Deuxième partie : Les Métamorphoses d’Ovide
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Mary était de plus en plus souffrante. Seule, la surexcitation la soutenait, mais elle n’était plus que l’ombre d’elle-même.

Paul Harmant éprouvait d’indicibles angoisses en voyant dépérir ainsi son enfant. Il conservait cependant la ferme croyance qu’un mariage avec Lucien triompherait du mal et serait le salut pour elle. Muni de la pièce authentique qu’Ovide Soliveau avait été prendre à l’hospice des Enfants-Trouvés, Paul Harmant attendait de pied ferme le jeune homme.

Au quai Bourbon, le petit logis du sixième étage était en fête. Lucie avait reçu une dépêche annonçant l’arrivée de son fiancé pour le lendemain soir.

Enfin arriva le jour si impatiemment attendu. Lucien avait avancé de douze heures son départ de Bellegarde. En descendant du chemin de fer, il courut au quai Bourbon.

Les deux fiancés, les yeux pleins de douces larmes, tombèrent dans les bras l’un de l’autre avec une émotion attendrie, puis maman Lison reçut une accolade amicale.

« Et dire que sans vous, maman Lison, je ne l’aurais peut-être pas retrouvée vivante ! » s’écria Lucien.

Il se faisait raconter par le menu ce qu’il savait déjà, les détails de cette nuit sinistre où Lucie avait failli mourir.

« On n’a pas retrouvé le misérable assassin ? demanda tout à coup le jeune homme.

– Non… répondit Lucie.

– C’est étrange !

– Pourquoi ? Il eût été plus surprenant de le retrouver ! un rôdeur de banlieue, faisant partie d’une bande… Mais ne parlons plus de cela… Je suis guérie… tout est fini.

– À table ! le dîner est prêt. »

Nos trois personnages s’installèrent joyeusement autour de la petite table bien servie. La soirée passa trop vite. Le lendemain matin, à la première heure, Lucien se rendit à Courbevoie pour y reprendre la direction des travaux. Vers huit heures seulement, le père de Mary fit son apparition à l’usine. À peine s’était-il installé dans son cabinet que Lucien entra pour lui rendre compte de son voyage. Le millionnaire tendit la main au jeune homme de la façon la plus cordiale.

« Vous êtes-vous ennuyé là-bas ?

– Souvent… » répondit Lucien qui pensait à sa fiancée.

Paul Harmant ne le questionna pas davantage. La conversation s’engagea sur les plans que Lucien rapportait, plans de nouvelles machines à construire, qui nécessiteraient encore par la suite un déplacement d’ouvriers.

« Il ne me parle point de ma fille… » pensait Harmant.

À peine formulait-il cette réflexion que Lucien dit :

« Je ne vous ai pas demandé comme se porte Melle Mary…

– Elle a été et elle est encore bien souffrante.

– Gravement souffrante ?

– Assez pour me causer de vives inquiétudes. Vous la verrez et vous jugerez combien mes inquiétudes sont fondées. J’ai annoncé à Mary votre retour, et sa première pensée, ce matin, a été pour vous. Elle vous attend ce soir à dîner avec moi et se fait une fête de nous voir tous les deux en même temps près d’elle.

– Mais, monsieur… balbutia le jeune homme.

– Oh ! pas d’excuses, pas de prétextes pour décliner l’invitation de ma fille, interrompit vivement le millionnaire.

– J’accepte, monsieur, et je serai très heureux de présenter mes hommages à mademoiselle votre fille. »

Vers quatre heures, Lucien quitta Courbevoie pour aller chez lui se préparer à dîner à l’hôtel de la rue Murillo. Il regrettait maintenant d’avoir accepté l’invitation qui pendant de longues heures, allait le mettre en présence de Mary dont il connaissait, dont il déplorait l’amour insensé.

Il était six heures et demie du soir lorsque le fiancé de Lucie arriva la cœur serré à l’hôtel de la rue Murillo.

« Ma fille vous attend au salon », lui dit Paul Harmant.

Mary attendait en effet, et Dieu sait quelle fièvre d’amour faisait battre ses tempes ! Paul Harmant parut sur le seuil, faisant passer devant lui son hôte. Mary voulut marcher à leur rencontre, mais la violence de son émotion détermina chez elle une sorte de défaillance ; elle chancela et retomba sur le siège qu’elle venait de quitter. Sa pâleur était effrayante.

Son père courut à elle. À l’aspect des traits altérés de la jeune fille, Lucien se sentit pris d’une douloureuse pitié.

« Tu souffres, ma chérie ? demanda le millionnaire.

