Deuxième partie : Les Métamorphoses d’Ovide
VIII
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Lorsque Jeanne, revenant de Paris, arriva à Bois-Colombes, Lucie dormait sous la garde de la femme du commissaire. Quand elle se réveilla, elle se trouvait en proie à une fièvre violente.

Le docteur, lorsqu’il vint visiter la blessée, fut très inquiet de cette fièvre à laquelle il ne s’attendait pas, et déclara le transport de la jeune fille absolument impossible.

« Tout ce que je puis permettre, ajouta-t-il, c’est de conduire mademoiselle dans un hôtel du pays. »

La femme du magistrat se récria.

« Cette jeune fille restera près de nous, docteur », dit-elle.

Lucie remercia l’excellente femme, et elle jeta un regard à Jeanne Fortier. La porteuse de pain comprit.

« Je ne vous quitterai pas non plus, chère mignonne, répliqua-t-elle. Je serai cependant obligée d’aller à Paris demain, pour les obsèques de ma pauvre patronne… qui est morte cette nuit… après avoir vu sa mère… »

Le commissaire, revenant de Paris, entra dans la chambre. Il ratifia les paroles de sa femme et se mit à l’entière disposition de la jeune fille avec une bonne grâce infinie. Vers neuf heures du soir, maman Lison se prépara à quitter Bois-Colombes.

« Prévenez aussi ma patronne, dit Lucie.

– Oui, ajouta le commissaire, et engagez-la à tenir secrète la tentative dont mademoiselle a été victime. Nous voulons éviter que le fait soit connu, ébruité et raconté dans les journaux. Affirmez que mademoiselle a été victime d’un accident. »

Jeanne promit de se conformer aux instructions du commissaire, et elle partit. Tout entière à la pensée de sauver Lucie, la veuve de Pierre Fortier ne s’était point dit que le crime commis sur la jeune fille allait la conduire comme témoin, en face des représentants de la justice et de la police qui, pour des raisons trop légitimes, lui inspiraient une profonde épouvante. Ce ne fut qu’en chemin de fer, en retournant à Paris, que cette pensée traversa son esprit, amenant à sa suite tout un cortège de sombres réflexions.

En arrivant à Paris, Jeanne brisée de fatigue, se rendit chez elle. La concierge poussa une exclamation de joie.

« Ah ! maman Lison, lui dit-elle, vous allez peut-être pouvoir me donner des nouvelles de ma locataire, mam’selle Lucie ! Hier soir elle est partie pour la Garenne-Colombes, et on ne l’a point revue. Savez-vous quelque chose ?

– Oui… Lucie est malade. En revenant prendre le train, elle est tombée et s’est blessée au côté.

– Blessée ! Quel malheur ! Est-ce que c’est grave ?

– Non. Sa convalescence ne sera pas longue.

– Ah ! tant mieux ! Vous me rassurez !

– Seulement, une personne qu’il faut avertir, c’est Mme Augustine, sa patronne. Est-il arrivé des lettres pour Lucie ?

– Oui, une.

– Eh bien, je la prendrai demain pour la lui porter… »

Le lendemain matin, Jeanne remplit ses fonctions de porteuse de pain et revint s’habiller afin d’assister au convoi de Mme Lebret. Une seconde lettre pour Lucie attendait.

Jeanne les prit toutes les deux, puis elle alla mettre un terme aux inquiétudes de Mme Augustine, et servit à la grande couturière un second exemplaire de l’histoire inventée pour la concierge selon les conseils du commissaire.

Après avoir assisté au convoi de Mme Lebret, Jeanne partit pour Bois-Colombes où la jeune fille l’attendait avec impatience. La fièvre avait notablement diminué ; la blessure devenait de moins en moins douloureuse. Bref, l’état général était aussi rassurant que possible.

