vit ce lourd colosse, debout sur le haut de quelque colline éloignée, le coude appuyé sur son fusil, la tête penchée vers la terre ; mais ces moments d’abstraction étaient rares et de courte durée.

La petite troupe s’avança longtemps dans la direction de l’est sans que le moindre changement fût fait dans l’ordre que nous avons décrit. Habitué depuis longtemps aux difficultés qu’offre la manière de voyager qu’il avait adoptée, le squatter, par une sorte d’instinct, évitait les obstacles les plus insurmontables de la route, se dirigeant à temps à droite ou à gauche, suivant que les inégalités du terrain, l’approche d’un bois ou celle d’une rivière lui en faisaient sentir la nécessité.

Enfin le moment arriva où quelques heures de repos devenaient indispensables pour réparer les forces épuisées des hommes ainsi que des animaux. Ismaël choisit l’endroit convenable avec sa sagacité ordinaire ; la forme régulière du pays, telle que nous l’avons décrite dans les premières pages de notre ouvrage, avait fait place depuis longtemps à un terrain plus inégal et à un paysage plus varié. C’était en général, il est vrai, les mêmes solitudes vastes et désertes, les mêmes bas-fonds fertiles et étendus, et ce mélange bizarre et sauvage de plaines verdoyantes et de terres arides qui donnent à cette région l’apparence d’une contrée antique et autrefois peuplée, dont une de ces incompréhensibles convulsions de la nature aurait englouti à la fois les habitants et leurs demeures. Mais l’uniformité de ces Prairies ondoyantes était interrompue par des monticules irréguliers, par d’énormes masses de rochers et par de vastes ceintures de forêts.

Ismaël s’arrêta près d’une source qui sortait de la base d’un roc qui pouvait avoir quarante à cinquante pieds de hauteur, comme à l’endroit le plus convenable pour le besoin de ses bestiaux. L’eau baignait une petite vallée qui était au-dessous, et qui lui devait le peu de verdure dont elle était couverte. Un saule isolé avait pris racine près de l’endroit où coulait la source, et profitant seul des sucs que lui offrait la terre, il s’élevait bien au-dessus du rocher dont ses branches touffues avaient si longtemps ombragé la cime. Mais sa beauté avait disparu avec la sève féconde, principe mystérieux de sa vie ; et comme pour insulter à la chétive verdure qui végétait autour de lui, il restait debout, noble et solennel monument de sa fertilité passée. Ses énormes branches, nues et desséchées, s’étendaient bien encore autour de lui, mais elles n’offraient plus une seule feuille, un seul signe de végétation ; le tronc blanchi et crevassé conservait dans ses larges fentes l’empreinte que lui avaient laissée les tempêtes, et le vieux saule semblait rester debout pour proclamer la fragilité de l’existence et les cruels effets du temps ?

Ismaël, après avoir fait signe à sa petite troupe d’approcher, s’étendit par terre et parut réfléchir à la terrible responsabilité qui pesait sur lui. Ses fils ne tardèrent pas à le joindre ; car les chevaux n’avaient pas plus tôt senti l’approche de l’eau et du pâturage qu’ils avaient doublé le pas ; et au silence de la route succédèrent bientôt le tumulte et les occupations inséparables d’une halte.

L’impression que la scène du matin avait produite sur les enfants d’Ismaël et d’Esther n’avait été ni assez forte ni assez durable pour leur faire oublier les besoins de la nature. Mais tandis que les aînés cherchaient parmi leurs provisions quelque chose de substantiel pour apaiser leur faim, et que les plus petits se poussaient à qui approcherait le plus près d’une grande écuelle, leurs parents étaient occupés d’une manière bien différente. Lorsque le squatter vit que tous, même Abiram, ne songeaient qu’à satisfaire leur appétit, il fit signe à sa compagne abattue de le suivre, et gravit une petite éminence qui bornait la vue du côté de l’est. En se trouvant seuls sur cette crête aride, le couple malheureux se crut encore sur le tombeau de leur fils assassiné. Ismaël s’assit auprès de sa femme sur un fragment de roc ; puis il se fit un moment de silence que ni l’un ni l’autre ne paraissait disposé à rompre.

