La Prairie (Cooper)/Chapitre XXXI

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 7p. 385-400).


CHAPITRE XXXI.


Lequel est le marchand, et lequel est le juif ?
Shakspeare



Le jour se leva, le lendemain matin, sur une scène plus tranquille ; l’œuvre de carnage avait entièrement cessé, et lorsque le soleil parut, il n’éclaira qu’une calme et paisible solitude. Les tentes d’Ismaël étaient encore dressées au même endroit où nous les avons vues, mais nul autre signe dans toute l’étendue du désert, n’annonçait la présence d’êtres humains. De distance en distance on voyait de petites troupes d’oiseaux de proie s’arrêter en étendant les ailes au-dessus du lieu ou quelque Teton au pied pesant avait trouvé la mort. Toute autre trace du combat qui venait de se livrer avait disparu ; ou pouvait suivre à travers les plaines sans fin le cours sinueux de la rivière, à la faveur de la fumée qui sortait de son lit ; et les petits nuages argentés qui étaient suspendus au-dessus des lacs et des étangs commençaient à se fondre dans l’air, à mesure qu’ils sentaient l’influence de cette chaleur douce et subtile qui semblait descendre du ciel sur tous les objets de la création.

Ce fut au milieu d’une scène si calme que la famille du squatter s’assembla pour décider du sort des différents individus qui, par suite des variations de fortune que nous venons de raconter, étaient tombés en son pouvoir. Tout ce qui dans le camp jouissait de la vie et de la liberté était sur pied depuis que le premier rayon de l’aurore avait éclairé l’orient, et il n’était pas jusqu’au plus jeunes membres de la tribu errante qui ne fussent convaincus que le moment était arrivé où il allait peut-être transpirer des circonstances qui pouvaient exercer une impression profonde et durable sur leur vie aventureuse et à demi sauvage.

Ismaël se promenait dans son petit camp, avec le sérieux d’un homme qui se voyait inopinément chargé d’affaires d’une nature beaucoup plus grave que celles qui remplissaient ordinairement son existence irrégulière. Ses fils connaissaient trop bien l’inflexible rigidité du caractère de leur père, pour ne pas voir dans son air sombre et réfléchi l’intention bien marquée de persister dans ses projets, projets qui, tout vagues qu’ils étaient souvent au moment où il les formait, n’en étaient pas moins exécutés avec une sorte d’obstination, du moment qu’ils étaient arrêtés dans son esprit.

Les intérêts majeurs qui semblaient occuper sa famille n’étaient pas non plus sans influence sur le caractère d’Esther. Elle n’en remplissait pas avec moins d’activité ses devoirs domestiques dont elle aurait sans doute continué à s’acquitter dans toutes les circonstances imaginables, de même que le globe continue à tourner, malgré les tremblements de terre qui déchirent sa surface, et les volcans qui consument ses entrailles ; mais sa voix n’était pas montée à son diapason ordinaire ; elle parlait plus doucement, et les fréquentes réprimandes qu’elle adressait à ses enfants étaient tempérées par un ton où il y avait quelque chose de la dignité d’une mère de famille.

Abiram, suivant son usage, semblait celui qui était le plus en proie au doute et à l’incertitude. Il était facile de soupçonner, d’après les regards fréquents qu’il jetait sur la figure impassible d’Ismaël, que la confiance et la bonne intelligence qui avaient régné entre les deux frères avaient subi une altération sensible ; sa physionomie mobile semblait exprimer tour à tour la crainte et l’espérance. Quelquefois une joie sordide se peignait sur son front, lorsque ses yeux se portaient sous la tente qui contenait la captive qui lui avait été rendue ; mais l’instant d’après cette impression s’effaçait sans qu’on pût en deviner la cause, et son front se couvrait des ombres d’une profonde inquiétude. Lorsqu’il était sous l’influence de ce dernier sentiment, son œil soucieux ne manquait jamais de chercher à lire dans les traits de son impénétrable parent ; mais il y trouvait plutôt des raisons d’alarmes que des sujets d’espérance ; car toute la physionomie du squatter exprimait la vérité terrible qu’il avait enfin secoué son engourdissement pour se soustraire à l’influence d’Abiram, et que ses pensées se portaient alors uniquement sur les moyens d’accomplir ses propres desseins.

Ce fut dans cet état de choses que les fils d’Ismaël allèrent par son ordre pour chercher les prisonniers dans l’endroit où ils étaient gardés, pour les faire comparaître devant lui. Personne ne fut excepté ; Middleton et Inez, Paul et Hélène, Obed et le Trappeur, tous furent amenés en plein air et placés dans l’ordre qui parut le plus convenable pour recevoir la sentence qu’allait prononcer celui qui s’était constitué arbitrairement leur juge. Les plus jeunes enfants d’Ismaël se groupèrent autour de lui, en proie à la plus vive curiosité, et Esther elle-même suspendit ses travaux ordinaires pour être témoin de ce qui allait se passer.

