Deuxième partie : Les Métamorphoses d’Ovide
III
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Un beau matin, à sept heures précises, Ovide Soliveau arriva rue Murillo et sonna à la petite porte de l’hôtel. Ovide avait repris ses façons débraillées d’autrefois. Debout sur le seuil de sa loge, le concierge examina d’un œil méfiant ce visiteur dont la mine et le costume lui semblaient suspects.

« Qu’est-ce que vous voulez ? demanda-t-il d’une voix la plus sèche et de son air le moins engageant.

– M. Paul Harmant, c’est bien ici ?

– C’est bien ici.

– Pourrais-je le voir ?

– À sept heures du matin ! s’écria le concierge.

– M. Harmant me connaît bien… il sera très content de me voir.

– Il est à son usine… À six heures précises il partait.

– À quelle heure rentrera-t-il ?

– Je n’en sais rien. Peut-être à midi, peut-être seulement ce soir. Si vous venez pour des affaires de mécanique ou pour demander du travail, adressez-vous à l’usine.

– Où est-elle située, l’usine ?

– À Courbevoie, au bout de l’avenue de Neuilly. Le tramway y mène. »

Une heure après, Ovide arrivait en face d’une haute porte au fronton de laquelle se lisait en grosses lettres de cuivre ce nom :

PAUL HARMANT
Ateliers de construction.

Il sonna ; et comme à l’hôtel de la rue Murillo le concierge vint ouvrir au visiteur.

« M. Paul Harmant ?

– Est-ce pour l’ouvrage ?

– Non. C’est pour une affaire personnelle.

– Veuillez aller aux bureaux, dans le fond, à gauche. »

Ovide prit le chemin de l’endroit désigné. De loin, sur les diverses parties du corps de bâtiment, il put lire ces indications : « Ateliers de dessin. Caisse. Bureau du directeur des travaux. Cabinet du directeur », etc.

« Ici, je dois trouver mon homme, se dit Ovide en lisant ce dernier index. Allons-y gaiement ! »

En le voyant poser la main sur le bouton de la porte, un employé s’empressa d’ouvrir et demanda :

« Est-ce bien au bureau de M. Harmant que vous avez affaire ?

– Oui. Je désire parler à M. Harmant lui-même.

– Alors, vous serez obligé d’attendre. M. Harmant est en conférence avec le directeur des travaux.

– J’attendrai tant qu’il faudra. »

Enfin, un violent coup de sonnette retentit dans la pièce servant d’antichambre. Le garçon de bureau se leva vivement et se dirigea vers la porte du cabinet.

« C’est votre patron qui vous sonne ? demanda Soliveau.

– Oui, monsieur.

– Dites-lui, je vous prie, que quelqu’un désire le voir, pour affaire particulière.

– Votre nom, monsieur ?

– Inutile… M. Harmant ne me connaît pas. »

Quelques minutes après, le garçon reparaissait et faisait signe au visiteur inconnu qu’il pouvait entrer. Ovide pénétra dans le cabinet, dont il eut soin de repousser la porte. Paul Harmant, occupé à fermer un coffre-fort placé entre les deux fenêtres, lui tournait le dos. Au bruit des pas de l’arrivant il se retourna et, devenu pâle tout à coup, poussa un cri de stupeur et d’effroi en voyant en face de lui Ovide Soliveau, campé sur ses jambes écartées.

« Bonjour, cousin… Ça va bien ? dit le Dijonnais.

– Toi ! toi ici ! s’écria Jacques Garaud.

– Moi-même, cousin, en personne véritable et naturelle… »

Paul Harmant tremblait. La vue d’Ovide le terrifiait. L’arrivée de cet homme à Paris lui semblait le présage d’une catastrophe, d’un effondrement. Au bout de quelques secondes, il parvint cependant à secouer son émotion et, marchant vers le visiteur, il lui tendit la main.

« Pourquoi es-tu revenu en France ?

– Parce que je ne pouvais pas rester là-bas.

– Pourquoi es-tu ici ?

– Pour te demander du travail, parbleu !

– Ainsi ta lettre disait vrai ?… La maison que je t’ai laissée florissante…

– A dégringolé avec une étonnante vitesse, et ne m’appartient plus aujourd’hui. Je n’avais pas comme toi les qualités qu’il faut pour mener une si grosse affaire. Celle-là m’écrasait.

– De plus, tu étais joueur.