— Voilà longtemps que nous voyageons ensemble, tant bien que mal, dit enfin Ismaël ; nous avons eu bien des épreuves à subir, et quelques coupes bien amères à vider, femme ; mais rien de semblable à ce qui nous arrive ne s’est jamais rencontré dans notre chemin.

— C’est une lourde croix à porter pour une pauvre pécheresse égarée, répondit Esther en baissant la tête presque sur ses genoux et en se cachant la figure dans ses vêtements, un fardeau bien pesant pour les épaules d’une sœur et d’une mère !

— Oui, oui, et c’est bien le plus embarrassant de l’affaire. Je m’étais préparé sans beaucoup de peine à punir ce Trappeur sans asile ; car il m’avait rendu peu de services, et que Dieu me pardonne de l’avoir injustement soupçonné d’un tel crime ! mais ici je ne puis me venger que par le déshonneur de ma famille. Et cependant un de mes fils aura-t-il été massacré, et son meurtrier restera-t-il impuni ? l’enfant n’aurait jamais un instant de repos !

— Oh ! Ismaël, nous avons poussé les choses trop loin ! voilà ce que c’est que d’avoir voulu trop en savoir. Si l’on n’en eût pas tant dit, nos consciences auraient pu du moins être en repos.

— Esther, lui dit son mari en la regardant d’un air de reproche, il y eut un instant, ma femme, où vous pensiez qu’une autre main avait commis ce meurtre.

— Cela est vrai, cela est vrai ; le Seigneur m’envoya cette pensée en punition de mes péchés ; mais sa miséricorde ne tarda pas à lever le voile ; je regardai dans le livre, Ismaël, et j’y trouvai des paroles de consolation.

— Avez-vous ce livre sous la main, femme ? il nous donnerait peut-être un conseil dans cette triste affaire.

Esther fouilla dans ses poches et ne fut pas longtemps à en tirer les restes d’une Bible entamée qui avait été feuilletée si souvent que les caractères en étaient devenus presque indéchiffrables. C’était le seul livre qui fît partie du mobilier du squatter, et sa femme l’avait toujours conservé comme un triste souvenir de jours plus heureux et peut-être plus innocents. Depuis longtemps elle avait l’habitude d’avoir recours à la Bible, lorsqu’elle était accablée de quelque malheur au-dessus des consolations humaines, et auquel son caractère décidé et résolu ne pouvait trouver de remède. De cette manière Esther s’était fait une sorte d’allié commode de la parole de Dieu, lui demandant rarement un conseil, excepté lorsqu’elle ne pouvait se dissimuler que tous ses efforts pour détourner le fléau qui la menaçait étaient impuissants. Nous laisserons aux casuistes le soin de décider à quel point elle ressemblait en cela à bien des gens plus éclairés, et nous continuerons notre récit.

— Il y a dans ce livre de terribles passages, Ismaël, dit-elle en ouvrant le volume et en tournant lentement les feuillets ; il y en a plusieurs qui apprennent comment il faut punir.

Son mari lui fit signe de lui montrer une de ces courtes règles de conduite regardées par toutes les nations chrétiennes comme les ordres directs du Créateur, et qui sont tellement justes, que ceux mêmes qui contestent leur origine divine conviennent de leur sagesse. Ismaël écoutait avec attention, tandis que sa compagne lui lisait tous les versets qu’elle croyait applicables à leur situation. Il lui dit de lui montrer les caractères du livre saint, et il les considéra un instant avec une sorte de respect étrange. Une résolution une fois prise par un homme de ce caractère, qui ne se remuait en quelque sorte qu’avec tant de peine, est presque toujours irrévocable. Il mit sa main sur le livre, et le ferma comme pour montrer à sa femme qu’il était satisfait. Esther, qui le connaissait si bien, trembla en voyant ce geste, et, jetant un regard craintif sur sa physionomie sombre et rembrunie, elle lui dit :

— Et cependant, Ismaël, mon sang et le sang de mes enfants coulent dans ses veines ! ne peut-on lui montrer quelque miséricorde ?

