Deuxième partie : Les Métamorphoses d’Ovide
IV
◄   III V   ►





Mary s’était reposée pendant quelques heures, et avait trouvé dans le sommeil un calme relatif et un peu de force. Dans l’après-midi, elle s’était fait conduire chez Mme Augustine, sa couturière. Lucie, en même temps qu’elle, y arrivait.

« Ah ! ma chère petite, lui dit Mary, je suis bien aise de vous rencontrer… Vous n’êtes point venue me voir.

– N’ayant rien à essayer à mademoiselle, je n’ai pas cru pouvoir me permettre de la déranger.

– Vous savez bien que votre présence m’est agréable. D’ailleurs je vais commander à Mme Augustine une foule de robes et de costumes, et vous viendrez me les essayer. Savez-vous, Lucie que j’ai un caprice ?

– Lequel, mademoiselle ?

– Celui d’aller vous visiter chez vous.

– Vous trouverez une chambrette modeste, mais vous serez reçue par un cœur reconnaissant et dévoué.

– Je n’en doute pas. Donnez-moi votre adresse écrite. »

Lucie écrivit sur un carré de papier le nom du quai Bourbon et le numéro de la maison. Mary serra ce papier. Mary regagna l’hôtel de la rue Murillo. Cinq heures sonnaient. Le retour de Paul Harmant pouvait se faire attendre.

Tout en se sachant fiévreusement attendu, l’industriel tardait volontairement et se demandait avec épouvante ce qu’il allait répondre aux questions de sa fille. Enfin, à six heures et demie, il lui fallut rentrer. Il monta à l’appartement de Mary. La jeune fille courut à sa rencontre et lui sauta au cou.

« Je vois que cela va bien ! lui dit-il.

– Oh ! tout à fait bien, père. Mais toi, père, qu’as-tu fait ? M’apportes-tu la joie, l’espérance ?

– Oui, chère enfant, je t’apporte l’espérance.

– Tu as dit à Lucien que je l’aimais ?

– Peste ! Comme tu y vas !

– Sans froisser les convenances, tu pourrais faire comprendre à M. Lucien qu’une demande serait bien accueillie.

– J’ai résumé brièvement notre conversation chez Georges Darier au sujet des terrains d’Alfortville, et j’ai ajouté : « L’usine bâtie sur ces terrains sera la dot de ma fille. » On ne pouvait mieux dire, n’est-ce pas ?

– Impossible ! Qu’a répondu M. Lucien ?

– Lucien Labroue est un jeune homme plein de délicatesse. Il regardait la possibilité d’une association et d’une alliance comme incompatible avec la modestie de sa situation.

– Enfin, a-t-il accepté ? demanda Mary.

– Il accepte… mais avec cette délicatesse dont je parlais à l’instant, il a mis à son assentiment une condition. Il a inventé une machine fort ingénieuse qui peut et doit rapporter beaucoup d’argent. Il désire, avant de donner suite à nos projets, réaliser l’invention dont il s’agit. Ce sera son apport dans la communauté, et ainsi son amour-propre n’aura point à souffrir. »

Rien n’était plus vraisemblable. Mary ne pouvait soupçonner et ne soupçonna point un mensonge.

« Sa résolution est d’une âme noble, répondit-elle ; je la comprends et je l’approuve. Mais il est une chose dont tu ne m’as point parlé… Lucien m’aime-t-il ? »

La question était singulièrement embarrassante pour le faux Paul Harmant. Elle le forçait à mentir encore, s’il ne voulait briser le cœur de sa fille.

« Qui donc ne t’aimerait ? fit-il d’un ton mal assuré.

– Ce n’est pas répondre… M’aime-t-il ?

– Il ne m’a pas fait d’aveu positif, mais l’éclat de ses yeux et le rayonnement de sa figure parlaient pour lui. Je ne pouvais me tromper à son expression de joie profonde. D’ailleurs, puisqu’il accepte ce mariage, c’est qu’il éprouve pour toi une inclination véritable. Lucien Labroue n’est pas un homme à enchaîner sa vie, à sacrifier son indépendance à une fortune, quelle qu’elle soit.

– Je le crois, père. Dis-moi… l’attente sera-t-elle longue ?

– Pour réaliser l’invention, peut-être faudra-t-il quelques mois.

– Je prendrai patience. Mais Lucien me fera la cour. À cette heure, tu peux le traiter comme un gendre futur…

– Je le ferai certainement… Lucien viendra souvent ici.

