Deuxième partie : Les Métamorphoses d’Ovide
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Le lendemain matin, Ovide Soliveau débarquait à Joigny. Il descendit à l’hôtel de la Cigogne.

Ovide étant Bourguignon savait qu’en Bourgogne il y a des femmes faisant le métier de ce que la bourgeoisie de Paris appelle les « nourrices sèches », et élevant jusqu’à huit ou dix enfants à la fois. Il se fit donner l’adresse d’une de ces femmes et se rendit chez elle.

Mme Noiret, ainsi se nommait la nourrisseuse, femme de quarante ans environ, n’était pas d’un agréable abord.

« Qu’est-ce que vous me voulez ? fit-elle au visiteur.

– Y a-t-il longtemps que vous habitez le pays ?

– Vingt-sept ans… J’en ai quarante et un. J’en avais quatorze quand mon père et ma mère ont acheté c’te maison.

– Depuis quelle époque faites-vous le métier de prendre des enfants en nourrice ?

– Ma mère en prenait. Quand ma mère est morte, j’ai continué.

– Vous connaissez alors toutes les nourrices de Joigny ?

– Bien sûr ! On se rencontre, vous comprenez, quand il s’agit de faire vacciner les mioches…

– A-t-on parlé devant vous d’une certaine Jeanne Fortier ?

– Jeanne Fortier… Jeanne Fortier… Qu’est-ce qu’elle était ?

– Une veuve… il y a vingt et un ans de cela…

– Mon doux Jésus ! vingt et un ans ! En faudrait une mémoire pour se rappeler les noms de si loin ! Si vous n’avez pas autre chose que le nom pour que je vous renseigne, ça ne peut pas me suffire…

– J’ai autre chose… La veuve Fortier fut condamnée, pour le triple crime de vol, d’incendie et d’assassinat.

– Bonté divine ! la gueuse ! L’a-t-on guillotinée ?

– On l’a condamnée à perpétuité, dit Ovide, et elle avait ici, à Joigny, en nourrice, une petite fille de quelques mois.

– Attendez donc ! Une femme qu’a été condamnée pour incendie, vol et assassinat… Oui… on en a causé dans le pays…

– Et vous vous souvenez chez qui sa fille se trouvait ?

– Chez la mère Frémy, parbleu ! Même qu’elle était assez vexée d’avoir en garde l’enfant d’une pareille scélérate.

– Et où demeure la mère Frémy ? demanda Ovide.

– Au cimetière, la pauvre femme… Elle est morte.

– Tout m’échappe ! murmura Soliveau déconfit.

– Seriez-vous le papa, vous par hasard ?

– Non ! J’ai besoin de savoir si la petite est vivante.

– Je me souviens de ce que la mère Frémy en a fait. Adressez-vous à la mairie… Quand on nous laisse des enfants, c’est là que nous allons faire notre déclaration. Le maire donne des ordres pour aller conduire le mioche aux Enfants-Trouvés…

– Laissez-vous alors au maire la nomenclature des objets qui peuvent servir un jour à faire reconnaître l’enfant ?

– Oui, monsieur. On indique la marque du linge, les signes particuliers du moutard, le nom du père et de la mère (si on les connaît), celui de la nourrice et la date du dépôt.

– L’enfant s’appelait « Lucie ». On aurait donc inscrit le nom de Jeanne Fortier, la mère, et celui de Mme Frémy, la nourrice ?

– Oui, monsieur.

– Eh bien, madame, je vous remercie. »

Ovide tendit une pièce de dix francs à Mme Noiret, qui la mit dans sa poche en répliquant :

« N’y avait vraiment pas de quoi ! Tout à votre service. »

Puis le Dijonnais sortit de la maison.

Soliveau marchait au hasard, le front penché. Brusquement il releva la tête et chercha le chemin conduisant à la mairie qu’il trouva sans peine. Il entra dans un bureau et, s’adressant à un jeune employé qui s’y trouvait seul, lui demanda :

« Pourriez-vous me dire, monsieur, qui était le maire de Joigny en 1861 et 1862 ?