— Femme, lui répondit-il sévèrement, quand nous pensions que ce pauvre Trappeur était coupable, vous ne parliez pas de miséricorde.

Esther ne répondit pas, mais, croisant les bras sur sa poitrine, elle resta quelques minutes pensive et silencieuse, puis elle jeta encore un regard inquiet sur la figure de son mari ; mais la colère et la vengeance y étaient cachées sous la plus froide apathie. Certaine alors que le sort de son frère était décidé, et sentant combien il avait mérité le châtiment qui se préparait pour lui, elle n’essaya plus d’intercéder en sa faveur. La conversation en resta là. Leurs yeux se rencontrèrent un instant, et alors, se levant tous deux, ils sacherminèrent en silence vers le camp. Le squatter trouva ses enfants qui l’attendaient avec leur insouciance ordinaire. Le bétail était déjà réuni en troupeau, les chevaux étaient attelés, et les enfants étaient remontés dans leurs chariots, tout était prêt enfin pour repartir, et la sauvage famille n’attendait plus que le retour de ses chefs.

— Abner, dit le père du ton délibéré qui caractérisait ordinairement ses ordres, tirez le frère de votre mère de son chariot et mettez-le à terre.

Abiram en sortit, tremblant il est vrai, mais loin d’avoir perdu tout espoir d’apaiser le juste ressentiment d’Ismaël. Après avoir jeté un regard autour de lui, dans le vain désir de trouver sur quelque figure une expression de pitié, il s’efforça d’étouffer les craintes qui reprenaient leur première violence, en tâchant d’établir une sorte de conversation amicale entre lui et le squatter.

— Les chevaux sont éreintés, frère, dit-il, et, après avoir fait une si longue marche, n’est-il pas temps de camper ? À mon avis, vous pourriez aller loin avant de trouver une place aussi convenable que celle-ci pour y passer la nuit.

— Je suis charmé qu’elle vous plaise, répondit le squatter, car il est probable que vous y resterez longtemps. — Mes fils, approchez et écoutez. — Abiram White, ajouta-t-il en ôtant son bonnet de fourrure, et d’un ton ferme et solennel qui donnait quelque chose d’imposant à ses traits lourds et grossiers ; vous avez assassiné mon premier-né, et d’après les lois de Dieu et des hommes, vous devez mourir.

Le coupable tressaillit en entendant cette affreuse sentence, saisi de la même terreur qu’un homme qui se trouverait inopinément dans les griffes d’un monstre de manière à ne pouvoir s’en arracher. Quoique ses pressentiments eussent dû le préparer à cette conclusion, il n’avait point assez de courage pour envisager la mort en face, et, reculant devant une image qui lui faisait horreur, comme ces êtres lâches et pusillanimes qui cherchent à se cacher à eux-mêmes leur position désespérée, au lieu de se préparer à son sort, il s’était bercé de l’espoir d’y échapper à force de ruse et d’adresse.

— Mourir ? répéta-t-il d’une voix à peine articulée ; un homme n’est-il pas eu sûreté au milieu de ses amis ?

— C’est ce que croyait mon enfant, répondit le squatter en donnant le signal du départ au chariot qui contenait sa femme et ses filles et en examinant froidement l’amorce de son arme ; c’est avec un fusil que vous avez tué mon fils, il est juste que vous périssiez par le fusil.

