Troisième partie : Maman Lison
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Raoul Duchemin et Melle Amanda étaient dès le matin partis pour Bois-le-Roi. Étienne Castel voyageait par le même train et se dirigeait lentement vers l’hôtel du Rendez-vous des Chasseurs, sans se douter que le couple qu’il cherchait marchait à quelques pas devant lui.

Rien ne le pressait d’arriver. Il fit un tour pendant qu’Amanda et Raoul descendaient directement à l’hôtel.

Une demi-heure plus tard les jeunes gens s’installaient dans un cabinet du premier étage. Madeleine était chargée de les servir. À ce moment précis, Étienne Castel franchissait le seuil de la grande salle. L’hôtelière alla à sa rencontre.

« Vous voilà donc revenu chez nous, monsieur ? lui dit-elle.

– Oui, madame ; je viens vous demander à déjeuner.

– Eh bien, avez-vous trouvé M. Le baron de Reiss ? »

Étienne Castel répondit, en regardant son interlocutrice :

« Mais, sans doute. Et vous, madame, ajouta-t-il, avez-vous entendu parler de M. Raoul Duchemin ?

– Vous connaissez donc M. Duchemin ?

– Non, madame, mais j’ai des raisons pour désirer beaucoup le voir et comme votre servante m’a dit qu’un de ces dimanches il devait venir passer la journée ici, je suis venu de mon côté, à tout hasard, dans l’espoir de me rencontrer avec lui.

– Alors, monsieur, vous avez de la chance ! Il déjeune ici en ce moment, avec une personne de sa connaissance.

– Melle Amanda, sans doute !

– Précisément : une charmante demoiselle. Si vous le voulez, monsieur, je les préviendrai qu’il y a là quelqu’un fort désireux de voir M. Duchemin ?

– Pas en ce moment, madame. Laissez déjeuner ces jeunes gens. Quand ils auront fini, je vous prierai de vouloir bien leur apprendre ma présence, mais seulement alors. »

L’artiste commanda le menu de son déjeuner et se mit à manger. Une demi-heure plus tard, Madeleine fut obligée de venir au comptoir où la maîtresse de l’hôtel lui posa cette question :

« M. Duchemin a-t-il fini de déjeuner ?

– Oui, madame. Je vais servir le café dans le cabinet.

– Ah ! bien, prévenez-le qu’il y a ici, dans la grande salle, une personne, un monsieur qui désirerait lui parler. »

Madeleine sortit faire la commission. Les deux jeunes gens se regardèrent mais Amanda prit résolument son parti.

« Priez ce monsieur de venir », dit-elle. La servante redescendit.

« Mais sapristi ! poursuivit la jeune femme en s’adressant à Raoul, montre donc que tu es un homme. Te voilà pâle comme si une demi-douzaine de gendarmes venaient t’arrêter ! »

Étienne Castel, conduit par Madeleine, parut sur le seuil. La servante se retira et referma la porte. L’artiste salua.

« Vous voudrez bien, madame et monsieur, m’excuser, commença le nouveau venu, mais j’ai besoin d’avoir avec M. Duchemin quelques minutes de conversation.

– On m’a prévenu, monsieur, bégaya Raoul, et je vous ai fait prier de vouloir bien venir ici. Vous pouvez parler devant mademoiselle ; je n’ai pas de secrets pour elle. »

L’artiste s’inclina. Il s’assit et dit :

« Ma présence semble vous troubler, monsieur. Il n’y a pour cela aucune raison. Ne voyez point en moi un ennemi, mais au contraire un homme prêt à vous tendre la main, si vous aviez besoin d’un appui. Je me nomme Étienne Castel, je suis peintre et j’habite la rue d’Assas. Maintenant je dois vous apprendre qu’on m’a dit à Joigny que vous aviez été blessé dans un accident de chemin de fer, et que vous vous trouviez en traitement à Bois-le-Roi.

– Ah ! fit Raoul, c’est à Joigny que vous avez su…

– Oui, mon cher monsieur, par le secrétaire de la mairie. »

Duchemin devint livide.

« Je vais maintenant vous apprendre le motif qui me conduisait à la mairie de Joigny, d’où, paraît-il, vous êtes pour cause de démission forcée. Est-ce vrai ?

– Hélas ! oui, monsieur, c’est vrai.

– Mon but était de découvrir à qui avait été délivré le procès-verbal du dépôt d’un enfant à l’hospice des Enfants-Trouvés. »

Duchemin sentit une sueur glacée mouiller ses cheveux.

« Je vous ai déjà dit de rester calme. Veuillez donc m’écouter sans vous troubler ainsi. Lorsque je présentai à M. le maire le procès-verbal dont il s’agit, il parut stupéfait. Une enquête fut ouverte et de cette enquête résulta la preuve que la pièce avait été dérobée.

– Mais alors je suis perdu ! s’écria Duchemin malgré lui.

– J’essaierai de vous sauver si vous me répondez. Ce procès-verbal, c’est bien vous qui l’avez retiré des archives ?

– Oui, monsieur, c’est bien moi.

– Vous l’avez vendu ?

– Vendu, non. J’ai livré en échange de services rendus.

– C’est la même chose, puisque le service dont vous parlez était un service d’argent. En l’absence de tout récépissé, nous n’avons pu découvrir à qui l’acte avait été remis. Cela, j’ai besoin de le savoir. Le tentateur n’était-il point un certain baron de Reiss ?

– Oui, monsieur.

– Connaissez-vous depuis longtemps cet homme ?

– Je ne l’avais jamais vu.

– Vous commettiez un délit, qui est un crime, sur le compte d’un quidam, que vous n’aviez jamais vu !

– Eh, monsieur, il me sauvait de la cour d’assises.

– Dites plutôt qu’il vous y conduisait !

– Voici de quelle façon les choses se sont passées. »

Duchemin narra par le menu comment il avait fait la connaissance d’Arnold de Reiss, à Joigny, et ce que lui avait raconté le baron pour obtenir de lui la remise du procès-verbal.