– Non, père, je ne souffre pas… au contraire… J’ai ressenti un étourdissement… ce n’était rien… c’est passé déjà… Je suis heureuse de revoir M. Lucien, et il n’en doute point, car il sait que je l’aime… d’une amitié sincère…

– Moi, aussi, mademoiselle, répondit Lucien avec un trouble involontaire, je suis heureux de vous voir… très heureux…

– Vrai ? bien vrai ? » s’écria Mary avec un élan de passion.

Lucien comprit qu’une froideur trop significative pouvait tuer cette enfant ; aussi répliqua-t-il vivement :

« Je vous l’affirme, je vous le jure !… »

La figure de la jeune fille devint rayonnante.

« Ainsi, vous acceptez mon invitation avec joie ?

– Oui, certes ! Elle m’était précieuse à un double titre, étant le témoignage de l’amitié dont vous parliez tout à l’heure, et de l’estime que monsieur votre père veut bien m’accorder…

– C’est plus que de l’estime, reprit Mary, c’est de l’affection que mon père éprouve pour vous. Il me l’a dit, bien des fois.

– J’en suis fier et reconnaissant…

– Pourquoi donc ne veniez-vous pas nous voir plus souvent ?

– Je ne me croyais pas autorisé…

– À nous traiter en amis ? acheva la jeune fille. À vivre avec nous sur un pied d’intimité ? Mon père approuvera tout ce que je fais ! Je profite de cette liberté pour vous dire, en son nom comme au mien, que votre couvert sera mis chaque jour ici, et que nous compterons sur vous ? N’est-ce pas, père ?

– Je n’ai qu’à m’incliner », fit le millionnaire en souriant.

L’embarras de Lucien se transformait en malaise.

« Tant de bontés me rendent confus… bégaya-t-il.

– C’est convenu. Et je compte aussi que vous nous accompagnerez souvent au théâtre. En refusant, vous me feriez de la peine, beaucoup de peine, et je suis sûre que telle n’est point votre intention. Acceptez sans crainte, je vous promets de ne pas abuser. »

Le visage de Mary exprimait une telle angoisse, l’intonation de sa voix devenait si suppliante, que Lucien ne se sentit point la force de désespérer la jeune fille.

« J’accepte, mademoiselle, dit-il, mais les exigences du travail me laissent bien peu de liberté.

– Elles vous laissent la liberté de vos dimanches, et je compte qu’à l’avenir vous voudrez bien nous les consacrer. »

La fille du millionnaire avait prononcé avec une câlinerie adorable ces dernières paroles. Elle attendait une réponse affirmative. Mais Lucien venait de trouver un prétexte pour décliner la proposition.

« Mon Dieu, mademoiselle, dit-il, permettez-moi de vous faire observer que j’ai quelques amis qui me sont très dévoués et à qui je rends cordialement leur affection. Pour entretenir avec eux des rapports auxquels je tiens beaucoup, je n’ai que le dimanche. Si je dispose de ce jour unique, je ne pourrai plus voir mes camarades d’enfance, et par cela même j’encourrai leurs reproches et les miens… »

Un nuage passait sur le front de Mary ; son cœur, mordu par la jalousie, se mettait à battre avec violence.

« Alors, monsieur, balbutia la pauvre enfant d’une voix basse et brisée, alors, c’est un refus ?… »

Paul Harmant sentit l’effet que les paroles du jeune homme venaient de produire sur sa fille. Il voulut l’atténuer.

« Lucien ne te refuse pas, ma chérie, dit-il vivement ; il te soumet une objection qui me paraît absolument juste. L’amitié impose des devoirs. Sa liberté d’action n’étant point entravée, il nous reviendra avec plus de plaisir. N’est-ce pas, mon cher Lucien ?

– C’est vrai de tout point, oui, monsieur, et Melle Mary le comprendra, je n’en doute pas… »

Mary répliqua d’un ton triste :

« Je comprends que, lorsque je donne mon amitié, je la donne sans partage, prête à faire joyeusement toutes les concessions et tous les sacrifices. Je tâcherai de devenir plus raisonnable, et je saurai me contenter de peu… »

La pitié de Lucien redoublait. Ne sachant que répondre, il garda le silence. Le millionnaire intervint.

« Vous vous entendez à merveille ! dit-il avec entrain. Lucien fera tout ce qui dépendra de lui pour t’être agréable.

– J’espère que Melle Mary n’en doute pas. »

Mary tourna vers Lucien ses grands yeux noyés de larmes. Ils semblaient lui crier : « Si vous saviez combien je vous aime !… comme il serait bon de vous voir m’aimer ainsi !… » Sous le regard parlant, Lucien se sentit frissonner de tout son corps. On vint annoncer que le dîner était servi. Mary, palpitante d’amour, s’appuya sur le bras du fiancé de Lucie pour passer à la salle à manger. Vers dix heures, Lucien prit congé.

