Deuxième partie : Les Métamorphoses d’Ovide
II
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Dès le lendemain, Lucien prenait possession de son emploi chez Paul Harmant. Il faisait transformer en atelier de dessin la grande pièce voisine de la bibliothèque, puis il se mettait en mesure de rassembler quelques dessinateurs.

Il trouva trois petites pièces au quatrième étage d’une maison de la rue Miromesnil, et il en prit possession, tandis que de son côté Jeanne Fortier s’installait à côté de Lucie.

L’entrée du fils de Jules Labroue chez Paul Harmant avait mis un élément de distraction dans la vie de Mary. Du jour où Lucien devint l’hôte assidu de la rue Murillo, la santé de la jeune malade parut se rétablir.

Ce changement soudain ne pouvait échapper aux regards vigilants de l’ex-contremaître. Il en conclut qu’il ne s’était point trompé en croyant découvrir dans le cœur de Mary un amour naissant pour le fils du mécanicien d’Alfortville ; il n’envisageait pas sans une certaine épouvante cet amour.

Mary s’éprenait de jour en jour davantage de Lucien Labroue, et celui-ci commençait à s’apercevoir de la trop grande bienveillance de la jeune fille à son endroit.

Cette bienveillance le mettait à la gêne, car il aimait passionnément Lucie, et tous les millions de la terre n’auraient pu le déterminer à transiger avec son cœur.

L’ouverture de l’usine vint, pendant un instant, non pas éteindre l’amour de Mary, mais l’enrayer. Lucien n’apparaissait plus que rarement à l’hôtel de la rue Murillo.

La surveillance des travaux réclamait sa présence à Courbevoie.

Mary souffrait en silence de cet éloignement et parfois elle allait sous un prétexte futile trouver son père à la fabrique, pour voir Lucien. De ces rares entrevues, elle emportait un peu de bonheur.

Un samedi, le fils de Jules Labroue reçut une lettre de Georges. Le jeune avocat l’invitait à déjeuner pour le lendemain. À l’heure indiquée, Lucien arriva rue Bonaparte. Il trouva chez Georges le peintre Étienne Castel. Celui-ci avait appris la situation importante qu’il occupait.

« Je vous félicite de votre succès, monsieur Labroue… dit-il. Je crois qu’un bel avenir s’ouvre devant vous.

– Je l’espère… répliqua Lucien, et je ne cache point que j’ai de hautes ambitions.

– Songeriez-vous à reconstruire les ateliers de votre père ?

– C’est un devoir que je me suis imposé et auquel je ne faillirai pas. Dès que j’aurai mis de côté la somme indispensable pour commencer les travaux, je les commencerai.

– Je te félicite de cette résolution, mon ami ! dit Georges. Et puisque nous songeons au passé, je vais te rendre compte des démarches que tu m’as prié de faire au sujet de cette condamnée.

– Jeanne Fortier ?… Eh bien ?

– Après sa condamnation elle est devenue folle…

– Folle ! s’écrièrent à la fois Lucien et Étienne Castel.

– Oui… et elle est restée pendant dix ans à la Salpêtrière.

– En est-elle sortie ?

– Oui. Un incendie, allumé par un obus pendant le siège produisit sur elle un effet de terreur qui lui rendit la raison avec le souvenir. Alors elle fut transférée à la maison centrale de Clermont où elle devait finir sa vie.

– Elle est morte ? demanda vivement Lucien.

– Non, mais il y a deux mois, trompant la surveillance, elle s’est évadée sous le costume d’une religieuse.

– Et on n’a point trouvé sa trace ?

– Non, mais son signalement a été envoyé dans toutes les directions et, tôt ou tard, la malheureuse se fera prendre.

– Pauvre femme ! murmura le fils de Jules Labroue. Tu avais raison de le dire, elle a beaucoup souffert. Qui sait si je la verrai jamais ; et j’aurais tant voulu la voir…

– Il paraît qu’elle avait fait faire des démarches pour connaître le sort de ses deux enfants dont son arrestation l’avait séparée. Ces démarches étant restées sans résultat, il est plus que probable qu’elle s’est enfuie pour les chercher elle-même.