Cœur-Dur était le seul de sa troupe qui fût présent à un spectacle si nouveau, et qui ne laissait pas que d’être imposant ; il était debout et appuyé gravement sur sa lance, tandis que son coursier tout couvert d’écume, qui paissait près de lui, témoignait qu’il avait fait une course longue et forcée pour assister à cette solennité.

Ismaël avait reçu son nouvel allié avec une froideur qui prouvait qu’il était tout à fait insensible à la délicatesse qui avait engagé le jeune chef à venir seul, de crainte que la présence de ses guerriers n’inspirât la méfiance ou l’inquiétude. Il ne recherchait son amitié, ni ne redoutait sa haine, et il se prépara à juger ses prisonniers avec autant de calme que si l’espèce de pouvoir patriarcal qu’il allait exercer avait été universellement reconnu.

Il y a dans l’exercice de l’autorité quelque chose qui nous élève en quelque sorte au-dessus de nous-mêmes, quoiqu’il soit si facile d’en abuser. Nous cherchons à justifier par nos talents le pouvoir que nous nous sommes arrogé ; mais ces efforts, même lorsqu’ils sont impuissants, ne servent qu’à jeter du ridicule sur ce qui auparavant n’excitait que la haine. Ils ne produisirent pas sur Ismaël Bush un effet aussi contraire à ses intentions. Grave dans son maintien, formidable par sa force physique, et dangereux par son obstination qui ne connaissait aucune loi, le tribunal qu’il s’était créé inspirait une sorte de crainte à laquelle l’ingénieux Middleton lui-même ne put tout à fait se soustraire. Il n’eut cependant que peu d’instants pour rassembler ses idées ; car le squatter, quoiqu’il ne fût pas dans l’habitude de se hâter, ayant d’avance tout combiné dans sa tête, ne voulait pas perdre des instants précieux dans de vains délais. Lorsqu’il vit chacun à sa place, il promena un regard sans expression sur ses prisonniers, et s’adressa au capitaine, comme au personnage le plus important de ceux qu’il regardait comme autant de coupables.

— Je suis appelé aujourd’hui à remplir les fonctions de ceux que dans les habitations vous appelez juges, et qui se rassemblent entre quatre murs pour prononcer sur les différends qui peuvent s’élever d’homme à homme. Je connais peu les coutumes d’une cour de justice, mais il est un principe qui est connu partout : c’est qu’il faut rendre œil pour œil, et dent pour dent. Je me soucie peu des tribunaux, et je me soucie encore moins de vivre sur une plantation qu’un arpenteur a mesurée dans tous les sens ; cependant il y a de la raison dans cette loi, et c’est ce qui fait qu’on peut la suivre sans craindre de s’égarer ; aussi est-ce un fait qu’aujourd’hui je la mettrai en vigueur, et que je donnerai à tous et à chacun ce qui lui est dû, et rien de plus.

Après ce préambule, Ismaël s’arrêta et regarda autour de lui, comme pour voir l’effet qu’il avait produit sur ses auditeurs. Lorsque ses yeux rencontreront ceux de Middleton, celui-ci lui répondit : — Si le malheur doit être puni, et si celui qui n’a jamais offensé personne doit être mis en liberté, nous devons changer de place, et au lieu d’être mon juge, c’est vous qui serez mon prisonnier.

— Vous voulez dire que je vous ai fait tort en enlevant la jeune dame de la maison de son père, et en l’amenant malgré elle dans ces sauvages contrées, répondit l’impassible squatter manifestant aussi peu de ressentiment que de repentir en entendant l’accusation de Middleton ; — je n’ajouterai pas le mensonge à une mauvaise action, et je ne la nierai point. Depuis que les choses en sont venues à ce point entre nous, j’ai eu le temps de réfléchir, et quoique je ne sois pas un de vos penseurs profonds, qui pénètrent ou plutôt prétendent pénétrer d’un coup d’œil dans la nature des choses, cependant je suis un homme ouvert à la raison et qui ne tarde pas à reconnaître la vérité dès qu’il a le temps de la réflexion. Ainsi donc je me suis bientôt convaincu que c’est un tort d’enlever une fille à son père, et la jeune dame lui sera rendue avec tous les soins et les égards qu’un homme puisse employer.

— Oui, oui, ajouta Esther, l’homme a raison. La pauvreté et le travail ont pesé fortement sur lui, surtout lorsque les officiers de justice du comté le travaillaient, et dans un moment de faiblesse il a commis cette mauvaise action ; mais il a écouté mes paroles, et bientôt il est revenu dans le chemin de l’honnêteté. C’est une chose et terrible et dangereuse que d’amener les filles des autres dans une famille paisible et bien gouvernée.

