Troisième partie : Maman Lison
VII
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Le médecin avait déclaré la maladie de Lucie très grave…

Alors commença pour Jeanne une existence terrible, effrayante, qui semblait au-dessus des forces humaines. Le matin, elle se rendait à la boulangerie Lebret. Son service fini, elle revenait en toute hâte s’installer au chevet de la jeune malade, jusqu’à l’heure où la distribution du soir la rappelait rue Dauphine. Jeanne passait ses nuits entières à pleurer et à prier, ne fermant pas l’œil un instant et n’ayant même point la pensée d’aller se jeter sur son lit pour y goûter un peu de repos. Enfin, au bout de quatre jours de mortelles angoisses, le docteur annonça que le danger n’existait plus et que la convalescence commençait. Jeanne put respirer enfin.

Alors elle se souvint de l’avocat Georges Darier, auquel elle avait à remettre des papiers trouvés dans une enveloppe qui portait son nom.

Le lundi suivant, après avoir porté son pain, Jeanne se munit de ces papiers et prit le chemin de la rue Bonaparte.

Madeleine l’introduisit dans le salon précédant le cabinet de l’avocat. Jeanne se sentit prise d’une émotion étrange.

Enfin elle entra dans le cabinet et se trouva en face de Georges Darier : son fils !…

Celui-ci s’était levé. Il jeta un regard sur la visiteuse. En recevant ce regard, en voyant le visage du jeune avocat, Jeanne Fortier sentit comme un étrange frisson effleurer sa chair.

« Vous désirez me parler, madame ! » lui dit-il du ton le plus bienveillant et de la voix la plus douce.

La porteuse de pain éprouva comme une défaillance en entendant cette voix. Il lui fallut s’appuyer sur une chaise.

« Veuillez vous asseoir, reprit Georges.

– Il y a quelques jours, vous avez perdu… des papiers…

– En effet, madame. Des papiers d’une très haute importance. Les auriez-vous trouvés, par hasard ? »

Jeanne tira de la poche de son tablier l’enveloppe renfermant les papiers en question, et la tendit à Georges.

« Madame, vous me rendez un service immense. Vous me permettez de vous remettre une récompense…

– Non… non… monsieur, s’empressa de répondre Jeanne. Je n’accepterai rien. Ces papiers sont à vous ; je vous les rends ; il n’y a pas lieu de me donner pour cela une récompense… »

Georges écoutait parler la porteuse de pain, et la voix de cette femme produisait sur lui un effet singulier ; il lui semblait l’avoir entendue déjà, à une époque très reculée.

« Je n’ose insister, madame, dit-il, je craindrais de blesser une délicatesse devant laquelle je m’incline avec respect. Si jamais je puis vous être utile, je serai très heureux de vous payer ma dette…

– Ces bonnes paroles m’enhardissent, répliqua Jeanne. Je vais prendre la liberté de vous demander un conseil.

– De quel conseil avez-vous besoin ?

– Il ne s’agit point de moi, monsieur, mais d’une pauvre enfant orpheline et bien malheureuse.

– Je suis prêt à l’aider de toutes mes forces », répondit Georges, remué de plus en plus par la voix de sa visiteuse. Jeanne se recueillit pendant quelques secondes, puis brusquement elle demanda :

« Peut-on, monsieur, sans violer la loi, reprocher à un enfant le crime de sa mère ? A-t-on le droit d’empoisonner sa vie, de lui faire perdre son unique moyen d’existence, en révélant à tous le passé de sa mère sans mériter un châtiment ?

– C’est à coup sûr un crime odieux que de tuer moralement une personne innocente en dévoilant ses secrets de famille, mais ceux qui commettent ce crime, lâche entre tous, ne tombent point sous le coup de la loi. On ne peut même, s’ils ne nient point, leur reprocher une diffamation.

– Ainsi, reprit Jeanne avec fièvre, une enfant vint au monde. Elle a quelques mois quand on lui enlève sa mère condamnée pour un crime épouvantable. La petite fille est mise aux Enfants-Trouvés. Elle grandit sans qu’on lui révèle le terrible secret. Une fois élevée, on la jette dans le monde où elle travaille honnêtement pour vivre. Sur sa route, elle rencontre un honnête garçon, pauvre comme elle. Ils s’aiment ; ils se le disent. Le bonheur leur sourit. Ils vont s’unir. Hélas ! ils avaient compté sans les méchants !

« Écoutez un peu, monsieur ; et jugez ! Un industriel, un millionnaire est père d’une fille unique. Cette fille s’éprend du fiancé de la pauvre enfant ; le millionnaire dit au jeune homme : « Je vous offre la fortune. Épousez ma fille. » Il refuse. La fille du millionnaire va trouver son humble rivale et lui propose beaucoup d’argent si elle consent à lui céder son fiancé, et s’en aller loin de France. Naturellement, l’offre est repoussée.