– De plus, j’étais joueur, comme tu le dis. Une guigne persistante, invraisemblable ! Je suis parti de New York avec juste le prix de mon voyage en seconde classe. Je ne possède à l’heure qu’il est rien que vingt sous dans ma poche et les vêtements qui sont sur mon dos. Je m’en moque pas mal. Je suis bien tranquille sur mon sort. Si je suis pauvre, tu es riche. Tu emploies un personnel considérable et, ici comme en Amérique, tu auras une petite place pour ton bon cousin que tu aimes tant et qui te le rend si bien !… »

Le millionnaire frissonna de la tête aux pieds.

« Une place ici… dans l’usine… impossible !

– Pourquoi donc ? demanda Ovide du ton le plus agressif.

– Parce que je ne le veux pas… répliqua brusquement l’industriel. D’ailleurs je ne te dois rien. En Amérique, j’ai subi tes exigences. Je t’ai mis dans les mains une fortune. Est-ce ma faute si tu n’as point su la garder ?

– Paroles inutiles ! dit Ovide. Tu ne consentiras jamais à laisser dans la misère un proche parent qui t’est si attaché… et qui en sait si long…

– Bref, tu me fais comprendre que je suis à ta merci plus que jamais ! Tu me mets le couteau sur la gorge, comme à New York !

– Chut ! chut ! le vilain mot, cousin, fit Ovide en ricanant.

– Tu te dis : « J’ai son secret. Il tremblera toujours devant moi et la peur lui fera faire ce que je voudrai. »

– Eh ! eh ! il pourrait bien y avoir quelque chose de cela ! Trouverais-tu que je n’ai pas raison ?

– Tu fais de moi la victime d’un chantage odieux.

– Encore des gros mots !… L’air de France te rend grincheux. Tu étais plus gentil que cela, en Amérique.

– Cessons ces plaisanteries idiotes. Je suis moins à ta discrétion que tu ne le crois.

– En vérité, cousin ! et comment cela ?

– Oui, tu peux me perdre d’un mot, mais à quoi ça te servirait-il ? Crois-tu que je subirais, vivant, un scandale ? À la première rumeur, je me ferais sauter la cervelle, et pas un sou de ma fortune ne te reviendrait, car cette fortune appartient tout entière à ma fille. Ton intérêt est donc de me ménager. »

Ovide comprit sans peine que, en poussant Jacques Garaud au désespoir, il risquait de fermer à jamais le coffre-fort où il comptait bien puiser indéfiniment. Donc, il fallait agir par la douceur plus que par la violence. Ovide, en conséquence, reprit mielleusement :

« Mais enfin, voyons, tu as bon cœur… tu es tout à fait incapable de laisser un parent dans la misère.

– Je te mettrai à même de vivre à ton aise.

– Loin de toi ?

– Oui. Nous nous verrons le moins souvent possible.

– Voilà qui n’est pas gracieux… Tu me permettras bien d’aller te serrer la main à ton hôtel de la rue Murillo, et de voir ma cousine que j’aime à la folie quoiqu’elle ne m’aime guère.

– Plus tard.

– Soit ! Apprends-moi ce que tu vas faire pour moi.

– Te constituer une rente de douze mille francs.

– Mille francs par mois… dit Ovide en faisant la moue, quoiqu’il fût, au fond, plus satisfait qu’il ne voulait le paraître.

– Je vais te remettre cinq mille francs pour te monter, et j’y joindrai le premier mois de ta rente.

– Soit, dit Ovide avec un sourire. Chaque mois je viendrai toucher ici un joli billet de mille.

– Ici… non, répliqua vivement l’industriel ; l’argent sera remis à l’adresse que tu m’indiqueras.

– Chez moi, alors au logement que je vais louer, et permets-moi d’espérer que tu viendras bien, en bon parent, me serrer la main à mon domicile.

– J’irai… mais souviens-toi que j’ai fait du premier coup tout ce que je pouvais faire, et que, si tu m’adressais des menaces, il nous arriverait malheur à tous les deux ! »

Paul Harmant prit une liasse de billets de banque, en détacha six et les tendit silencieusement à son ex-associé.

« Merci, cousin ! s’écria ce dernier. Maintenant je voudrais te prier de déjeuner avec moi, afin de fêter notre réunion.

– Aujourd’hui, c’est impossible. Quand tu auras élu domicile quelque part, tu me feras voir ton installation.

– C’est convenu. Bons amis toujours. Si par hasard tu avais besoin de moi, songe que je suis là ! »

En ce moment le garçon de bureau se présenta.

« Qu’est-ce ? demanda l’industriel.

– C’est M. Lucien Labroue qui désire vous parler. »

En entendant ce nom, Ovide tressaillit, et au moment où le jeune homme franchit le seuil, il le dévora du regard.

« Je me retire, monsieur Harmant… » fit-il ensuite.