— Et qui vous remerciera de la rendre après ce qui a été fait ? murmura Abiram dont la hideuse physionomie exprimait à la fois la cupidité déçue, la méchanceté et la terreur. Une fois que le diable a fait son compte, vous pouvez être sûr qu’il vous paiera en bloc sans s’arrêter à examiner chaque article.

— Paix ! dit Ismaël en étendant vers lui sa large main, de manière à lui imposer à l’instant silence. — Votre voix est comme celle du corbeau à mes oreilles. Si vous n’aviez jamais parlé, je n’aurais pas à supporter cette honte.

— Puisque vous avez reconnu vos erreurs et que vous voulez commencer à les réparer, dit Middleton, ne faites pas les choses à moitié, mais par la générosité de votre conduite assurez-vous des amis qui puissent vous garantir de la poursuite des lois…

— Jeune homme, interrompit le squatter en fronçant son épais sourcil, vous aussi, vous en avez dit assez. Si la crainte des lois m’avait saisi, vous ne seriez pas ici pour être témoin de la manière dont Ismaël Bush rend la justice.

— N’abandonnez point vos bonnes résolutions, répondit Middleton, et si vous méditez quelque acte de violence contre aucun de nous, rappelez-vous que le bras de cette loi que vous affectez de mépriser atteint fort loin, et que, quoique ses mouvements soient quelquefois lents, ils n’en sont pas moins certains.

— Oui, oui, ce qu’il dit n’est que trop vrai, squatter, dit le Trappeur dont l’oreille attentive ne perdait jamais une syllabe de ce qui se disait en sa présence ; c’est un bras qui a fort à faire et qui est souvent assez incommode, même dans ce pays d’Amérique, quoique l’homme y soit libre de suivre en grande partie ses désirs, en comparaison des autres contrées ; et grâce à ce privilège il est plus heureux, plus brave et plus honnête aussi, entendez-vous ? Savez-vous bien, mes amis, qu’il y a des régions où la loi va jusqu’à dire à chaque homme : Tu vivras ainsi, tu mourras de telle manière, et de telle autre manière tu prendras congé du monde avant de paraître devant le siège de justice du Seigneur. C’est une odieuse et déplorable perversité que de se mêler ainsi de la grande affaire de celui qui n’a pas fait ses créatures pour qu’elles fussent parquées comme des troupeaux, et traînées de plaine en plaine au gré de leurs stupides et égoïstes gardiens. Ce doit être un triste pays que celui où l’on garrotte l’âme aussi bien que le corps, et dans lequel les créatures du Seigneur sont tenues dans une éternelle enfance par les inventions perverses de ceux qui s’arrogent les droits du grand Gouverneur de tout l’univers.

Pendant que le vieillard tenait ce discours sensé, Ismaël garda un profond silence ; mais les regards qu’il jetait sur l’orateur annonçaient tout autre sentiment que celui de l’amitié. Quand le Trappeur eut fini, le squatter se tourna vers Middleton, et continua la conversation que l’autre avait interrompue.

— Quant à nous, jeune capitaine, il y a eu des torts des deux côtés. Si je vous ai blessé dans vos plus chères affections en enlevant votre femme avec l’honnête intention de vous la rendre dès que les vues de ce diable incarné auraient été remplies, vous vous êtes introduit dans mon camp en prêtant main-forte à ceux qui voulaient m’enlever mon bien.

— Mais je ne l’ai fait que pour rendre la liberté…

— Tout est arrangé entre nous, dit Ismaël en l’interrompant de l’air décidé d’un homme qui, s’étant fait une opinion sur le point contesté, se mettait peu en peine de celle des autres ; vous et votre femme vous êtes libres d’aller et de venir où et comme bon vous semblera. Abner, mettez le capitaine en liberté. — Et maintenant, si vous voulez attendre que je me rapproche des habitations, vous aurez l’avantage d’un chariot ; sinon, ne dites jamais qu’Ismaël vous a quittés sans vous faire une offre amicale.

— Puisse ma vie être pour toujours abreuvée d’amertumes si j’oublie jamais votre probité, quoiqu’elle ait été un peu lente à se montrer ! s’écria Middleton en se précipitent vers Inez pour essuyer ses larmes, dès qu’on eut détaché ses liens. Ami, je vous offre la parole d’un soldat, comme garantie que j’oublierai la part que vous avez eue dans cette affaire, quelque mesure que je puisse juger à propos de prendre, lorsque je serai arrivé dans une ville où le bras du gouvernement puisse se faire sentir.