« Alors, le père et la fille fouillent le passé, non de l’orpheline, mais de sa mère, ils découvrent la flétrissure, ils vont trouver le jeune homme et lui crient : « Pauvre fou, celle que tu aimes et que tu veux épouser est fille de l’infâme créature qui a commis le crime d’assassinat, et celui qu’elle a tué c’est ton père ! »

« Vous comprenez, n’est-ce pas, monsieur ? Le mariage est impossible, et des deux jeunes gens qui s’aimaient, on a fait des ennemis. Et ce n’est pas tout ! Une grande maison donnait du travail à la jeune fille. On alla trouver la maîtresse de cette maison et, devant la malheureuse enfant, on lui dit : « Cette jeune fille d’une femme condamnée pour le triple crime d’assassinat, de vol et d’incendie déshonore vos ateliers. Si vous la conservez, vos clientes vous quitteront. Ce sera la ruine de votre industrie. Chassez-la ! » Et on l’a chassée !

« Le désespoir alors s’est emparé d’elle ; sous la violence de ce dernier coup, elle vient de passer plusieurs jours entre la vie et la mort. La blessure saignante de son cœur ne se cicatrisera pas. Et vous dites que la loi est impuissante contre les misérables qui martyrisent ainsi une enfant innocente, et qui la tueront ! Eh bien, si la loi est ainsi, je vous le dis, monsieur, la loi est infâme !

– Mais de qui parlez-vous donc ? demanda Georges ému, agité, oppressé par le récit qu’il venait d’entendre.

– De qui je parle ? Je parle de Lucie Fortier.

– Je m’en doutais… Je l’avais deviné. Mais a-t-on poussé la cruauté jusqu’à faire perdre à Lucie son travail ?

– On l’a poussée jusque-là. Et on ne peut pas punir des actes pareils ?

– On peut flétrir, mais non les punir.

– Mais elle se meurt, la pauvre Lucie ! Voyons, monsieur. Vous êtes le meilleur ami de M. Lucien. Vous êtes le conseiller de M. Harmant, je le sais. Vous pouvez les voir tous les deux et les prier d’épargner Lucie. Que Melle Harmant fasse rendre à Lucie la position qu’elle lui a fait perdre ! Que M. Lucien revienne à elle et lui pardonne une faute qu’elle n’a point commise, elle sera sauvée. La pauvre enfant n’est pas responsable du passé de sa mère… et sa mère d’ailleurs pouvait être innocente… Sauvez-la, monsieur, sauvez-la ! »

Georges regardait la porteuse de pain avec une attention dévorante. Il paraissait étudier les lignes de son visage.

« Y a-t-il longtemps que vous connaissez Melle Lucie ?

– Non, monsieur.

– Vous vous nommez Lise Perrin, n’est-ce pas ?

– Oui, monsieur, et j’aime Lucie comme si c’était ma fille. »

En ce moment, Madeleine parut.

« Monsieur, fit-elle, c’est M. Paul Harmant.

– Lui ! s’écria la porteuse de pain éperdue.

– C’est lui qu’il faut prier », répliqua Georges. Et il entraîna l’évadée de Clermont dans le salon où se trouvait le faux Paul Harmant. Celui-ci, voyant paraître Georges accompagné d’une femme du peuple, fut un peu surpris, mais sa surprise prit des proportions faciles à comprendre lorsque cette femme, qui semblait affolée, se laissa tomber à deux genoux devant lui, la tête basse, les mains étendues et suppliantes.

« Qui êtes-vous ? que me voulez-vous ? » demanda-t-il.

Ce fut le jeune avocat qui répondit :

« Cette pauvre créature se nomme Lise Perrin, monsieur. Elle a voué une affection profonde, presque maternelle, à une jeune fille qui se meurt de désespoir, et elle est venue me prier d’intercéder auprès de vous pour sauver cette jeune fille.

– Oui… oui… balbutia Jeanne. Sauvez-la ! »

En entendant prononcer le nom de Lise Perrin, en écoutant la voix qui venait de parler, le millionnaire sentit une sueur froide perler sur ses tempes. Après vingt et un ans, Jacques Garaud et la veuve de Pierre Fortier se retrouvaient en présence, mais tous les deux si changés, qu’ils étaient devenus méconnaissables. En outre l’accent américain, contracté pendant un long séjour à New York, modifiait singulièrement la voix de l’ex-contremaître. Jeanne vit à travers un nuage de larmes celui à qui elle demandait le salut de Lucie. La figure pâle de l’industriel, qu’encadraient des cheveux et des favoris presque blancs, n’éveilla dans sa mémoire aucun souvenir. Jacques, lui, du premier coup d’œil, retourna sous les traits flétris de la porteuse de pain le visage de la belle créature qu’autrefois il avait aimée d’un amour de fauve. Il frissonna de la tête aux pieds.

