Deuxième partie : Les Métamorphoses d’Ovide
XIII
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Au moment où cette scène se passait, à Courbevoie, Mary frappait à la porte de Lucie. Celle-ci ouvrit.

« Vous, mademoiselle, vous, chez moi ! balbutia-t-elle.

– Je viens causer avec vous d’une chose très grave. »

La fille du millionnaire s’assit, puis, regardant bien en face l’ouvrière, entama brusquement l’entretien par ces mots :

« Vous m’avez dit que vous étiez orpheline ? Ne connaissant pas votre famille, élevée à l’hospice des Enfants-Trouvés ; sans fortune, par conséquent ; sans autres ressources que celles que vous donne un travail assidu ?

– C’est vrai ; mais je suis heureuse ainsi.

– Heureuse ! répéta Mary d’un ton ironique, j’en doute.

– Je vous assure… commença Lucie.

– N’insistez pas. Vous ne changeriez rien à mes convictions. Eh bien, je viens vous dire ceci : je suis riche, moi… je suis très riche… et je veux assurer votre avenir.

– Assurer mon avenir : de quelle façon ?

– De la façon la plus simple et la plus large. Je vous offre un capital de trois cent mille francs. »

Ce fut au tour de Lucie de regarder Mary bien en face.

« Est-ce qu’elle devient folle ? » se demandait-elle.

« C’est un marché que je viens vous proposer.

– Expliquez-vous mieux, mademoiselle… vous venez me proposer un marché. Quel est ce marché ?

– Immédiatement après avoir reçu la somme, vous quitterez non seulement Paris, mais la France.

– Quitter la France ! Mais pourquoi ?

– Pour que je ne vous voie plus ! Pour que je ne vous sente plus près de moi, dans la même ville… pour que je ne vous trouve plus sur ma route à toute heure… pour que ma vie qui s’éteint se ranime… pour que je puisse enfin goûter le calme et le bonheur !… »

Lucie s’était levée d’un bond.

« Ah ! s’écria-t-elle, vous venez de me faire comprendre votre changement à mon égard ! Vous êtes jalouse de moi !

– Oui, jalouse de vous ! répliqua Mary en se levant à son tour.

– Vous aimez Lucien !

– Je l’aime.

– Et vous comptez que je vais m’éloigner de Lucien en jurant de ne pas le revoir ! Et vous m’offrez trois cent mille francs pour prix de ce sacrifice !

– J’augmenterai la somme s’il le faut…

– Et vous avez pu croire que j’accepterais ce marché !

– Pourquoi le refuseriez-vous ?

– Pourquoi ? Parce que j’aime Lucien ! Je l’aime d’un amour qui vivra aussi longtemps que battra mon cœur ! Et vous avez cru que ce cœur était à vendre ! Mais quel immense mépris avez-vous donc pour moi ?… Je repousse avec horreur le honteux marché proposé par vous. J’aime Lucien… Vous l’aimez aussi ! Qu’il choisisse !… Et maintenant il me semble que nous n’avons plus rien à nous dire… »

Au lieu de s’éloigner, la fille du millionnaire se laissa tomber à genoux, puis, balbutia d’une voix que les larmes rendaient presque indistincte :

« Je l’adore, et je mourrai s’il ne m’aime pas. Ayez pitié ! »

En face de ce désespoir de l’enfant que la mort avait touchée déjà, Lucie se sentit remuée jusqu’au fond des entrailles.

« Relevez-vous, dit-elle, je vous en conjure !

– Non ! laissez-moi vous implorer à genoux.

– Je l’ai déjà dit, mon cœur n’est point à vendre. »

Mary porta ses deux mains à son front en se relevant.

« Je me vengerai ! » fit-elle ensuite.

Et d’un pas automatique, elle quitta la chambre de sa rivale. Lucie murmura, en joignant les mains :

« Mon dieu, pardonnez-lui… La souffrance égare sa raison… »

En ce moment, la porte s’ouvrit et Jeanne Fortier parut. Elle vit la jeune fille, le visage défait, et courut à elle en s’écriant :

« Vos yeux sont pleins de larmes !… que s’est-il passé ? »

Lucie se jeta dans les bras de maman Lison et elle raconta la terrible scène…

* * *

Nous avons quitté Lucien Labroue, épouvanté de la révélation terrible qui venait de lui être faite.

« C’est une calomnie ! s’écria-t-il.