« Cet homme avait des renseignements précis !" fit l’artiste. D’où lui venaient-ils ? C’est ce que nous découvrirons plus tard. Il s’agit maintenant de mettre la main sur le baron de Reiss. Ne savez-vous point son adresse, vous, madame ? ajouta l’ex-tuteur de Georges en s’adressant à Melle Amanda.

– Et pourquoi la saurais-je, monsieur ?

– Par l’excellente raison que vous avez passé huit jours ici en tête-à-tête avec lui. »

Amanda rougit jusqu’au blanc des yeux.

« Voyons, reprit Étienne, il faut parler franc. Je vous ai dit que j’étais un ami. Je pourrais devenir un ennemi. Le maire de Joigny a écrit au procureur de la République de Paris. On va vous chercher, monsieur Duchemin. Vous serez soumis à un interrogatoire et vos réponses nous apprendront ce que nous voulons savoir. Si, au contraire vous ne me cachez rien, j’userai de toute mon influence pour qu’aucune poursuite ne soit dirigée contre vous.

– Eh ! monsieur, dit Amanda, nous ne connaissons ni l’un ni l’autre l’adresse du baron de Reiss. Nous donnerions tout au monde pour la savoir ; mais cet homme nous a glissé dans les mains.

– Vous le cherchiez donc ? Dans quel dessein ?

– Dans le dessein de lui arracher les papiers qui nous compromettent, madame et moi, répondit Raoul à son tour. Hier, je le suivais, je croyais le tenir : il m’a échappé. »

Et Duchemin raconta sa mésaventure de la veille.

« Ainsi, s’écria l’artiste, ce personnage insaisissable allait chez Paul Harmant.

– Oui, monsieur.

– Et c’est pour lui qu’il a exigé la remise de l’acte enlevé aux archives de Joigny, ajouta Melle Amanda ; c’est pour son compte qu’il a voulu tuer Lucie…

– Tuer Lucie ! s’écria Étienne stupéfait. Que dites-vous ?

– La vérité.

– Vous avez des preuves de cela ?

– Eh ! monsieur, si j’avais des preuves matérielles, je ne craindrais rien et je pourrais me venger… Il a voulu m’assassiner aussi, moi, sachant que je soupçonnais son crime. Cet homme ne se nomme pas le baron de Reiss ; il se nomme Ovide Soliveau.

– Ovide Soliveau ! répéta l’artiste. Le cousin de Paul Harmant, ou plutôt de celui qui se fait appeler ainsi, car l’industriel est Jacques Garaud, cette fois je n’en démordrai pas ! »

Après un silence, Étienne Castel, s’adressant à Melle Amanda, reprit :

« Voulez-vous me dire ce que vous savez de cet homme ?

– Oui, si vous me faites la promesse de nous aider dans notre vengeance, répliqua l’essayeuse.

– Comptez sur moi, puisque nos intérêts sont les mêmes.

– Et il n’arrivera rien à Raoul ?

– Si les poursuites sont commencées, je les arrêterai dès demain. »

Et la jeune femme commença le récit de sa liaison, détaillant ce qu’elle avait vu, entendu, soupçonné.

« Vous aviez raison, dit Étienne, cet homme est bien le meurtrier de Lucie, et il agissait pour le compte de Paul Harmant, cela saute aux yeux. Mais il faut avoir dans les mains de quoi écraser les deux misérables ! Je puis disposer de vous, monsieur Duchemin ?

– D’une façon absolue, oui, monsieur.

– Eh bien, continuez à surveiller Paul Harmant. Lorsque vous saurez où demeure Ovide Soliveau, je vous dirai ce qu’il faudra faire. »

L’essayeuse intervint.

« Ne connaissez-vous donc pas Paul Harmant ?

– Je le connais. Je vais chez lui ; il est venu chez moi…

– Ne pourriez-vous alors agir de votre côté ?

– Non, car un mot maladroit, une démarche imprudente lui donneraient l’éveil. La chasse que M. Duchemin a donnée hier à lui et à Soliveau a dû leur mettre déjà la puce à l’oreille. Si ces hommes méditent un nouveau crime, il faut que nous puissions les empêcher de l’accomplir. »

En disant ce qui précède, Étienne pensait à Jeanne Fortier. Puis il se tourna vers Raoul :

« Avez-vous besoin d’argent ?

– J’ai quelques économies, interrompit Melle Amanda, elles seront employées jusqu’au dernier sou à l’œuvre commune.

– Mon offre n’en subsiste pas moins ; veuillez vous en souvenir au besoin. Voici ma carte. Où demeurez-vous ?

– Rue des Dames, no 28, répondit l’essayeuse.

– Dès que vous aurez des nouvelles, prévenez-moi.

– Je n’y manquerai pas. »

Étienne se leva, en ajoutant :

« M. Duchemin, comptez sur ma promesse. Aucune poursuite n’aura lieu contre vous. »

L’artiste, en montant dans le compartiment du train qui devait le ramener à Paris, murmurait :

« La réhabilitation de Jeanne Fortier, la mère de Georges, ne se fera pas longtemps attendre, désormais !… »

* * *

La porteuse de pain, après deux jours de repos, avait repris son service.

Le lundi, elle arrivait dès cinq heures du matin à la boulangerie de la rue Dauphine, le front encore couvert d’une bande de diachylum. Elle se rendit au Rendez-vous des Boulangers, pour y manger un bol de soupe.

Lorsque maman Lison parut, un hourra de joie accueillit son entrée. C’était à qui tenait à lui serrer la main.

Le Tourangeau et le Lyonnais voulurent payer chacun une tournée monstre en son honneur. L’évadée de Clermont sentait ses yeux se voiler de larmes. Enfin elle sortit pour aller prendre son panier roulant.

Le Lyonnais et le Tourangeau étaient restés à fumer avec plusieurs de leurs camarades. On se souvient que le Lyonnais avait indiqué jadis à Jeanne la boulangerie Lebret.

« Voyons, est-ce dit ? demanda-t-il au Tourangeau.