– C’est en les cherchant qu’elle se livrera, on le croit…

– Pauvre mère ! on me parlait d’elle il y a quelques jours…

– Qui donc ? demanda Georges.

– Une femme qui jadis a suivi le procès. Elle me disait qu’effectivement Jeanne Fortier avait des enfants.

– Quelle espèce de femme ? fit le peintre avec curiosité.

– Une porteuse de pain qui se nomme Lise Perrin. »

À partir de ce moment l’entretien roula sur d’autres sujets. Le déjeuner s’acheva gaiement.

Lucien demanda à Georges la permission de le quitter de bonne heure et prit le chemin du quai Bourbon.

Lucie attendait en compagnie de maman Lison, devenue son inséparable. Jeanne trouvait le moyen de se rendre utile de mille manières à la jeune fille. L’ouvrière commençait à éprouver pour sa voisine une amitié filiale. Les manifestations de cette amitié mettaient souvent des larmes dans les yeux de la pauvre mère, qui se figurait par instant retrouver en Lucie sa fille. Lorsqu’elle vit Lucien franchir le seuil, elle voulut se retirer.

« Restez donc, lui dit le nouveau venu, c’est jour de fête pour Lucie, et vous en prendrez votre part. »

Jeanne ne demandait qu’à rester.

« Ah ? vous êtes bon, monsieur Lucien ! fit-elle avec émotion. Vous l’aimez bien, notre chère demoiselle ; mais je l’aime autant que vous ! Ne la quitter jamais, voilà ce que je voudrais…

– Cela viendra peut-être… Lorsque nous serons mariés, Lucie aura un appartement qu’il faudra entretenir. Si vous voulez nous suivre, vous vous chargerez de ce soin.

– Si je veux vous suivre ! s’écria Jeanne.

– Vous avez eu une excellente pensée, mon ami, dit Lucie à son tour ; si maman Lison m’aime, je le lui rends bien, il me semble trouver en elle la mère que je n’ai jamais connue.

– Et je vous adore, chère mignonne, comme si vous étiez ma fille ! » s’écria Jeanne en prenant Lucie dans ses bras.

Ce fut un moment d’émotion ineffable pour les deux femmes ignorant que les liens étroits du sang les unissaient, poussées l’une vers l’autre par la plus tendre affection.

« Maman Lison, fit Lucien au bout d’un instant, vous souvenez-vous, en nous entretenant de mon père, nous avons parlé de cette malheureuse condamnée pour un crime dont je la crois innocente ?

– Oui, oui, je m’en souviens ! répondit vivement Jeanne.

– Elle s’est évadée de sa prison il y a deux mois.

– Évadée ! s’écria Lucie. Ainsi elle est libre.

– Oui, mais on suppose qu’elle ne s’est enfuie qu’afin de chercher ses enfants, et on compte sur ses démarches imprudentes pour la reprendre. »

Jeanne frissonnait. Elle détourna la tête pour cacher sa pâleur livide… Plus que jamais elle comprenait qu’il lui fallait se taire et se cacher.

* * *

Le matin de ce même dimanche, Mary s’était levée plus tard que de coutume. La fille du millionnaire était ce jour-là singulièrement sombre et triste.

Mary souffrait véritablement. L’amour, dans ce cœur tout neuf, avait fait des progrès rapides. La jeune malade avait agi de manière à ce que Lucien ne pût ignorer la passion qu’il inspirait. Pourquoi donc semblait-il dédaigner cette passion ?

Le fils de Jules Labroue s’était bien aperçu des sentiments de la jeune fille, mais outre qu’il aimait Lucie exclusivement, l’énorme fortune de Paul Harmant lui semblait créer, entre lui et Mary, un abîme infranchissable. Il avait donc une double raison pour accueillir avec une froideur respectueuse les avances de Melle Harmant.

