La Porteuse de pain/III/XIII

Troisième partie : Maman Lison
XIII
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Les deux agents avaient conduit Ovide Soliveau au dépôt de la préfecture et l’avaient fait admettre provisoirement à l’infirmerie, dans une salle où il se trouvait seul. Le sommeil succédant à la crise nerveuse durait toujours. Le gardien de l’infirmerie s’était installé auprès du lit d’Ovide. À neuf heures, Soliveau ouvrit les yeux, se dressa et jeta un regard autour de lui. Il vit à côté de son lit le gardien, qui l’examinait avec une attention pleine de curiosité.

« Ah ! ça, où suis-je donc ? demanda-t-il.

– À l’infirmerie du dépôt », répondit le gardien.

Soliveau, pris d’une soudaine épouvante, sauta en bas du lit sur lequel on l’avait étendu sans lui retirer ses vêtements.

« Au dépôt, répéta-t-il, pâle et tremblant. Depuis quand ?

– Depuis cinq heures du soir, à peu près. »

Ovide ne se souvenait absolument de rien. Il fouilla sa mémoire. Soudain il poussa une exclamation de rage. La lumière venait de jaillir dans son esprit.

« Je comprends tout ! murmura-t-il, Marianne s’est trompée… C’est à moi qu’elle a versé la diabolique liqueur ! »

La porte s’ouvrit. Trois gardes de Paris se trouvaient sur le seuil avec un gardien.

« Venez », dit le gardien à Ovide.

Au bout de quelques minutes, il entrait dans le cabinet du chef de la Sûreté, où l’attendaient un juge d’instruction, son greffier et les deux agents qui avaient assisté au banquet. Le juge d’instruction prit la parole :

« Votre nom ? demanda-t-il.

– Pierre Lebrun, répondit Ovide.

– Vous mentez ! » répliqua le magistrat.

Le Dijonnais était rentré en possession de tout son aplomb.

« Alors, fit-il d’un ton presque insolent, si vous savez mieux que moi comment je m’appelle, pourquoi me questionnez-vous ?

– Vous vous nommez Ovide Soliveau, reprit le juge.

– Si ça vous fait plaisir, mon Dieu, je le veux bien.

– N’aggravez point votre situation. Si vous ne répondez pas, votre cousin Paul Harmant répondra pour vous. »

« Allons, pensa Soliveau, décidément, j’ai trop parlé… »

Sur une nouvelle question du juge, il donna la date de sa naissance et les noms de ses père et mère.

Puis le juge demanda :

« Paul Harmant est votre cousin ?

– Oui !

– Vous mentiez donc, au Rendez-vous des boulangers, en affirmant, que votre cousin était mort, et que l’homme qui se faisait appeler aujourd’hui Paul Harmant avait un autre nom ? »

Ovide comprenait de plus en plus que, sous l’influence de la liqueur canadienne, il avait révélé tous ses secrets.

« J’étais ivre, répondit-il, et je ne savais ce que je disais.

– Alors, c’est dans le délire de l’ivresse que vous avez accusé Lise Perrin, la porteuse de pain, d’être Jeanne Fortier ?

– Qui ça, Jeanne Fortier ?

– La femme que vous avez essayé d’assassiner rue Gît-le-Cœur, en faisant tomber sur elle un échafaudage de peintres, et dont, il y a quelques semaines, vous avez tenté de tuer la fille… »

Le Dijonnais devint livide. Cette fois, il se sentait perdu…

« Qui ose avancer cela ? bégaya-t-il.

– Ceux devant lesquels vous l’avez dit.

– Je vous répète que j’étais ivre.

– Ivre de cette liqueur, fit le chef de la Sûreté en montrant le flacon trouvé sur Ovide et dans lequel il restait encore une partie du liquide canadien, de cette liqueur versée par vous pour Jeanne Fortier et que vous avez bue. Une liqueur américaine dont le docteur Richard, un spécialiste que nous avons consulté, connaît aussi bien que vous les effets surprenants, et dont vous avez parlé à la servante Marianne. »

Ovide baissa la tête et garda le silence.

« Où demeurez-vous ? poursuivit le juge d’instruction.

– En garni.

– Vous voulez nous tromper encore… »

Un accès de colère irraisonnée s’empara du Dijonnais.

« Ah ! tenez, s’écria-t-il, toutes vos questions m’ennuient à la fin ! Je me suis fait pincer comme un simple idiot, c’est ma faute, et c’est d’autant plus bête que je ne travaillais pas pour mon compte. Tant pis pour les autres. Je demeure avenue de Clichy, numéro 172. Ne me demandez pas autre chose. Je ne répondrai plus.

– Je vous ai dit qu’en vous obstinant dans votre mutisme vous aggraviez votre position…

– Turlututu ! des bêtises ! Je ne coupe pas là-dedans !

– Le vrai Harmant est mort, n’est-ce pas, et celui qui porte aujourd’hui ce nom s’appelle Jacques Garaud ? »

Soliveau haussa les épaules.

« Celui qui vous avait commandé et payé pour le meurtre de Lucie Fortier, et celui de Jeanne Fortier, sa mère ? »

Ovide resta muet. Le juge d’instruction se leva.

« Qu’on emmène cet homme. Qu’on le mette au secret. »

Les gardes de Paris sortirent avec le prisonnier.