– C’est dit, répliqua celui-ci. J’en suis.

– De quoi s’agit-il ? s’écrièrent des voix nombreuses.

– Voici ce que je propose, reprit le Lyonnais. Maman Lison est une brave femme que nous aimons tous, pas vrai ? Ça nous aurait fait un gros chagrin si elle était morte victime de cet échafaudage de malheur. Et pour la faire enterrer, tous ceux de la boulangerie qui viennent ici auraient bien mis une pièce de cent sous.

– Sans qu’on ait eu besoin de nous tirer l’oreille.

– Eh bien, êtes-vous d’avis de débourser tout de même les cinq francs pour une petite fête de famille, en offrant ici un repas de réjouissance à maman Lison ? »

Une clameur d’approbation unanime fut la réponse.

« Bonne idée, ça mon garçon ! dit la marchande de vin. J’en suis et je paierai une bouteille de champagne.

– C’est donc entendu, reprit le Lyonnais. On fera le repas à midi, à l’heure où tout le monde est libre. La patronne, ici présente, se chargera de faire signer et d’encaisser. »

Tous ceux qui se trouvaient là donnèrent leur signature et versèrent leur argent.

« Surtout que maman Lison n’en sache rien ! s’écria le Lyonnais ; il faut qu’elle ait toute la surprise. On ne l’invitera que le matin… »

* * *

Ovide Soliveau préparait son départ avec beaucoup d’entrain. Il passait son temps à faire des emplettes pour les emporter à Buenos Aires. Il allait et venait dans Paris, très affairé, mais se défiant toujours de Melle Amanda.

Depuis son retour à Paris, Ovide avait fait la connaissance, dans un tripot, d’un personnage ayant habité Buenos Aires. Ce personnage s’était fait un plaisir de lui promettre des lettres d’introduction. Il se nommait Tiercelet et demeurait rue Jacob.

Ovide, un après-midi, se décida à aller prévenir ledit Tiercelet de son prochain départ, et à réclamer de son obligeance les lettres promises. L’ancien industriel était absent et ne devait rentrer que fort tard.

Soliveau se retira en annonçant qu’il allait lui écrire pour un rendez-vous fixe. Il redescendit la rue de Seine, cherchant un café où il pourrait tracer quelques lignes.

Ses yeux rencontrèrent l’enseigne :

AU RENDEZ-VOUS DES BOULANGERS.

Les criminels aiment à revoir les lieux où ils ont combiné et exécuté leur crime. Ovide franchit le seuil de l’établissement du marchand de vin.

« Avez-vous un cabinet ? dit-il au mastroquet.

– Oui, monsieur, ici. »

Et le patron désignait la pièce séparée de la grande salle par un vitrage dans lequel s’ouvrait un vasistas. Nous avons dit que le vitrage était à demi couvert par des rideaux. Ces rideaux ne montaient pas bien haut. En regardant par-dessus on voyait l’intérieur de la salle. Ovide s’assit et s’apprêta à écrire. Les voix très bruyantes de la salle voisine arrivaient à lui d’une façon tellement distincte qu’il tourna la tête pour chercher par où ces voix pouvaient pénétrer ainsi, et il constata l’existence du vasistas à demi ouvert. Il commença sa lettre. Tout à coup, ces paroles frappèrent son oreille :

« La patronne m’envoie vous demander si vous en serez et si vous voulez signer la feuille, pour le repas par souscription que les camarades offrent à maman Lison, jeudi prochain, pour fêter la veine qu’elle a eue de ne pas être écrabouillée par l’échafaudage des peintres en bâtiment. »

La foudre tombant au milieu de la table où écrivait Ovide n’aurait pas produit sur lui un effet plus terrifiant. Il sentait une sueur glacée mouiller ses membres.

« Jeanne Fortier vivante ? balbutia-t-il. Lorsque je l’avais vue sanglante, inanimée, écrasée ! Vivante comme sa fille ! »

La voix attira de nouveau son attention.

« Voici la liste, disait cette voix. Signez, casquez, et pas un mot à Lise Perrin si vous la voyez. C’est une surprise… Mais, chut ! plus un mot. V’là maman Lison. »

Jeanne Fortier venait en effet d’entrer dans la salle avec une autre porteuse de pain. Ovide, reprenant un peu de sang-froid, souleva légèrement un coin du rideau et regarda, en ayant soin de ne pas se montrer. Il vit Jeanne. Elle portait encore un bandeau sur la coupure de son front.

« Ah ! oui, elle est bien vivante ! murmura-t-il en laissant tomber le rideau. Donc, pour Jacques, les dangers sont toujours les mêmes, et aussi terribles pour moi que pour lui. Puis, la voyant saine et sauve, Jacques refusera de me donner l’argent qui payait sa mort ! Tout serait perdu ! Il ne faut pas que le hasard puisse les mettre en présence ! Je reculerai, s’il le faut, mon voyage de quelques jours. »

Au lieu de terminer la lettre commencée, Ovide la froissa et la mit dans sa poche. Ensuite il sortit, se rendit au Temple et fit des emplettes dans plusieurs boutiques. Il entra chez un coiffeur, se fit tailler les cheveux très court, raser ses favoris et ses moustaches, et regagna l’avenue de Clichy.

Une heure après, il ressortait de son domicile, revêtu d’un costume d’un gris blanc comme en portent les ouvriers boulangers et coiffé d’un chapeau mou de feutre gris.

Il se fit conduire au Rendez-vous des boulangers.

La servante Marianne s’approcha de lui et, voyant une figure inconnue, demanda curieusement :

« Est-ce que vous êtes de la boulange, vous, monsieur ?

– Oui, ma fille, répondit Ovide.

– Pas du quartier, toujours, reprit la servante.

– Pour le moment, non, mais je l’ai habité autrefois. Je connais votre maison depuis des années, et comme j’arrive de Dijon afin de me placer à Paris, j’ai eu l’idée d’y venir dîner. »

Le Tourangeau et le Lyonnais prenaient leur repas à une petite table voisine de la table de Soliveau.

