Troisième partie : Maman Lison
VI
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Mary Harmant n’avait rien dit à son père de ce qui s’était passé entre elle et Lucie chez Mme Augustine. Le désespoir de Lucie lui prouvait que celle-ci regardait Lucien Labroue comme à jamais perdu pour elle. Elle jouissait délicieusement de cette victoire, et elle attendait avec impatience le jour de son mariage.

Si la joie et l’espérance remplissaient le cœur de la fille de Jacques Garaud, la phtisie minait cette frêle poitrine et conduisait rapidement vers la tombe ce corps amaigri. Lucien qui de temps à autre apercevait Melle Harmant, se disait qu’un mariage avec cette enfant mourante était impossible. Il évitait le plus qu’il pouvait de se trouver en présence de Mary. On lui donnait sur sa demande le temps d’oublier, mais le père et la fille auraient voulu que l’oubli vînt plus vite. Or, Lucien n’oubliait pas.

Le faux Paul Harmant, ne sentant autour de lui aucune menace de prochain péril, envisageait l’avenir sans inquiétude, croyait fermement que dans un temps donné Lucien deviendrait son gendre, et travaillait sans relâche.

* * *

Le dimanche matin où Melle Amanda Régamy se rendait à Bois-le-Roi, Lucien Labroue prenait le chemin de la rue d’Assas. Le peintre Étienne Castel avait écrit la veille un mot au fils de Jules Labroue pour l’engager à venir passer la journée avec lui en compagnie de Georges Darier, revenu la veille de Tours. Lucien arriva le premier chez l’artiste, qui lui dit :

« En attendant notre ami Georges, causons un peu de vous. J’ai fait ce que vous m’aviez demandé de faire au sujet de Jeanne Fortier ; il résulte des renseignements puisés à bonne source que Jeanne Fortier est introuvable !

– Ainsi, murmura Lucien, il ne me reste aucune espérance de pouvoir interroger cette femme…

– Et chez M. Paul Harmant, comment vont les choses ? Ne vous êtes-vous point rapproché de Melle Mary ?

– À quoi bon ce rapprochement ?

– Peut-être vous serait-il plus utile que vous ne le croyez, dit Étienne Castel d’un ton grave. Je crois qu’il serait bon pour vous de laisser croire à M. Harmant que vous êtes prêt à épouser sa fille, et surtout de persuader Melle Mary que votre cœur, libre désormais, pourra lui appartenir un jour sans partage.

– Mais cette malheureuse enfant se meurt !

– Raison de plus pour la laisser mourir avec l’illusion du bonheur. Dans certaines circonstances il faut savoir mentir…

– Mais pourquoi le faut-il en celle-ci ? demanda Lucien. Vous paraissez connaître beaucoup de choses que j’ignore. Vous devez avoir de sérieuses raisons pour m’engager à jouer à M. Harmant et à sa fille une comédie qui me répugne.

– Monsieur Lucien, vous vous trompez en croyant que je connais beaucoup de choses ignorées de vous. Mais il y a dans la vie des pressentiments qui m’avertissent qu’avant peu nous connaîtrons le meurtrier de votre père, et que c’est par M. Paul Harmant que se fera la lumière au milieu des ténèbres. De même aussi j’ai le pressentiment que Lucie Fortier deviendra votre femme un jour. Ayez confiance et attendez. Dans quelques semaines j’aurai un devoir sacré à remplir vis-à-vis de Georges. Je vous demande de patienter jusque-là et de suivre pendant ce temps mes conseils, si singuliers qu’ils puissent paraître.

– Quel secret avez-vous découvert ?

– Aucun. Je cherche à vous rendre Lucie, voilà tout. Maintenant pourriez-vous me donner quelques renseignements dont j’ai besoin : la dernière fois que nous nous sommes rencontrés chez Georges, vous nous avez dit avoir entre les mains une pièce authentique prouvant que celle que vous aimiez est bien la fille de Jeanne Fortier.

– Oui, et cette pièce est encore en ma possession.

– C’est M. Paul Harmant qui vous a remis cette pièce ?

– Oui, monsieur.

– Pouvez-vous me la confier ?

– J’irai la chercher à l’instant même si vous le désirez…

– C’est inutile. Je vous prierai seulement de vouloir bien me la communiquer demain.

