Troisième partie : Maman Lison
XII
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Il était midi moins un quart. Tous les souscripteurs du banquet offert à la porteuse de pain se montraient exacts. Depuis dix minutes, Melle Amanda avait pris possession du cabinet où Marianne s’apprêtait à la servir.

Puis Marianne retourna dans la salle du banquet. Malgré l’animation verbeuse et bruyante dont il faisait parade au milieu des groupes, Ovide Soliveau se sentait fort inquiet. Il ne voyait point les agents de la Sûreté. Marianne vint à passer près de lui. Ovide se pencha vers elle, et fit à voix basse :

« Vous n’avez rien oublié ?

– Non, non, soyez paisible ! Mon carafon est prêt. »

En ce moment, un sous-officier du train des équipages entrait dans la salle, accompagné d’un bon paysan d’une soixantaine d’années. Soliveau les enveloppa d’un regard perçant.

« Voilà les agents…, murmura-t-il. Tout va bien. »

Les deux nouveaux venus étaient en effet les deux hommes expédiés par le chef de la Sûreté.

Bientôt, une porteuse de pain entra en courant.

« Mes enfants, cria-t-elle, v’là maman Lison qu’arrive… »

Un homme de soixante et quelques années alla prendre un énorme bouquet posé sur une table. Jeanne Fortier parut, et l’homme au bouquet vint au-devant d’elle.

« Maman Lison, lui dit-il, acceptez ce bouquet que vos bons amis sont contents de vous offrir en signe de réjouissance. »

Un cri général de : « Vive Lise Perrin ! » remplit la vaste salle. La porteuse de pain s’essuyait les yeux.

« Le dîner est servi ! À table ! » dit la maîtresse du Rendez-vous des boulangers d’un ton de commandement.

Le Tourangeau et le Lyonnais installèrent Jeanne Fortier à la place d’honneur. Le banquet commença. Ovide Soliveau se trouvait presque à côté de Jeanne, sur le même rang, et par son entrain il égayait notablement les convives.

Il était trois heures et demie lorsqu’on mit le café sur la table. La servante Marianne guettait le signal que devait lui donner le Dijonnais. Elle se dirigea vers la petite table sur laquelle s’alignaient les flacons de liqueurs et, fouillant dans sa poche, en tira un carafon qu’elle plaça en tête des autres. Ovide se leva.

« Ah ! ah ! fit le Tourangeau. Voilà le Dijonnais qui va nous en chanter une bien bonne !

– Je chanterai certainement, camarades, puisqu’on me fait l’honneur de m’y inviter, répliqua Ovide, mais, auparavant, je demande la parole.

– On te la donne à l’unanimité ! jabote, ma vieille.

– Je ne connaissais pas maman Lison, mes camarades, mais par vous j’ai appris à l’aimer et à l’estimer. Je suis heureux de lui offrir un petit cadeau, et je serai fier si elle veut l’accepter. »

Ovide quitta sa place et se dirigea vers Jeanne Fortier.

« Madame Perrin, lui dit le misérable en lui présentant un petit écrin, faites-moi le grand plaisir d’accepter cela, et le grand honneur de me permettre de vous embrasser. »

Jeanne tendit ses deux joues sur lesquelles le complice de Paul Harmant posa deux baisers de Judas ; puis Jeanne Fortier ouvrit la mignonne boîte de maroquin et poussa un cri d’admiration. L’écrin passa de convive en convive.

« Dijonnais, mon garçon, je vous félicite ! fit la maîtresse de l’établissement. C’est un joli cadeau ! Mais il faut arroser ça…

– Tout est prévu, j’offre une tournée de vraie chartreuse. »

Marianne, entendant la réplique, était accourue avec deux carafons de liqueur d’un vert émeraude.

« À vous d’abord, maman Lison », fit-elle.

Jeanne tendit son verre. La jeune servante le remplit jusqu’au bord, puis elle reprit, en s’adressant à Soliveau :

« À vous, maintenant, monsieur le Dijonnais. »

Avec une habileté de prestidigitateur, Madeleine avait changé des mains les flacons, et elle lui versa la chartreuse à laquelle il avait mêlé une dose de liqueur canadienne.

