Troisième partie : Maman Lison
IV
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Lorsque Melle Amanda fut sortie de sa prostration, elle se demanda ce qui s’était passé. Un coup de sonnette se fit entendre au-dehors.

« C’est le médecin sans doute, dit Ovide, je vais ouvrir. »

Et il sortit.

« Le médecin ! répéta Amanda en fouillant sa mémoire. Ce ne peut être que pour moi. Que s’est-il donc passé ? J’ai la tête lourde. Ma poitrine est en feu. »

Ovide rentra, accompagné du docteur Richard. Amanda reconnut le médecin qu’elle avait vu se pencher sur Duchemin évanoui.

« Eh bien, madame, lui demanda le nouveau venu, comment vous trouvez-vous ce matin ?

– Docteur, j’éprouve une grande fatigue. Il me semble que mes nerfs et mes muscles sont amollis. D’où vient cela ?

– C’est la suite de la crise nerveuse que vous avez eue. Un repos complet, une journée de diète, et demain il n’y paraîtra plus : tout sera fini.

– Mais à quel propos cette crise dont je n’ai nul souvenir ?

– Monsieur peut vous répondre à ce sujet mieux que moi.

– Après dîner, dit Soliveau, vous avez eu une sorte d’attaque que rien ne motivait. Vous paraissiez souffrir beaucoup, à en juger par vos gémissements et vos cris.

– C’est singulier ! Jamais rien de pareil ne m’est arrivé. »

Le médecin reprit :

« Tout danger, je vous le répète, a disparu, et mes soins sont inutiles. J’ai l’honneur de vous saluer, madame. »

Ovide reconduisit le docteur qui lui dit en le quittant :

« Gardez-vous, monsieur, de donner à cette femme une seconde dose de la liqueur canadienne versée par vous hier soir sans modération. Vous la tueriez ! »

Ovide rentra dans la chambre d’Amanda.

« Voyons, lui dit la jeune fille, maintenant que nous voilà seuls, parlez-moi franchement. Que s’est-il passé hier ?

– Je n’en sais pas plus que vous. Rien n’avait provoqué votre soudain malaise. Je me suis élancé dehors, pour me mettre en quête d’un médecin, et j’ai trouvé celui que vous venez de voir. Je vais vous envoyer Madeleine et aller déjeuner. »

Ovide sortit. La jeune fille le suivit du regard.

« Non ! non ! murmura-t-elle ensuite, ce n’est pas naturel, et tout cela me semble suspect. Et je ne me souviens de rien ! Ah ! si, cependant ; j’avais pris mon café et bu deux verres de chartreuse. Tout à coup, je ne vis plus rien ; je n’entendis plus… Si ce gredin d’Arnold avait voulu m’empoisonner ! »

Amanda, oubliant sa faiblesse, courut à la table non desservie, prit la bouteille de chartreuse et l’examina. Elle était vide.

« Et cependant je n’ai pas tout bu ! fit la jeune femme. Je me souviens qu’il restait encore au moins deux ou trois verres au fond de la bouteille. C’est dans la chartreuse que ce vilain homme aura versé le poison, et il a fait disparaître ensuite le mélange. Ah ! comme j’avais raison de me méfier.

Quel est donc cet homme qui n’hésitait pas plus à me tuer qu’à tuer Lucie ? À tout prix il faut que je sache, et je le saurai… »

Amanda alla se mettre au lit. Peu d’instants après la servante Madeleine arriva à la villa apportant un vase rempli de limonade dont elle présenta un verre à la malade en demandant :

« Eh bien, ma chère dame, cela va-t-il mieux ?

– Beaucoup mieux, répondit Amanda. Demain, je serai remise ; ce n’est pas comme ces malheureuses victimes de l’accident… Donnez-moi des nouvelles des blessés qui sont chez votre patronne… il y avait un jeune homme, je crois…

– Oui, madame. Cette nuit, il a repris connaissance.

– Avez-vous entendu dire son nom ?

– Il s’appelle Duchemin.

– Je ne m’étais pas trompée », pensa la jeune fille. Ovide Soliveau passa la journée près d’Amanda, affectant de se montrer aux petits soins pour elle. De son côté l’essayeuse de Mme Augustine se gardait bien de laisser paraître les soupçons qu’elle avait conçus. À un moment, elle dit :

« Je vais écrire à Mme Augustine pour lui demander l’autorisation de prolonger un peu mon séjour à Bois-le-Roi.