– Parfaitement, monsieur, répondit le jeune homme. Le maire de cette époque se nommait Duchemin. C’était le frère de mon père. Il s’est retiré après la guerre.

– Habite-t-il Joigny ?

– Non, mais Dijon, son pays natal.

– Alors il est mon compatriote, dit Soliveau.

– Vous êtes donc, comme moi, de la Côte-d’Or ? fit l’employé.

– Oui, monsieur, et je voulais solliciter de l’obligeance de votre oncle un renseignement qui se rapporte aux années 1861 et 1862. Il s’agit d’une chose fort délicate.

– Peut-être pourrait-on vous répondre ici… »

En cet instant, la porte s’ouvrit violemment et un homme d’apparence vulgaire entra dans le bureau. En voyant cet homme, le jeune employé pâlit et se leva avec embarras.

« Ah ! ça, monsieur Duchemin, fit le nouveau venu d’un ton brutal, il faut donc venir vous relancer jusqu’ici ? Vous vous moquez de moi !

– Ne criez pas si fort, je vous en supplie !…

– Je crierai si je veux. Payez-moi et je me tairai !

– Je vous ai prié d’attendre.

– Eh ! voilà six mois que j’attends !

– Je sollicite un dernier délai… huit jours encore.

– Ta-ra-ta-ta ! Je vous donne jusqu’à demain. Si demain soir je n’ai pas les mille francs que je vous ai prêtés en croyant sérieux l’aval de garantie de votre oncle et sa signature agréablement imitée par vous, je porterai les pièces au procureur de la République… et en route pour la cour d’assises ! »

Et le créancier furieux sortit comme il était entré. Le jeune employé cacha sa figure dans ses mains. À travers ses doigts on voyait couler des larmes.

« Pardonnez-moi, dit Ovide, d’avoir été le témoin involontaire d’une scène pénible… »

L’employé releva la tête et répondit en pleurant :

« C’est une juste punition, monsieur… L’homme que vous venez de voir est un gros marchand de Joigny, en rapport avec mon oncle pour le commerce des vins… L’année dernière, j’avais une maîtresse que j’aimais comme un fou, et je n’avais ni argent ni crédit. Je fis deux billets sur lesquels je traçais un aval de garantie en imitant l’écriture et la signature de mon oncle et je les portai à cet homme. Il les escompta. Quand arriva l’échéance, je ne pouvais payer. J’allai trouver l’escompteur qui se préparait à envoyer les traites à mon oncle et mourant de honte, je lui fis un aveu complet, accompagné de telles promesses qu’il voulut bien m’accorder six mois. J’espérais pouvoir m’acquitter. Vaine espérance… je ne peux pas !… Vous avez entendu cet homme le dire, il me perdra. Oh ! pourquoi n’ai-je pas eu la force de résister aux obsessions de la femme qui m’a conduit au mal !

– Peut-être la voyez-vous encore cette femme ?

– Non, monsieur.

– Vous avez cessé de l’aimer ?

– Ce n’est pas cela. Elle m’a fermé sa porte.

– Et c’est pour cette créature que vous avez risqué le bagne.

– Monsieur, j’étais fou d’elle.

– Bref, c’est mille francs qu’il vous faudrait ?

– Mille francs, plus les intérêts de six mois. Je n’ai qu’à choisir entre deux partis à prendre… Me jeter à l’eau ou attendre les gendarmes qui viendront m’arrêter…

– Pourquoi ne pas vous adresser à votre mère ?

– Ma mère vit à Dijon d’une très petite rente viagère…

– À votre oncle ?

– Il renierait sans pitié un neveu déshonoré.

– À quelle heure quitterez-vous votre bureau ?

– Dans un instant ; il va être l’heure.

– Où prenez-vous vos repas ?

– À l’hôtel de la Cigogne.

– C’est là que je suis descendu. Nous dînerons ensemble. »

Duchemin regarda son interlocuteur avec étonnement.

« Je serai à vos ordres, monsieur, répondit-il.

– Comment se nomme votre créancier ?