« Ah ! vous venez de Dijon, compagnon ? lui dit le Lyonnais.

– Oui, compagnon.

– J’y ai travaillé. Où étiez-vous embauché ? »

Ovide cita le nom d’un boulanger de Dijon.

« Je le connais, fit le Lyonnais, c’est un brave garçon. Alors vous venez pour trouver du travail ici ?

– Je viens de faire un héritage. Le magot n’est pas bien lourd, mais il me permettra de ne point me fourrer n’importe où… Est-ce qu’on peut prendre pension ici ?

– Mais bien sûr, répondit la servante.

– En attendant, apportez-moi donc une jolie bouteille de bourgogne, quelque chose de fin. Les camarades que voilà ne refuseront point de trinquer avec moi. »

Marianne apporta une bouteille de vin de Beaune, qui fut bientôt suivie d’une seconde. Peu après, le Tourangeau et le Lyonnais se retirèrent.

Ovide acheva lentement son dîner. Il s’arrangea avec la patronne, paya la moitié de sa pension d’avance, trinqua avec elle, puis, appelant la bonne, lui tendit un louis pour payer les bouteilles et son dîner. La servante rendit à Ovide deux pièces de cinq francs et de la menue monnaie. Le Dijonnais mit une des pièces dans la main de la fille en lui disant :

« Voici pour vous, ma fille. »

Marianne rougit jusqu’aux oreilles, balbutia quelques mots de remerciement et empocha l’écu.

« Ah ! ça, mais, s’écria-t-elle tout à coup, puisque vous êtes de la boulange, vous en serez du banquet ?

– De quel banquet, ma fille ? » fit Ovide, feignant de ne pas savoir ce que la servante voulait dire.

Ce fut la patronne qui répondit :

« Un dîner par souscription que l’on offre à une brave porteuse de pain. Nous l’aimons tous ici.

– Mais je le crois bien que j’en serai ! Combien par tête ?

– Six francs.

– Les voici.

– Quel nom ? demanda la patronne.

– Pierre Lebrun.

– C’est écrit. Maintenant, bonsoir, compagnon. »

Ovide retourna chez lui.

Le lendemain matin, il se rendit de bonne heure au Rendez-vous des Boulangers, où on lui servit son premier repas. Le Tourangeau et le Lyonnais, en costume de travail, vinrent manger la soupe et boire le vin blanc. En voyant Ovide, ils accoururent lui serrer les mains et s’attablèrent à côté de lui.

Séance tenante, celui-ci fit monter six bouteilles et invita plusieurs compagnons. Tout à coup, Jeanne Fortier entra.

« Par ici, maman Lison, lui cria le Lyonnais. On vous offre un verre de chablis. »

Ovide ne sourcilla point, mais il ajouta :

« Arrivez, arrivez, la mère, et soyez la bienvenue. »

La porteuse s’était approchée. Elle regarda le Dijonnais.

« Je ne vous connais pas, dit-elle.

– C’est un nouveau compagnon, un bon garçon qui paie sa bienvenue », répliqua le Lyonnais.

Soliveau remplit les verres. Jeanne Fortier heurta le sien contre celui du misérable. La pauvre femme prit ensuite une tasse de café au lait, tendit la main à Ovide et se retira.

« Vous êtes du banquet ? demanda le Tourangeau. Vous nous chanterez des gaudrioles.

– Faudrait faire chanter maman Lison, s’écria Marianne, qui allait et venait en desservant, mais ce ne sera point facile. Maman Lison est triste comme son bonnet de nuit…

– Bah ! fit Ovide d’un ton jovial, je me chargerai bien de la dérider ; je lui dirai le mot pour rire. »

* * *

Le lendemain du jour où s’étaient rencontrés Duchemin et Amanda, Étienne Castel chez lui travaillait. Le jour approchait où Georges aurait vingt-cinq ans accomplis ; l’ex-tuteur du jeune homme voulait lui envoyer ce jour-là le tableau qu’il lui destinait. En même temps que le tableau, Étienne Castel, obéissant aux dernières volontés du bon curé de Chevry, remettrait à Georges la lettre que le prêtre lui avait confiée. Il aurait bien voulu être à même de lui dire en même temps :

« Je connais le véritable assassin de Jules Labroue. »

Mais il ne pouvait encore s’écrier, preuves en main :

« Cet assassin, le voilà. J’arrache son masque. Ce n’est pas Paul Harmant, c’est Jacques Garaud ! »

Donc il devait s’abstenir jusqu’au jour où Ovide Soliveau lui fournirait la preuve si ardemment souhaitée.

Or, le mardi et le mercredi s’écoulèrent sans que Raoul Duchemin eût donné de ses nouvelles. Le soir, il se rendit rue des Dames et laissa sur une de ses cartes ce mot :

« Je serai chez vous demain jeudi à dix heures du matin. Attendez-moi, il est indispensable que je vous parle. »

Amanda et Raoul ne rentrèrent que vers minuit. Amanda eût bien désiré se trouver présente à la visite annoncée par l’artiste, mais elle ne pouvait pas, sa patronne l’ayant chargée d’aller chez une cliente.

Elle quitta la rue des Dames le lendemain matin.

Dès le matin Ovide Soliveau, lui aussi, avait quitté sa demeure, mettant dans sa poche le flacon aux trois quarts rempli de la liqueur canadienne de New York. Il expédia au millionnaire, à l’usine de Courbevoie, la dépêche suivante :

« Prière remettre rendez-vous à demain, ne partirai que lundi prochain. OVIDE. »

Soliveau prit une voiture et se fit conduire place du Châtelet. Il entra dans un café et demanda de quoi écrire. D’une écriture contrefaite, il traça ces quelques phrases :

« La police de Paris recherche une femme nommée Jeanne Fortier, condamnée à la réclusion perpétuelle pour les triples crimes et vol, d’incendie, d’assassinat, et évadée de la maison centrale de Clermont.