Le sourire dédaigneux avec lequel le squatter accueillit cette assurance prouvait le peu de prix qu’il attachait à la promesse que le jeune homme s’était empressé de lui faire dans le premier élan de son étonnement et de sa reconnaissance.

— Ce n’est, dit-il, ni la crainte ni la faveur, mais ce que j’appelle la justice, qui m’a seule porté à prononcer ce jugement ; faites de votre côté ce qui peut paraître juste à vos yeux, et croyez que le monde est assez grand pour nous contenir tous deux sans que nous nous trouvions de nouveau dans le chemin l’un de l’autre. Si vous êtes content, tant mieux ; si vous ne l’êtes pas, tâchez de vous contenter vous-même à votre manière. Si vous me poussez et que je tombe, je ne vous demanderai pas la main pour me relever. — Et maintenant, docteur, à votre tour ; j’ai aussi un compte à débrouiller avec vous. C’est le moment d’examiner le petit traité qui a existé quelque temps entre nous. Je l’avais conclu avec bonne foi et loyauté, de quelle manière l’avez-vous observé ?

L’adresse singulière avec laquelle le squatter cherchait à rejeter sur ses prisonniers la responsabilité de tout ce qui s’était passé, et à faire peser sur eux le blâme qu’il avait mérité lui-même, rendait assez embarrassante la situation de ceux qui se voyaient inopinément appelés à justifier leur conduite, lorsque dans leur simplicité ils se croyaient en droit de faire des reproches au lieu d’en recevoir d’un homme devant qui les circonstances ne leur permettaient pas de ramener la question sous son véritable point de vue. La vie d’Obed avait été tellement spéculative, que son étonnement fut beaucoup plus grand que s’il avait eu plus d’expérience du monde ; car le digne naturaliste n’était pas le premier qui s’était vu forcé de rendre raison de la conduite sur laquelle il fondait précisément tous ses droits à l’admiration générale, au moment même où il attendait des éloges. Quelque stupéfait qu’il fût de la tournure inattendue que prenait son affaire, le docteur s’efforça de faire bonne contenance, et de présenter les premiers moyens de défense qui s’offriraient à son imagination un peu troublée.

— Qu’il ait existé un certain compactum ou traité entre Obed Batt, M. D.[1] et Ismaël Bush, viator, ou agriculteur errant, dit-il en tâchant d’éviter toutes les expressions qui pourraient blesser son juge, c’est ce qu’il n’est nullement dans mon intention de contester. Je conviendrai donc qu’il avait été convenu ou stipulé qu’un certain voyage s’effectuerait conjointement ou en compagnie pendant un nombre de jours désignés et limités ; mais comme ce temps est entièrement écoulé, je présume pouvoir en inférer que le marché n’est plus obligatoire, attendu qu’il y a prescription.

— Ismaël, s’écria en l’interrompant l’impatiente Esther, n’échangez aucunes paroles avec un homme qui peut briser vos os aussi facilement que les remettre, et renvoyez au plus vite ce maudit empoisonneur… Il n’est que tromperie, lui, ses boîtes et ses fioles ; donnez-lui la moitié de la Prairie, et prenez l’autre pour vous. Vous avez besoin de lui pour acclimater les enfants ? Allez, allez ; je me charge de les acclimater, moi : mettez-les au milieu du terrain le plus humide et le plus fiévreux, et en une semaine ils y seront accoutumés, sans qu’il me faille pour cela prononcer des mots longs d’une aune, ni employer autre chose que l’écorce d’un cerisier, et peut-être une goutte ou deux des consolations des Occidentaux. Une chose est certaine, Ismaël, c’est que je n’aime pas des compagnons de voyage qui savent mettre un poids énorme sur la langue d’une honnête femme, sans s’inquiéter de quelle manière son ménage ira pendant ce temps.

L’air sombre et soucieux du squatter fit place un instant à l’expression d’une grossière raillerie, lorsqu’il répondit :

— Les opinions peuvent varier sur la puissance de l’art de cet homme, Esther ; mais puisque vous désirez le voir partir, je ne labourerai pas la Prairie pour lui rendre la route pénible. Ami, vous êtes libre de retourner dans les habitations, et lorsque vous y serez, je vous conseille d’y rester, car les hommes comme moi, qui font rarement des marchés, n’aiment point à les voir rompre si facilement.

— Et maintenant, Ismaël, lui dit sa compagne d’un air de triomphe, afin d’avoir la paix dans la famille et d’éloigner de nous tout sujet de discorde, montrez à cette Peau Rouge et à sa fille le chemin de leur village, et disons-leur en même temps : — Adieu et Dieu vous bénisse.

Et en disant ces mots, Esther lui montrait le Balafré et la veuve Tachechana.

— Ils sont les captifs des Pawnies, répondit Ismaël, et, d’après les lois de la guerre des Indiens, je n’ai aucun droit sur eux.