À de certaines heures, l’enfant se disait :

« Peut-être m’aime-t-il, mais, sans fortune, il n’ose lever les yeux sur moi. Il faut l’éclairer ; si je ne puis être à lui, je mourrai. »

La femme de chambre vint l’avertir que le déjeuner était servi. Mary descendit et rejoignit son père dans le petit salon. Il l’embrassa à deux ou trois reprises.

« Tu es sortie de chez toi ce matin plus tard que de coutume, chère mignonne, lui dit-il ensuite. Es-tu souffrante ?

– Un peu… répliqua la jeune fille. Mais ce n’est point cela qui m’a fait garder la chambre… J’étais en humeur de réfléchir. »

Ils gagnèrent la salle à manger.

« Voyons, reprit Harmant, après avoir servi sa fille, à quelles choses sérieuses pensais-tu ?

– Je me disais qu’il y a dans la vie plus d’ombre que de soleil et plus de souffrance que de joie.

– Que te manque-t-il pour être heureuse ?

– Je suis heureuse de ta tendresse, mais la tendresse d’un père ne suffit pas à remplir un cœur de jeune fille… J’aurai dix-neuf ans bientôt !… Ne songes-tu point à me marier ? »

L’ex-contremaître de Jules Labroue eut un petit frisson.

« Te marier déjà ! me séparer de toi ! murmura-t-il. Mais c’est ta présence qui me donne l’activité, l’ambition ! Si tu n’étais pas là, il me semble que je n’aurais plus qu’à mourir ! »

Et Jacques Garaud disait vrai. Depuis son retour en France il était, à de fréquents intervalles, assailli par des remords qu’il ne parvenait à chasser qu’en regardant sa fille.

« Tu as dû penser cependant plus d’une fois qu’un jour viendrait où mon cœur ne t’appartiendrait plus, plus à toi seul.

– J’y ai pensé souvent, et jamais sans souffrir ! Je sais que ce jour arrivera, mais j’essaie de le reculer. Et puis j’ai fait un rêve.

– Lequel ?

– Je veux pour toi un mari qui flatte ton orgueil.

– Flatter mon orgueil, à quoi bon ? Ce n’est pas dans les satisfactions vaniteuses qu’est le bonheur.

– Eh ! qui donc ne t’aimerait ? » s’écria Paul Harmant.

Mary sentit ses yeux se remplir de larmes. Elle pensait à Lucien Labroue. Puis elle releva la tête et dit :

« Je ne tiens pas à ce que l’homme que j’épouserai soit riche. Je ne lui demanderai que trois qualités : la franchise, la résolution et le courage. Avec cela, on a tout ce qu’il faut pour devenir quelqu’un, fût-on le plus modeste employé. »

Paul Harmant écoutait sa fille d’un air impassible. Au fond, il comprenait à merveille qu’elle venait de faire allusion à l’homme qu’elle aimait, à Lucien Labroue. Peut-être cet amour n’était-il pas encore arrivé au point où tout cède devant la passion, mais il existait, et son existence lui causait un profond effroi. L’idée de donner Mary à Lucien l’épouvantait. Il sentait un froid mortel glacer le sang de ses veines à la pensée de donner sa fille à celui dont il avait assassiné le père.

« Si tu veux, père, nous irions faire des visites, dit Mary. J’en dois une à Mme Williamson, dont la fille est mon amie.

– Parfaitement, et tandis que tu seras auprès de ton amie, je monterai chez Georges Darier.

– Oh ! j’irai le voir avec toi, fit Mary dont le visage s’illumina à la pensée que Georges lui parlerait de Lucien.

– Soit… tu m’accompagneras… Georges Darier m’a écrit et je n’ai pas encore eu le temps de lui répondre.

– Il te remerciait sans doute d’avoir accepté, sur sa recommandation, son ami, M. Labroue ?

– Oui, mais dans cette occasion, c’est moi qui suis son obligé. Il m’a rendu un véritable service en me le recommandant.

– Tu es content de M. Labroue ?

– Oui… c’est un garçon d’un réel mérite…

– Et avec cela si bien élevé, si correct, si gentleman, n’est-ce pas ? » ajouta vivement Mary.