– Demain, vous l’aurez, monsieur.

– Tout cela est incompréhensible pour vous. Mais ne vous en étonnez point ! J’ai beaucoup pensé, beaucoup réfléchi, recueilli pas mal d’indices. Assurément, ces indices sont vagues. Peut-être ne me conduiront-ils à rien ; mais, en les négligeant, je me croirais imprudent et coupable. »

En ce moment un vigoureux coup de sonnette coupa la parole aux deux causeurs. Un instant après, le valet de chambre d’Étienne introduisait Georges Darier. Lucien demanda :

« Es-tu satisfait de ton voyage ?

– On ne saurait l’être davantage. J’avais deux affaires à plaider. Je les ai gagnées. Seulement un ennui m’a empêché de mener à bien la troisième affaire pour laquelle j’étais appelé. Un dossier perdu le jour de mon départ. J’ai cru d’abord l’avoir oublié chez moi. J’ai télégraphié de Tours à ma vieille Madeleine. Elle n’a rien trouvé sur mon bureau. J’ai demandé une remise à quinzaine me proposant, une fois à Paris, de couvrir d’affiches les murailles, de promettre une grosse récompense, et de rentrer ainsi en possession de papiers sans lesquels mon client perdrait infailliblement son procès…

– Peuvent-ils être utiles à quelqu’un ?

– À personne qu’à moi et à mon client. »

Le déjeuner, entremêlé de longues causeries, se prolongea jusqu’à deux heures de l’après-midi.

« Si nous passions dans mon atelier ? » dit Étienne.

Au premier plan de l’atelier se voyait, sur un chevalet, l’ébauche bien avancée déjà du portrait de Mary Harmant. Le tableau représentant l’arrestation de Jeanne Fortier au presbytère était, comme de coutume, recouvert d’une toile verte.

À ce moment le valet de chambre entra pour prévenir Étienne que Melle Harmant demandait à le voir. Le peintre se rendit au salon, où Mary avait été introduite.

« Mon cher artiste, dit la jeune fille, pardonnez-moi de venir ainsi vous surprendre, j’ai une excuse… il y a urgence…

– Vous êtes toujours la bienvenue chez moi, mademoiselle, répondit Étienne en s’inclinant. Il y a urgence, dites-vous ?

– Mon père sera ici d’un moment à l’autre, je ne voudrais pas qu’il vît mon portrait. Car, alors, adieu la surprise ! Il s’est arrêté en route, et j’en ai profité pour me hâter de vous prévenir. Je l’attendrai ici, ma présence ne vous gêne pas ?

– Elle ne me gêne pas, et je crois qu’il vous sera agréable de rencontrer dans l’atelier deux personnes avec lesquelles, il n’y a qu’un instant, je parlais de vous… »

Tous deux gagnèrent l’atelier. La jeune fille poussa une exclamation de surprise en voyant Georges Darier et Lucien Labroue. À sa surprise se joignit une émotion violente qui la fit dans la même seconde rougir et pâlir successivement.

« Votre présence chez mon tuteur nous cause une agréable surprise, mademoiselle, dit Georges Darier.

– La mienne ne le cède en rien à la vôtre, répondit Mary. Pour vous rencontrer tous deux ensemble, il faut venir bien loin de la rue Murillo. »

Ces paroles étaient accompagnées d’un coup d’œil de reproche à l’adresse de Lucien qui baissa la tête.

Étienne Castel, après avoir couvert d’une toile le portrait ébauché, avait fait rouler dans un coin de son atelier le chevalet qui le supportait, il se retourna vivement.

« Nous complimentions à l’instant, fit-il, M. Lucien Labroue de la nouvelle qu’il nous annonçait… Il nous parlait des offres faites à lui par monsieur votre père ; une association et une alliance, gage assuré d’un avenir… »

Mary se sentit frissonner de joie. Elle s’avança jusqu’à Lucien, les yeux brillants, le visage coloré.

« Vous disiez cela, monsieur Labroue ! » murmura-t-elle.

Un regard d’Étienne dicta la réponse du jeune homme.

« Oui, mademoiselle. Je faisais part à mon ami Georges Darier des propositions de M. Harmant.

– Et vous ajoutiez ? balbutia Mary.

