Deuxième partie : Les Métamorphoses d’Ovide
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Nous avons laissé Ovide Soliveau, sous le pseudonyme du baron Arnold de Reiss, gagner, en compagnie de Melle Amanda, le restaurant où ils allaient reprendre possession de leur cabinet habituel.

« Qu’avez-vous fait en mon absence ? demanda Ovide.

– J’étais furieuse de votre brusque départ. En sortant de l’atelier je dînais, sans appétit, et j’allais me coucher.

– Conduite exemplaire. Et ça marche-t-il à la maison de Mme Augustine, les affaires ?

– De la besogne par-dessus la tête ! Cette patronne a une veine !… À propos, vous savez Lucie… l’ouvrière chez laquelle je suis allée avec vous deux fois, quai Bourbon… et qui avait disparu. Elle a été aux trois quarts assassinée. »

Soliveau joua la surprise et l’émotion.

« Ah ! mon Dieu, la pauvre enfant ! Assassinée !

– D’un grand coup de couteau dans la poitrine.

– L’assassin est-il arrêté ?

– Non.

– Eh bien, mes compliments au préfet de police ! ricana le Dijonnais ; ses employés travaillent joliment !

– Mais, s’il n’est point arrêté, il le sera. On mettait la tentative de meurtre sur le compte de rôdeurs de la banlieue.

– Et ce n’était point cela ?

– Il paraît. Les magistrats se sont ravisés.

– Ah ! ah ! fit Ovide avec vivacité. Comment donc ?

– Ils supposent maintenant que le vol n’était point le mobile de l’assassinat, mais une haine… une vengeance…

– Sur quoi les magistrats basent-ils cette supposition ?

– On a trouvé un indice.

– Un indice ? répéta Soliveau, haletant.

– On a trouvé le manche du couteau qui s’était brisé sur le busc du corset de Lucie, on a lu l’adresse du fabricant sur le tronçon de lame adhérant à ce manche, et on a découvert que le couteau avait été acheté la veille du crime, dans la soirée, par un monsieur bien vêtu et de bonne mine. Un monsieur grisonnant… d’une cinquantaine d’années… Mais je sens trembler votre bras… êtes-vous malade ?

– Non… non… je n’ai rien… dit Ovide, en faisant un effort surhumain pour reprendre son calme. Alors, on pense que ce monsieur, bien vêtu, aurait voulu tuer l’ouvrière ? Dans quel dessein ?

– On ne le sait pas encore, mais on le saura. Figurez-vous que ce monstre avait acheté un couteau dans la boutique du rez-de-chaussée de la maison même où demeure Lucie. Il a peut-être fait cette jolie emplette pendant que j’étais montée au sixième étage et que vous m’attendiez sur le quai. Vous auriez pu voir cet homme de la voiture où vous étiez resté ?

– Je l’ai peut-être vu, car je regardais précisément la boutique de coutellerie », répondit Ovide avec aplomb.

Amanda, trouvant que son adorateur platonique venait de parler avec un accent singulier, le regarda curieusement, et pour la première fois remarqua sa pâleur ; mais on arrivait au restaurant et elle ne put le questionner. On se mit à table dans le cabinet habituel et, aussitôt après le potage, Ovide renoua la conversation à l’endroit où elle avait été interrompue.

« Alors, dit-il, on cherche le monsieur bien vêtu ? Pourquoi un homme qui ne semble point appartenir à la classe des malfaiteurs aurait-il frappé cette jeune fille ?

– Je vous le, répète, par vengeance ou par haine.

– Alors, Melle Lucie devrait le connaître.

– Elle prétend qu’elle n’imagine pas qui ce peut être. Mais c’est une poseuse, une sainte-nitouche, et certain fait dont je me souviens me prouve que quelqu’un cherchait Lucie.

– Quel est ce fait, ma belle poulette ?

– La démarche qu’un intermédiaire fit à notre atelier. »

Ovide sentit un petit frisson courir sur son épiderme.

« Ah ! ah ! Un intermédiaire ! répéta-t-il.

– Oui… Il venait pour Lucie… Il apportait une lettre. Ne trouvant pas Lucie, il a demandé son adresse.

– Naturellement… Qu’est-ce que ça prouve ?

– Ça prouve qu’on s’occupait d’elle et qu’elle était connue de quelqu’un, tout en prétendant ne connaître personne.

– Mais vous causez… et votre assiette reste pleine.

– Je croyais vous intéresser en vous racontant cela, dit la jeune fille en regardant le pseudo-baron dans les yeux.

– Vous m’intéressiez certainement, mais j’ai vu dans ma vie nombre de choses autrement étranges que celle-là.

– N’en parlons plus, dit Melle Amanda, et revenons à vous. Qu’avez-vous fait dans votre voyage ?

– J’ai collectionné des petits papiers, répondit Ovide en riant, qui m’ont coûté pas mal d’argent… Des autographes !

– Et où êtes-vous allé faire cette singulière opération ?