– Excellente idée… Ah ! je dois vous prévenir que je serai obligé de vous laisser seule pendant quelques jours. J’ai dit chez moi que je quittais Paris pour une semaine et mon absence prolongée causerait certainement des inquiétudes. Or, je ne puis dater une lettre de Bois-le-Roi lorsqu’on me croit à Marseille : ce serait une insigne maladresse. »

La jeune fille s’enveloppa d’un peignoir, traça quelques lignes, puis la lettre terminée, écrivit l’adresse et la tendit à Ovide.

« Soyez assez aimable pour jeter cela à la boîte », fit-elle.

Ovide sortit, Amanda alla s’installer sous un berceau adossé à la muraille d’enceinte de la propriété qu’habitait la sœur du docteur Richard et s’absorba dans une rêverie profonde.

« Non, non, pensait-elle, il ne m’échappera pas. Lorsque j’aurai la certitude qu’il a tenté de m’empoisonner et qu’il a voulu tuer Lucie, je me vengerai ! »

* * *

En sortant de la villa des Mûriers, Ovide aperçut, à quelque distance en avant, le docteur Richard en compagnie de l’octogénaire avec lequel il l’avait déjà vu. La femme âgée et les deux jeunes filles complétaient le groupe. Ovide salua le docteur Richard qui lui rendit froidement son salut.

Ovide avait à peine dépassé le petit groupe quand il entendit une exclamation. Il se retourna, vit un chapeau de paille rouler à terre, le saisit et revint le présenter au vieillard :

« Ceci est à vous, monsieur ?

– Vous êtes trop aimable, monsieur, dit René Bosc, les yeux fixés sur le visage du Dijonnais, et je vous… »

Il n’acheva point. Sa figure s’était altérée brusquement.

« Ah ! vous êtes ici ! s’écria-t-il en reculant d’un pas. Vous avez donc quitté l’Amérique ?

– Vos traits ne me sont point inconnus, monsieur, répliqua Soliveau ; mais je cherche vainement…

– J’étais à bord de Lord-Maire avec vous en 1861. Et, si vous ne vous souvenez point de moi, je me souviens de vous. Je me nomme René Bosc. »

Puis, sans ajouter un mot, il tourna le dos au pseudo-baron de Reiss, qui devint très pâle et s’éloigna rapidement.

« Vous connaissez cet homme ? demanda le médecin.

– Oui, je vous raconterai cela tout à l’heure. »

Ovide, en se dirigeant à grands pas vers la gare, pensait :

« Ce ci-devant policier est à Bois-le-Roi et lié avec le docteur Richard. Il ne fait pas bon ici pour moi ! »

Arrivé à la gare, il jeta dans la boîte la lettre dont il était le porteur, et envoya cette dépêche :

« Paul Harmant, industriel, Courbevoie (Seine).

« Je retourne à Paris demain.

« BARON DE REISS. »

* * *

René Bosc, sa famille et le médecin étaient arrivés à la maison de la sœur de ce dernier, maison voisine de la villa des Mûriers. La jeune femme était assise dans le jardin sous la voûte de verdure touchant au mur d’enceinte. Le docteur conduisit vers elle ses visiteurs.

« Asseyez-vous là, près de moi, monsieur Bosc, dit-elle au vieillard, vous y serez à l’abri du vent qui est fort désagréable.

– Fort désagréable en effet, madame, répondit l’octogénaire. En m’enlevant mon chapeau, il y a quelques minutes, il m’a mis en présence d’un misérable de la pire espèce. »

Melle Amanda, nous l’avons dit, s’était assise dans le jardin de la villa des Mûriers sous un berceau contigu à la muraille. Entre elle et les causeurs, il n’y avait que cette muraille. La voix de René Bosc la tira de ses réflexions. Elle écouta.

« Vous parlez du Baron de Reiss alors ? » fit le docteur.

Amanda fit un brusque haut-le-corps.

« Quel nom venez-vous de prononcer ? dit René Bosc.

– Celui du baron de Reiss.