« La police parviendrait à découvrir ce qui l’intéresse si l’on faisait assister deux ou trois agents de la Sûreté à un banquet qui se donne aujourd’hui jeudi, à midi précis, chez un marchand de vin de la rue de Seine, à l’enseigne du Rendez-vous des Boulangers, en l’honneur d’une porteuse de pain qui se fait appeler Lise Perrin.

« On fera naître un incident qui contraindra la fugitive de Clermont à livrer son identité. »

Ovide, d’une écriture contrefaite comme celle de la lettre, traça cette suscription :

« Monsieur le chef de la Sûreté, à la préfecture de police. URGENT. »

* * *

À dix heures très précises, Étienne Castel se présentait rue des Dames à la demeure de Melle Amanda, où habitait Raoul Duchemin. L’ex-employé de la mairie de Joigny vint ouvrir.

« Entrez ! fit-il ; vous venez m’annoncer que vous avez découvert la demeure d’Ovide Soliveau ?

– Non, je viens vous demander si vous avez trouvé sa piste.

– Hélas ! non, monsieur. Depuis trois jours je me suis attaché aux pas de Paul Harmant, qui n’est sorti de chez lui que pour aller et venir entre l’usine de Courbevoie et son hôtel.

– Ainsi, rien ! rien ! pas une trace ! fit Étienne.

– Absolument rien, et je crains fort que ce Soliveau, s’apercevant qu’il avait été suivi, n’ait quitté Paris…

– Le diable alors serait contre nous !

– J’avais imaginé d’envoyer à Paul Harmant une dépêche signée du nom d’Ovide Soliveau avec ces mots seulement : Ce soir, chez moi ; urgent. Paul Harmant, inquiet, ne manquera pas de se rendre à l’appel de son complice. Je serai aux aguets, je le suivrai, et par lui je découvrirai Soliveau. Comment trouvez-vous mon idée ?

– Elle présente certaines difficultés et certains dangers. Si Soliveau a pris la fuite, Paul Harmant, devinant qu’on lui tend un piège, se tiendra sur ses gardes et ne sortira pas de chez lui.

– C’est vrai, seulement il peut ignorer que son complice a quitté Paris. Il peut croire qu’il vient d’y revenir.

– Soit. Admettons qu’Ovide soit à Paris. Son complice, s’imaginant qu’il est revenu, va chez lui, le trouve et lui dit : « J’ai reçu votre dépêche. Que me voulez-vous ? » Ovide, qui n’aura rien envoyé, verra le traquenard…

– Il mettra le faux télégramme sur le compte d’Amanda. Pendant qu’ils s’expliqueront, je me tiendrai prêt à agir. Ovide Soliveau sera chez lui quand Paul Harmant viendra ou n’y sera pas. S’il n’y est pas, tout va bien. S’il y est, il viendra bien un moment où il s’absentera. Alors, je profiterai de son absence pour m’introduire dans sa demeure et m’emparer de tous ses papiers.

– Malheureux ! s’écria l’artiste. Mais c’est un crime prévu et puni par la loi que vous méditez là.

– Un tel misérable me paraît hors la loi ! Quoi qu’il en puisse résulter, d’ailleurs, je me risquerai.

– Puisque votre résolution est prise irrévocablement, je ne la combattrai pas. Où comptez-vous adresser la dépêche destinée à Paul Harmant ? À Courbevoie ? Rue Murillo ?

– Cela est plus embarrassant. Ne l’ayant point épié ce matin, j’ignore s’il est allé à l’usine.

– Nous allons le savoir. Je vais me rendre rue Murillo et demander Paul Harmant. Ma visite semblera toute naturelle… Vous m’attendrez dans un café du boulevard Malesherbes. J’irai vous y rejoindre…

– Partons alors…

– Un mot encore, fit Étienne en tirant de son portefeuille un papier à en-tête ministériel et en le tendant au jeune homme. Lisez ceci… Vous voyez que je me suis occupé de vous. Vous n’avez rien à craindre, pour le moment. »

Les deux hommes quittèrent la maison de la rue des Dames et prirent une voiture. À l’entrée de la rue Murillo, Duchemin descendit, puis la voiture roula de nouveau vers l’hôtel. L’artiste sonna.

« M. Paul Harmant est-il chez lui ? demanda-t-il au concierge.

– Non, mais mademoiselle recevra certainement monsieur. »

Deux minutes plus tard, Étienne était introduit près de Mary. La jeune fille était d’une pâleur mortelle. Étienne Castel, en la voyant, éprouva une pitié profonde.

« Quel bon vent vous amène, cher grand artiste ? demanda Mary avec un sourire sur ses lèvres blanches. Mon père est à l’usine. Aviez-vous quelque chose de pressé à lui dire ?

– Je voulais lui demander l’autorisation de visiter ses ateliers. Je vais aller à Courbevoie.

– Travaillez-vous à mon portrait ?

– J’ai dû interrompre mon travail, car je suis allé à Dijon…

– Le pays de mon père…

– Oui ; et on m’a parlé de lui, là-bas.

– On se souvient encore de lui dans une ville qu’il a quittée depuis si longtemps !

– On parle beaucoup de M. Harmant, dans les termes les plus flatteurs, ainsi que de son cousin. Vous savez quel est ce cousin ?

– Oui, un original, le cousin Ovide Soliveau, à qui mon père a vendu son établissement en quittant New York. Il me déplaisait souverainement.

– Bref, il est resté en Amérique.

– Heureusement, grand Dieu ! »

Étienne se leva.

« Vous partez déjà ? fit Mary.

– Oui, mademoiselle. Je vais à Courbevoie. »

« Cette enfant ignore que Soliveau est à Paris, pensait-il. Pour elle il habite toujours New York. »

Étienne Castel se fit conduire au café où l’attendait Duchemin.

« Paul Harmant est à l’usine, lui dit-il, et ne rentrera pas dîner à son hôtel.