Abiram jeta autour de lui des regards égarés, et fit un horrible sourire, comme s’il eût voulu se persuader à lui-même et persuader aux autres que ce qu’il venait d’entendre n’était qu’une plaisanterie faite pour éprouver son courage. Mais cette effroyable gaieté ne trouva autour de lui aucun écho. Tout était grave et solennel. Ses neveux cachaient sous un extérieur froid et tranquille la haine qu’ils lui portaient, et la figure de son beau-frère n’exprimait qu’une détermination irrévocable. Cette fermeté calme était mille fois plus désespérante que ne l’auraient été l’emportement et la fureur, qui peut-être auraient fini par lui donner quelque énergie et par provoquer sa résistance, tandis qu’il restait abandonné à ses faibles ressources.

— Frère, dit-il d’un voix gutturale et presque éteinte, vous ai-je bien entendu ?

— Mes paroles sont simples, Abiram White ; vous avez commis un meurtre, et vous devez mourir pour l’expier.

— Où est Esther ? Ma sœur, ma sœur, m’avez-vous abandonné ? Ô ma sœur, entendez-vous ma voix ?

— J’en entends une qui sort du tombeau, répondit Esther au moment où le chariot passait près du coupable, c’est la voix de mon premier-né qui demande justice ; que Dieu vous pardonne ! qu’il fasse miséricorde à votre âme !

Le chariot continua lentement sa route, et Abiram, isolé, vit qu’il ne lui restait plus la moindre lueur d’espérance. Cependant il ne pouvait rassembler assez de courage pour supporter l’idée de la mort, et si ses jambes ne lui eussent refusé le service, il aurait encore essayé de fuir. Alors, par une révolution soudaine, s’abandonnant au plus profond désespoir, il se jeta à genoux et commença une prière dans laquelle les noms du Seigneur et de son beau-frère étaient hideusement mêlés, implorant tour à tour le pardon du ciel et celui des hommes, et poussant les cris de détresse les plus sauvages. Les fils d’Ismaël détournèrent les yeux avec horreur d’un pareil spectacle, et le squatter lui-même ne put voir tant d’abjection sans que sa fermeté en fût un peu ébranlée.

— Puisse celui que vous implorez là-haut vous accorder ce que vous lui demandez ! dit-il ; mais un père ne peut jamais oublier le meurtre de son enfant.

Abiram ne lui répondit qu’en faisant les appels les plus humbles à sa pitié pour obtenir du temps. Il le supplia tour à tour de lui accorder une semaine, un jour, une heure, avec des instances proportionnées à la valeur qu’ils acquéraient lorsque toute une vie se trouvait renfermée dans leur courte durée. Le squatter se laissa ébranler, et il se rendit en partie aux désirs du coupable. La fin qu’il se proposait devait être également remplie ; seulement les moyens étaient changés.

— Abner, dit Ismaël, montez sur le rocher, et regardez avec soin de tous côtés pour vous assurer qu’il n’y a personne dans les environs.

Tandis que son neveu accomplissait cet ordre, un nouveau rayon d’espoir ranima les traits éteints d’Abiram. La réponse fut telle qu’on la désirait. On n’apercevait rien à la plus grande distance, à l’exception du chariot qui s’éloignait. Seulement un enfant accourait en toute hâte, sans doute envoyé par Esther. Ismaël attendit son arrivée. Il reçut des mains de l’une de ses petites filles, qui avait l’air effaré et interdit, quelques pages de ce livre qu’Esther avait conservé avec tant de soin. Le squatter fit signe à l’enfant d’aller rejoindre sa mère, et il plaça les feuilles entre les mains du coupable.

— Esther vous envoie ce livre, lui dit-il, afin que dans vos derniers moments vous pensiez à Dieu.

— Je la remercie, je la remercie ! elle a toujours été pour moi une bonne et tendre sœur ! mais il faut me donner du temps pour que je puisse lire ; du temps, mon frère, du temps !

— Le temps ne vous manquera pas : vous serez vous-même votre bourreau, et mes mains n’auront pas du moins à remplir ce miserable office.