Paul Harmant, sans répondre, regarda fixement sa fille. Mary devint pourpre.

Il était environ deux heures quand le père et la fille mirent pied à terre devant la maison du jeune avocat. Lucien Labroue avait quitté son ami depuis dix minutes. Georges causait avec son ancien tuteur Étienne Castel quand la servante Madeleine entra.

« Monsieur, dit-elle, c’est Paul Harmant et sa demoiselle…

– Ah ! par exemple, s’écria Georges, voilà une visite à laquelle je ne m’attendais guère ! Mon cher tuteur, je vais vous faire connaître mieux un des grands industriels de notre époque… le patron de Lucien Labroue. »

Tous deux se rendirent au salon.

« Cher monsieur Harmant, et vous, mademoiselle, soyez les bienvenus !… dit Georges en tendant la main au millionnaire et en s’inclinant devant la jeune fille.

– Je viens répondre à la lettre que vous m’avez adressée il y a quelques jours… répliqua Paul Harmant.

– Au lieu de vous écrire, j’aurais dû aller vous remercier moi-même, vous et Melle Mary, du bon accueil que vous avez fait à mon protégé. Excusez-moi, je vous en prie, et permettez-moi de vous présenter mon tuteur, Étienne Castel, dont vous connaissez certainement le nom.

– Je connais plusieurs de ses tableaux, répliqua Mary, et je suis grande admiratrice de son talent.

– Moi aussi… ajouta le faux Paul Harmant.

– Je ne saurais vous dire, monsieur Harmant, combien j’ai été heureux d’apprendre que Lucien Labroue était admis chez vous, reprit Georges. Croyez à ma reconnaissance.

– De la reconnaissance… interrompit Mary, il paraît que c’est nous qui vous en devons. Mon père affirme qu’en lui donnant M. Labroue, vous lui avez fait un véritable cadeau.

– En effet, appuya l’industriel, votre protégé est pour moi un collaborateur précieux.

– J’espérais bien qu’il en serait ainsi. Il n’en est pas moins votre obligé et vous regarde comme son sauveur ; si vous ne lui aviez point rendu la main, il s’abandonnait au désespoir.

– Au désespoir ?… répéta Mary palpitante.

– À quel propos ? demanda le faux Paul Harmant.

– Lucien Labroue était arrivé à douter de lui-même et de son avenir. Or, le doute amène le découragement, et le découragement conduit au désespoir. Il était temps qu’un peu de bonheur vînt cicatriser les blessures faites par un passé douloureux. »

Le ci-devant Jacques Garaud se trouva tout à coup singulièrement mis à la gêne par les paroles de l’avocat. Il allait se lever et partir lorsque Mary prit la parole.

« M. Lucien est sans famille, n’est-ce pas ? fit-elle.

– Oui… un crime l’a rendu orphelin », répliqua Georges.

La jeune fille frissonna de tout son corps.

« Un crime !… s’écria-t-elle… Père, est-ce qu’il t’en a parlé ?

– Sans doute… murmura le millionnaire. Mais je n’ai pas cru nécessaire de te répéter cette sombre histoire.

– Pourquoi donc ? M. Lucien est mon protégé aussi, à moi. Vous disiez donc, monsieur Darier, qu’un crime avait rendu M. Lucien orphelin ?… Racontez-moi ce drame.

– Jules Labroue, son père, revenait d’un court voyage. En arrivant à Alfortville au milieu de la nuit, en franchissant le seuil de son usine en feu, il fut assassiné.

– Mais c’est épouvantable, cela ! N’est-ce pas, père ! »

Le faux Paul Harmant se raidit contre l’émotion qui l’envahissait, et répondit d’une voix qu’il s’efforçait d’affermir :

« Oui… épouvantable…

– Et, reprit Mary, quels étaient l’assassin et l’incendiaire ?

– Une seule personne, s’il faut s’en rapporter à l’arrêt de la justice… une femme… la gardienne de l’usine… Elle a été condamnée, en cour d’assises, à la réclusion perpétuelle.