Lucie dévora les deux lettres apportées par Jeanne Fortier. Toutes deux étaient de Lucien Labroue. Dans la dernière, le jeune homme reprochait à sa fiancée son silence, qui l’inquiétait. Lucie fit part de ces deux lettres à maman Lison.

« Il faut que je lui écrive tout de suite, dit celle-ci.

– Mais si c’est vous qui lui écrivez, répliqua la jeune fille, cela redoublera ses inquiétudes… Il se persuadera que la situation est très grave… Je vais écrire moi-même. »

Et Lucie, d’une main tremblante, traça les lignes suivantes :

« Cher Lucien bien-aimé,

« Je vais vous dire la vérité toute entière, mais ne vous alarmez pas, car je vous jure que je ne vous cache rien et qu’il ne faut concevoir aucune crainte. Je suis dans mon lit, blessée, mais ma blessure n’est pas grave, puisque je peux vous écrire. »

Ici la jeune fille racontait son voyage à la Garenne, l’agression d’un inconnu, sa chute et son évanouissement, l’arrivée providentielle de maman Lison. Elle terminait en disant :


« D’ici deux ou trois jours, je pourrai retourner à Paris. Je ne songerais point à me plaindre s’il m’était impossible de vous dire de vive voix que je vous aime encore un peu plus qu’hier, et que je vous aimerai demain un peu plus qu’aujourd’hui.

« Votre fiancée, bientôt votre femme, n’est-ce pas ?

« LUCIE. »


* * *

Mlle Amanda avait attendu à l’heure du déjeuner le pseudo-Arnold de Reiss, et celui-ci lui avait faussé compagnie. Dans la journée, l’essayeuse de Mme Augustine reçut par la poste une lettre de son platonique amoureux. Cette lettre contenait un billet de mille francs et annonçait qu’Arnold était obligé de faire un voyage d’assez longue durée.

Amanda serra le billet de banque avec soin et froissa la lettre avec colère. Ce départ si brusque cachait-il une rupture ?

* * *

Lorsque Lucien Labroue jeta les yeux sur la lettre dont nous avons reproduit la plus grande partie, il reçut en plein cœur un coup terrible. Lucie avait failli mourir… le fils de Jules Labroue éprouvait une véritable torture morale… À quelle résolution s’arrêter ? Partir pour Paris ? Abandonner la surveillance dont il était chargé ? Assurément, il ne le pouvait pas.

De tout ce qui précède résulte la preuve que personne ne pouvait soupçonner les vrais motifs de la tentative d’assassinat commise sur la jeune fille. Ovide et Paul Harmant pouvaient se croire à l’abri de tout soupçon.

À l’hôtel de la rue Murillo, Paul Harmant s’abstenait provisoirement de parler à sa fille de Lucien Labroue. Le jeune homme, dans ses lettres, évitait d’écrire le nom de Mary.

L’état de celle-ci restait le même. Elle ne laissait pas échapper une plainte, elle ne prononçait pas une parole de reproche ; pourtant son père lisait dans son âme, comprenait ce qu’elle ne disait point, et se demandait s’il ne ferait pas bien de hâter le retour de Lucien. Mais ne serait-ce pas éveiller les soupçons ? Et il temporisait, par prudence. Dix jours se passèrent.

Lucie était revenue au quai Bourbon. La jeune fille s’était remise immédiatement au travail ; mais il lui était interdit de se fatiguer. Néanmoins, elle avait terminé l’assemblage des costumes de Melle Harmant.

Mary sortait à peine de chez elle et ne s’occupait point des travaux commandés à Mme Augustine. Elle ignorait l’« accident » arrivé à la jeune ouvrière et elle ne se serait point doutée qu’elle seule était la cause inconsciente de cet « accident ».

Quelques jours après sa réinstallation, Lucie, avait envoyé maman Lison demander ce qu’elle devait faire pour l’essayage ; Mme Augustine fit répondre qu’il lui serait agréable que Lucie, si elle pouvait sortir, se rendît à l’hôtel de la rue Murillo. En conséquence, le lendemain, vers midi, elle se rendit chez sa cliente.