« N’oubliez point, lui dit Mary, que demain votre couvert sera mis à notre table. »

Il partit. En se trouvant dehors, au grand air, il avait un poids de moins sur la poitrine, et cependant il se reprochait de n’avoir pas eu le courage d’une entière franchise.

« Qu’adviendra-t-il de tout cela ? se demanda-t-il en passant la main sur son front brûlant. Pauvre Mary ! Je ne puis lui en vouloir de m’aimer. Ce n’est point sa faute… Les jours de la malheureuse enfant sont comptés. Le moment est proche où son amour ne sera plus une gêne pour moi… »

Paul Harmant était resté seul avec sa fille.

« Eh bien, lui demanda-t-il, crois-tu enfin que j’avais raison quand je t’ai dit qu’il viendrait et qu’il t’aimerait ? »

Mary pencha mélancoliquement la tête sur sa poitrine.

« Oui, il est venu, répondit-elle, et j’ai été heureuse, mais je le suis moins à cette heure… que je l’ai entendu…

– Moins heureuse ? Tout ce que tu proposais, il l’a accepté…

– Tu te trompes, il n’a pas tout accepté.

– Je trouve très naturel qu’il ait voulu se réserver quelques heures pour aller voir ses amis.

– Ce ne sont point ses amis qu’il ira voir ! répliqua Mary avec véhémence. S’il a cédé à quelques-unes de mes exigences, c’est que celles-là ne dérangeaient rien à sa vie ! Il garde les dimanches pour les consacrer à celle dont je suis jalouse !…

– Jalouse de cette Lucie !

– Oui, jalouse ! et pourquoi non ? Ah ! tu ne sais pas, père, tout ce que je souffre… Il y a des heures où je vois rouge… Oui, je deviendrais criminelle… Je tuerais cette Lucie ! Lucie morte, il ne pourrait plus l’aimer…

– Voyons, Mary, calme-toi.

– J’adore Lucien, je veux qu’il soit à moi ! je ne veux pas surtout qu’il soit à une autre !…

– N’exagère rien, mon enfant. Compte sur moi… D’ici très peu de temps tu constateras un changement nouveau et significatif dans la conduite de Lucien à ton égard. C’est lui-même bientôt qui pressera votre union…

– Père ! s’écria Mary, les alternatives d’espérance et de déception me tuent. Fais tout ce qui dépendra de toi, je travaillerai de mon côté à ce que Lucien m’appartienne… »

Paul Harmant fut effrayé de l’exaltation avec laquelle Mary venait de prononcer ces paroles.

« Ne commets aucune extravagance, mon enfant ! lui dit-il. Encore une fois sois calme et attends avec confiance le bonheur qui viendra, je te le jure ! »

Mary ne répondit pas. Rentrée chez elle et le visage décomposé par la colère, la jeune fille pensait :

« Je lutterai ! Tous les moyens me seront bons. »

Elle dormit à peine et, dès huit heures, elle s’habilla.

« Mon père est-il parti ? demanda-t-elle.

– Oui, mademoiselle, depuis un instant.

– Donnez l’ordre d’atteler. »

Au bout d’un quart d’heure, elle monta en voiture et dit au cocher de la conduire quai Bourbon. De son côté le millionnaire avait passé une fort mauvaise nuit. Cette lutte de tous les instants pour l’existence de sa fille le brisait. Il partit donc avec l’idée bien arrêtée d’obliger le fils de Jules Labroue à accepter la main de Mary.

Arrivé à l’usine de Courbevoie, il fit appeler le directeur des travaux. Lucien se rendit près de lui en toute hâte.

« Asseyez-vous, mon cher ami, lui dit ce dernier. Laissez-moi vous remercier tout d’abord de votre manière d’être, hier soir, vis-à-vis de ma fille. »

Le fiancé de Lucie tressaillit et, malgré lui, son front se plissa. Allait-il donc encore être question de Mary ?

L’industriel poursuivit :

« J’ai été heureux de vous éloigner momentanément de Paris. Vous voici revenu et nous devons maintenant parler à cœur ouvert. Comment avez-vous trouvé ma fille ?

– Je l’ai trouvée un peu amaigrie, monsieur, et le visage altéré. Les médecins devraient, je crois, s’occuper sérieusement de son état de faiblesse, de son dépérissement croissant. »

Le millionnaire appuya ses coudes sur le bureau et prit sa tête dans ses mains. Deux larmes glissèrent entre ses doigts.

« Oui, dit-il ; la vie de ma fille est menacée, la vie de mon enfant que j’aime plus que tout au monde. Mary est en danger, les médecins me l’ont dit, mais elle n’est point condamnée sans appel. À côté du mal il y a le remède. Ce remède, c’est le mariage…

– Le mariage… répéta le jeune homme, péniblement impressionné de la tournure que prenait l’entretien.