Ismaël se mit en devoir d’exécuter ses nouveaux projets. Les craintes immédiates du coupable furent apaisées par l’assurance qu’il reçut qu’il pourrait encore vivre quelques jours, quoique son châtiment fût inévitable. Un moment de répit produit momentanément les mêmes effets qu’un pardon complet sur un homme aussi abject et aussi misérable qu’Abiram. Il fut même le premier à diriger les terribles apprêts de la catastrophe ; et de tous les acteurs de cette sanglante tragédie il était celui qui montrait peut-être le plus d’empressement, comme s’il craignait que son beau-frère ne rétractât sa promesse et ne hâtât sa mort.

Un quartier de rocher, formant une espèce de langue étroite, s’avançait sous une des branches dépouillées du saule. Il était à bien des pieds au-dessus de la terre, et convenait parfaitement au projet dont Ismaël n’avait eu effectivement l’idée qu’en l’apercevant. Ce fut sur cette petite plate-forme que le coupable fut placé, les coudes liés derrière le dos, de manière à ce qu’il lui fût impossible de les retirer, tandis qu’une corde, passée autour de son cou, était attachée à la branche de l’arbre. La longueur en avait été calculée de sorte que le corps, une fois suspendu, ne pût trouver aucun point d’appui pour poser le pied. Les feuilles de la Bible furent placées entre ses mains, libre à lui de chercher, s’il le voulait, des consolations dans le livre saint.

— Et maintenant, Abiram White, dit le squatter, lorsque ses fils furent redescendus, et qu’il leur eut fait signe de partir avec le reste des chariots, je vous adresse une dernière et solennelle demande : la mort se présente à vous sous deux formes différentes ; ce fusil peut finir à l’instant vos misères, ou tôt ou tard cette corde vous donnera la mort.

— Oh ! laissez-moi vivre encore ? Vous ne savez pas, Ismaël, combien la vie paraît douce quand la dernière heure est si proche !

— Il suffit, dit Ismaël. Je vous quitte, malheureux, et pour que ce soit une consolation pour vous dans vos derniers moments, je vous pardonne le mal que vous m’avez fait, et je vous laisse entre les mains de votre Dieu.

Ismaël se détourna alors, et continua sa route à travers la plaine du pas lourd et pesant qui lui était habituel. Quoiqu’il marchât la tête un peu penchée vers la terre, il n’eut pas un seul instant la pensée de jeter un regard derrière lui. Une ou deux fois seulement il crut entendre prononcer son nom d’une voix qui était un peu étouffée ; mais il n’en poursuivit pas moins son chemin.

Ce ne fut que lorsqu’il fut arrivé à l’endroit où il avait eu une conférence solennelle avec Esther, qu’il s’arrêta. C’étaient les limites de l’horizon, par rapport au rocher, et il hasarda alors un coup d’œil dans la direction qu’il venait de quitter. Le soleil était près de se plonger dans les plaines les plus éloignées, et ses derniers rayons éclairaient les branches dépouillées du saule. Tous les contours du rocher se dessinaient contre le firmament en feu, et il aperçut même le malheureux Abiram debout dans la même attitude où il l’avait laissé. Cette vue réveilla dans son cœur les sentiments qu’éprouve celui qui se voit séparé brusquement et pour toujours d’un ancien compagnon, et il descendit le monticule à pas plus précipités qu’il ne l’avait gravi.

À la distance d’un mille, le squatter rejoignit ses enfants. Ils avaient trouvé un endroit convenable pour y dresser leurs tentes, et ils n’attendaient que son arrivée pour savoir s’il approuverait leur choix. Quelques mots suffirent pour exprimer son assentiment. Tous les préparatifs se firent dans un silence plus général et plus remarquable que jamais. La voix d’Esther ne se fit pas entendre au milieu de ses marmots turbulents, ou si elle s’éleva quelquefois, ce ne fut que pour donner un léger avertissement, mais sans jamais monter à son diapason ordinaire.