Paul Harmant et sa fille achevaient de déjeuner. Le valet de chambre entra dans la salle à manger et dit :

« Il y a là la couturière de mademoiselle. »

Mary devint pâle, très pâle.

« Lucie ? fit-elle d’une voix agitée.

– Lucie ! » s’écria à son tour Paul Harmant, livide de terreur.

Mary ne comprit pas, ne pouvait pas comprendre l’expression d’épouvante peinte sur le visage de son père.

« Je ne la recevrai pas, mon père ! » dit-elle.

Ces paroles ramenèrent un calme relatif dans l’esprit du millionnaire. Il sentit qu’il avait risqué de se trahir ! Lucie vivante ! Ovide avait-il menti avec impudence en prétendant l’avoir « supprimée » ? Dans tous les cas il fallait s’assurer de l’identité de la jeune fille et pour cela il fallait la voir. Jacques se pencha vers sa fille et lui dit à voix très basse :

« Je n’ai pas su dominer un premier mouvement d’irritation, et je le regrette car cette irritation est injuste…

– Injuste ? répéta Mary.

– Oui, certes. Cette jeune fille ignore qu’elle est cause de ta souffrance. Pourquoi lui fermerais-tu ta porte ? Accueille-la donc aujourd’hui, et contente-toi de prier Mme Augustine de t’envoyer à l’avenir une autre personne…

– Vous avez raison, mon père… Faites entrer… »

Le valet de chambre revint au bout de quelques secondes, amenant Lucie. L’ouvrière était d’une pâleur mortelle, et semblait ne se tenir debout qu’à grand-peine. Mary s’aperçut du grand changement survenu en elle depuis leur dernière entrevue.

« Que me voulez-vous ? demanda-t-elle avec hauteur.

– Je venais, mademoiselle, vous essayer vos costumes. Je suis très en retard, mais ce n’est pas ma faute. J’ai été victime d’un crime, qui m’a empêchée de travailler.

– Un crime ? s’écria Mary, quel crime ?

– On a tenté de m’assassiner… on y a presque réussi…

– Vous avez été blessée, mademoiselle ? fit Paul Harmant avec le plus grand sang-froid.

– Oui, et je souffre encore de ma blessure… J’ai reçu un premier coup de couteau, et un second allait m’achever si la lame ne s’était pas brisée sur le busc de mon corset…

– Votre assassin a été arrêté, sans doute ?

– Non, monsieur, mais il le sera bientôt… j’espère. »

Cette réponse fit perler des gouttes de sueur froide sur les tempes du millionnaire.

« Vous avez pu donner son signalement ? demanda-t-il.

– Non, monsieur… C’est à peine si je l’ai entrevu dans la nuit. C’est, paraît-il, un rôdeur. Il tuait pour voler…

– Ah ! on vous a volée ?

– Oui, monsieur… ma montre et mon porte-monnaie… »

Depuis que Lucie était entrée, le faux Paul Harmant la contemplait avec une curiosité grandissante.

« C’est singulier, se disait-il, il me semble que j’ai déjà vu ce visage… que j’ai déjà entendu cette voix… Cependant je me trouve pour la première fois en présence de cette jeune fille… »

Tout à coup une lueur se fit dans sa mémoire.

« J’y suis… poursuivit-il. C’est le portrait vivant de Jeanne Fortier, lorsque Jeanne Fortier était jeune elle-même… »

En même temps il se rappelait qu’à l’époque de l’incendie d’Alfortville, la fille de Jeanne était en nourrice à Joigny et que les premières années de Lucie s’étaient passées aux Enfants-Trouvés.

« Si c’était elle ? » se demanda-t-il.

Lucie, brisée de fatigue, semblait chercher un appui, autour d’elle. Paul Harmant lui avança vivement un siège.