– S’il allait quitter Courbevoie avant de recevoir la dépêche que je dois lui envoyer…

– N’ayez crainte. Je l’en empêcherai. »

En moins d’une demi-heure, le repas des deux hommes était terminé, et ils expédiaient une dépêche ainsi conçue :

« Attendrai chez moi, ce soir, neuf heures. Très urgent. OVIDE. »

Puis ils se rendirent au pont de Neuilly. À l’extrémité du pont, Raoul descendit et dit :

« Je vais attendre là.

– C’est convenu, répliqua l’artiste. Je ferai en sorte de ne quitter notre homme qu’au moment de le laisser aller à son rendez-vous. Demain matin, je vous attendrai chez moi. »

Étienne se fit conduire à l’usine. Le millionnaire avait donné des ordres à tout son personnel pour les travaux de la journée, car, ayant rendez-vous avec Ovide depuis plusieurs jours, il lui faudrait aller chez son banquier pour y prendre la somme destinée à son complice. Il allait quitter l’usine lorsqu’on lui apporta un télégramme. C’était la dépêche d’Ovide, contremandant le rendez-vous donné. Paul Harmant la lut et fut singulièrement surpris.

« Ah ! ça, quelle mouche le pique ? fit-il. Que signifie ce retard ? Une absurde lubie, sans doute. Eh bien, nous remettrons à demain nos adieux. »

À onze heures, il fit mander Lucien.

« Nous déjeunerons ensemble, mon cher enfant », lui dit-il.

Lucien suivit le millionnaire au restaurant.

Voyons ce qui se passait pendant ce temps rue de Seine, au Rendez-vous des boulangers. Jeanne Fortier y avait fait une apparition de grand matin. Les garçons boulangers et les porteuses de pain qui s’y trouvaient déjà lui parurent avoir une attitude mystérieuse et singulière. Cela l’intrigua si fort qu’elle interpella le Lyonnais.

« Ah ! ça, qu’est-ce que vous avez donc tous ? On a l’air de se défier de moi. On me regarde d’une drôle de manière…

– Je vais vous dire, maman Lison, répliqua le Lyonnais, d’un air embarrassé ; c’est qu’on a quelque chose à vous annoncer…

– Quelque chose de pénible ? » balbutia-t-elle.

Ce fut la patronne de la maison qui répondit :

« Non pas ! Bien au contraire, maman Lison. On a eu un grand chagrin quand on a su l’accident qui vous était arrivé. Les braves gens qui viennent ici et qui vous connaissent se sont dit les uns aux autres : Puisque la chance a permis que notre bonne mère Lison en réchapper il faut lui prouver que nous l’aimons en lui offrant un beau bouquet et un banquet. Voilà…

– Oh !… mes amis… mes amis… », commença Jeanne.

Il lui fut impossible de continuer. L’émotion lui coupa la voix.

« Le bouquet viendra en même temps que le banquet, à midi sonnant ! » poursuivit la patronne.

L’évadée de Clermont se laissa tomber dans les bras que lui tendait la maîtresse de l’établissement, puis ce furent des poignées de main à n’en plus finir… Jeanne bégayait :

« Merci, mes bons amis. Oh ! oui, je suis bien heureuse. »

Le cœur trop plein déborda. Elle éclata en sanglots.

« Voyons, voyons, maman Lison, fit la patronne, faut pas pleurer comme ça, faut en rire ! D’abord, c’est plus gai ! Avalez-moi une petite goutte de mêlé-cass, et à la besogne ! »

Jeanne Fortier prit le verre qu’on lui tendait et trinqua avec tout le monde. Puis elle sortit, accompagnée par un hourra général. Chacun se mit à l’œuvre, et bientôt la table se dressa…

Tout en fredonnant un air d’opérette, Ovide, pimpant et rasé de frais, se rendait au Rendez-vous des boulangers. Rue des Beaux-Arts une voiture de place, sortant de cette rue, le contraignit à monter sur le trottoir pour la laisser passer. La voiture fila. Ovide n’avait pas eu le temps de voir une tête de femme derrière la vitre, un visage qui, en l’apercevant, prit brusquement une expression de surprise. Le Dijonnais continua sa route sans se retourner. La voiture s’arrêta. Melle Amanda, que nos lecteurs ont devinée, venait de dire au cocher : « Tournez, et allez au pas. »

Elle mit la tête à la portière et suivit l’homme des yeux.

« Je ne me trompe pas, murmura-t-elle. Je l’ai reconnu, quoiqu’il ait fait couper moustaches et favoris… »

Elle le vit entrer dans un établissement de marchand de vin-restaurateur. La jeune femme descendit du fiacre.

« Je vous quitte, dit-elle au cocher, en lui mettant dans la main une pièce de cent sous et une carte de Mme Augustine ; vous allez aller à cette adresse porter les étoffes qui sont dans la voiture. Si on vous demande pourquoi je ne suis pas avec vous, vous répondrez qu’une affaire me retient dehors. »

Amanda, baissant sur sa figure la voilette épaisse de son chapeau, se dirigea vers le Rendez-vous des boulangers.

Elle jeta un coup d’œil dans la boutique. On voyait au fond, par la porte ouverte, une vaste salle au milieu de laquelle se dressait une table de dimensions tout à fait inusitées… Au fond, près d’un fourneau, l’homme en qui l’essayeuse reconnaissait le baron de Reiss. Amanda entra résolument et demanda au marchand de vin :

« Avez-vous un cabinet, monsieur ?

– Oui, madame ; un cabinet tout frais, en voilà la porte.

– Veuillez me le donner, reprit Amanda, et me faire servir une tranche de viande, chaude ou froide. »

Amanda se glissa dans le cabinet.

« D’ici, je ne le perdrai pas de vue, se disait-elle en soulevant un coin du rideau ; je le verrai sortir ; je le suivrai… »

En ce moment, le bruit d’une conversation dans la salle arriva jusqu’à la jeune femme par le vasistas entrouvert.

« Voyons, voyons, mon petit Bourguignon, disait la maîtresse du lieu, qu’est-ce que vous voulez pour déjeuner ?

