Deuxième partie : Les Métamorphoses d’Ovide
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Le commissaire de police de Bois-Colombes avait ramassé près du corps de Lucie la moitié du couteau dont Ovide s’était servi pour frapper la jeune fille. Ce commissaire, homme très intelligent, possédant deux indices, le numéro de la montre volée et le fragment du couteau, comptait bien, grâce à l’un de ces indices, découvrir l’auteur du crime. Mais, pour que le couteau pût le conduire à ce but, il fallait retrouver le manche auquel attenait un fragment de l’arme, car sur ce fragment devait exister une indication permettant de suivre la piste du bandit.

Un jour que le gendarme Larchaut faisait une ronde avec son brigadier, un cantonnier remit aux gendarmes un manche de couteau qu’il venait de trouver. Les deux gendarmes se rendirent au pas accéléré au bureau du commissaire de police.

« Quel motif vous amène ? » demanda le magistrat.

Le brigadier présenta le manche auquel attenait un fragment de lame brisée. Le magistrat, après l’avoir examiné, prit le morceau de lame trouvé près de Lucie. Il présenta ce fragment à la cassure du tronçon et constata qu’il s’y adaptait.

« Oui, fit-il ensuite, c’est bien le couteau complet.

– On peut savoir où il a été acheté, reprit le brigadier. L’adresse du fabricant est gravée près du manche. »

Le commissaire lut à haute voix :

« Ronsart, coutelier, quai Bourbon, numéro 9. Quai Bourbon, numéro 9 ; mais c’est l’adresse de Melle Lucie ! Voilà qui est étrange !

– Monsieur le commissaire, fit observer le brigadier, le morceau de lame ramassé par vous prouve que le couteau était neuf. Donc il devait être sorti depuis peu de jours de chez le fabricant.

– Cela me semble logique, dit le magistrat. Je vais aller ce matin même voir le chef de la Sûreté. »

Le chef de la Sûreté reçut immédiatement le commissaire de Bois-Colombes, qui lui présenta les deux fragments de l’arme, réunis et formant un tout.

« Peut-être, en effet, y a-t-il là un point de départ, dit le chef de la Sûreté ; nous devons en référer au juge d’instruction. »

Mis au fait de l’incident qui venait de se produire, le juge d’instruction fut d’avis qu’il fallait s’en préoccuper. À lui aussi il semblait étrange que le couteau devant servir à l’accomplissement du crime eût été acheté dans la maison qu’habitait la victime. Cela paraissait indiquer la préméditation. Le juge d’instruction et le chef de la Sûreté se rendirent au magasin de coutellerie du quai Bourbon. Le coutelier était absent. Ce fut sa femme qui reçut les visiteurs.

Le chef de la Sûreté présenta l’arme brisée et dit :

« Voici un couteau qui sort de vos ateliers, n’est-ce pas ?

– C’est incontestable, répliqua la marchande ; voilà notre nom, notre adresse et notre marque de fabrique. D’ailleurs, je me rappelle en avoir vendu un tout semblable récemment. Ce doit être celui-là…

– Vous souvenez-vous de la personne à qui il a été vendu ?

– Nous vendons beaucoup, monsieur, soit moi, soit mon mari, soit notre commis. Il m’est donc impossible de préciser, mais toutes les ventes sont inscrites à leur date sur la main courante. »

La marchande feuilleta son livre et dit :

« On n’en a pas vendu depuis que j’ai vendu celui-ci.

– À quelle époque ? »

La coutelière cita une date fixe.

« Juste la veille du jour où le crime a été commis ! s’écria le chef de la Sûreté. Avez-vous oublié quel était votre acquéreur ?

– Nullement ; c’était un monsieur.

– Un monsieur ! répétèrent à la fois les deux hommes.

– Oui, un vrai monsieur, et très bien mis, ma foi. Il est entré dans la boutique ; il pouvait être entre huit et neuf heures du soir. Il m’a demandé un couteau de cuisine pareil à ceux dont les bouchers se servent pour désosser leur viande (ce sont ses propres expressions), quelque chose de très solide.

– Pourriez-vous me donner le signalement exact de ce personnage ?