– Petitjean…

– Prenez votre chapeau et conduisez-moi chez lui. »

Machinalement, le jeune Duchemin obéit. Cinq minutes plus tard les deux hommes arrivaient chez le marchand de vins en gros. En voyant entrer son débiteur, le créancier farouche se leva, et demanda d’une voix dure :

« Qu’est-ce que vous venez faire ici, vous ? »

Ce fut Ovide qui répondit :

« Une chose que vous approuverez certainement. M. Duchemin vient réparer sa faute et vous payer ce qu’il vous doit.

– Il vient me payer ! lui !

– Oui, monsieur, M. Duchemin a commis une folie de jeunesse. Vous l’avez épargné et vous avez bien fait. Il vous en remercie. Il se repent et ne recommencera plus. Je suis un ami de sa famille. Je vais, monsieur, en échange, des billets en questions, vous remettre mille francs, plus l’intérêt de l’argent pendant six mois. »

Ovide avait tiré de sa poche un portefeuille fort bien garni de billets de banque et paya. Le négociant ouvrit sa caisse, en tira deux carrés longs de papier timbré et dit :

« Voici les traites. »

Duchemin étendit la main vers les traites ; mais Ovide les plia soigneusement et les glissa dans son portefeuille qu’il remit dans sa poche.

« Maintenant, monsieur, ajouta-t-il en s’adressant à Petitjean, tout est bien fini, n’est-ce pas ?

« Oui, répondit le négociant d’un ton bourru, et que votre honorable protégé aille se faire pendre ailleurs !

– Vous n’avez plus le droit d’être insolent, monsieur, répliqua Soliveau. Et prenez garde à votre langage ; si vous vous avisiez de parler d’une erreur dont la preuve a cessé d’exister, c’est à la famille Duchemin que vous auriez affaire ! »

Petitjean ferma d’une main brutale la porte de son bureau derrière les deux hommes qui s’éloignaient.

Le Dijonnais et son compagnon gagnèrent l’hôtel de la Cigogne, et s’attablèrent en face l’un de l’autre dans un petit salon où Ovide donna l’ordre de mettre le couvert. Heureux de se sentir débarrassé de son terrible créancier, le jeune homme voyait tout, en rose.

« Ou je me trompe fort, ou vous devez avoir encore quelques petites dettes dans Joigny… lui dit brusquement Ovide. Quel chiffre exact ?

– À peu près deux mille francs.

– Peste ! Vous allez bien, vous, quand vous vous y mettez !

– Monsieur, c’est cette misérable femme…

– Et comment comptez-vous faire pour payer ?

– Mes créanciers m’ont promis d’attendre.

– Vous vous verrez prochainement en butte aux criailleries de ces gens-là ! Eh ! bien, je vous débarrasserai d’eux, moi, en échange d’un service que j’attends de vous.

– Comptez sur moi, monsieur. Que faut-il faire ?

– Je vais vous le dire, dit Soliveau. Il y a vingt-deux ans, j’étais amoureux d’une femme mariée, et cette femme avait des bontés pour moi. En l’absence de son mari, absent depuis plus d’une année, un enfant vint au monde. À son retour le mari trompé ne soupçonna rien, et la femme coupable plaça l’enfant en nourrice à Joigny. Je fus obligé de quitter la France pendant un temps très long. Quand j’y revins, mon ancienne maîtresse avait disparu. L’enfant, confié par elle à une femme nommée Frémy, a été mis par cette femme à l’hospice des Enfants-Trouvés. Or, je veux revoir ma fille, et il faut que vous m’y aidiez…

– De grand cœur, monsieur. Que faut-il faire ?

– Il paraît que lorsqu’une nourrice n’est plus payée, elle a le droit d’envoyer le nourrisson à l’hospice, après avoir fait une déclaration au maire de la commune.

– Oui, répondit le jeune homme. Cette déclaration est transcrite sur un registre ad hoc et reste aux archives.

– Le procès-verbal, outre les noms et les dates, ne contient-il pas la description des vêtements que portait l’enfant ?