– Que j’avais hésité d’abord, ne pouvant croire à la réalisation d’un rêve capable de satisfaire les plus ambitieux…

– Mais qu’il avait réfléchi, s’empressa d’ajouter l’artiste, et qu’il acceptait avec bonheur. »

Mary avait les larmes aux yeux.

« Oh ! pardonnez-moi, monsieur, dit-elle à l’artiste, pardonnez-moi si je pleure, ce sont de bonnes larmes, des larmes joyeuses. Je vous les dois, et je vous en remercie ! »

Georges Darier comprenait fort peu de chose à ce qui se passait, mais l’intervention de son tuteur lui faisait supposer qu’avant son arrivée Lucien et le peintre avaient causé et s’étaient entendus à ce sujet. Le valet de chambre vint annoncer M. Paul Harmant. Étienne donna l’ordre de l’amener à l’atelier et glissa ces quelques mots dans l’oreille de Lucien :

« Jouez donc un peu votre rôle vous-même, mon cher ami ! Je ne peux pas donner toujours la réplique pour vous ! »

Le grand industriel entra.

Après avoir salué le maître du logis et ses hôtes, il s’avança vers Georges et lui dit :

« Je suis heureux de cette rencontre, mon cher avocat, j’ai à m’entretenir avec vous. Irez-vous au Palais demain ?

– Non, je ne plaide aucune affaire, et ne sortirai point.

– Je me présenterai donc rue Bonaparte dans la matinée. Maintenant, mon cher artiste, ajouta Paul Harmant en s’adressant au maître du logis, permettez-moi de vous expliquer le but de ma visite. Je vous ai avoué que je ne me connaissais pas en peinture… Cependant, l’ensemble d’un tableau m’enchante ou me déplaît, et je puis être séduit par des choses détestables. On est venu me proposer un Rubens dont on garantit l’authenticité, mais cette authenticité est-elle indiscutable ? Il me déplairait d’être dupe. En conséquence, je vous demande de trancher la question en donnant votre avis de visu.

– Je suis à votre disposition ; j’irai avec vous. À mon tour, maintenant, cher monsieur, de solliciter de vous quelque chose.

– C’est accordé d’avance. De quoi s’agit-il ?

– De me dire quel jour et quelle heure vous pourrez me faire l’honneur de me recevoir chez vous comme interprète de mon ami Lucien Labroue. »

Étienne jeta au jeune homme un coup d’œil impératif. Lucien comprit, et un frisson effleura son épiderme.

« Vous savez que Lucien Labroue est orphelin ?

– Oui, oui… balbutia le ci-devant Jacques Garaud, dont le front se plissa brusquement.

– M. Labroue m’a prié de lui servir de père. »

Le grand industriel se leva, comme transfiguré. Les rides de son front avaient disparu comme par enchantement.

« Je devine alors ce dont il s’agit, fit-il en souriant. Nous sommes en famille, messieurs. Nous pouvons donc nous expliquer librement. Le but de votre visite, n’est-ce pas, ce sera de me demander pour Lucien Labroue la main de ma fille ? »

Étienne, par un nouveau geste, commanda au jeune homme de parler. Le fils de Jules Labroue balbutia :

« Oui, monsieur.

– Eh ! mes chers amis, la demande est acceptée, vous le savez bien, puisqu’elle l’était d’avance. »

La jeune fille se jeta sur la poitrine de son père et couvrit ses joues de baisers et de larmes :

« Voici ce que je propose, reprit l’industriel. Ces messieurs ont-ils quelque projet pour le reste de la journée ?

– Nous devons la passer ensemble, répondit Étienne Castel.

– Vous ne vous quitterez pas, et vous nous ferez le grand plaisir de venir dîner avec nous, tous les trois, rue Murillo. »

La proposition rendait singulièrement facile la mise à exécution des plans de l’artiste. Aussi, s’empressa-t-il de répondre :

« Au nom de mes amis et au mien, j’accepte.

– Alors, moi je vous laisse, s’écria vivement Mary, ivre de joie. J’ai beaucoup d’ordres à donner… »

Étienne Castel la reconduisit jusqu’à la porte. Paul Harmant s’était avancé vers Lucien Labroue.