– Oui, continua Paul Harmant, le mariage lui rendrait la santé… Mary a deux maladies : l’une qui lui vient de sa pauvre mère et dont elle peut guérir ; l’autre qui lui vient de son cœur et dont vous êtes la cause. Celle-ci joignant à l’autre la conduira promptement au tombeau, si vous êtes sans pitié. Mon cher enfant, la vie de ma fille chérie est entre vos mains. Je vous ai demandé de réfléchir. Je vous ai proposé de vous associer à ma fortune en vous donnant la main de ma fille. Aujourd’hui, cette fortune, je vous l’offre tout entière si vous sauvez mon enfant. Elle va mourir si vous la repoussez. Refuserez-vous de la prendre pour femme ?

– Oh ! monsieur, s’écria Lucien, si vous saviez ce que j’ai souffert depuis le moment où l’amour de Melle Mary m’a été révélé, vous auriez pitié de moi. Ne vous ai-je pas dit quel était l’état de mon cœur ?

– Oui, c’est vrai, vous me l’avez dit loyalement, répliqua le millionnaire, mais j’ai cru qu’il s’agissait d’un de ces caprices qui ne comptent point dans l’existence. Vous n’éprouvez aucun sentiment passionné pour ma fille, qu’importe ! Est-ce que l’amitié ne vaut pas l’amour ? L’amour viendra, comme il est venu chez moi quand j’ai épousé la mère de Mary !… N’hésitez plus… sauvez mon enfant…

– Hésiter serait une trahison envers celle que j’aime, répondit Lucien d’une voix grave. Je souffre de vous faire souffrir et c’est le cœur brisé que je refuse. Tout à l’heure vous me parliez de vous. Eh bien, si vous aviez aimé une enfant pauvre, si vous lui aviez juré qu’elle serait votre femme, auriez-vous trahi vos serments, auriez-vous enfin accepté de James Mortimer la main de sa fille, faisant passer votre ambition avant votre amour ? Répondez !

– Eh ? que voulez-vous que je vous réponde ? s’écria le millionnaire avec une sorte d’affolement. Je ne sais qu’une chose, c’est que ma fille va mourir si vous persistez !

– Calmez-vous, monsieur, je vous en supplie.

– Me calmer, le puis-je ? L’existence de mon enfant est en jeu et vous voulez que je sois calme ! Ah ! vous êtes sans pitié ! Eh bien, je sauverai Mary par vous et malgré vous !

– Mais comprenez donc, fit Lucien, qu’en sauvant Melle Mary je tuerais celle que j’aime.

– Eh ! répliqua l’industriel, paraissant céder à un entraînement irrésistible, celle que vous aimez est indigne de vous !

– Indigne de moi ! Ah ! ne me répétez pas cela, sinon je croirais que l’amour paternel vous fait perdre la raison.

– Il est heureux que je ne l’aie pas perdue, pour vous sauver… pour sauver votre honneur…

– Qui le met en péril ?

– Le mariage résolu par vous !

– Que voulez-vous donc dire ? Parlez, monsieur, parlez donc !… s’écria Lucien en proie à un véritable affolement.

– Je veux vous empêcher de faire un outrage à la mémoire de votre père ! répondit Jacques Garaud. Je veux vous arracher du cœur un amour honteux, déshonorant, sacrilège.

– Est-ce de mon amour pour Lucie que vous parlez ainsi ?

– Oui, c’est votre amour pour Lucie.

– Expliquez-vous donc, monsieur ! Je le veux ! Je l’exige !

– Savez-vous quelle est cette Lucie à qui vous voulez donner votre nom !

– Oui, monsieur, une honnête fille.

– Une orpheline déposée, il y a vingt et un ans à l’hospice des Enfants-Trouvés, et inscrite sur les registres de l’hospice sous le numéro matricule 9. Le savez-vous ?

– Je le sais. Ce n’est pas pour l’enfant abandonnée qu’est la honte : c’est pour les parents coupables de l’abandon.

– Soit ! fit le millionnaire d’un rire mauvais. Ce sont là des sentiments nobles et généreux, mais vous n’avez pas cherché vous-même de qui était née cette fille ?

– Que m’importe ? Si ses parents sont indignes, pas une parcelle de leur indignité ne rejaillira sur Lucie !

– En vérité, l’amour vous affole ! Sachez donc que Lucie est la fille de Jeanne Fortier, l’assassin de votre père, et, comme vous refuseriez sans doute de me croire sur parole, je vais vous fournir la preuve irrécusable. »

Un cri sourd s’échappa du gosier contracté de Lucien. Il se laissa tomber sur une chaise, les yeux hagards.






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