« Cet homme est un bandit ! s’écria le juge.

– Si j’ai bien lu dans sa pensée, reprit le chef de la Sûreté, nous trouverons chez lui des documents qui nous éclaireront… Maintenant, monsieur le juge d’instruction, quel parti prenez-vous au sujet de ce Paul Harmant ?

– Je suis d’avis d’attendre de Soliveau des aveux complets. Il parlait sous l’empire d’une ivresse mal dissipée… Prendre ses paroles et ses accusations trop au sérieux serait agir à la légère…

– Êtes-vous d’avis d’opérer une perquisition, cette nuit même, au domicile que nous a indiqué ce Soliveau ?

– Partons », fit le juge d’instruction. Paul Harmant, nos lecteurs s’en souviennent, suivi de près par Raoul Duchemin, avait pris la rue de Rome. À neuf heures précises, le père de Mary s’arrêtait devant la petite porte grise que nous connaissons et sonnait. Duchemin avait fait halte, presque en face, dans l’enfoncement d’une porte cochère.

La porte resta close. Paul Harmant se demandait ce que pouvait signifier l’absence d’Ovide, mais n’ayant aucune raison de supposer que la dépêche qu’il avait reçue cachait un piège, il résolut d’attendre et se mit à se promener de long en large.

Raoul le voyait passer et repasser. Pour ne pas attirer son attention, il alla s’installer à la terrasse d’un café sis un peu plus bas.

Dix heures sonnèrent. Paul Harmant s’approcha de nouveau de la porte et sonna à plusieurs reprises ; puis il se mit à arpenter le trottoir d’un pas furibond. Une heure s’écoula. Les horloges des Batignolles sonnèrent onze heures. Paul Harmant proféra un juron et Duchemin le vit bientôt abandonner sa faction, et remonter vers la place Clichy.

À minuit, Duchemin quitta le café.

Devant la porte grise du jardin, il jeta un regard sur la muraille de clôture. C’est à peine si cette muraille avait deux mètres de hauteur. Une borne de granit se trouvait à côté.

Duchemin se rapprocha du mur d’enceinte, jeta par-dessus un paquet contenant pince, ciseau à froid et tournevis, puis, après s’être assuré que personne ne venait, il sauta sur la borne, saisit l’arête du mur, et d’un bond se trouva à cheval sur le chaperon, d’où il se laissa glisser dans le jardin.

Un instant après il franchissait le seuil d’une pièce où se trouvaient des malles ficelées. Il alluma une bougie.

« Le gredin s’apprêtait à filer, cela saute aux yeux ! murmura-t-il. Il n’y avait pas de temps à perdre ! »

Dans une autre pièce, un secrétaire frappa ses yeux.

Le secrétaire était fermé à clef. Raoul se servit de sa pince, le panneau du meuble céda. Ce qui s’ouvrit à sa vue fut une certaine quantité de billets de banque et de rouleaux d’or.

Il ouvrit un de ses tiroirs. Un portefeuille et deux liasses de papiers attirèrent son attention. Raoul examina vivement le contenu du portefeuille, et du premier coup d’œil il aperçut les deux traites enrichies par lui de la fausse signature de son oncle.

« Enfin ! » murmura-t-il avec un soupir d’allégement.

À ces lettres de change était annexée la reconnaissance remise par Amanda à Mme Delion, la modiste de Joigny. Il s’empara de cette reconnaissance. Un troisième papier, portant le timbre de la République helvétique, attira son attention. Il le parcourut. C’était un acte de décès.

« Le vrai Paul Harmant est mort à Genève ! » s’écria-t-il.

Remettant alors ces diverses pièces dans le portefeuille, il les glissa dans sa poche de côté. En ce moment, le bruit de voitures s’arrêtant à la porte du jardin de Soliveau parvint jusqu’à son oreille. Un murmure de voix se faisait très distinctement entendre. Raoul revint dans la première pièce. Une clef tournait dans la serrure.

« La porte est fermée aux verrous… dit une voix.

– Eh bien, escaladez le mur ! » commanda une autre voix.

Le jeune homme se sentit pris de frayeur. S’élançant hors du pavillon il gagna un endroit où s’adossait à la muraille une cabane à lapins, bondit sur cette cabane et de là sur le chaperon. Sans bruit, il se laissa glisser et disparut.

* * *

Dans le pavillon d’Ovide, les gens de justice cherchaient avec ardeur.

« On est venu ici, mais pas pour voler… dit tout à coup le chef de la Sûreté en montrant au juge d’instruction l’or et les billets de banque en vue sur la tablette de secrétaire…

– Qu’y venait-on faire, alors ? demanda le magistrat.

– Prendre des papiers dont une des réponses du misérable Soliveau nous a laissé entrevoir l’existence…

– Cet homme s’est alors moqué de nous ; il avait un complice qui, le voyant arrêté, est venu ici enlever tout ce qui pouvait les compromettre…

– Ce doit être Paul Harmant… La pince et les outils que voilà sont neufs ; ils ont été achetés exprès pour l’expédition qui vient d’avoir lieu. »

Les meubles furent explorés l’un après l’autre, les malles ouvertes et fouillées. À trois heures du matin, tout avait été visité.






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