— Méfiez-vous du diable, mon homme ! c’est un trompeur et un tentateur, et personne ne peut se dire en sûreté tant qu’il a devant les yeux ses perfides illusions ! Écoutez les conseils d’une femme qui a l’honneur de votre nom à cœur, et renvoyez cette Jézabel basanée.

Le squatter posa sa large main sur l’épaule d’Esther, et, la regardant fixement, il lui répondit d’un ton sévère et solennel :

— Femme, ce que nous avons devant les yeux doit appeler nos pensées sur d’autres sujets que les folies qui vous passent par la tête ; rappelez-vous ce qui doit suivre, et laissez dormir votre sotte jalousie.

— Cela est vrai, cela est vrai, murmura Esther en retournant au milieu de ses filles ; Dieu me pardonne, il me serait difficile de l’oublier.

— Et maintenant, jeune homme, vous qui êtes venu si souvent chez moi, sous le prétexte de suivre l’abeille jusqu’à son trou, reprit Ismaël après avoir fait une courte pause comme pour rétablir équilibre de son esprit, le compte que nous avons ensemble ne sera pas si facile à terminer. Non content d’avoir mis le désordre dans mon camp, vous avez enlèvé une jeune personne qui est parente de ma femme, et dont je comptais un jour faire ma fille.

Cette interpellation produisit sur l’auditoire une sensation beaucoup plus vive que toutes les précédentes. Tous les jeunes gens fixèrent un œil curieux sur Paul et sur Hélène. Paul le soutint assez bien, quoique intérieurement il éprouvât quelque confusion ; mais sa compagne, accablée de honte, baissa la tête sur sa poitrine.

— Écoutez, ami Ismaël Bush, répondit le chasseur d’abeilles, qui vit qu’il lui fallait répondre à la double accusation de vol et d’enlèvement ; je ne dirai point que j’ai traité avec beaucoup de ménagement vos seaux et toute votre poterie ; mais si vous voulez m’en dire le prix, le dommage peut être facilement réparé, sans que nous conservions de rancune l’un contre l’autre. Je n’étais pas dans l’humeur d’un homme qui va à l’église, lorsque nous gravîmes votre roc, et il est probable que mon pied fit plus de sermons que mes lèvres au milieu de vos ustensiles ; mais il n’est point de trou dans un habit qui ne puisse être facilement raccommodé pour de l’argent. Quant à ce qui regarde Hélène Wade, cela n’est peut-être pas si facile à arranger ; les opinions varient à l’infini sur le sujet du mariage. Quelques-uns pensent que pour faire un bon ménage il suffit de répondre oui et non aux questions du magistrat on du curé lorsqu’on en a un sous la main ; mais moi je crois que, lorsque le cœur d’une jeune fille a pris une certaine direction, le plus prudent est de laisser le corps suivre la même route. Ce n’est pas que je veuille dire qu’Hélène n’ait pas été forcée à ce qu’elle a fait ; je vous assure au contraire qu’elle est tout aussi innocente dans tout ceci que le baudet que vous voyez là-bas, et qui la reçut sur son dos bien malgré lui aussi, je vous jure, comme il vous le dirait lui-même s’il pouvait parler aussi bien qu’il sait braire.

— Nelly, dit le squatter qui avait fait peu d’attention à la justification que Paul croyait si ingénieuse et si plausible ; Nelly, c’est un monde bien vaste et bien misérable que celui dans lequel vous étiez si pressée de vous jeter. Vous avez vécu et dormi dans mon camp pendant une année, et j’espère que l’air libre des frontières aura été assez de votre goût pour que vous désiriez rester avec nous.

— Laissez-la faire ce qu’elle voudra, murmura Esther de sa place ; celui qui seul aurait pu la décider à rester repose dans la Prairie, sous la terre froide et nue ; et il y a peu d’apparence qu’elle change d’idées à présent. Ce n’est pas une chose facile à manier que l’esprit d’une jeune femme, et bien fin serait celui qui l’empêcherait de faire à sa mode ; vous en savez quelque chose, mon homme, car sans cela je ne serais pas ici la mère de vos enfants.

Le squatter semblait avoir de la répugnance à abandonner si facilement les projets qu’il avait formés sur Hélène, et avant de répondre aux insinuations de sa femme, il promena son regard apathique sur les figures de ses fils, qu’animait un peu la curiosité, comme s’il eût cherché parmi eux celui qui aurait pu prendre la place d’Asa. Paul ne le perdait pas de vue, et devinant plus facilement que de coutume les secrètes pensées d’Ismaël, il crut avoir trouvé le meilleur de tous les expédients pour sortir d’embarras.