Aucune question, aucune explication n’eut lieu entre le squatter et sa femme. Ce ne fut qu’au moment où Esther se retira dans sa tente pour coucher ses petits qu’Ismaël remarqua qu’elle jeta un regard furtif sur le bassinet de son fusil. Il dit à ses fils d’aller se livrer au repos, en leur déclarant que son intention était de veiller lui-même à la sûreté du camp. Lorsque tout fut tranquille, il sortit dans la Prairie, comme s’il trouvait qu’il ne respirait pas assez librement au milieu des tentes. La nuit était bien propre à ajouter encore aux sensations que les incidents de la journée avaient dû faire naître dans son âme.

Le vent s’était élevé au moment où la lune avait paru, et tels étaient parfois ses sifflements affreux, lorsque se déchaînent sur la Prairie il balayait tout sur son passage, que l’imagination n’avait pas beaucoup à faire pour se figurer que des sons étrangers et surnaturels se faisaient entendre au milieu des airs. Cédant à l’impulsion extraordinaire qui l’entraînait, le squatter jeta un regard autour de lui pour s’assurer que tout ce qui lui était cher reposait en sûreté, et alors il se dirigea vers le monticule dont nous avons déjà parlé. De cette hauteur, la vue plongeait sans obstacle de l’orient à l’occident. De légers nuages passaient rapidement devant la lune, dont le disque obscurci avait en quelque sorte quelque chose d’humide et de vaporeux, quoique, dans d’autres moments, sa paisible lumière, brillant au milieu d’un ciel d’azur, jetait sur tous les objets une teinte douce et agréable.

Pour la première fois, dans une vie passée presque tout entière au milieu des déserts, Ismaël comprit ce que c’était que la solitude. Les Prairies dépouillées commençaient à prendre l’aspect de déserts interminables, et les murmures du vent retentissaient à son oreille comme autant de sons de mort.

Il ne se passa pas longtemps sans qu’il pût entendre un cri perçant que le vent furieux apportait jusqu’à lui. Ce cri ne semblait pas venir de terre, mais il avait traversé les régions supérieures de l’air, mêlé aux accompagnements terribles de l’aquilon. Les dents du squatter claquèrent fortement, et sa main vigoureuse serra son fusil avec autant de force que s’il eût voulu le briser comme un ver. Le vent parut s’apaiser un instant, et, dans ce court intervalle, un cri d’horreur vint frapper son oreille aussi distinctement que si la voix qui le proférait était partie d’auprès de lui. Ismaël, dans le premier moment de stupeur, ne put s’empêcher d’en pousser un semblable, et jetant son fusil sur ses épaules il se dirigea vers le roc à pas de géant.

Il était rare que le sang du squatter coulât avec la même rapidité qu’il circule ordinairement dans les veines des autres hommes ; mais dans ce moment il semblait près de s’échapper par tous ses pores. Toute la machine avait été trop fortement secouée pour ne pas sortir de son engourdissement ordinaire. Plus il avançait, plus ces sons effrayants devenaient distincts ; tantôt ils semblaient se perdre au milieu des nuages, tantôt au contraire ils rasaient la terre en sifflant. Enfin un cri retentit qui n’avait rien d’équivoque, et que l’imagination ne pouvait faire paraître plus horrible qu’il ne l’était en effet. On eût dit qu’il remplissait les plus petites cavités de l’air, de même que l’éclair, au moment où il fend la nue, couvre de son reflet éclatant l’immensité de l’horizon. Le nom de Dieu résonnait à chaque instant, mais il était mêlé d’affreux blasphèmes qu’il est impossible de répéter.

Le squatter s’arrêta, et il se couvrit un instant les oreilles de ses deux mains. Lorsqu’il les releva, une voix sourde et gutturale lui dit tout bas :

— Ismaël, mon homme, n’avez-vous rien entendu ?

— Chut ! répondit le squatter en appuyant sa main sur l’épaule d’Esther, sans manifester la moindre surprise de sa présence imprévue ; chut ! femme, si vous craignez le Seigneur, restez tranquille.