Mary se trouva blessée de la condescendance de son père.

« Je n’essaierai point mes costumes, fit-elle d’une voix sèche ; Melle Lucie peut donc se retirer. J’irai prendre livraison de ces costumes chez Mme Augustine. »

C’était indiquer d’une façon nette que la jeune ouvrière ne devait plus remettre les pieds à l’hôtel. Lucie comprit. Le cœur gonflé, elle salua et sortit de la salle à manger.

Paul Harmant, resté seul avec Mary, renoua l’entretien.

« Sais-tu que cette jeune fille est vraiment jolie ? »

Mary sentit de grosses larmes sous ses paupières.

« Tu trouves ? murmura-t-elle douloureusement. Et tu comprends, n’est-ce pas, que Lucien puisse l’aimer ?

– Je comprends très bien qu’il ait eu pour elle un caprice mais ces amours-là, n’ont qu’une courte durée… J’ai reçu une nouvelle lettre de Lucien, ajouta le millionnaire.

– Il te parle de moi ?

– Il m’en parle dans toutes ses lettres, et il ne s’occuperait pas ainsi de toi si tu lui étais indifférente.

– C’est à lui que je voudrais l’entendre dire… »

Mary baissa la tête. Un long soupir s’échappa de sa poitrine oppressée. Le millionnaire poursuivit :

« Tu m’as raconté que cette Lucie n’avait ni père ni mère, comment le savais-tu ?

– Je le tenais d’elle-même.

– Elle a été enlevée à l’hospice des Enfants-Trouvés ?

– Certainement. Elle a été inscrite sous le numéro 9.

– Elle n’a jamais su par qui elle avait été abandonnée ?

– Jamais ! Mais pourquoi t’inquiètes-tu de ces choses ?

– Pour bien me convaincre que Lucien Labroue ne peut aimer une fille qui n’a même pas de nom… »

Si Paul Harmant avait interrogé sa fille au sujet des premières années de Lucie, c’est que la pensée dont nous avons signalé l’éclosion dans son cerveau se développait de plus en plus. Maintenant, il possédait des renseignements certains. Il ne lui restait qu’à voir sans retard Ovide Soliveau pour lui apprendre que sa victime se portait bien.

Le millionnaire se fit conduire avenue de Clichy. Soliveau était absent. Paul Harmant tira de sa poche un carnet et sur l’une des feuilles écrivit ces lignes, qu’il déposa dans la boîte aux lettres.

« Si tu rentres avant cinq heures du soir, viens vite à Courbevoie. Si tu rentres après six heures, je t’attendrai ce soir, à dix heures, au café de la Paix, place de l’Opéra. Urgent. »

En rentrant, Ovide trouva le billet de son pseudo-cousin. Très intrigué, un peu inquiet, Ovide se fit conduire à l’usine de Courbevoie. Il fut à l’instant même introduit. Paul Harmant avait le visage lugubre.

« Quelle physionomie sinistre ! lui dit le Dijonnais.

– Lucie est vivante ! répondit le millionnaire.

– Lucie est vivante !… répéta Soliveau en pâlissant. C’est impossible… Mon couteau est allé jusqu’au cœur…

– Je l’ai vue et lui ai parlé chez moi. Ton couteau a dévié sur les baleines du corset et n’a fait qu’une entaille. Lucie a repris son travail… Plus que jamais elle entrave mes projets.

– Tonnerre !… fit Ovide. C’est jouer de malheur ! Elle m’a vu, sans doute. Elle peut me reconnaître !

– Rassure-toi. Les ténèbres étaient épaisses et le crime est mis sur le compte de quelque rôdeur.

– Dans ce cas, on en sera quitte pour recommencer.

– Il faut bien s’en garder ! répliqua Jacques Garaud. Une seconde tentative du même genre ferait à coup sûr naître des soupçons… ce qu’avant tout il faut éviter.