Il se jugea perdu. Il crut que Jeanne allait le reconnaître.

Son épouvante fut d’ailleurs de courte durée. Il comprit qu’il courait à sa perte s’il ne tenait résolument la tête à l’orage grondant autour de lui. Reprenant son aplomb habituel, il répondit en exagérant son accent étranger.

« Je ne comprends pas. Que signifie cela ?

– Cher monsieur, dit Georges. Il s’agit de Lucie Fortier…

– De Lucie Fortier ? Que puis-je faire pour cette enfant qui a le malheur d’être fille d’une mère flétrie par la justice ?

– Vous pouvez lui rendre la vie, monsieur ! s’écria Jeanne. Vous lui avez pris pour votre fille celui qu’elle aimait, et votre fille va vivre heureuse et riche, et Lucie va mourir désespérée…

– Eh ! répliqua Paul Harmant, que puis-je à cela moi ? Est-ce ma faute si cette Lucie est fille d’une condamnée ?

– Et vous ne trouvez pas d’autre remède à son mal que de l’insulter de nouveau ? » dit Jeanne presque menaçante.

Une inspiration diabolique traversa l’esprit de Jacques.

« Je trouve que vous le prenez bien haut ! fit-il. On pourrait croire que des liens plus étroits qu’une amitié banale vous attachent à cette fille ! En rendant impossible ce monstrueux mariage, j’ai rempli mon devoir. Maintenant il m’en reste un autre tout tracé. La façon dont vous plaidez la cause de Lucie Fortier m’a révélé votre identité. Vous n’êtes pas Lise Perrin… vous êtes la condamnée d’Alfortville… vous êtes l’évadée de Clermont… vous êtes Jeanne Fortier… »

En entendant son nom, Jeanne se sentit chanceler. Jacques Garaud poursuivit, s’adressant à Georges :

« Ce sera rendre service à la société ainsi qu’à la justice un signalé service que de faire arrêter cette femme. »

Déjà le misérable se dirigeait vers la porte. Georges s’élança pour lui barrer le passage et lui dit :

« Un moment, monsieur, je vous prie ! Cette femme se nomme Lise Perrin. Je ne lui connais et ne veux pas lui connaître d’autre nom. Mais fût-elle Jeanne Fortier, elle est sous ma protection. Entrée ici librement, elle en sortira libre. Retirez-vous, madame. Retirez-vous sans crainte… »

Jeanne fit quelques pas en chancelant.

« Mais, s’écria Paul Harmant, c’est insensé ! c’est…

– Vous êtes chez moi, monsieur, et je n’admettrai aucun commentaire sur ma conduite. Lise Perrin ! Allez en paix ! »

L’évadée de Clermont se précipita sur la main de Georges, l’appuya contre ses lèvres avec une reconnaissance exaltée, puis s’élança dehors, Paul Harmant voulut faire un pas pour la suivre. Pour la seconde fois, Georges lui barra le passage.

« Vous veniez me parler d’affaires, je crois, lui dit-il.

– Pourquoi avez-vous laissé partir cette femme ?

– Est-ce que par hasard elle vous ferait peur ? »

Ces mots firent comprendre à Paul Harmant l’imprudence qu’il venait de commettre, en montrant contre Jeanne un acharnement que rien ne semblait justifier.

« Peur ! À moi ! balbutia-t-il.

– Je vous affirme que l’on pourrait le croire ! Si la pauvre femme est véritablement Jeanne Fortier, il faut pardonner une telle démarche à une mère, même criminelle ! Si, au contraire, elle n’est pas Jeanne Fortier, mais Lise Perrin, non seulement nous ne devons pas blâmer sa démarche, mais nous devons l’admirer. Elle prouve un grand cœur ! »

Le millionnaire avait eu le temps de reprendre son sang-froid.

« Vous avez raison, dit-il ; je n’ai pas été maître de ma colère, en ayant, ou, si vous le préférez, en croyant avoir devant moi la misérable qui a tué le père de Lucien Labroue, mon gendre futur. »

Pour changer le cours de l’entretien, Georges demanda :

« Comment Melle Mary se porte-t-elle ce matin ?

– Le mieux du monde.

– À bientôt le mariage, je suppose ?…

– Sans doute, mais pas aussi tôt que je l’aurais souhaité. Il me manque une pièce et je suis obligé de la demander à New York, ce qui d’ailleurs ne nous empêchera pas de signer le contrat aujourd’hui en quinze.

– Maintenant, causons de l’affaire qui vous amène ! »






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