– Et il me confirmera la bonne nouvelle ?

– Sans doute.

– Eh bien, me voilà satisfaite, dit Mary joyeusement ; j’attendrai. Seulement, toi, père, tu tâcheras d’abréger l’attente.

– J’ai non moins hâte que toi de voir accomplir ce mariage.

– Grâce à toi, ta fille sera la plus heureuse des femmes ! »

Paul Harmant se demandait avec épouvante comment il sortirait de l’impasse dans laquelle il venait de s’engager. Tout à coup un éclair lui traversa l’esprit et les nuages sombres entassés sur son front disparurent. Mary fut d’une gaieté folle pendant toute la soirée ; quand elle regagna sa chambre, elle était littéralement transfigurée et ne semblait plus malade.

« Ce mariage la sauverait, se dit le millionnaire ; il faut qu’il se fasse. »

Le lendemain il devait se rendre à Courbevoie de grand matin pour surveiller la mise en caisse de grandes pièces mécaniques qu’il envoyait à Bellegarde. Un mécanicien chef et deux ouvriers ajusteurs se tenaient prêts à accompagner cet envoi. L’absence de ces hommes devait durer quinze jours ou trois semaines. On était au samedi. La date de l’expédition par le chemin de fer était fixée au lundi suivant. En arrivant à l’usine, le millionnaire trouva Lucien Labroue à son poste, dirigeant les ouvriers. Il lui tendit affectueusement la main.

« Vous pressez les travaux de Bellegarde ? dit le patron.

– Oui, monsieur. Il reste peu de chose à terminer.

– Il faut que demain, à la première heure, les colis soient au chemin de fer… Avez-vous prévenu les mécaniciens et le contremaître qui doivent aller faire l’installation ?

– Ils partiront lundi matin.

– Votre présence là-bas serait singulièrement utile.

– Si vous le croyez, je suis prêt. Quand dois-je partir ?

– Lundi, par le même train que le contremaître et ses hommes. Je vous donnerai dans l’après-midi mes dernières instructions. Vous veillerez, n’est-ce pas ? à ce que demain, au point du jour, on parte pour le chemin de fer.

– Je coucherai ici, monsieur, afin de veiller au départ.

– Je vous en saurai gré. Il est entendu que vous toucherez une indemnité de déplacement de cinq mille francs. Vous voudrez bien m’écrire chaque jour pour me tenir au courant de ce qui se passera à Bellegarde. J’y tiens beaucoup…

– Je n’y manquerai pas, monsieur. »

Les deux hommes se séparèrent. Paul Harmant gagna son cabinet, en se disant :

« L’absence de Lucien Labroue durera tout au moins quinze jours et, s’il le faut, je trouverai moyen de la prolonger. Pendant cette absence, j’aurai le temps de prendre des informations. Quelle femme s’est emparée de Lucien ? À quelle intrigante a-t-il promis le mariage ?… Et malheur à celle qui s’est fait la rivale de ma fille ! Je la briserai… Rien de plus facile d’agir sans se compromettre. Je suis assez riche pour payer la disparition d’une femme. »

L’ex-contremaître qui marchait à grands pas dans son cabinet s’arrêta brusquement.

« Un complice… murmura-t-il. Mais ce sera me mettre sous la domination de cet homme, comme je suis déjà à la merci du misérable Ovide Soliveau… Ovide Soliveau… Pourquoi ne m’adresserais-je pas à lui ? Son intérêt est de me servir, et la perspective de gagner de l’argent le rendra capable de tout. Décidément, Ovide est l’instrument qu’il me faut. Je le verrai ce soir. »

Vers quatre heures de l’après-midi, Lucien Labroue vint avertir M. Harmant que la mise en caisse des grandes pièces à destination de Bellegarde était terminée et qu’on s’occupait du chargement sur les camions.

« Bien… » répondit l’industriel qui ajouta, en prenant divers papiers sur son bureau :

« Voici les plans des travaux que vous aurez à diriger à Bellegarde, et voici les projets de ceux à exécuter. Voici en outre deux bons à toucher à la caisse ; l’un est de cinq mille francs et représente votre indemnité de déplacement. L’autre est de quinze cents : il vous servira à défrayer de toutes choses les ouvriers qui les accompagnent. Bon voyage et écrivez-moi tous les jours. »

Lucien Labroue serra la main que lui tendait son patron et se retira. L’industriel monta dans sa voiture.