« À votre santé, maman Lison ! » s’écria le gredin.

Les deux récipients se choquèrent, puis Soliveau et la porteuse de pain les vidèrent d’un seul trait. Amanda vit Soliveau vider son verre ; elle eut dans les prunelles la lueur d’un regard de tigresse.

« Tu as perdu, bandit ! murmura-t-elle.

– Nous nous sommes suffisamment attendris, fit alors le Lyonnais. Il s’agit de chanter. Chacun dira la sienne…

– Au Dijonnais ! dit le Tourangeau. C’est au Dijonnais ! »

Ovide se leva et entama une gaudriole. Au milieu du deuxième couplet, il s’arrêta et passa la main sur son front. Le mémoire paraissait lui faire brusquement défaut. L’effet de la liqueur canadienne commençait à se produire.

« Ça serait-il pour aujourd’hui, Dijonnais ! » criait-on.

Ovide promena autour de lui un regard sans expression.

« Chanter… répéta-t-il ! Il s’agit bien de chanter ! »

Une stupeur générale envahit les convives à la vue de l’étrange attitude de Soliveau et de ses yeux démesurément ouverts.

« Voyons, fit la patronne en s’approchant du Dijonnais, remettez-vous, revenez à vous, monsieur Pierre Lebrun…

– Vous êtes folle, la grosse ! répliqua le pseudo-baron de Reiss. Je ne m’appelle pas Pierre Lebrun… Je m’appelle Ovide Soliveau… Je ne suis pas ouvrier boulanger, je suis bourgeois, je vis de mes rentes, grâce à mon cousin millionnaire… mon cousin Paul Harmant… »

En attendant ce nom, Jeanne tressaillit et devint pâle. Tout le monde s’était levé. On faisait cercle autour d’Ovide.

Il poursuivit :

« Paul Harmant… le grand constructeur de Courbevoie… Je vous ai dit que c’était mon cousin… Eh bien, pas du tout… Nous ne sommes pas parents. C’est tout bonnement un voleur, un incendiaire et un assassin… Nous avons fait connaissance il y a vingt et un ans, sur le paquebot le Lord-Maire… Il se sauvait de France parce qu’il venait de commettre toute une ribambelle de crimes ! Il avait pris un nom de fantaisie… celui de mon cousin Paul Harmant, décédé depuis peu… Je l’ai pincé au demi-cercle, et il me laisse puiser dans sa caisse… Oh ! il en a des millions, mon cousin Harmant, de son vrai nom Jacques Garaud !

– Jacques Garaud ! répéta la porteuse de pain, en s’élançant vers Ovide et en lui prenant le bras, vous avez dit que Paul Harmant se nommait Jacques Garaud ? »

Les yeux de Soliveau devenaient étincelants.

« Oui, je l’ai dit… répliqua-t-il, et je le répète… Jacques Garaud, le voleur, l’incendiaire et l’assassin, Jacques Garaud, qui a tué son patron Jules Labroue, à Alfortville, il y a vingt et un ans !… Je soupçonnais quelque chose et je lui ai versé, comme à toi, Lise Perrin, la liqueur canadienne qui force les gens à parler. Aussi, tu bavardes, ma vieille…

– Moi, fit Jeanne. Que veut-il dire ?

– Il veut dire, répliqua Marianne, qu’il avait préparé pour vous une liqueur diabolique, c’est lui qui vient de la boire. »

Ovide n’écoutait pas. Il poursuivit :

« La liqueur canadienne va te faire avouer tout haut, devant tout le monde, que tu es Jeanne Fortier.

– Taisez-vous ! cria la porteuse de pain avec épouvante.

– Jeanne Fortier, continua Soliveau ; Jeanne Fortier, dont j’ai voulu tuer la fille… Jeanne Fortier que j’ai tenté vainement d’écraser sous l’échafaudage de la rue Gît-le-Cœur, Jeanne Fortier, condamnée à la réclusion perpétuelle et évadée de la maison centrale de Clermont ! »

Un cri d’effroi s’échappa de toutes les poitrines. Déjà la porteuse de pain avait envisagé la question sous son vrai jour.