– Cette femme était un monstre !…

– À moins qu’elle ne fût une martyre, mademoiselle… répliqua Georges Darier.

– Que voulez-vous dire, monsieur ?

– D’après certains renseignements fournis à Lucien par la sœur de son père qui l’a élevé, des doutes se sont élevés dans l’esprit de mon ami sur la culpabilité de cette femme.

– Ces doutes, le tribunal ne les avait pas eus ?

– Non. Toutes les charges accablaient la prévenue.

– Comment, après cela, M. Lucien peut-il douter ?

– Les preuves ne lui paraissent point concluantes. Il espérait obtenir de la condamnée, Jeanne Fortier, des explications qui le mettraient sur la piste du vrai coupable. Malheureusement, il lui est impossible de retrouver cette femme. »

Le faux Paul Harmant sentit une sueur froide mouiller la racine de ses cheveux.

« Comment cela ? fit-il. Elle doit être en prison.

– Jeanne Fortier, il y a deux mois à peine, s’est évadée de la maison centrale de Clermont où elle était détenue.

– Évadée !… répéta l’ex-contremaître.

– Il est bien probable d’ailleurs qu’on ne tardera pas à la reprendre… continua Georges Darier. Lucien, ce matin encore, ignorait l’évasion de Jeanne Fortier. C’est moi qui la lui ai apprise. Il est désolé… Il attendait beaucoup d’un entretien avec cette femme.

– Mais, fit le millionnaire, il ne pourrait rien contre un criminel couvert par la prescription.

– Pardon, monsieur, il pourrait beaucoup. Si l’assassin s’était fait une position honorable, il le châtierait par le scandale. En certains cas la flétrissure publique ne laisse au coupable d’autre ressource que le suicide.

– Ah ! s’écria Mary, ce serait justice ! Puisse M. Lucien réussir dans son entreprise, et venger son père ! »

Paul Harmant se sentait défaillir. Georges Darier reprit :

« Le rêve de Lucien est de réunir une somme suffisante pour faire réédifier sur les terrains de feu son père une partie des ateliers incendiés ; il deviendrait l’artisan de sa fortune.

– C’est là un but qu’on ne saurait trop louer ! s’écria Mary. Tôt ou tard le succès lui viendra ; mais si tu voulais, père, il lui viendrait tout de suite.

– Comment cela ? demanda le faux Paul Harmant.

– Tu me parlais de la prodigieuse extension de tes travaux. Tu me disais que tu serais obligé bientôt de construire une seconde usine. M. Labroue dirigerait à merveille ta nouvelle usine.

– C’est sur lui que je compte pour cela.

– Alors, fais de lui ton associé. Tu es assez riche pour ne demander aucun apport pécuniaire à M. Lucien qui a le talent, la jeunesse et le courage. Sans compter que notre devoir, à nous qui sommes riches… trop riches… est de donner au fils de M. Labroue le moyen de reconquérir la situation à laquelle sa naissance le destinait. M. Labroue deviendra certainement, par son mérite, un des princes de l’industrie. Donc une association avec lui ne peut être qu’une chose avantageuse à tous les points de vue… Voyons, père, prononce-toi… »

Le faux Paul Harmant appela un sourire contraint sur ses lèvres, et répondit :

« L’idée a besoin d’être étudiée, mais je ne la repousse nullement en principe. »

En disant ce qui précède, le ci-devant Jacques Garaud s’était levé, forçant sa fille à en faire autant.

« Avant de partir, dit Mary, je vais commettre une indiscrétion. Je désire organiser dans l’hôtel de mon père une petite galerie de tableaux de maîtres, et je sollicite de monsieur Castel d’abord une de ses œuvres, et ensuite ses conseils pour le choix des autres toiles qui viendront entourer la sienne.

– Je serai très heureux de me mettre à votre disposition, mademoiselle. »

Le père et la fille quittèrent la demeure de l’avocat.

« Mon cher tuteur, fit ce dernier en s’adressant à l’artiste, savez-vous ce que je viens de découvrir ?