« Aux Batignolles… avenue de Clichy. Vous ferez halte à l’entrée de l’avenue… »

À l’endroit désigné, Jacques Garaud descendit, commanda de l’attendre, et suivit à pied l’avenue jusqu’au numéro indiqué par Ovide. Là, il se trouva en face d’un mur que trouait une porte. Derrière ce mur, on apercevait le toit d’un pavillon entouré d’arbres. Il agita vigoureusement la sonnette. Quelques secondes s’écoulèrent. Ovide Soliveau parut, rasé de frais, le chapeau sur la tête, vêtu avec soin, bien chaussé, bien ganté. Évidemment il se préparait à sortir. Il poussa une exclamation.

« Toi, cousin ! dit-il ensuite. Voilà de la chance ! Cinq minutes plus tard tu ne me trouvais pas.

– Est-ce une affaire importante qui t’appelle au-dehors ?

– Nullement. Histoire de me balader sur les boulevards.

– Alors, reste avec moi, nous avons à causer.

– Est-ce que quelque chose ne va pas à ton gré ?

– Entrons chez toi, je te dirai tout. »

Ovide fit traverser à son ex-patron le petit jardin, ouvrit devant lui la porte du pavillon, et l’introduisit dans une pièce proprement meublée, et tenue avec beaucoup de soin.

« Tu vois, cousin, que depuis que je vis de mes rentes, ou plutôt des tiennes, j’ai de l’ordre ! dit Soliveau en riant. Une femme de ménage me sert de valet de chambre.

– Tu es très bien installé, mais ce n’est point de ton installation qu’il s’agit, répliqua Paul Harmant. Le motif de ma visite est important. Causons… Nous dînerons ensuite.

– Ne pouvons-nous causer en dînant ?

– Non.

– Oh ! oh !… le huis clos ? C’est grave alors… »

Le grand industriel, sans prendre le siège que lui indiquait Ovide, passa la main sur son front et commença ainsi :

« Lors de la visite que tu es venu me faire à Courbevoie, tu as affirmé que tu serais toujours prêt à me servir.

– Je te l’affirme de nouveau, tu peux disposer de moi.

– Ferais-tu tout ce que je te dirais de faire ? Comprends bien la valeur de ce mot : TOUT…

– Oui, parbleu ! TOUT signifie que je devrais obéir à n’importe quel ordre, même s’il s’agissait d’allumer un joli petit incendie, comme tu le fis autrefois. Est-ce cela ?

– C’est plus que cela. »

Le Dijonnais ébaucha un geste de stupeur et murmura :

« Diable ! s’il ne s’agit pas de feu, il s’agit de sang ?

– Dans ce cas, que répondrais-tu ?

– Que ce n’est point dans mes habitudes. Je suis un brave garçon de mœurs douces et d’inclinations pacifiques.

– Il s’agit de mon salut. Or, me sauver, c’est conserver pour toi la position que je t’ai faite !

– Es-tu donc en péril ? demanda vivement Ovide.

– Oui.

– Alors, je suis prêt à tout… sans exception. Qui te menace me menace. Tu es mon bailleur de fonds et je tiens à te conserver intact ! Est-ce que le passé reviendrait sur l’eau ? Il y a prescription.

– Il n’y a jamais de prescription pour le scandale, et le scandale me perd aussi sûrement que la cour d’assises.

– Explique-toi donc, et franchement.

– Je te dirai tout. Lors de mon arrivée à Paris, un hasard diabolique a jeté sur ma route le fils de Jules Labroue.

– Celui que tu as… oui… connu… Je le savais. On a prononcé son nom devant moi, tandis que je me trouvais dans ton cabinet, à l’usine. Dame ! je possède un peu de jugeote, j’ai deviné que c’était le fils de l’autre, et j’ai trouvé très malin d’avoir amené ce jeune homme chez toi pour le tenir sous ta main, et pour savoir ce qu’il pense.

– C’est parce que je connais la pensée de Lucien Labroue que je l’ai pris avec moi, répondit Jacques Garaud.

– Et cette pensée ?…

– Le but de sa vie est de venger la mort de son père.

– La mort de son père est vengée, puisqu’un jury plein d’intelligence a condamné Jeanne Fortier à la réclusion.

– Il ne croit pas Jeanne Fortier coupable. Il a le pressentiment de la vérité. C’est Jacques Garaud qu’il accuse et dont il nie la mort…

– Diable ! Mon opinion se modifie. Puisqu’il en est ainsi, la présence de Lucien Labroue chez toi est dangereuse.

