Troisième partie : Maman Lison
III
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Paul Harmant avait à faire exécuter des travaux importants dans une grande fonderie de caractères de la rive gauche. L’industriel pria Lucien de se charger de leur surveillance. Le fils de Jules Labroue, en ce moment, n’allait donc que le matin à l’usine de Courbevoie et passait le reste de ses journées à Paris. Il trouvait la solitude pesante ; il avait besoin d’épanchement.

Un après-midi, il monta chez Georges Darier, et il eut la chance de tomber sur un jour où le jeune avocat ne se rendait point au Palais. Georges était dans son cabinet, en compagnie de son ex-tuteur Étienne Castel, qui avait déjeuné avec lui, et il donna l’ordre d’introduire sur-le-champ son ami de collège. En voyant entrer Lucien dont le visage défait portait la trace des misères endurées, Georges ne put réprimer une exclamation de surprise et d’inquiétude.

« Ah ! ça, mais qu’as-tu donc ? As-tu été malade ? Pourquoi cette pâleur ? Pourquoi ces traits tirés ? As-tu perdu ta position chez Paul Harmant ? »

Un hochement de tête de Lucien répondit négativement.

« Tu ne poserais point cette question, dit Étienne Castel à son ex-pupille, si tu avais assisté il y a quelques jours à certaine visite que m’a faite Melle Harmant. Elle me parlait de M. Labroue dans les termes les plus flatteurs, me donnant à entendre que sa position allait s’améliorer encore. Il ne s’agissait de rien moins que d’une association…

– Mais c’est magnifique, cela ! s’écria Georges.

– Et peut-être un mariage… » ajouta l’ex-tuteur de Georges. Lucien tressaillit.

« Ma foi, reprit le jeune avocat, cela ne m’étonnerait pas le moins du monde. J’ai entendu Melle Harmant parler de toi dans des termes qui rendent admissible une supposition de ce genre. M. Harmant ne t’a-t-il point parlé de mariage ?

– Il m’en a parlé…

– Bravo, mon cher ! Voilà une bonne nouvelle qui me rend bien heureux ! À quand la publication des bans ?

– J’ai refusé les offres de M. Harmant.

– Tu as refusé ! Ah ! c’est, vrai, j’oubliais que tu aimes…

– J’aime de toutes les forces de mon âme, répondit Lucien et mon devoir est de ne plus aimer !

– Je ne te comprends pas, dit Georges, si tu aimes véritablement, il n’y a point de considérations qui puissent te faire transiger avec ton amour. Le bonheur d’abord !

– Je te répète que je ne dois plus aimer Lucie. La fatalité me le défend. Entre Lucie et moi il y a un crime… il y a du sang… le sang de mon père. Lucie est la fille de Jeanne Fortier… de la femme condamnée pour avoir assassiné mon père… »

Étourdi, Georges resta muet. L’artiste se leva d’un bond.

« Celle que vous aimez est la fille de Jeanne Fortier ! s’écria-t-il. En êtes-vous sûr ?

– Trop sûr, hélas ! J’ai les preuves entre les mains…

– Qui vous les a données ?

– M. Harmant. »

Le front d’Étienne Castel se couvrit d’un nuage.

« M. Harmant ! répéta l’artiste. Où a-t-il eu ces preuves ?

– À la mairie de Joigny, où la nourrice de Lucie avait fait la déclaration de dépôt de l’enfant à l’hospice des Enfants-Trouvés de Paris.

– Mais, qui lui avait fait supposer que Lucie fût la fille de Jeanne Fortier ? Comment savait-il ? Lucie avait été élevée à Joigny ?

– Je l’ignore, répliqua Lucien. Tout ce que je sais, c’est que j’aimais, et que je ne dois plus aimer…

– Je vous ai entendu exprimer la conviction que Jeanne Fortier était innocente.

– Cette conviction ne repose sur rien de précis. La justice humaine a condamné Jeanne Fortier comme assassin de mon père. Puis-je épouser la fille de Jeanne Fortier ?

– Cent fois non ! répliqua Georges. Oublie Lucie… D’ailleurs, quel autre parti prendrais-tu ?

– Je voudrais prouver l’innocence de Jeanne Fortier et provoquer sa réhabilitation.

– Très bien ! Où sont les faits nouveaux que tu peux articuler pour demander la révision du procès ?

– Je n’en ai pas, hélas ! Si je voyais Jeanne Fortier, peut-être me fournirait-elle les moyens qui me manquent !

– Elle s’est évadée, mais admettons que tu te mettes en rapport avec elle. Il y a vingt ans, elle n’a pu fournir la preuve de son innocence… Comment le pourrait-elle aujourd’hui ? Allons, sois homme, sois fort ! Renonce à Lucie et épouse la fille de Paul Harmant. N’est-ce pas votre avis, mon cher tuteur ?

– Non… répondit Étienne. Le hasard a fait se rencontrer la fille de Jeanne Fortier et le fils de Jules Labroue ; il peut faire éclater tout à coup l’innocence de Jeanne.

– Et si le hasard ne se produit pas, Lucie aura perdu son avenir.

– Et s’il découvre un jour que Jeanne était innocente, il regrettera toute sa vie d’avoir passé à côté du bonheur.

– La situation est affreuse ! murmura Lucien. Que faire ?

– Gagner du temps en laissant croire à Paul Harmant qu’un jour viendra où vous serez le mari de sa fille, et chercher Jacques Garaud qui, peut-être, n’est pas introuvable.

– Avez-vous un indice ? demanda vivement Lucien.

– Pas encore, mais je vais commencer certaines recherches sur lesquelles je compte beaucoup. Quant à présent, je vous demande la permission de vous adresser une question : savez-vous quelle était l’invention dont s’occupait votre père au moment où il a été assassiné ?

– Ma tante m’a répété souvent que mon père espérait réaliser une fortune avec une machine à guillocher nouvelle. »

Lucien Labroue regagna son logis… Étienne Castel rentra chez lui et s’enferma dans une petite pièce qui lui servait de cabinet de travail. Il ouvrit un coffre-fort et en tira une liasse de papiers dont l’enveloppe portait ce nom et cette date :

GEORGES FORTIER (1861)

L’artiste s’absorba dans la lecture de ces notes. Dans les unes revenait sans cesse le nom de « Jacques Garaud ». Dans les autres celui de Paul Harmant. Pourquoi l’ex-tuteur de Georges formait-il un dossier de tout ce qui se rapportait à ces deux individualités si distinctes en apparence ?






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