– Comme d’habitude, la maman… Une soupe ! mais pas trop forte pour que je puisse faire honneur au banquet !

– Vous avez promis qu’on rirait.

– J’ai promis, je tiendrai… Où vais-je me mettre ?

– Au fond de la salle. On a réservé des tables pour les clients. »

Ovide se dirigea vers une des petites tables placées près de la cloison séparant la grande salle du cabinet. Si Amanda avait douté que l’homme fût positivement l’ex-baron de Reiss, le son de sa voix lui eût enlevé ses doutes. Marianne plaça devant Ovide un bol rempli de soupe aux choux.

« Voilà toujours un commencement, fit-elle.

– Oui, dépêchez-vous, et je vous montrerai quelque chose. »

Marianne revint et plaça sur la table la suite du déjeuner.

« Maintenant, reprit-elle, qu’est-ce que vous allez me montrer ?

– Curieuse ! vous êtes pressée ! vous allez voir… »

Ovide tira de sa poche deux petites boîtes de maroquin, l’une rouge et l’autre noire. Il ouvrit celle de maroquin rouge, où brillait une paire de boucles d’oreilles.

« Oh ! c’est joli ! c’est un cadeau pour maman Lison ?

– Tout juste.

– Eh bien, la pauvre chère femme sera bien contente ! Et dans l’autre boîte, qu’est-ce qu’il y a ?

– Un paire de boucles d’oreilles pour vous, Marianne. »

Ovide ouvrit le second écrin. Marianne poussa un cri de joie.

« Mais c’est magnifique ! s’écria-t-elle. Oh ! merci, monsieur Pierre, merci ! Vous êtes trop gentil ! Je les mettrai pour servir… »

La servante glissa la boîte dans sa poche et reprit :

« Monsieur Pierre, j’aime bien qu’on chante. Vous nous chanterez des bêtises, hein ? Puis faudra faire chanter tout le monde… Même maman Lison.

– La maman Lison comme les autres.

– Je crois bien que vous n’y parviendrez pas. Impossible de l’égayer.

– Si vous vouliez, Marianne ce serait bien facile. Il ne s’agirait que de la rendre un peu pompette

– Mais, ce n’est pas moi qui lui verserai à boire.

– Inutile qu’elle boive beaucoup !

– Alors, qu’est-ce qu’il faut faire ?

– On boira des liqueurs, n’est-ce pas, après le café ? Alors, je dirai que je paie ma bienvenue ; je ferai mon cadeau à maman Lison et on l’arrosera d’un verre de vraie chartreuse. Eh bien, il ne s’agit que de verser dans un des carafons, que vous mettrez de côté, une cuillerée d’une certaine liqueur que j’ai apportée.

– Si ça allait lui faire du mal à cette pauvre femme !

– Ça la rendra gaie, tout simplement, et nous lui ferons chanter ensuite ce que nous voudrons, même des gaudrioles.

– Vous m’assurez que ça ne peut pas l’indisposer !

– Je vous le jure, foi de Dijonnais et de bon enfant !

– Eh bien, alors, ça va !

– Je demanderai de la chartreuse afin d’arroser mon cadeau, et vous remplirez le verre de maman Lison.

– Mais, si j’en versais aux autres ? demanda la servante.

– Non, car on ne s’entendrait plus ; ça serait à qui parlerait le plus haut et chanterait le plus fort.

– Je tiendrai deux carafons et je ne verserai qu’à maman Lison de celui qui sera préparé. Où est-elle, votre liqueur ?

– Il faudrait me donner un carafon de chartreuse ; je la verserai moi-même, car vous pourriez en mettre de trop. »

La servante alla prendre un petit carafon de chartreuse. Ovide avait d’avance tiré de sa poche le flacon acheté à New York. Il retira du carafon la valeur d’un petit verre de chartreuse, qu’il remplaça par la même quantité de liqueur canadienne. Il agita pour opérer le mélange, reboucha le carafon et le tendit à Marianne en lui disant :

« Surtout, ne le mêlez pas avec les autres ! » Aucune des paroles échangées entre Ovide et Marianne n’avait échappé à Melle Amanda, nous le savons. Elle se demandait quelle était la personne qu’on appelait Maman Lison, et quel crime cet homme avait encore à commettre. Tout à coup elle releva la tête, tandis qu’une flamme s’allumait sous ses paupières. Elle jeta un regard sur Ovide qui venait de quitter sa chaise et allumait une cigarette. Il quitta la grande salle, traversa la boutique donnant sur la rue, et sortit du Rendez-vous des boulangers. Amanda le vit s’éloigner, mais ne bougea point. Marianne vint débarrasser la table sur laquelle Ovide avait déjeuné.

Melle Amanda, approchant sa bouche du vasistas entrouvert, appela d’une voix basse :

« Mademoiselle Marianne ! »

La servante regarda autour d’elle et demanda :

« Qui me parle ?

– Moi… dans le cabinet. Voulez-vous venir un instant ? »

Amanda ferma le vasistas. Marianne parut.

« Vous avez besoin de moi, madame ? fit-elle en entrant.

– Oui, mademoiselle.

– Tout à votre service. De quoi s’agit-il ?

– Il y aura un grand repas chez vous, aujourd’hui…

– Oui, madame, un banquet en l’honneur de Lise Perrin, qu’on appelle généralement dans le quartier maman Lison. C’est une brave porteuse de pain qui a failli être écrasée…

– Et, cette brave femme, vous l’aimez, vous ?

– Mais, certainement que je l’aime !

– Eh bien, alors, Marianne, vous ne ferez point ce que l’homme avec qui vous causiez tout à l’heure vous a conseillé de faire…

– Comment le savez-vous ? balbutia la servante stupéfaite.

– Le vasistas était ouvert, j’ai tout entendu.

– Alors, madame a dû comprendre qu’il s’agissait d’une simple plaisanterie, d’une farce inoffensive.

– Je le sais, Marianne, mais vous y renoncerez.

– Pourquoi ça ? Croyez-vous que le Dijonnais ait mis dans le flacon quelque chose qui puisse faire du mal à maman Lison ?