– Elle le deviendrait surtout si la fatalité voulait qu’il rencontrât Jeanne Fortier, et que cette femme me reconnût.

– Jeanne Fortier est en prison et n’en sortira jamais…

– Elle s’est évadée. Elle est libre…

– Libre ! Saperlipopette, mauvaise affaire ! Ils pourraient en effet se rencontrer, et il ne le faut pas. Bref, c’est Lucien Labroue que tu juges opportun de supprimer ?

– Non, répondit le millionnaire.

– Jeanne Fortier, peut-être ?

– J’ignore où elle se trouve.

– Alors, je donne ma langue aux chats.

– Je vais m’expliquer… Tu sais si j’aime ma fille Mary !… Je l’aime à mourir, si elle mourait… et tu sais qu’elle est bien malade.

– Il faut qu’elle vive… et le plus longtemps possible, diable ! Mais qu’est-ce que ta fille vient faire dans tout cela ?

– Mary aime Lucien Labroue.

– Et c’est cela qui te chiffonne ! fit gaiement Ovide. Mais ce béguin de Mary pour Lucien Labroue est ta planche de salut ! Dépêche-toi de donner ta fille au jeune homme. Une fois que le maire aura prononcé conjungo, plus rien à craindre. Supposons que Lucien, devenu ton gendre et ton associé, rencontre Jeanne Fortier… Supposons qu’ils cherchent ensemble le véritable meurtrier de Jules Labroue, et qu’ils le trouvent ; il est clair que Lucien lui-même imposerait silence à Jeanne Fortier. Pourrait-il provoquer un scandale autour de l’homme dont il aurait épousé la fille ? Jamais de la vie.

– J’avais fait ce calcul en apprenant l’amour de Mary pour Lucien… mais le mariage est impossible.

– Est-ce que le jeune homme serait déjà marié par hasard ?

– Il n’est pas marié, mais il aime une jeune fille.

– Elle est donc si riche, cette jeune fille ?

– Elle ne possède pas un sou.

– En voilà un idiot ! C’est trop bête, c’est invraisemblable !

– Soit, mais Lucien a refusé la main de Mary.

– Je commence à comprendre. C’est la péronnelle qui vient mettre des bâtons dans les roues qu’il s’agit de supprimer…

– C’est elle !

– Quand elle aura disparu, Lucien Labroue ne sera pas assez nigaud pour laisser échapper la fortune que tu lui offres…

– C’est sur cela que je compte pour sauver ma fille.

– Eh bien, cousin, je me charge d’arranger l’affaire. Avant peu ma cousine s’appellera Mme Lucien Labroue. Comment se nomme la particulière de ce coco-là, et où perche-t-elle ?

– Je n’en sais rien, mais voici un expédient auquel j’ai pensé, et qui peut nous amener à découvrir ce que j’ignore. J’envoie Lucien passer trois semaines à Bellegarde pour mettre en place des machines et relever des plans. Il couchera ce soir à l’usine afin de pouvoir faire expédier demain, dès la première heure, les machines qu’il accompagnera au chemin de fer. Il partira lundi matin…

– Pas un mot de plus ! interrompit Ovide… C’est compris ! Ayant son dimanche libre, et filant le lundi, il consacrera la journée à faire à son idole les plus touchants adieux… Donc il faut établir une surveillance et savoir où le jeune homme ira traîner ses guêtres en sortant de l’usine.

– As-tu besoin d’argent ? demanda Jacques Garaud.

– Regarde comme je suis gentil, cousin, je ne te demande rien quant à présent. Quand nous connaîtrons la besogne, nous ferons le prix. Où se trouve le logement particulier de Labroue ?

– Rue de Miromesnil, numéro 87.

– Suffit, on le filera. Maintenant allons dîner…

– Laisse-moi partir le premier. Je vais envoyer mon cocher prévenir chez moi que je ne rentre pas dîner.

– Moi, j’irai attendre au restaurant du père Latuile. »… Jacques Garaud quitta son prétendu cousin vers onze heures du soir.

« Ovide est bien l’homme qu’il me fallait, pensait-il. Avec lui, je triompherai de tous les obstacles. »

Le Dijonnais se disait de son côté :

« Peste ! Il s’agit de conserver mes rentes ! Quant au prix du travail, j’aurai soin qu’il atteigne un chiffre coquet ! »






◄   III V   ►