– Alors tu abandonnes la partie ? demanda Soliveau.

– Lorsque la vie de ma fille est l’enjeu ! Jamais !

– Tu as un plan ? »

Paul Harmant tendit un papier à son complice, qui le prit curieusement et lut les lignes suivantes :

« Lucie a été déposée en 1861 ou 1862 à l’hospice des Enfants-Trouvés de Paris, où elle a été inscrite sous le numéro 9. »

« Il faut savoir par qui a été déposée cette enfant.

– Qu’est-ce que ça peut te faire, et à quoi ça peut-il nous servir ? D’abord on refusera de nous l’apprendre si nous ne désignons pas les objets qui ont dû accompagner le dépôt et sont signalés au procès-verbal.

– Il faut ce procès-verbal.

– Le moyen ? À moins d’aller voler le registre de l’hospice ?

– À tout prix il faut que je sache si je ne me trompe pas.

– Que crois-tu donc ?

– Que Lucie est la fille de Jeanne Fortier.

– Qui te fait supposer cela ?

– Son nom, d’abord. L’enfant de Jeanne se nommait Lucie. Son âge. Enfin son visage… Elle ressemble à Jeanne, quand Jeanne était jeune.

– Une telle ressemblance donnerait presque une certitude… ou tout au moins des probabilités assez fortes. »

Paul Harmant poursuivit :

« C’est en 1861 ou 1862 que Lucie a été déposée à l’hospice. Il y a connexion. La nourrice, n’étant plus payée, a apporté l’enfant à Paris, après avoir fait une déclaration dans son pays, et s’en est débarrassée au profit de l’Assistance.

– Tout cela me paraît d’une logique inattaquable, mais ne m’explique pas encore en quoi cela peut te servir…

– Comprends donc que si Lucie est bien la fille de Jeanne Fortier, et si c’est prouvé, elle devient l’enfant d’une voleuse, d’une incendiaire, de l’assassin de Jules Labroue, et que Lucien, fils de la victime, la repoussera certainement avec horreur !

– Parfait ! Bravo ! J’ai compris ! C’est très fort !

– Alors il faut agir.

– Sans doute, mais de quelle manière ? Sais-tu comment s’appelait la nourrice chez qui Jeanne Fortier avait déposé sa fille ? Connais-tu du moins le nom du pays ?

– Oui, c’est Joigny…

– C’est à Joigny qu’il s’agit d’aller. Je m’en charge.

– As-tu besoin d’argent ?

– Question naïve ! Amanda m’a coûté les yeux de la tête et je suis à peu près à sec. »

En répondant ainsi, Ovide mentait avec impudence. Le faux Paul Harmant ouvrit le tiroir de son bureau et en tira une liasse de billets de banque qu’il tendit à Soliveau.

« Grand merci ! dit ce dernier. Demain matin, dès la première heure, je roulerai vers Joigny. »

* * *

Après le départ de son père, Mary donna l’ordre d’atteler. Elle avait besoin de mouvement et se proposait de faire une visite au peintre Étienne Castel.

Celui-ci la reçut avec une compassion profonde, tant la pauvre jeune fille lui parut changée et souffrante.

« Vous venez, mademoiselle, m’adresser des reproches parce que je n’ai pas fait d’acquisition pour votre galerie…

– Rassurez-vous. Je viens vous demander un service. J’ai l’habitude d’offrir à mon père un cadeau à son anniversaire… et ce jour arrivera dans deux mois. Devinez-vous ?

– Je crois que oui… Vous désirez, cette année, donner votre portrait à M. Harmant. Est-ce cela ?

– Parfaitement cela.

– Est-ce un portrait en pied que vous désirez ?

– En pied, oui, si vous le voulez bien.

– Cette grandeur vous conviendrait-elle ? » demanda Étienne en s’approchant du tableau auquel il travaillait lors de l’arrivée de Melle Harmant et qui représentait l’arrestation au presbytère et en désignait la figure de Jeanne, au tiers de nature.