– Si, monsieur, ainsi que la désignation des marques du linge, et les signes particuliers, s’il s’en trouve.

– Eh bien, en échange du service que je vous ai rendu, et de celui que je vais vous rendre encore, il faut me remettre une copie exacte du procès-verbal en question.

– Ce que vous me demandez là, monsieur, est très irrégulier, mais je vous dois trop pour hésiter un seul instant. »

Duchemin tira de sa poche un carnet, un crayon, et se prépara à écrire.

« L’année du dépôt ? fit-il.

– De 1861 à 1862.

– Le nom de la mère ?

– Jeanne Fortier. »

Duchemin tressaillit d’une façon si violente que son crayon s’échappa de ses mains et tomba sur la table.

« Qu’avez-vous donc ? lui demanda Soliveau.

– Jeanne Fortier ! répéta le jeune homme. Mais c’est le nom d’une femme condamnée à la réclusion perpétuelle… C’est le nom de l’évadée de Clermont dont le signalement a été envoyé au parquet et à la mairie…

– C’est le nom d’une innocente injustement condamnée… répondit Ovide d’un ton convaincu. Que vous importent à vous la condamnation de cette malheureuse et son évasion ? Si elle ne s’était point évadée, serais-je venu à Joigny ? Aurais-je pu vous garder l’honneur, assurer ainsi à votre vieille mère la tranquillité de ses derniers jours ? Rendez donc à une mère le bonheur de retrouver sa fille !

– Je le ferai, monsieur. Encore une fois, je n’hésite pas. Demain vous aurez la copie du procès-verbal. À quel moment pourrai-je vous la remettre ?

– Je vous attendrai ici pour déjeuner, vers onze heures, et en échange de la pièce en question, je vous remettrai la somme nécessaire pour payer vos dettes. Je pense qu’à l’avenir vous ne vous laisserez plus aller aux folies amoureuses… Était-elle jolie, au moins, votre maîtresse ?

– Très jolie, monsieur, la coquine ! Brune, un petit signe noir sur la joue ! Amanda était une Parisienne employée ici dans un magasin de modes.

– Amanda ? répéta Soliveau.

– Oui, monsieur… Amanda Régamy…

– Ah ! par exemple ! voilà qui est curieux !

– Vous connaissez Amanda ? demanda Duchemin.

– Oui, mon jeune ami, et je comprends qu’elle vous ait mené loin ! Mais elle n’est plus à Joigny ?

– Elle l’a quitté, il y a quelques mois, pour retourner à Paris. Dans le magasin où elle travaillait, elle avait dérobé deux pièces de dentelles de cinq cents francs chacune…

– Ah ! ah !… Et on ne l’a point fait arrêter ?

– Non, monsieur. Elle a attendri sa patronne. Seulement on a exigé d’elle une reconnaissance écrite du vol, et l’engagement d’en rembourser la valeur dans un laps d’une année. C’était pour lui donner le moyen de payer que j’ai commis la faute que vous savez. Une fois l’argent dans ses mains, elle dépensa la somme.

– Depuis lors s’est-elle acquittée ?

– Je l’ignore absolument, mais je ne le crois pas.

– Comment se nomme la modiste victime de ce vol ?

– Mme Delion, Grand-Rue, au numéro 74. »

Le dîner était fini. Ovide regarda sa montre.

« Voici l’heure de nous séparer, j’ai besoin de dormir et vais me mettre au lit. À demain. »

Le Dijonnais monta dans sa chambre, et ne tarda pas à s’endormir. Il était satisfait de sa journée.

L’employé, tout en regagnant la mansarde qu’il occupait dans une maison voisine de la mairie, se demandait, lui, s’il ne rêvait pas. Plus de dettes. Une chose cependant paraissait un peu inquiétante à Duchemin. Pourquoi cet étranger, dont il ignorait le nom, ne lui avait-il pas rendu les deux traites portant la fausse signature de l’oncle Duchemin, l’ancien maire ?…

Le lendemain matin, de bonne heure, il pénétra dans le bureau des archives et prit le registre de l’année 1861. L’année 1861 ne lui donnant aucun résultat, il passa à la suivante.