« Mon cher enfant, lui dit-il d’une voix que l’émotion rendait tremblante, vous faites de moi le plus heureux des hommes et surtout des pères ! Voyez-vous, messieurs, ajouta l’industriel, je chéris mon enfant plus que tout au monde. Elle aimait Lucien à en mourir ! J’attendais que Lucien eût pitié d’elle. Je ne souhaiterais pas à mon plus mortel ennemi de souffrir ce que j’ai souffert ! Mais, aujourd’hui, je me sens revivre… Merci ! »

Georges Darier avait pitié de ce père rattachant la vie de son enfant à cette union qui semblait peser à Lucien. Étienne Castel, très calme, regardant Paul Harmant :

« Est-il vraisemblable, est-il admissible que ce père excellent soit le dernier des misérables ? » se disait-il en lui-même.

Georges Darier demanda :

« Est-ce que vous avez enfin terminé votre tableau, mon cher tuteur ? Vous m’avez autorisé à dire : Mon tableau.

– Presque. Il reste quelques petits détails à mettre au point.

– S’agit-il d’une nouvelle œuvre que vous menez à bonne fin, mon cher artiste ? demanda Paul Harmant.

– À peu près nouvelle, mais pas tout à fait cependant, car si j’achève maintenant ce tableau, je l’ai commencé il y a vingt et un ans. C’est une scène dont j’ai fait le croquis d’après une nature à un moment bien rapproché de la mort de votre père, mon cher Lucien. J’ai dessiné cette scène le surlendemain du crime d’Alfortville, et la femme condamnée comme assassin de votre père en est le personnage principal. »

Étienne Castel, tout en parlant, rivait ses yeux sur le visage du grand industriel. Celui-ci restait impassible.

En même temps, l’artiste découvrait la toile, couverte d’une serge verte, occupant le panneau central de son atelier.

Étienne observait toujours le père de Mary. Il vit ses sourcils se contracter, mais cette contraction n’eut que la durée d’un éclair. Le peintre poursuivit :

« Cette scène rappelle le moment où Jeanne Fortier, réfugiée au presbytère de Chevry, chez l’oncle de Georges, fut arrêtée par les gendarmes.

– Et cet enfant ? demanda le millionnaire du ton le plus naturel.

– Cet enfant est le fils de Mme Darier, que vous voyez là, sœur de l’ecclésiastique qui se trouve ici. C’est Georges Darier, aujourd’hui votre avocat. Ce petit cheval de carton lui-même n’est point un accessoire de pure fantaisie. C’est un jouet dont Mme Darier avait fait cadeau à son fils, m’a-t-on dit.

– C’est un singulier hasard, s’écria l’ex-Jacques Garaud avec aplomb, qui vous a permis de reproduire l’image de cette misérable !

– En effet, certains hasards sont étranges. »

Lucien Labroue n’avait d’yeux que pour la figure de Jeanne, tandis que Georges ne cessait de regarder celle de Mme Darier qu’il croyait sa mère.

« C’est singulier ! dit Lucien, une ressemblance me frappe.

– Celle de Jeanne Fortier avec une jeune fille que vous connaissez, Melle Lucie, sans doute ? Cette ressemblance n’a rien d’étonnant, puisque Lucie est sa fille.

– C’est d’une autre ressemblance que je parle. Je puis m’abuser d’ailleurs, car la différence d’âge est grande. Il s’agit d’une femme de cinquante et quelques années.

– À quelle classe appartient cette femme ? demanda vivement le grand industriel.

– À la classe des travailleuses. C’est une pauvre créature honnête entre toutes, pleine de courage et d’énergie.

– Elle habite Paris ?

– Oui, depuis longtemps, je crois. Autrefois elle habitait Alfortville, où elle a, m’a-t-elle dit, connu mon père.

– Que faisait-elle alors ?

– Ce qu’elle fait aujourd’hui encore. Elle était porteuse de pain ; elle se nomme Lise Perrin… »

Étienne Castel venait de recouvrir son œuvre.

« Ce tableau ne m’appartient plus. Mon pupille Georges n’avait ni le portrait de sa mère, ni celui du curé Laugier, son oncle. Je lui ai donné cette toile, et je crois que pour une fortune il ne s’en séparerait pas.

– Vous pouvez en jurer, mon ami ! s’écria Georges.