– Je sais qu’il agit dans un objet qui n’est pas du tout celui d’égayer la pauvre femme. Je le connais, et je vous jure que cet homme a de méchants desseins.

– De méchants desseins ? répéta Marianne, tremblante…

– Oui, Marianne… Voulez-vous gagner deux cents francs et empêcher qu’on commette une action odieuse ?

– Oui, madame, je le veux bien. Moi qui croyais ce monsieur un brave homme, et qui ai accepté de lui un cadeau !

– Ce cadeau, gardez-le.

– Ah ! le brigand, qui voulait me faire complice d’une méchanceté contre maman Lison ! Si je pouvais lui rendre la monnaie de sa pièce en lui jouant un bon tour !

– Vous le pouvez, Marianne… en lui versant, à lui, ce qu’il vous a dit de verser à la porteuse de pain…

– Tiens ! Mais c’est une idée, et une fameuse !

– La dose que j’ai vu verser pouvait être dangereuse pour une femme, mais non pour un homme. Il boira et alors, Marianne, l’ivresse viendra ; avec l’ivresse le besoin de parler. Alors, il avouera tout haut, devant tous, ce qu’il voulait faire et quels motifs le poussaient à agir…

– Mais qu’est-ce donc que ce coquin-là ?… Je vais avertir la patronne, moi…

– Gardez-vous-en bien, car on le chasserait, et nous ne pourrions savoir alors de sa bouche quel était son véritable but.

– C’est vrai, il faut le laisser boire, et il boira…

– Vous n’oublierez rien de ce qu’il vous a recommandé de faire ? répéta Melle Amanda.

– Non, madame, vous verrez. Mais, au fait, le verrez-vous ?

– Oui. Je serai ici, dans ce cabinet. »

Amanda tira de son porte-monnaie deux billets de banque de cent francs chacun, et les tendit à la servante.

« Voilà ce que je vous ai promis », fit-elle.

Marianne repoussa la main de la jeune femme.

« Gardez-les, madame, je vous prie. Inutile d’être payée pour faire une bonne action et pour démasquer un coquin…

– C’est bien, cela, ma fille, c’est très bien. J’insiste cependant pour que vous preniez cet argent. Vous pourrez, si vous voulez, le donner à maman Lison. Je serai à midi ici. Arrangez-vous de façon que le Dijonnais ne puisse me voir. »

Amanda quitta l’établissement de la rue de Seine. À peine était-elle dehors que la patronne appela Marianne. La servante se hâta d’accourir et fut accueillie par ces mots :

« Ah ! ça, qu’est-ce que tu fichais dans le cabinet ?

– Je causais avec une dame qui m’avait appelée et qui m’a mis ça dans la main… »

Et Marianne présentait les billets de banque.

« Ça ! mais c’est deux cents francs, ça !

– Et c’est pour maman Lison !

– Eh bien, si c’est ainsi, tu avais raison de bavarder. Tu lui donneras cette jolie somme au dessert, à la brave femme.

– J’aime mieux que ce soit vous qui la lui donniez, patronne.

– Comme tu voudras. Maintenant, vois si tout est en ordre. »

* * *

Étienne Castel, nous le savons, s’était fait conduire aux ateliers de Paul Harmant. Celui-ci était seul dans son cabinet. Lucien traversait la cour pour s’y rendre lorsqu’il aperçut Étienne. Les deux hommes se serrèrent la main.

« Vous ici, mon cher artiste ? lui dit Lucien.

– Je songe à mettre dans un tableau une usine… et je viens voir M. Harmant à ce propos. Au fait, j’ai vu Melle Mary tout à l’heure… La pauvre enfant n’a plus que quelques jours à vivre…

– Ah ! monsieur, je suis à bout de forces pour jouer le rôle que vous m’avez imposé pour un but qui m’est inconnu…

– Ce but, je vous le répète, est votre bonheur. Pour l’instant, je vous invite à dîner aujourd’hui avec M. Paul Harmant. »

Au bâtiment des bureaux, le millionnaire reçut Étienne Castel.

« Ah ! parbleu ! s’écria-t-il. Vous êtes le très bienvenu. Quel motif vous amène à Courbevoie, cher monsieur Castel ? »

L’artiste réédita son explication, puis il ajouta :

« Je me suis présenté ce matin rue Murillo à ce sujet.

– Vous avez vu ma fille ? demanda Paul Harmant.

– Oui. Il est convenu, n’est-ce pas ? que nous dînerons ensemble. D’ailleurs, Melle Mary m’a dit que vous ne deviez point rentrer.

– J’avais un rendez-vous pour ce soir, mais une dépêche qui vient de m’arriver le contremande… J’accepte donc. »

Les deux hommes allaient sortir pour visiter les ateliers, lorsque le concierge de l’usine se présenta, une dépêche à la main.

« Ce doit être notre dépêche », pensa l’artiste.

L’ex-Jacques Garaud lut, et son front se rembrunit. Castel l’observait à la dérobée.

« Que signifie cela ? se demanda l’industriel. Ce matin il contremandait le rendez-vous donné, et voici maintenant qu’il m’en assigne un autre… Que se passe-t-il donc ?

– Est-ce un ennui qui arrive ? dit l’artiste.

– C’est un ennui, en effet, car une affaire imprévue me force à décliner l’invitation acceptée par moi tout à l’heure. Je dois être à neuf heures chez un de mes clients.

– Vous y serez, cher monsieur Harmant, et sans rien changer à nos projets. Nous dînerons à six heures précises dans le quartier où vous avez affaire, et à huit heures et demie vous nous quitterez pour aller chez votre client. »

À cinq heures, la visite de la fabrique terminée, Paul Harmant sortit avec Étienne Castel et Lucien Labroue. À six heures moins un quart, ils s’arrêtaient place du Havre devant un restaurant. Depuis le pont de Neuilly, Raoul Duchemin ne les avait pas perdus de vue. Il pénétra dans le même restaurant que les trois hommes.






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