« Voilà ce que je cherche, fit-il en jetant les yeux sur une feuille volante attachée par une épingle à la page du registre. FrémyJeanne FortierLucie… Oui, c’est bien cela. Les recherches n’auront pas été longues. À quoi bon copier ? Je donnerai l’original. »

Et, détachant la feuille volante, il la plia et la glissa dans sa poche sans même l’avoir entièrement lue.

Tandis que Duchemin se livrait à son petit travail singulièrement irrégulier, Ovide Soliveau descendait la Grand-Rue, regardant avec attention les enseignes des boutiques qui venaient de s’ouvrir. Au bout d’une centaine de pas il se trouva en face de la devanture d’une modiste. Ovide se dirigea vers une jeune fille, debout dans l’encadrement de la porte.

« Mademoiselle, lui demanda-t-il, est-ce ici, je vous prie, que demeure Mme Delion ?

– Oui, monsieur, c’est ma mère. Donnez-vous la peine d’entrer. »

La porte de l’arrière-boutique s’ouvrit et Mme Delion, une femme d’une cinquantaine d’années, à l’air intelligent, parut.

« Vous me demandez, monsieur ? fit-elle.

– Oui, madame. Je désirerais vous entretenir en particulier. »

Sur un signe de sa mère, la jeune fille disparut.

« Vous avez eu ici, dit Ovide, Melle Amanda Régamy.

– Oui, monsieur, un triste sujet.

– Amanda Régamy vous a volée, n’est-ce pas ?

– Pour mille francs de dentelles.

– Qu’elle a pris l’engagement de vous payer ?

– Oui, monsieur. Engagement que jusqu’à ce jour elle n’a point tenu. Mais je lui tiendrai parole, moi ! Je lui ai accordé un délai d’un an. Quand le dernier jour de ce délai sera écoulé, et il approche, je porterai plainte au procureur et je la ferai arrêter. C’est une dangereuse coquine. Elle a perdu ici un brave garçon en le poussant à faire des billets faux pour elle.

– Vous voulez parler de M. Duchemin ? Permettez-moi de vous dire que vous commettez une erreur involontaire, M. Duchemin n’a fait aucun billet faux. Ce bruit calomnieux était répandu par un créancier mécontent, désintéressé du reste à cette heure. Mais revenons à Melle Amanda Régamy. Elle a reconnu par écrit le vol qu’elle venait de commettre ?

– Oui, monsieur. Avec cette pièce je la tiens.

– Cette pièce, je viens vous prier de me la remettre parce que je viens vous payer.

– Vous m’apportez les mille francs que me doit Amanda ?

– Parfaitement. Et encore avec les intérêts de l’argent depuis une année ! Les intérêts à cinq du cent sont de cinquante francs. C’est donc mille cinquante francs que je vais vous remettre. »

Ovide tira de son portefeuille un billet de mille francs, et de son porte-monnaie deux louis et une pièce de dix francs, puis il ajouta, en posant le tout sur le comptoir :

« Veuillez me donner un reçu et me remettre la déclaration de Melle Amanda. »

Mme Delion écrivit un reçu et alla chercher la confession de son ex-demoiselle de magasin, ainsi conçue :

« Je reconnais avoir volé à Mme veuve Delion deux pièces de dentelles d’une valeur de cinq cents francs chacune ; je prends l’engagement de lui payer la somme de mille francs, avec les intérêts, dans l’espace d’une année à partir de ce jour, si je ne veux pas être poursuivie pour mon crime. »

Suivaient la date et la signature. Ovide lut cette pièce curieuse, la serra dans son portefeuille où se trouvaient déjà les billets de Duchemin, salua Mme Delion, retourna à l’hôtel de la Cigogne et commanda un déjeuner confortable de deux personnes.

Au moment où sonnaient onze heures, l’employé rejoignit Ovide dans un petit salon où ils avaient dîné la veille.

« Eh bien ? demanda le Dijonnais.