— Il est clair et évident, dit-il, ami Bush, qu’il y a deux parties intéressés dans cette affaire, vous, pour vos fils, et moi, pour moi-même. Je ne vois qu’un moyen de terminer cette dispute à l’amiable, et le voici : choisissez un de vos fils, celui que vous voudrez, cela m’est égal, et laissez-nous aller à quelques milles dans la Prairie arranger cette affaire ensemble ; celui qui y restera ne mettra jamais le désordre dans la maison de qui que ce soit, et celui qui en reviendra sera libre de faire de son mieux pour s’attirer les bonnes grâces de la jeune fille.

— Paul ! s’écria Hélène d’un ton de reproche, quoique d’une voix étouffée.

— N’ayez pas peur, Nelly, lui dit tout bas le chasseur d’abeilles, dont l’esprit, allant toujours droit au fait, ne supposait pas que l’exclamation de son amante pût provenir d’une autre cause que des alarmes qu’elle se créait par rapport à lui ; j’ai pris leur mesure à tous, et vous pouvez avoir confiance dans un œil assez perçant pour suivre une abeille au vol jusque dans son trou.

— Je ne prétends contraindre les inclinations de personne, répondit le squatter. Si le cœur de cette enfant est vraiment dans les habitations, qu’elle me le dise, et elle n’éprouvera aucun obstacle de ma part. Parlez, Nelly, parlez franchement et sans crainte. Voulez-vous nous quitter pour suivre ce jeune homme dans les contrées habitées, ou voulez-vous rester avec nous, et partager le peu que nous avons à vous offrir, mais que nous vous offrirons de bon cœur ?

Ainsi appelée à décider elle-même de son sort, Hélène ne put hésiter plus longtemps. Son regard était d’abord timide et furtif ; mais le vif incarnat qui couvrait ses joues, et sa respiration agitée, prouvaient assez que l’énergie de son caractère allait enfin triompher de la timidité naturelle à son sexe.

— Vous m’avez recueillie lorsque j’étais orpheline, pauvre et sans appui sur la terre, dit-elle en s’efforçant de commander à son émotion, lorsque j’étais abandonnée de ceux qui vivent au sein de l’abondance comparativement à vous, et puisse le ciel vous bénir et vous en récompenser ! car le peu que j’ai fait ne saurait payer un tel acte de bonté. Je n’aime point votre genre de vie ; il diffère trop de celui dans lequel j’ai passé mon enfance, pour être d’accord avec mes goûts ; et cependant si vous n’eussiez pas enlevé à sa famille cette jeune femme si douce et si intéressante, jamais je ne vous aurais quitté que vous ne m’eussiez dit vous-même : — Allez, et que la bénédiction de Dieu soit avec vous.

— Cette action n’était pas juste, répondit Ismaël, mais le repentir l’a suivie, et, autant qu’il sera en mon pouvoir, je la réparerai. Maintenant, parlez librement, voulez-vous rester ou partir ?

— J’ai promis à cette jeune dame de ne la point quitter, dit Hélène en baissant les yeux à terre ; et lorsqu’elle a tant à se plaindre de vous, elle a doublement droit d’exiger que je tienne ma parole.

— Ôtez les liens de ce jeune homme, dit Ismaël, et dès que cet ordre fut exécuté, il fit signe à tous ses fils d’avancer et de se placer en cercle devant Hélène. — Maintenant, continua-t-il, ce n’est point un badinage, ouvrez-nous votre cœur. Voilà tous ceux que j’ai à vous offrir, sans compter un accueil cordial.

Hélène, embarrassée, promena ses regards timides sur ses jeunes cousins, l’un après l’autre, jusqu’à ce qu’ils tombassent sur la physionomie expressive et inquiète de Paul. Alors la nature l’emporta sur les bienséances ; elle se jeta dans les bras du chasseur d’abeilles, et ses sanglots entrecoupés proclamèrent suffisamment son choix. Ismaël fit signe à ses fils de se retirer, et plus mortifié que surpris du résultat de son épreuve, il n’hésita pas plus longtemps sur ce qu’il avait à faire.

— Prenez-la, dit-il à Paul, et conduisez-vous avec elle honnêtement. Cette jeune fille a des qualités qui doivent la faire bien accueillir dans quelque maison qu’il lui plaise d’entrer, et je serais fâché d’apprendre qu’elle n’est pas heureuse. Maintenant tout est arrangé entre nous d’une manière que vous ne trouverez pas désagréable, je l’espère, mais au contraire équitable et digne d’un homme d’honneur. Je n’ai plus maintenant qu’une question à faire au capitaine. Profiterez-vous ou non de mes chariots pour vous rendre dans les habitations ?

— J’ai appris que quelques soldats de ma compagnie me cherchaient près des villages des Pawnies, dit Middleton, et j’ai l’intention d’accompagner ce chef pour aller les rejoindre.