Un profond silence succéda. Quoique le vent continuât à s’élever et à tomber tour à tour comme auparavant, des cris affreux ne se mêlaient plus à ses sifflements. Les sons étaient imposants et solennels ; mais c’était la solennité et la majesté de la nature dans la solitude.

— Avançons, dit Esther, tout est fini.

— Femme, qui vous a amenée ici ? demanda son mari dont le sang avait repris sa circulation ordinaire, et dont les pensées étaient devenues plus calmes.

— Ismaël, il a immolé notre premier-né ; mais enfin c’est le fils de ma mère, et il n’est pas convenable que son corps reste étendu sur la terre, comme la carcasse d’un chien.

— Suivez-moi, reprit le squatter en saisissant de nouveau son fusil, et en s’avançant vers le roc. La distance qui l’en séparait était encore considérable, et plus ils approchaient de l’endroit fatal, plus une sorte de terreur superstitieuse leur faisait ralentir le pas. Il se passa bien des minutes avant qu’ils fussent assez près du rocher pour pouvoir distinguer la forme des objets.

— Où avez-vous mis le corps ? demanda tout bas Esther. Voyez, j’ai apporté une pioche et une bêche, afin qu’un frère à moi puisse reposer dans le sein de la terre.

La lune sortit en ce moment du sein des nuages, et les yeux d’Esther purent suivre la direction que lui indiquait le doigt de son mari ; elle vit une forme humaine qui flottait au gré du vent, au-dessous de l’une des branches desséchées du saule. À cet affreux spectacle elle baisse la tête et se couvrit les yeux de ses deux mains ; mais Ismaël s’approcha davantage, et contempla longtemps son ouvrage d’un air de stupeur, mais non de regret. Les feuilles du livre saint étaient disséminées à terre, et même une pierre du rocher avait été détachée par Abiram dans son agonie. Mais à présent tout était dans l’immobilité de la mort. Quelquefois la lune donnait en plein sur les traits livides et décomposés de la victime, tandis que dans d’autres moments, lorsque le vent tombait, la corde immobile traçait une ligne sombre sur son disque éclatant. Le squatter leva son fusil avec beaucoup de soin et fit feu. La corde fut coupée, et le corps vint tomber à terre, comme une masse lourde et insensible.

Jusque-là Esther n’avait ni fait un mouvement, ni prononcé une parole. Mais alors sa main ne fut pas lente à prendre sa part des travaux du moment. La fosse fut bientôt creusée, et prête à recevoir la déplorable victime. Au moment où le corps allait y être descendu, Esther, qui soutenait la tête, regarda son mari avec une expression d’angoisse, et lui dit :

— Ismaël, mon homme, c’est bien terrible ! Je ne puis baiser le corps de l’enfant de mon père.

Le squatter posa sa large main sur le cadavre, et dit d’une voix solennelle :

— Abiram White, nous avons tous besoin d’indulgence ; je te pardonne du fond du cœur. Puisse le Seigneurs qui est au ciel oublier tes péchés !

Esther penche la tête, et imprima longtemps ses lèvres sur la figure décolorée de son frère. Enfin il fallut remplir la fosse, et ce bruit de la terre qui tombait sur le mort avait quelque chose d’imposant et de solennel. Esther se laissa tomber à genoux, et Ismaël resta debout, la tête découverte, tandis que sa femme balbutiait une prière. Telle fut la fin de cette lugubre cérémonie.

Le lendemain matin, le squatter et sa famille continuèrent leur route en se dirigeant toujours vers les habitations. En approchant des confins de la société, leurs chariots se confondirent au milieu de mille autres. Quelques-uns des nombreux descendants de ce couple singulier furent arrachés à leur vie à demi barbare par l’influence toujours croissante de la civilisation ; mais quant aux chefs même de la famille, on ne sut jamais ce qu’ils étaient devenus.