« C’est bien le nom de Labroue que ce garçon vient de prononcer, et l’ingénieur assassiné et volé par Jacques Garaud se nommait Labroue. Le fils de la victime au service du meurtrier. Cela doit être, et c’est pour cela que mon cher cousin n’a pas voulu me donner d’emploi dans sa maison. »

Lorsque Paul Harmant se retrouva seul après un court entretien avec Lucien Labroue, il se laissa tomber accablé sur son siège.

« C’est à croire que le diable se mêle de mes affaires ! murmura-t-il. Tout se réunit pour me parler du passé… pour évoquer devant moi des fantômes ! Lucien Labroue, Jeanne Fortier, Ovide !… Un mot d’Ovide à Lucien suffirait pour me perdre. Oh ! ces trois êtres, si je pouvais les anéantir ! »

Tout à coup, brusquement, il dit en se dressant :

« Pourquoi désespérer ? Je tiens Ovide par l’argent. Lucien ne voit en moi qu’un bienfaiteur. Quant à Jeanne, on la reprendra. Je m’effrayais à tort. Rien n’est perdu, rien n’est compromis. Je suis prévenu, d’ailleurs, et je veille… »

* * *

Cinq jours après, Paul Harmant recevait ce mot :

« Cher cousin,

« J’ai découvert un gîte, avenue de Clichy, numéro 192, aux Batignolles. Je compte avoir à bref délai le plaisir de t’y recevoir. Tu me préviendras la veille et je ferai venir le déjeuner du Restaurant du père Latuile. »

Paul Harmant reçut la lettre et la brûla après avoir gravé l’adresse dans sa mémoire. Pour échapper aux idées sombres qui l’obsédaient, l’industriel quittait dès le matin l’hôtel de la rue Murillo où Mary s’ennuyait.

Mary avait revu une seule fois Lucien et s’était montrée charmante pour lui ; si charmante que le fiancé de Lucie évitait de se rencontrer avec la fille du millionnaire.

Du corps et de l’âme, Mary souffrait. Son amour méconnu lui brisait le cœur et augmentait ses douleurs physiques ; elle devenait de jour en jour plus pâle et plus amaigrie, si bien que Paul Harmant, oubliant ses propres angoisses, se tourmentait de l’état de sa fille. Les médecins déguisaient leur impuissance sous cette formule :

« Mariez cette enfant… »

Un matin, Mary résolut de porter à son père le coup qu’elle préparait depuis longtemps. À demi couchée sur une chaise longue auprès de la fenêtre, elle laissait errer dans le vague les regards de ses yeux attristés. Son père entra. En entendant marcher derrière elle, l’enfant tourna la tête et, voyant son père, elle appela sur ses lèvres un sourire d’une expression navrante. La pâleur de Mary avait augmenté ; la tache rouge de ses pommettes tranchait sur cette pâleur.

Le millionnaire vint s’asseoir près de sa fille, lui prit les mains et les trouva brûlantes.

« Tu as la fièvre, mignonne… dit-il. Tu souffres ?

– Oui, c’est vrai, je souffre… Je souffre beaucoup…

– Où est ton mal ?

– Au cœur. »

L’assassin de Jules Labroue tressaillit.

« Tu ne m’avais jamais parlé de ce mal.

– C’est qu’il est de date récente… Père, ajouta la jeune fille en baissant la voix, je dois te dire la vérité tout entière.

– Parle, ma chérie. »

Mary prit à son tour les mains de son père, et, tournant vers lui ses yeux pleins de larmes, elle lui dit :

« Ma plus grande souffrance, vois-tu, c’est la peur de t’affliger qui en est la cause. J’ai bien compris que tu rêvais pour moi ce qu’on appelle un beau mariage.

– C’est vrai. J’ambitionne pour toi des destinées si hautes, que tu seras enviée de toutes les femmes.

– Eh bien, père, il ne faut plus ambitionner cela. Un seul mariage peut me donner le bonheur. S’il ne s’accomplit point, je ne me marierai jamais. Père, depuis deux mois, je souffre de te cacher le secret qui remplit mon âme… J’aime quelqu’un. »

Jacques Garaud frissonna de tout son corps.

« Lucien Labroue, n’est-ce pas ? s’écria-t-il.

– Tu le savais ? balbutia Mary en cachant sa figure.

– Je l’avais deviné.

– Eh bien, oui, c’est lui que j’aime… plus que tout au monde excepté toi, et que j’aimerai toujours. »

Paul Harmant était devenu aussi pâle que sa fille.