— Alors le plus tôt que nous nous quitterons sera le mieux. Il ne manque pas de chevaux en bas dans la vallée. Allez, faites-y votre choix, et séparons mous en bonne intelligence.

— Cela est impossible tant que ce vieillard, qui a été l’ami de ma famille pendant un demi-siècle, restera votre prisonnier. Qu’a-t-il donc fait pour n’être pas mis en liberté comme les autres ?

— Ne me faites pas de questions auxquelles je ne puisse pas répondre, dit Ismaël d’un ton sévère ; j’ai avec ce Trappeur des affaires particulières dont il ne serait pas convenable qu’un officier des États vînt se mêler. Allez, tandis que votre route est libre.

— Cet homme vous donne un honnête conseil, et qu’il est très-important pour vous tous d’écouter, dit le Trappeur qui ne semblait nullement inquiet de la situation extraordinaire dans laquelle il se trouvait. Les Sioux sont une race nombreuse et cruelle, et personne ne peut dire combien de temps il s’écoulera avant qu’ils reviennent sur la piste de la vengeance. C’est pourquoi je vous dis aussi : Allez, et prenez bien garde en traversant les bas-fonds de ne point vous laisser de nouveau entourer par le feu ; car les bons chasseurs brûlent souvent l’herbe dans cette saison, afin qu’au printemps les buffles trouvent des pâturages plus doux et plus verts.

— J’oublierais non seulement la reconnaissance que je dois à ce vieillard, mais mon devoir envers les lois, si je le laissais entre vos mains, même de son propre consentement, sans connaître la nature de son crime, auquel nous avons peut-être tous participé sans le savoir.

— Serez-vous satisfait d’apprendre qu’il mérite le châtiment qu’il recevra ?

— Cela changera du moins entièrement mon opinion sur son compte.

— Regardez donc ceci, dit le squatter en montrant au capitaine la balle qui avait été trouvée dans la blessure d’Asa ; avec ce morceau de plomb il a mis à mort le plus beau garçon qui ait jamais porté la joie dans le cœur d’un père !

— Je ne puis croire qu’il ait commis ce meurtre, à moins que ce ne fût pour sa propre défense, ou après une provocation qu’il était impossible de souffrir, répondit Middleton ; j’avoue qu’il savait la mort de votre fils, car il m’a montré le petit bois où gisait le corps de la victime ; mais qu’il lui ait traîtreusement arraché la vie, son aveu seul pourrait me forcer à le croire.

— J’ai vécu longtemps, dit le Trappeur, instruit par le silence général qu’on attendait qu’il se justifiât lui-même d’une si affreuse imputation, et j’ai été témoin de bien du mal. J’ai vu les ours et les panthères bondissants se déchirer en se disputant le morceau qui avait été jeté dans leur chemin ; et j’ai vu des hommes qu’on appelait raisonnables lutter l’un contre l’autre jusqu’à la mort, afin que la folie humaine eût aussi son heure. Quant à moi, je puis dire, sans être taxé de présomption, que quoique ma main ait été souvent employée à combattre la perversité ou l’oppression, je n’ai jamais porté un coup dont je puisse avoir à rougir lorsque je paraîtrai devant un tribunal bien plus imposant que celui-ci.

— Si mon père a arraché la vie d’un homme de sa tribu, dit le jeune Pawnie que son œil perçant avait bientôt instruit de ce qui se passait en voyant la balle et l’expression variée de chaque physionomie ; qu’il se remette de lui-même entre les mains des amis du mort, comme un guerrier ; il est trop juste pour avoir besoin de liens qui le conduisent au lieu du jugement.

— Enfant, j’espère que vous me rendrez justice. Si j’avais fait la mauvaise action dont on m’accuse, j’aurais assez de courage pour venir offrir ma tête aux coups du châtiment, comme le fait tout bon et honnête homme à peau rouge.

Alors, calmant l’inquiétude de l’Indien par un regard qui l’assurait de son innocence, il se tourna vers ses autres auditeurs attentifs, et continua en anglais : — J’ai une courte histoire à raconter ; celui qui la croira, croira la vérité, et celui qui refusera de la croire, s’égarera lui-même, et égarera peut-être aussi les autres. Lorsque nous sûmes que votre camp renfermait une jeune dame qu’on retenait prisonnière malgré elle, nous nous mîmes tous en embuscade aux alentours, ami squatter, comme maintenant vous pouvez commencer à le soupçonner, n’ayant d’autre intention que de la remettre en liberté, comme elle a justement et naturellement droit de l’être. Comme j’étais un batteur d’estrade un peu plus expérimenté que les autres, tandis qu’ils restèrent cachés dans le couvert, je fus envoyé dans la plaine pour faire une reconnaissance. Vous étiez loin de penser que, pendant que vous chassiez, quelqu’un était assez près de vous pour distinguer tous vos tours et détours ; et cependant j’étais là, couché tantôt derrière un buisson, tantôt dans une touffe d’herbes, et quelquefois descendant rapidement une colline pour me cacher dans un bas-fond et pour épier vos moindres mouvements, comme la panthère guette le daim qui se désaltère. Croyez-moi, squatter, lorsque j’étais un homme dans la force et l’orgueil de la jeunesse, j’ai regardé souvent, par la porte, dans l’intérieur de la tente de l’ennemi ; ils dormaient eux, et ils rêvaient peut-être qu’ils étaient dans leur village, tranquilles et en sûreté ! Je voudrais avoir le temps de vous conter les particularités.