– À Joigny. »

Ovide, à son tour, en prononçant ces mots, regardait fixement Melle Amanda. Il la vit tressaillir. Mais elle sut se donner bien vite un air indifférent.

« Ah ! vous étiez à Joigny ? fit-elle. Est-ce un joli pays ?

– Très joli, répondit Ovide, avec un nouveau sourire. Petite ville des plus pittoresques, mais fatigante à parcourir. J’avais à voir plusieurs personnes.

– Des parents ? Des amis ?

– Non ; des gens du pays, tout à fait étrangers pour moi. »

Malgré son aplomb habituel, Melle Amanda se sentait mal à l’aise. La façon singulière et quasi moqueuse dont parlait son interlocuteur l’inquiétait. Soliveau poursuivit :

« Joigny est fertile en autographes. Je savais en trouver, mais je ne croyais pas en rencontrer de si curieux. »

Melle Amanda se sentait de plus en plus mal à son aise.

« Je vous ennuie peut-être avec mes autographes ? lui demanda tout à coup Ovide du ton le plus naïf.

– Mais pas le moins du monde… au contraire…

– Je continue donc. Il y avait par exemple deux pièces curieuses, signées d’un nommé Raoul Duchemin. »

Melle Amanda se sentit défaillir. Elle répéta :

« Un nommé Duchemin ?

– Oui, un joli garçon, que j’ai eu la bonne fortune d’enlever à la cour d’assises où il allait passer comme faussaire. »

De pâle qu’elle était, Amanda devint pourpre.

« De ce que vous me disiez tout à l’heure, demanda Ovide, je dois conclure que vous n’êtes jamais allée à Joigny ?

– Jamais !

– En êtes-vous bien sûre ?

– Comment, si j’en suis sûre ! balbutia l’essayeuse. Pourquoi m’adressez-vous cette étrange question ?

– Pourquoi ? répondit Ovide. Parce que j’ai acheté, moyennant la somme de mille cinquante francs, à Mme Delion, modiste, un autographe signé : Amanda Régamy

– Arnold ! Arnold ! s’écria l’essayeuse tremblante, éperdue, vous savez tout. Cette femme vous a tout dit…

– Certainement elle m’a tout dit, vous en avez la preuve. Mais pourquoi trembliez-vous ainsi ? Puisque votre autographe est entre mes mains, vous n’avez rien à craindre des suites de votre… légèreté.

– Ah ! quand j’ai fait cela, j’étais folle !

– Je crois, car au fond vous êtes une nature honnête.

– Ainsi, mon ami bien cher, demanda la jeune fille en prenant une physionomie hypocrite, vous ne me méprisez pas trop ?

– Je ne vous méprise pas le moins du monde, répondit Soliveau. Seulement, n’écrivez jamais de ces choses-là ! c’est dangereux ! Si votre autographe était tombé dans d’autres mains que les miennes, vous auriez pu le payer de votre liberté.

– Qu’en avez-vous fait ? balbutia l’essayeuse.

– Je l’ai serré dans un tiroir fermant à clef.

– Mais vous comptez me le rendre ?

– Je compte au contraire le garder précieusement. »

Amanda sentit un petit frisson.

« Pourquoi le garder ? demanda-t-elle.

– C’est des autographes de ce genre que je suis friand.

– Oh ! Rendez-moi cet écrit qui ne peut vous servir à rien.

– Il peut au contraire m’être très utile.

– Comptez-vous donc en faire usage contre moi ?

– Ah ! vous savez donc bien que j’en suis incapable !

– Enfin ! quelle est votre idée ? Car vous en avez une !

– J’en ai une simple et galante. Je veux vous enchaîner à moi. J’éprouve à votre endroit des sentiments très vifs. Vous paraissez me payer de retour ; mais, instruit par l’expérience, je me défie des femmes, surtout quand elles sont jeunes et jolies…

– C’est-à-dire que me voilà dans votre dépendance !

– Mon Dieu, oui, c’est ainsi. »

Amanda comprit qu’Arnold de Reiss la tenait.

« Comment avez-vous su ce qui s’était passé à Joigny ?

– Je l’ai su sans le chercher, je vous l’assure.

– Pas plus que l’assassin de Lucie ne cherchait chez le coutelier du quai Bourbon l’arme qui devait la frapper », répliqua la jeune fille en regardant Ovide.

Celui-ci répondit d’une voix très calme :

« Le choix de la comparaison me semble malheureux ; mais, en admettant que l’assassin de Melle Lucie ait fait une imprudence, et que quelqu’un puisse se servir de cette imprudence pour le compromettre, sans doute inventerait-il un ingénieux moyen de parer les coups. En voilà assez sur ce sujet. Nous sommes amis, n’est-ce pas ? Irons-nous au spectacle ce soir ?

– Je préfère rentrer chez moi. Je me sens brisée.

– C’est au mieux. De mon côté je regagnerai mon logis.

– Vous ne m’avez jamais dit où vous demeuriez. Je pourrais avoir à l’improviste besoin de vous écrire.