– Et vous l’appliquez à l’homme à qui j’ai dit que nous étions ensemble à bord du Lord-Maire en 1861 ?

– Parfaitement.

– D’où le connaissez-vous ?

– J’ai été appelé la nuit dernière à soigner une jeune femme qui habite avec lui la villa des Mûriers… »

Amanda, pour mieux entendre, s’était levée et avait grimpé sur le banc. Sa tête arrivait au niveau du mur.

« Cet homme, mon cher docteur, reprit René Bosc, n’est pas un baron. Il s’appelle en réalité Ovide Soliveau.

– Ce triste personnage, mécanicien de son état, était il y vingt et un ans sous le coup d’un mandat d’amener. Il passait en Amérique et se trouvait à bord du Lord-Maire en même temps que vous et moi. Or, c’est lui qui m’a volé toute ma fortune.

– Et vous avez laissé son crime impuni !

– Un passager nommé Paul Harmant avait imploré grâce en me rapportant mon argent intact.

– Je ne savais rien sur son compte, répondit le docteur, et cependant sa physionomie m’a déplu dès le premier moment. Or, il s’est passé cette nuit, à la villa des Mûriers, quelque chose de plus que suspect. Vous souvenez-vous de ce que je vous racontais il y a quelques jours au sujet de la liqueur canadienne dont on m’avait vanté les propriétés ?

– Oui, je me souviens parfaitement.

– Eh bien, cet homme en a fait usage cette nuit pour provoquer l’ivresse brutale qui donne le délire, et pour faire parler la femme qui l’accompagne. Je suis passé juste à temps ! Le danger devenait grand.

– Pourquoi donc ?

– La dose de liqueur était trop forte. Sans une potion que j’ai administrée, la malheureuse serait morte.

– Peut-être ferait-on bien d’édifier l’hôtesse du Rendez-vous des Chasseurs sur le compte de ses locataires…

– À quoi bon ? demain sans doute ils auront disparu. »

La conversation s’engagea sur un terrain neuf. Amanda descendit de sa chaise et rentra dans le pavillon.

« Allons, murmura-t-elle, j’avais bien deviné. C’était un voleur autrefois et le voleur est devenu assassin ; il a été en Amérique le protégé de Paul Harmant. Tout s’enchaîne. Il lui fallait des renseignements, c’est moi qu’il a choisie pour les lui donner. Il a failli me tuer en versant la liqueur indienne pour me faire parler, et, sans le moindre doute, j’ai parlé. À l’heure qu’il est mon opinion sur son compte n’est plus un mystère pour lui, mais il ignore que je sais qu’il sait tout. Nous verrons qui sera le plus fort ! Ovide Soliveau peut partir. Il connaît Paul Harmant, et par Paul Harmant je le retrouverai. Cette liqueur dont il a fait usage, elle doit être ici. »

Melle Amanda allait se livrer à une perquisition sérieuse, lorsqu’elle entendit du bruit. Ovide entra.

« Je vous croyais dans le jardin, ma belle poulette, dit-il.

– Le vent devenait froid. Je suis rentrée… Vous êtes toujours décidé à partir demain ?

– Toujours ; et je partirais même ce soir, si je ne craignais de vous contrarier pour revenir plus tôt près de vous.

– Eh bien, quittez-moi ce soir. Quand reviendrez-vous ?

– Après-demain, sans le moindre doute. Voici de quoi parer aux éventualités… »

Ovide posa sur la table un billet de banque et reprit :

« Maintenant, ma belle poulette au revoir. »

Ovide retira la valise de l’armoire où il l’avait enfermée, y plaça différents objets de toilette, appuya ses lèvres sur le front qu’Amanda lui tendait et sortit vivement.

« Ah ! triple gredin, pensa la jeune femme, tu t’enfuis, parce que tu as peur de René Bosc… Revenir après-demain ! Il compte bien ne me revoir jamais, mais il se trompe, M. Le baron Arnold de Reiss. Ovide Soliveau de votre vrai nom, nous nous reverrons, et même bientôt… »

Quand Madeleine revint le soir, Amanda demanda des nouvelles du blessé Duchemin. Elle manifesta le désir de le voir en secret. Madeleine promit de le lui faire voir dès qu’il serait en état de pouvoir causer.






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