– Non, répondit le millionnaire ; c’est une vérité absolue.

– Vous avez parlé de preuves, monsieur, je les attends.

– Je vous ai dit, reprit-il, que celle que vous croyez aimer est inscrite sur les registres de l’hospice sous le numéro matricule 9.

– Je savais cela. Lucie elle-même me l’avait appris.

– Eh bien, refuserez-vous d’ajouter foi au procès-verbal de dépôt aux Enfants-Trouvés, relatant le nom de la mère ? »

Paul Harmant ouvrit son portefeuille, en retira le procès-verbal et le présenta au jeune homme, qui le lui arracha plutôt qu’il ne le prit et le lut fiévreusement. Le terrible papier s’échappa de la main tremblante de Lucien.

« C’est vrai… balbutia-t-il avec accablement : Lucie est la fille de Jeanne Fortier.

– De Jeanne Fortier qui a tué votre père… »

Lucien, un instant, écrasé, releva la tête.

« Rien ne prouve le crime, après tout. La justice se trompe souvent, et je crois à l’innocence de Jeanne Fortier.

– Vous y croyez, soit, mais jusqu’au jour de sa réhabilitation, Lucie restera la fille de l’assassin de votre père…

– Mon Dieu… mon Dieu… balbutia Lucien désespéré.

– Vous voyez bien que, sans être infâme, le fils de la victime ne peut donner son nom à la fille du meurtrier ! Lucie Fortier ne doit plus exister pour vous. Vous voilà libre… sauvez ma fille !

– Monsieur… bégaya Lucien affolé par la douleur, ayez pitié de moi ! J’avais mis ma vie entière dans cette union projetée… Laissez-moi respirer… Laissez-moi souffrir… »

Et le malheureux jeune homme éclata en sanglots.

« Assurément, je vous plains, répliqua Jacques Garaud. Mais en même temps, je vous exhorte au courage… Je vous ai sauvé du déshonneur. En échange, sauvez ma fille !… C’est le bonheur que je vous offre…

– Et si je ne peux pas accepter ?

– Pourquoi ne le pourriez-vous pas ?… En refusant, vous tueriez Mary, cette enfant qui vous aime, qui vous adore ! Ce serait un crime ! Tout à l’heure j’ai été cruel peut-être, en brisant vos rêves, mais j’ai agi comme le chirurgien qui porte le fer et le feu au fond de la blessure afin de la guérir. C’est de la reconnaissance que vous me devez.

– Cette reconnaissance, je l’éprouve. L’abîme était ouvert devant moi… vous me l’avez montré… je vous en remercie. Mais la blessure est trop profonde pour se cicatriser brusquement. Priez donc Melle Mary de me pardonner, si pendant un certain temps je ne profite pas des invitations qu’elle a bien voulu m’adresser. Il faut attendre…

– Mais ce sont ces alternatives d’espoir et de déceptions qui tuent Mary ! » murmura le millionnaire.

Lucien ramassa le procès-verbal qu’un instant auparavant il avait laissé tomber, et il le présenta à Paul Harmant.

« Montrez-lui ceci, monsieur, fit-il, Melle Mary comprendra que je ne puis épouser la fille de l’assassin de mon père ».

Évidemment ces paroles, dans l’esprit de Lucien, ne pouvaient s’appliquer qu’à la fille de Jeanne Fortier, mais le double sens apparut terrible, effrayant, au véritable meurtrier.

« Ainsi, dit-il d’une voix tremblante, mes prières ne pourront hâter le bonheur de ma fille ?

– Je sollicite quelques jours pour réfléchir…

– Mais c’est à Mary qu’il faudra dire cela.

– Eh bien, monsieur, je lui dirai ce soir même. Permettez-moi de garder ce procès-verbal pendant vingt-quatre heures.

– Gardez-le tant que bon vous semblera. »

Lucien sortit, le cœur gonflé. Il envisagea la situation.

« L’évidence s’impose ! Lucie est bien la fille de Jeanne Fortier… Je doute que Jeanne Fortier soit coupable, mais il y a cent preuves de son crime et pas une de son innocence !… L’union rêvée est impossible. Elle ne se fera pas. Ah ! pauvre Lucie ! dont je vais briser le cœur en même temps que le mien. Adieu, mon amour ! Adieu tout ! »

Et Lucien, la tête penchée sur sa poitrine, ne lutta point contre la douleur qui l’écrasait.






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