Pendant quelques secondes, Mary demeura attentive et comme en extase devant la toile. Tout à coup elle tressaillit.

« Oh ! on dirait que je connais le visage de cette femme au milieu des gendarmes. Oui, la ressemblance est frappante.

– S’agit-il d’une femme âgée déjà ?

– D’une personne toute jeune, au contraire. Vingt et un ou vingt-deux ans, au plus. C’est une ouvrière de ma tailleuse…

– Et vous la nommez ?

– Lucie… Est-ce que par hasard vous la connaissez ?

– Où demeure-t-elle, cette Lucie ?

– Quai Bourbon, numéro 9.

– Décidément, je ne la connais pas ».

Étienne pensait :

« La jeune fille qu’aime Lucien Labroue se nomme également Lucie, et demeure quai Bourbon… »

Il ajouta tout haut :

« Ainsi, c’est bien de cette grandeur que je ferai votre portrait ?

– S’il vous plaît ! Et quand commencerons-nous ?

– Après-demain si vous voulez…

– Convenu, je viendrai vers deux heures. Aujourd’hui je me sauve… parce que je vous empêche de travailler.

– N’en croyez rien !… Accordez-moi quelques minutes de causerie. Vous plaisez-vous à Paris ?

– Je me faisais de la grande ville une idée plus gaie…

– Alors vous regrettez l’Amérique ?

– Il y a des instants où je voudrais revoir son beau ciel.

– Bien que vous soyez née à New York, mademoiselle, monsieur votre père n’est pas Américain, lui ?

– Il est Français… originaire de la Bourgogne. Mon grand-père maternel, James Mortimer, ayant reconnu en lui une intelligence hors ligne, l’avait associé à ses entreprises.

– Votre grand-père était un inventeur célèbre ?

– Oh ! oui, monsieur. On lui doit, ainsi qu’à mon père, de grandes et utiles découvertes, entre autres une machine à coudre, la Silencieuse, et une machine à guillocher.

– Une machine à guillocher… répéta Étienne, saisi.

– Un chef-d’œuvre, à ce qu’il paraît.

– M. Harmant a habité longtemps l’Amérique ?

– Vingt-deux ans. Il est arrivé à New York, en 1861.

– Les inventeurs d’un vrai mérite s’enrichissent vite en Amérique. Peut-être y retournerez-vous un jour ?

– Je ne crois pas.

– Pourquoi ? »

Mary se sentit rougir. Cependant elle répondit :

« Mon père ne se déciderait plus à quitter son pays natal, et tous ses intérêts sont maintenant en France.

– C’est vrai, mais il peut se présenter telles circonstances : par exemple, un mariage pour vous, mademoiselle.

– Oh ? fit Mary vivement, je n’épouserai jamais un Américain.

– Vous aimez les Français ?

– Beaucoup. D’ailleurs, par mon père, je suis Française.

– Dernièrement, lorsque j’ai eu le plaisir de vous voir chez mon ami Georges Darier, vous avez exprimé une idée au sujet de Lucien Labroue… qui vous fait honneur… »

Mary se sentit rougir de nouveau et balbutia timidement :

« Le devoir étroit de ceux qui possèdent est, selon moi, de tendre la main à ceux qui ne possèdent point…

– M. Harmant, après réflexion, a-t-il été de votre avis ?

– Je crois que mon père a proposé une association à M. Labroue.

– Vous me quittez déjà ? fit Étienne en la voyant se lever.

– Oui, dit-elle, mais je reviendrai après-demain »

Le peintre reconduisit Melle Harmant et revint s’asseoir devant le tableau qu’il retouchait.

« Cette ressemblance de Lucie et de Jeanne Fortier est étrange ! murmura-t-il. Et Lucie est une enfant élevée à l’hospice, et elle a vingt-deux ans… »






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