– Quoi ? demanda Étienne.

– Que la charmante fille du millionnaire plaide avec une chaleur plus qu’amicale la cause de mon ami Lucien. Que l’entrée de Lucien chez Paul Harmant changera beaucoup de choses dans la vie de Melle Mary, car elle l’aime… Enfin, que Lucien pourra bien l’épouser.

– Je ne le crois pas… répliqua froidement Étienne.

– Pourquoi ?

– Pendant que vous causiez, j’observais le richissime industriel. Il paraissait prêt à perdre contenance. Par moments, les paroles de sa fille semblaient le mettre à la torture.

– De cela, que concluez-vous ?

– Je conclus que M. Harmant a d’autres idées ! Je doute très fort qu’il ait beaucoup de cœur.

– Il aime sa fille, cependant.

– Sans doute il l’aime, mais à sa façon. Paul Harmant me fait l’effet d’être un égoïste de premier ordre.

– Bref, il n’a pas vos sympathies ?

– J’en conviens. Peut-être ai-je tort. Je suis l’homme du premier mouvement. Or, le premier mouvement a été tout de répulsion. Paul Harmant peut être un homme intelligent, un industriel hors ligne… il n’est pas un homme franc. »

… Paul Harmant et sa fille étaient remontés dans le coupé qui les attendait à la porte de l’avocat. L’un et l’autre gardaient le silence. Mary était un peu confuse. L’ex-contremaître se trouvait sous le coup de la terreur que lui avait causée la nouvelle de l’évasion de Jeanne Fortier.

« Jeanne Fortier, libre !… se disait-il. Jeanne Fortier pouvant venir à Paris, m’y rencontrer, m’y reconnaître ! Cette femme sera reprise, je le crois, je l’espère. Mais si elle ne l’était pas assez tôt pour empêcher une catastrophe… Si elle avait le temps de me rencontrer, de me trahir… »

À la crainte qu’inspiraient à Jacques Garaud la veuve de Pierre Fortier et le fils de Jules Labroue se joignait une autre terreur, celle de voir arriver d’un moment à l’autre, à Paris, son prétendu cousin, Ovide Soliveau, qui lui avait écrit une lettre finissant par ces mots : « Peut-être nous reverrons-nous plus tôt qu’on ne pense. »

Qu’était-il donc survenu à New York, pour motiver la lettre écrite par Ovide à Paul Harmant ? Resté maître de la fabrique, Soliveau s’abandonna à sa passion pour le jeu. Les sommes considérables laissées en caisse par le gendre de James Mortimer ne tardèrent point à se volatiliser, et Ovide Soliveau dut recourir à des emprunts. Comme il n’entendait rien aux affaires, tout alla mal et un prochain effondrement devint inévitable.

Ovide eut assez de bon sens pour le comprendre et voulut se débarrasser à beaux deniers comptants de la fabrique croulante. Des acheteurs se présentèrent ; mais en présence de la débâcle visible, ils firent des offres dérisoires. Le Dijonnais essaya de tenir bon ; mais il perdit au jeu, en une seule nuit, près de cent mille dollars sur parole. Le lendemain Ovide acceptait les offres qu’il avait refusées trois jours auparavant, touchait quelques fonds, payait ses dettes de jeu, remboursait son banquier et se trouvait ne plus posséder que soixante mille francs. C’est à ce moment qu’il écrivit à son pseudo-cousin la lettre connue de nos lecteurs. Lorsqu’il disait que les affaires n’allaient pas, sa ruine était déjà complète et la maison passée en d’autres mains.

Il se remit à jouer et, un jour, il se trouva sur le pavé, sans un sou.

« Le moment est venu, je crois, de partir pour la France », se dit-il.

Sans perdre une heure il réalisa la somme nécessaire pour payer son passage, acheta une valise, mit dans cette valise le peu de linge et d’effets qui lui restaient, y joignit une bouteille de la liqueur fournie par le Canadien Chuchillino, puis il s’embarqua sur un steamer transatlantique en partance pour le Havre.






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