– J’ai ce qu’il vous faut, répondit Duchemin. Voici l’original de la déclaration écrite par Mme Frémy. »

Ovide prit vivement le papier, le déplia et lut :

« Moi, Mathurine Frémy, nourrice à Joigny, département de l’Yonne, après avoir déclaré au maire de Joigny qu’un enfant du sexe féminin, mis chez moi en nourrice le 12 avril 1861, avait été laissé à ma charge par la mère, Jeanne Fortier, arrêtée et condamnée depuis pour crimes qualifiés, j’ai été autorisée par monsieur le maire à déposer ladite petite fille à l’hospice des Enfants-Trouvés de Paris, ce que j’ai fait le 6 avril de l’année 1862, et voici les indications qui pourraient servir à reconnaître l’enfant, si sa mère ou toute autre personne intéressée la réclamait, indications reproduites sur le registre des dépôts à l’hospice :

« À l’enfant étaient joints : 1° Une chemise marquée L. F. ; 2° Une brassière, id. ; 3° Une paire de bas, id. ; 4° Un petit bonnet, id. ; 5° Un fichu de laine ; 6° Une couverture de coton ; 7° Une couverture de laine ; 8° Deux langes marqués J. F.

« Signes particuliers, néant. Nom de la mère : Jeanne Fortier. Prénom de l’enfant : Lucie. Nom de la nourrice : Mathurine Frémy. »

La signature de Mathurine Frémy, celle du maire pour légalisation et le cachet de la mairie donnaient à cette pièce un caractère indiscutable d’authenticité. Ovide, très calme en apparence, replia le papier et le mit dans sa poche.

Lorsque le garçon chargé du service eut apporté le café, Ovide tira son portefeuille, le posa sur la table et l’ouvrit.

« C’est deux mille francs que vous devez, n’est-ce pas ? dit-il à Duchemin. Eh bien, les voici. Nous sommes quittes.

– Monsieur, apprenez-moi au moins le nom de mon sauveur…

– Je suis le baron Arnold de Reiss. »

L’employé tenait les billets de banque à la main ; il les regardait et, maintenant, son attitude exprimait la gêne.

« Auriez-vous quelque chose à me demander ? lui dit Ovide.

– Eh bien, oui. Je voulais vous prier de me donner les traites que vous a restituées le sieur Petitjean.

– Je les ai brûlées, répliqua Soliveau. Vous comprenez qu’on ne garde pas ces choses-là ! »

Ovide se leva.

« Je regagne Paris. Nous allons nous quitter. Je ne vous dis pas : Adieu ! monsieur Duchemin. Nous nous retrouverons peut-être un jour…

– J’en serais charmé, monsieur.

– Et moi de même ; aussi je vous dis : Au revoir ! »

À cinq heures du soir, Ovide arrivait à Paris. Le Dijonnais remit au lendemain sa visite à son pseudo-cousin et se fit conduire à son logis de l’avenue de Clichy, où il changea de costume et se donna l’apparence du baron Arnold de Reiss.

« C’est chose utile, pensa-t-il, de prévoir. Je crois prudent de faire connaître aux gens qui pourraient me menacer un jour que j’ai contre eux des armes terribles. Je dînerai ce soir avec Amanda. »

Ovide se rendit rue Saint-Honoré un peu avant l’heure de la sortie des ouvrières de Mme Augustine. Amanda, qui croyait à une rupture, poussa un cri de joie en voyant Arnold.

« C’est vous, mon ami ! c’est vous, enfin ! s’écria-t-elle.

– Pensiez-vous donc ne plus me revoir, ma poulette ?

– Votre brusque départ me semblait un peu louche, je l’avoue, et votre silence plus louche encore.

– J’ai voyagé beaucoup pendant ces quelques jours.

– Voyager n’empêche pas d’écrire à ceux qu’on aime.

– Mon cœur n’est pas coupable. Les affaires m’absorbaient.

– Je vous pardonne ! Nous dînons ensemble, n’est-ce pas ?

– J’y compte bien. »






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