– Oh ! impossible. Je crois bien qu’il pouvait avoir aux alentours de cinquante ans. Il grisonnait. Tenue soignée, je vous le répète. J’ai remarqué qu’il était ganté juste, comme un homme coquet. Il s’exprimait fort bien. »

Les magistrats se regardèrent, déconfits. Évidemment, le client de passage dont la coutelière venait d’esquisser le portrait ne pouvait être le meurtrier de la jeune ouvrière.

« Qui sait ? fit le chef de la Sûreté, il y a des choses si bizarres… »

Le juge d’instruction parut réfléchir pendant un instant, mais il ne dit mot, et après avoir remercié la coutelière il quitta le magasin avec son compagnon. Une fois sur le quai, il demanda au chef de la Sûreté :

« C’est là que demeure Melle Lucie ?

– Oui, monsieur.

– Eh bien, nous sommes tout portés. Montons chez elle. »

L’ouvrière, bien faible encore, reconnut le juge d’instruction et se leva pour le recevoir.

« Restez assise, ma chère enfant, lui dit-il.

– Auriez-vous découvert mon agresseur ? demanda Lucie.

– Non, par malheur ! Mais nous croyons tenir une piste. »

Et il lui fit part de leur visite à la coutellerie.

« Voilà un singulier hasard, s’écria la jeune fille. Quel était l’acheteur ?

– Un homme d’un certain âge… un monsieur bien vêtu.

– Alors, ce n’est pas l’homme qui m’a frappée. J’ai bien vu que mon assassin était misérablement vêtu.

– On peut prendre un déguisement. Nous en déduisons que ce n’était point pour vous voler qu’on vous assassinait… N’avez-vous point d’ennemis ?

– Comment aurais-je des ennemis ? répliqua-t-elle. Je vis dans un isolement complet. Je suis orpheline. Je ne connais que mon fiancé, absent de Paris depuis quelques jours.

– Vous n’aviez annoncé à personne que vous iriez à Bois-Colombes ?

– À personne. Personne ne pouvait savoir à quelle heure je reviendrais, et de quel côté je passerais.

– Nous devons donc nous en tenir à notre première version, dit le juge d’instruction, et cependant la provenance du couteau fait naître dans mon esprit bien des doutes.

– Personne ne me connaît, reprit Lucie, je vous le répète. Encore une fois, quelle vengeance aurait-on pu vouloir exercer contre moi ? La préméditation est inadmissible.

– Je tenais, mademoiselle, à vous entendre affirmer cela vous-même », dit le juge d’instruction.

Il salua la jeune fille et se retira avec le chef de la Sûreté. Lucie demeura seule, parfaitement convaincue que les magistrats faisaient fausse route. Ayant besoin de voir Mme Augustine, elle prit une voiture et se rendit rue Saint-Honoré.

En voyant la jeune fille entrer dans le salon d’essayage, Mme Augustine fit deux pas à sa rencontre et l’embrassa.

« Eh bien, mon enfant, a-t-on trouvé votre assassin ?

– Non, madame, et on ne le trouvera pas.

– Pourquoi donc ?

– Cinq minutes avant de partir pour venir vous voir, j’ai reçu la visite de M. le juge d’instruction accompagné du chef de la Sûreté… Or, ils se persuadent que l’homme qui m’a frappé l’a fait, soit par haine, soit par vengeance.

– Sur quoi se basent-ils pour supposer cela ?

– Sur une circonstance assez bizarre ; on a acquis la certitude que, la veille du crime, à huit heures et demie du soir, le couteau avec lequel j’ai été frappée avait été acheté par un monsieur d’un certain âge et vêtu avec distinction, chez le coutelier occupant le rez-de-chaussée de ma maison. »

Amanda écoutait avec une extrême attention.

« C’est, en effet, très bizarre ! » s’écria Mme Augustine.

Melle Amanda se souvint tout à coup que quelque temps auparavant un inconnu était venu demander des renseignements sur Lucie. Elle garda pour elle ce souvenir et dit :

« Ce pourrait être un amoureux éconduit. »

Lucie eut un sourire aux lèvres et répliqua :

« Je n’ai jamais éconduit qui que ce soit, pour l’excellente raison que personne, sauf mon fiancé, ne m’a parlé d’amour. »






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