« Ah ! misérable ! dit-elle en relevant la tête. Tu crois me perdre et tu me sauves !… Oui, mes amis, je suis Jeanne Fortier, Jeanne la condamnée, Jeanne l’évadée… Mais j’avais été condamnée pour les crimes commis par Jacques Garaud, vous en avez entendu l’aveu de la bouche de cet homme ! Mais si je me suis évadée, c’est pour retrouver mes enfants, ma fille, qu’il a voulu assassiner comme moi ! Vous savez maintenant qui je suis, mes amis… Vous connaissez ma vie, mes malheurs… Me condamnez-vous ? »

Tout le monde courut à Jeanne, toutes les mains se tendirent pour serrer la sienne. Ovide, lui, venait de tomber sur une chaise et se débattait dans une violente crise nerveuse. À cette minute précise, les agents de la sûreté écartèrent la foule, et l’un deux dit, en mettant la main sur l’épaule de Jeanne :

« Jeanne Fortier, je vous arrête au nom de la loi !

– Vous m’arrêtez ! » balbutia la malheureuse femme, anéantie.

Un murmure de colère gronda autour des agents. Le Lyonnais s’avança.

« Arrêter maman Lison, s’écria-t-il, jamais !

– Obéissez à la loi ! reprit l’agent.

– Allons, filez, maman Lison, filez vite ! glissa le Lyonnais dans l’oreille de Jeanne. Ne vous laissez pas prendre. »

Un groupe compact se forma aussitôt, entourant la porteuse de pain et la poussant vers les cuisines, où se trouvait une issue donnant sur la rue voisine. Les agents, voyant qu’ils ne pouvaient l’emporter contre tous, n’essayèrent point la lutte. Ovide Soliveau tomba sur le plancher en se débattant.

« Il est essentiel, répliqua l’un des agents, que cet homme puisse répéter ses aveux au juge d’instruction… »

Mais la crise se calma rapidement. L’un des agents alla chercher une voiture dans laquelle on porta le corps inerte du gredin, et le fiacre roula vers la préfecture, emportant Ovide Soliveau et les agents.

Dès qu’ils furent partis, la servante Marianne s’élança vers le cabinet où dînait Melle Amanda. Ce cabinet était vide. L’essayeuse de Mme Augustine s’était précipitée pour avertir le peintre Étienne Castel de ce qui s’était passé, mais elle ne le trouva point chez lui. Alors, elle rentra chez elle, résolue à attendre Duchemin.

Vers sept heures du soir, un commissionnaire lui apporta une lettre de Raoul. Elle lut avidement les lignes suivantes :

« Je ne rentrerai peut-être pas de la nuit. Nous tenons Paul Harmant. Il va nous conduire, sans le savoir, à la demeure de Soliveau. Une fois chez ce drôle, je me charge de faire main basse sur les papiers qui nous intéressent.

RAOUL. »

* * *

Au restaurant, dans le cabinet où Paul Harmant, Lucien Labroue et Étienne Castel étaient installés, le millionnaire se leva à huit heures et demie.

« Je regrette bien vivement d’être obligé de vous quitter, fit-il, mais les affaires sont les affaires… »

Paul Harmant serra la main de Lucien, puis celle d’Étienne, et se séparant d’eux se dirigea vers la rue de Rome. À peine avait-il fait vingt pas que Raoul Duchemin sortit à son tour. Étienne et Lucien étaient restés sur le seuil du restaurant.

« Mon cher Lucien, fit l’artiste, voyez-vous ce jeune homme qui s’en va du même côté que Paul Harmant ?

– Je le vois.

– Eh bien, mon cher enfant, ce jeune homme viendra peut-être m’apprendre demain matin que nous tenons le véritable assassin de votre père…

– Que dites-vous ? s’écria Lucien, stupéfait.

– Demain je pourrais peut-être vous dire : « Rien ne vous empêche d’aimer Lucie Fortier et de l’épouser. »

– Oh ! monsieur… balbutia Lucien en proie à une indicible émotion. Pourvu que vous ne vous abusiez pas !… Apprenez-moi donc…

– Rien en ce moment », interrompit l’artiste.






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