— Venez-en donc à votre explication, dit l’impatient Middleton en l’interrompant.

— Ah ! ce fut un spectacle affreux et sanglant ! j’étais couché dans de hautes herbes, lorsque deux chasseurs se rencontrèrent. Leur accueil ne fut point cordial, ni tel que devrait l’être celui de deux hommes qui se retrouvent dans un désert ; cependant ils se séparèrent, et je pensais qu’ils s’étaient quittés en bonne intelligence, lorsque tout à coup l’un d’eux se retourna, fit feu dans le dos de l’autre, et commit ce que j’appelle un lâche et coupable meurtre. C’était une noble et courageuse créature que ce jeune homme ; quoique la poudre brûlât son habit, il supporta le choc pendant plus d’une minute sans tomber, et alors il se soutint encore sur ses genoux, et se traîna jusqu’au petit bois en se défendant en désespéré, comme un ours blessé qui cherche un abri.

— Et par la justice du ciel, pourquoi ne l’avoir pas dit plus tôt ? s’écria Middleton.

— Pourquoi ! Pensez-vous, capitaine, qu’un homme qui a passé plus de soixante ans dans le désert n’ait pas appris à pratiquer la vertu de la discrétion ? Quel est le guerrier rouge qui court raconter les signes qu’il a vus, avant que le temps convenable soit arrivé ? J’allai chercher le docteur et le menai sur les lieux, dans l’espoir que son savoir pourrait encore être de quelque secours à ce malheureux jeune homme, et notre ami le chasseur d’abeilles, qui était avec lui, vit aussi l’endroit où les broussailles cachaient le cadavre.

— Oui, cela est vrai, dit Paul ; mais ne connaissant pas les raisons particulières que pouvait avoir le vieux Trappeur de tenir cette affaire secrète, j’en parlai le moins possible, c’est-à-dire pas du tout.

— Et qui a consommé ce crime ? demanda Middleton.

— Consommé ! si vous entendez par là celui qui a fait le coup, ce fut cet homme que vous voyez ; et à la honte de notre race, celui qu’il a tué était de sa famille et de son sang.

— Il ment ! il ment ! s’écria Abiram, je ne l’ai point assassiné, je n’ai fait que lui rendre coup pour coup.

La voix d’Ismaël se fit entendre ; elle avait quelque chose de lugubre et même de solennel qui fit tressaillir tous ceux qui l’entouraient.

— C’en est assez, dit-il. Relâchez le vieillard, enfants, et mettez à sa place le frère de votre mère.

— Ne me touchez pas ! s’écria Abiram, où j’appelle la malédiction de Dieu sur vous.

L’expression farouche et égarée de son regard fit reculer un moment les jeunes gens ; mais lorsque Abner, plus âgé et plus déterminé que ses frères, s’élança sur lui paraissant ne respirer que vengeance, le criminel effrayé se détourna, fit de vains efforts pour fuir, et tomba la face contre terre, ayant toutes les apparences de la mort. Au milieu des exclamations d’horreur qui s’élevèrent de toutes parts, Ismaël fit signe à ses fils d’emporter dans une des tentes le corps d’Abiram.

— Maintenant, dit-il en se tournant vers ceux qui étaient étrangers dans son camp, tout est dit entre nous, que chacun prenne sa route. Je vous souhaite du bonheur à tous ; et vous, Hélène, quoique vous n’attachiez peut-être aucun prix à un souhait sorti de ma bouche, je vous dirai : — Que le Seigneur veille sur vous !

Middleton, saisi d’une sorte de crainte respectueuse en voyant ce qu’il regardait comme un jugement de Dieu, ne fit plus de résistance et se prépara au départ. Les arrangements furent courts et bientôt terminés. Dès qu’ils furent tous prêts, ils prirent en silence congé du squatter et de sa famille, et bientôt on vit cette petite troupe, composée d’éléments si hétérogènes et si singulièrement rassemblés, suivre lentement le Pawnie victorieux qui les conduisait à ses villages éloignés.


  1. M. D. Medicinæ doctor.