– Maintenant, messieurs, proposa Jacques Garaud, ne pensez-vous pas qu’en attendant l’heure du dîner, il serait bon d’aller faire un tour au Bois ? »

Étienne Castel, qui avait reçu ses visiteurs en veston d’atelier, ajouta :

« Permettez-moi d’aller m’habiller, et je suis à vous. »

Tout en modifiant sa toilette, il pensait :

« Décidément, cet homme m’est suspect à bon droit. À deux ou trois reprises j’ai vu sa physionomie changer, quoiqu’il possède sur lui un prodigieux empire. C’est un gredin ! »

Rue Murillo, le dîner fut servi à sept heures. Vers dix heures du soir, Paul Harmant fit apporter du papier et des plumes, installa Georges Darier devant une petite table et lui dit :

« Mon cher avocat, je sollicite de votre obligeance le projet de contrat que je porterai demain à mon notaire, et que nous signerons dans quinze jours. »

Le jeune homme prit une plume.

Le millionnaire dicta :

« Paul Harmant, fils de Césaire Harmant, et de Désirée-Claire Soliveau, son épouse, tous deux décédés, né à Dijon, Côte-d’Or, le 21 avril 1832, veuf de Noémi Mortimer, née aux États-Unis d’Amérique, à New York, mécanicien constructeur et propriétaire demeurant à Paris, rue Murillo.

« Mary-Noémi Harmant, fille de Paul Harmant et de Noémi Mortimer, son épouse décédée. Née à New York, le 30 juillet 1864. »

« Parfait, dit Georges ; au futur, maintenant ! »

Lucien prit la parole à son tour et dicta :

« Jules-Lucien Labroue, né à Alfortville (Seine), le 9 octobre 1855, fils de Jules-Adrien Labroue, et de Marie Berthier, son épouse, tous deux décédés. »

– Sous quel régime mariez-vous votre fille ? dit l’avocat.

– Sous celui de la communauté, le seul qui prouve au mari une absolue confiance. Je donne à ma fille un million de dot, espèces, et je reconnais à Lucien un apport d’un million, sans compter les terrains d’Alfortville.

– Cette grande fortune que vous m’offrez, monsieur, qu’ai-je donc fait pour la mériter ? s’écria Lucien en se levant.

– Ce que vous avez fait ? répondit Paul Harmant. Vous assurez le bonheur de ma bien-aimée Mary ! Outre ce contrat, un acte d’association sera signé entre nous et la moitié de tous les bénéfices vous appartiendront.

– En vérité, monsieur, vous faites royalement les choses ! dit Étienne Castel ; vous rendez généreusement à Lucien Labroue ce qu’un misérable lui avait arraché en tuant son père ! »

Le ci-devant Jacques Garaud devint très pâle, mais il se pencha vers Georges, et l’artiste ne put constater cette pâleur.

« Maintenant, fit le jeune avocat, il serait bon, je crois, d’évaluer les terrains d’Alfortville.

– Mettez deux cent mille francs.

– Mais, monsieur, commença Lucien, ils ne valent pas…

– C’est écrit ! j’estime ces terrains deux cent mille francs au moins et je suis sûr de ne pas me tromper. »

Étienne Castel écoutait, tout en examinant à la dérobée la physionomie du millionnaire, et cette physionomie lui parut si calme qu’un revirement se produisait dans ses idées.

« Si cet homme n’était pas le vrai Paul Harmant, pensait-il, il n’oserait agir avec une telle audace. »

Vers onze heures et demie, l’artiste donna le signal du départ. Mary tendit la main à Lucien en prononçant tout bas :

« À demain, n’est-ce pas ? à déjeuner…

– Oui, mademoiselle », répondit le jeune homme en prenant la main de Mary et en la portant à ses lèvres.

Sous ce baiser, Melle Harmant sentit son cœur bondir. Le sang afflua à ses joues. Mais une toux sèche arracha de ses lèvres un gémissement.

Étienne, Georges et Lucien la regardèrent avec une compassion profonde. Paul Harmant, resté seul avec Mary, lui tendit les bras.

« Enfin, tu es heureuse, n’est-ce pas, chère mignonne ?

– Oh ! oui, père, bien heureuse… répondit l’enfant dont la toux faisait trêve. Ma joie est trop grande, elle me fait mal. J’ai besoin de repos.