« Mais, répliqua-t-il, cet amour est insensé !…

– Oh ! ne me dis pas cela ! reprit la jeune fille dont les sanglots éclatèrent. Pourquoi serait-il insensé, cet amour ? Lucien Labroue est pauvre, et nous sommes riches, c’est vrai. Mais qu’importe cela ? Lucien a le talent, le courage, la volonté, par conséquent l’avenir. Je l’aime !… Père, tu ne veux pas que je te quitte. Eh bien, avec Lucien devenu ton associé, je resterais sans cesse auprès de toi. Tu aurais deux enfants au lieu d’un, voilà tout. Est-ce que ce ne serait pas bon ? – Père, m’aimes-tu ? reprit la jeune fille.

– Si je t’aime, mon enfant adorée ! »

Et l’assassin de Jules Labroue pressa Mary contre son cœur avec une effusion de paternelle tendresse.

« Alors père, tu ne voudrais pas me voir mourir ?

– Je donnerai ma vie pour sauver la tienne.

– Il ne s’agit pas de donner ta vie, mais seulement d’accepter Lucien pour fils. Si tu veux bien, je suis sûre que ma santé va renaître. Si tu refuses… ah ! père, c’est toi qui m’auras tuée. Refuses-tu ? »

Paul Harmant prit sa tête entre ses deux mains.

« Ma fille bien-aimée, ne me demande pas cela.

– Pourquoi ?

– Lucien Labroue ne peut être ton mari.

– Je n’en veux pas d’autre que lui… »

L’enfant, d’une voix faible, prononça ces mots :

« Je n’oublierai pas, je mourrai ! »

Et elle s’abattit sur le dossier de son siège, évanouie. Paul Harmant, éperdu, se précipita à ses genoux.

« Mary… ma bien-aimée Mary, s’écria-t-il. J’accepte le sacrifice… Entends-moi, réponds-moi… Tu seras sa femme… »

Mary ne répondait pas. Son visage demeurait livide. Ses yeux restaient fermés. Le millionnaire devenait fou d’épouvante. Il prit les mains de sa fille. Elles étaient glacées.

« Morte ! cria-t-il avec effarement. Je l’ai tuée ! »

À cette minute, l’enfant fit un mouvement léger.

« Elle revient à elle… » murmura le père.

Saisissant Mary, il la souleva et la porta jusqu’à son lit, où il l’étendit. Quelques gouttes de sang vinrent aux lèvres de la jeune fille, Mary ouvrit les yeux, promena un regard vague autour d’elle et reconnut son père.

« Lucien ?… murmura-t-elle d’une voix très basse.

– Oui… répondit le millionnaire. Tu vivras pour l’aimer. »

Ces mots galvanisèrent la malade. Elle prit dans ses mains la tête de son père, l’embrassa et tout bas, lui dit :

« Tu me le donneras alors ?

– Je te le jure !…

– Ah ! je suis heureuse ! La joie me rend des forces et me rendra bientôt la santé… Je ne veux pas mourir… »

Paul Harmant quitta la chambre. Au moment d’atteindre la porte il se retourna et jeta un dernier regard, plein d’angoisse, au pâle visage que le doigt de la mort semblait avoir déjà touché.

« À ce soir », dit-il en s’efforçant de sourire. Dans la cour de l’hôtel la voiture attendait tout attelée. L’industriel donna l’ordre de le conduire à Courbevoie. Un combat se livrait dans son âme, mais l’issue n’en était plus douteuse, puisqu’il s’agissait de sauver Mary.

« Advienne que pourra ! dit-il. Il faut que ce mariage se fasse… Ne serait-ce point d’ailleurs un moyen de détourner de moi la vengeance de Lucien Labroue, si quelque hasard funeste venait lui révéler le passé ? Oserait-il soulever un scandale autour de l’homme dont il aurait épousé la fille ? Évidemment non ! Cette union qui me faisait peur sera peut-être pour moi le salut ! »

En arrivant à l’usine, l’industriel pria Lucien Labroue de l’accompagner dans son cabinet.

Brusquement, il dit au jeune homme :

« Mon cher Lucien, êtes-vous satisfait de votre position ?

– Comment ne le serais-je point ? répliqua Lucien. Grâce à votre libéralité, je gagne assez d’argent pour ne pas même dépenser le tiers de mes appointements. Ce sera donc pour moi, au bout de quelques années, une fortune certaine.

– Fortune qui doit vous permettre de réaliser la grande ambition de votre vie. Ambition louable que je connais. »

Lucien regarda son interlocuteur avec surprise.

« Ce que je vous dis là vous étonne, fit Paul Harmant. J’ai causé longuement de vous avec Georges Darier, mon avocat et votre ami. J’ai appris par lui que vous désiriez plus que tout au monde faire reconstruire, sur des terrains qui vous appartiennent à Alfortville, les ateliers que votre père y possédait jadis.