– C’est ce qu’il ne faut pas. Je suis marié, père de famille, et je tiens à la paix de mon intérieur. »

Amanda se garda bien d’insister, mais elle pensait :

« Fais le mystérieux, mon bonhomme ! Je découvrirai ce que tu me caches ! »

Melle Amanda, rentrée chez elle, se trouva dans un état de surexcitation facile à comprendre.

« Ainsi, se disait-elle en trépignant de colère, cet homme a acheté ce papier maudit et me tient pieds et poings liés ! Quel intérêt ? Cet homme se sent deviné par moi. Le vieux monsieur de bonne tenue qui a acheté le couteau au quai Bourbon, c’était lui ! Le meurtrier qui a guetté et frappé Lucie, c’était lui ! Je mettrais ma tête à couper que c’était lui ! Et cependant les preuves me manquent… Mais, quand j’en aurais, à quoi me serviraient-elles ? »

Soliveau, de son côté, se tenait ce langage :

« Cette coquine m’a deviné et je suis certain qu’elle aurait pris plaisir à faire de moi l’objet d’un joli chantage ! Heureusement, je possède de quoi lui lier la langue. »

* * *

Jacques Garaud attendait avec une impatience facile à comprendre le retour de son complice. Dès que les deux hommes furent en tête-à-tête dans le cabinet, Jacques Garaud demanda :

« Tu as échoué ?

– J’ai réussi… répondit Ovide.

– Tu as retrouvé la fille de Jeanne Fortier ?

– Oui.

– Elle a bien été déposée à l’hospice des Enfants-Trouvés ?

– Oui… à Paris !

– Alors, la rivale de ma fille est vraiment Lucie Fortier ?

– Un instant, tu vas trop vite… Reste à voir si la fille de Jeanne Fortier est bien la Lucie que nous connaissons.

– La ressemblance que j’ai constatée…

– Est une présomption, mais non une preuve. Moi, je rapporte un procès-verbal contenant les détails relatifs au dépôt de la petite fille à l’hospice des Enfants-Trouvés, ce qui me donne le droit d’aller me renseigner à cet hospice et de savoir si l’enfant immatriculée sur le registre des dépôts sous le numéro 9 est bien celle que nous croyons. »

Ovide exhiba son portefeuille, en tira la pièce authentique obtenue de Duchemin et la présenta à Paul Harmant.

« Comment diable t’y es-tu pris pour obtenir ce papier ? »

Le Dijonnais raconta ce que nos lecteurs savent déjà.

« Ton audace m’épouvante ! murmura le millionnaire, après avoir écouté ce récit… Maintenant, que vas-tu faire ?

– Aller à l’hospice réclamer l’enfant qui y a été déposée le 6 avril 1862, et savoir ce que cette enfant est devenue.

– Quand te reverrais-je ?

– Ce soir, chez moi, si tu veux, à cinq heures. Quand Lucien Labroue doit-il revenir à Paris ?

– Dans trois ou quatre jours.

– D’ici là tu auras dans les mains ce qu’il te faut pour créer un obstacle infranchissable entre lui et la fille de Jeanne Fortier, l’assassin de Jules Labroue, son père !

– J’y compte !… » fit Paul Harmant.

Ovide, qui ne doutait jamais de rien, se rendit boulevard d’Enfer et alla droit au cabinet du directeur de l’hospice.

« Monsieur, dit Soliveau, je viens vous prier de m’apprendre ce qu’est devenue une petite fille déposée dans cet hospice il y a vingt et un ans. »

En tirant de son portefeuille le procès-verbal portant la signature de l’ex-maire de Joigny, il poursuivit :

« Je viens m’informer d’une enfant déposée ici le 6 avril 1862, ainsi que cela résulte de la déclaration officielle que j’ai l’honneur de mettre sous vos yeux.

– Peut-être est-elle morte. Quoi qu’il en soit, vous serez fixé. »

D’une main ferme et rapide, le directeur avait tracé quelques mots sur une feuille de papier. Il tendit cette feuille à un garçon de bureau et lui dit :

« Ceci à l’employé des archives. Rapportez-moi la réponse. »

Le garçon de bureau reparut, apportant un volumineux registre. Le directeur chercha la date inscrite sur le procès-verbal de Joigny. Arrivé à cette date, il s’arrêta.

« La petite fille apportée le 6 avril 1862, dit-il, est inscrite sous le numéro matricule 9. »

Ovide sut maîtriser sa joie. Lucie, l’ouvrière de Mme Augustine ; Lucie, la rivale de Mary Harmant ; Lucie, la fiancée de Lucien Labroue, était bien la fille de Jeanne Fortier, l’évadée de Clermont.

À cinq heures du soir, Paul Harmant vint trouver Ovide, avenue de Clichy, et celui-ci lui fit part de sa découverte.

« Enfin ! s’écria le millionnaire. Nous verrons si Lucien Labroue songe encore à épouser cette fille. »






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