– Va te reposer, ma chérie. Le sommeil te calmera. »

Aussitôt la porte refermée derrière lui, l’expression de son visage changea. Il se laissa tomber sur un siège.

« Pourquoi ce fantôme du passé qui se nomme Jeanne Fortier vient-il soudainement m’apparaître ? Ce peintre connaît Jeanne : il la connaît bien puisqu’il a tracé d’elle une image merveilleusement ressemblante. Cette femme dont Lucien a parlé, cette porteuse de pain, cette Lise Perrin dont la ressemblance avec Jeanne l’a frappé, si c’était Jeanne elle-même se cachant sous un faux nom ? Jeanne qui pourrait d’une heure à l’autre devenir menaçante ! »

* * *

En sortant de l’hôtel de la rue Murillo, Lucien Labroue appuya sa main sur le bras d’Étienne Castel.

« Ah ! monsieur, qu’avez-vous fait ? lui demanda-t-il d’une voix agitée. Où m’avez-vous conduit ?…

– Soyez certain, mon cher enfant, que j’agis exclusivement dans notre intérêt ; ayez confiance. Laissez-vous conduire, vous vous en trouverez bien… Ah ! n’oubliez pas de m’apporter ou de m’envoyer dès demain la pièce que je vous ai demandée… »

Étienne et Georges serrèrent la main de Lucien Labroue et le laissèrent rentrer chez lui.

« Ma foi, mon cher tuteur, dit l’avocat au peintre, j’avoue que moi-même je ne comprends rien à ce qui se passe. »

L’artiste eut un sourire.

« Ah ! fit-il. Qu’est-ce que tu ne comprends pas ?

– Je vous ai entendu, chez vous, parler pour Lucien à Melle Harmant ; je vous ai vu près du millionnaire solliciter au nom de votre ami la main de sa fille… Voilà la première énigme. D’autre part, j’entends Lucien s’écrier d’un air désespéré : « Qu’avez-vous fait ? Où m’avez-vous conduit ? » Qu’est-ce que cela signifie ? Vous marchez à un but. Ne pouvez-vous m’apprendre quel est ce but, à moi, le meilleur ami de Lucien ?

– Je cherche l’assassin du père de ton ami, répondit l’artiste.

– Je continue à ne pas comprendre. Avez-vous donc la preuve que Jeanne Fortier n’était pas coupable ?…

– La preuve me manque encore, mais j’ai la conviction… Je cherche et je puis ne pas trouver ; mais, au moins, j’aurai fait tout ce qui dépendra de moi pour arriver à un résultat.

– Et vos recherches vous conduisent rue Murillo dans la maison du millionnaire ?

– Oui.

– Alors, c’est Paul Harmant que vous soupçonnez ?

– Je ne soupçonne personne encore.

– Allons, murmura Georges avec découragement, je n’insiste plus. Gardez votre secret, mon cher tuteur. La seule chose que je désire, c’est que vous puissiez sauver Lucie Fortier, qui pleure son rêve brisé, et qui mourra peut-être de désespoir en apprenant le mariage de Lucien. »

Le lendemain, dès le matin, le valet de chambre d’Étienne Castel remit au peintre une enveloppe que venait d’apporter un commissionnaire. Cette enveloppe contenait le procès-verbal donné à Soliveau par Raoul Duchemin.

« Pour obtenir cette pièce, se dit l’artiste, il a fallu fournir des dates et des noms précis, sans cela les recherches n’auraient pu se faire. Donc, Paul Harmant connaissait ces noms et ces dates, puisqu’il les a cités. Voilà qui devient grave pour lui. Il n’a point quitté Paris, donc il a envoyé quelqu’un à Joigny, et ce quelqu’un est certainement un complice à qui il ne cache rien. Voilà l’homme qu’il faut trouver… »

Étienne se rendit au ministère de l’Intérieur, et fit passer sa carte au secrétaire particulier du ministre, qui le connaissait beaucoup. Une demi-heure après, il sortait du cabinet et retourna rue d’Assas. Tout en déjeunant, il dit au valet de chambre :

« Prenez la plus petite de mes valises et mettez-y le strict nécessaire pour une absence de deux ou trois jours ; à quiconque viendra me demander, vous répondrez simplement que je suis sorti, à M. Georges Darier comme aux autres. »






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