– Tel est en effet le but de ma vie, et je crois honorer la mémoire de mon pauvre père en agissant ainsi.

– Je vous approuve, je vous admire, et je vais vous en donner la preuve sans réplique, en vous fournissant le moyen d’atteindre plus vite ce que vous appelez le but de votre vie. L’usine où nous sommes ne peut suffire à exécuter les travaux commandés dont le nombre et l’étendue iront en s’augmentant. Vous constatez cela comme moi, n’est-ce pas ?

– Il est impossible de ne le point constater. J’ai même eu l’honneur de vous dire qu’il arriverait un moment où vous seriez obligé d’acheter d’autres terrains pour y construire de nouveaux ateliers.

– Vous avez eu raison… et ce moment est venu.

– Vous avez des terrains en vue ?

– Oui… les vôtres…

– Mais je ne veux pas les vendre, vous le savez bien…

– Aussi, je ne vous propose pas de vous les acheter. Pour donner à mon industrie les développements immenses qu’elle comporte, j’ai besoin qu’un homme de talent et d’expérience devienne à bref délai mon associé. Cet associé… ce sera vous.

– Moi ! Mais mes terrains ne représentent pas la millième partie de la valeur de vos constructions et de votre matériel.

– Je sais cela et ne m’en inquiète point. Sur les terrains que vous possédez à Alfortville, je ferai construire à mes frais une usine de la même importance que celle-ci et, par un acte régulier, je vous rendrai propriétaire. Ce sera votre apport dans l’association. Nos deux usines fonctionneront parallèlement, et chaque année nous ferons le partage des bénéfices. Que pensez-vous de ma proposition ?

– Monsieur, en vous écoutant, je me demande si je rêve.

– Non, vous ne rêvez pas ; l’offre est sérieuse.

– Je n’ose l’accepter… Pour la mériter, je n’ai rien fait.

– Savez-vous comment moi, simple mécanicien, ne possédant que beaucoup de courage et quelque habileté dans mon métier, je suis devenu l’associé de James Mortimer ?

– Par le travail.

– Oui, certes, mais non comme vous l’entendez. Cet industriel, voyant en moi un travailleur doué d’aptitudes, m’a donné la main de sa fille en m’associant à lui. »

Lucien tressaillit. Jacques Garaud continua :

« Pourquoi ne suivrais-je pas l’exemple de Mortimer ? Pourquoi me montrerais-je moins généreux ? La part de fortune que je vous propose serait la dot de ma fille…

– Melle Mary deviendrait ma femme ?… balbutia Lucien.

– Sans doute… fit le millionnaire avec un sourire un peu contraint. Mary vous a distingué, mon cher Lucien ; je ne pouvais qu’approuver son choix, car je vous estime et je vous aime.

– Monsieur, dit vivement Lucien, l’offre que vous voulez bien me faire me prouve votre estime et votre sympathie… J’en suis fier et touché, mais je ne puis l’accepter.

– Pourquoi ? demanda Jacques Garaud étonné et inquiet. Ne m’aviez-vous donc point compris ?… J’ai dit que Mary vous avait distingué. J’aurais dû dire qu’elle vous aime… Elle vous aime à en mourir.

– Monsieur, fit Lucien d’une voix émue, votre franchise appelle la mienne. Mon cœur ne m’appartient plus.

– Vous aimez quelqu’un ?

– Oui, une jeune fille que j’ai juré d’épouser, et rien au monde ne me ferait manquer à mon serment.

– Une enfant sans fortune, je le parierais.

– Et vous ne vous tromperiez point. Elle ne possède rien.

– Mon cher Lucien, l’amour passe… l’argent reste.

– Mon amour est impérissable et la fortune n’est rien.

– Vous réfléchirez… Vous vous souviendrez que Mary vous aime profondément. Elle peut mourir de votre refus…

– Je vous supplie, monsieur, de ne pas insister.

– Je n’insisterai pas ; mais, encore une fois, je vous engage à réfléchir ; votre avenir est en jeu… songez-y !… »

Le jeune homme s’inclina et sortit. Le grand industriel se mit à marcher avec agitation dans son cabinet.

« Il aime ailleurs, murmura-t-il d’une voix sifflante, il aime une jeune fille sans fortune… il refuse d’épouser mon enfant, et ce refus peut être la cause de la mort de Mary. Ah ! non ! non ! il n’en sera pas ainsi ! Ma fille avant tout ! Périsse le monde pourvu que ma fille vive ! »






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