Deuxième partie : Les Métamorphoses d’Ovide
I
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Le lendemain, de très bonne heure, Paul Harmant dépouillait sa correspondance. Parmi les lettres arrivées pendant son voyage s’en trouvait une portant le timbre des États-Unis. Il l’ouvrit avec une précipitation inquiète, car il venait de reconnaître l’écriture d’Ovide Soliveau. Cette lettre ne contenait que les quelques lignes suivantes :


« Mon cher cousin,

« Depuis ton départ j’éprouve de cruelles déceptions. Les affaires de l’ancienne maison James Mortimer et Paul Harmant, dont je suis le successeur, diminuent de jour en jour. Ton départ a porté à l’usine un coup funeste.

« Je commence à regretter pas mal de ne point t’avoir suivi en France, sans compter que les liens du sang sont bien forts et qu’il me semble difficile de me passer de toi. Peut-être nous reverrons-nous plus tôt qu’on ne pense…

« Crois-moi bien ton cousin tout dévoué.

« OVIDE SOLIVEAU. »


En lisant cette lettre, Paul Harmant avait pâli.

« Ainsi, murmura-t-il, le misérable conduit à sa ruine la maison qu’il a su m’escroquer par le chantage ! L’usine s’écroule, c’est évident. Ovide Soliveau marche à la banqueroute ! Mais comment ?… Ah ! comment ? La passion du jeu explique tout… Bientôt l’usine James Mortimer, l’une des plus puissantes des États-Unis, aura coulé sur le tapis vert. Et au moment où je me croyais débarrassé à tout jamais de ce gredin, il menace de venir me rejoindre et de nouveau il me faudra subir son chantage éhonté. »

Le faux Paul Harmant jeta au feu la lettre de son prétendu cousin et se remit au travail ; mais les plus sombres préoccupations assiégeaient son esprit.

Mary, ce jour-là, avait été plus matinale que son père. Elle fit sa toilette rapidement, quitta son appartement, sonna le valet de chambre et lui dit :

« La personne qui s’est présentée ici hier matin avec une lettre de M. Darier reviendra aujourd’hui à neuf heures et demie, pour voir mon père. Vous l’amènerez auprès de moi. »

Mary se rendit au salon. Au lieu de s’asseoir au coin du feu, elle se tint debout à côté d’une fenêtre d’où l’on voyait la grille et la petite porte donnant sur la rue. Il lui semblait qu’un siècle la séparait encore du moment où cette porte s’ouvrirait pour laisser entrer Lucien Labroue.

La demie après neuf heures sonna. Presque en même temps résonna le coup de timbre annonçant une visite. La fille de Paul Harmant avait porté la main à son cœur, où le sang affluait. Une quinte de toux violente lui déchira la poitrine. Lucien entra et le valet de chambre referma la porte derrière lui. Mary dit d’une voix mal affermie :

« Mon père est de retour, monsieur Lucien ; je pourrai tout à l’heure vous présenter à lui.

– Lui avez-vous déjà parlé de moi, mademoiselle ? demanda le fils de Jules Labroue.

– Non… Je me suis assurée seulement qu’il n’a choisi personne pour l’emploi que vous convoitez… J’ai voulu agir en votre présence… Venez et comptez sur moi !

Mary sortit du petit salon, suivie par Lucien, et s’arrêta dans une pièce précédant la bibliothèque.

« Attendez-moi là », fit-elle.

La jeune fille franchit le seuil de la bibliothèque.

« Comment, c’est toi, chère enfant ! Déjà levée !

– Ce serait joli si je n’étais pas levée à neuf heures et demie ! »

Le faux Paul Harmant embrassa sa fille et poursuivit :

« Alors tu viens me chercher pour déjeuner ?

– Non, je viens causer affaires avec toi.

– Eh bien, parle, ma mignonne, je suis tout oreilles. »

Mary s’assit à côté de son père et commença :

« Promets-moi de m’accorder ce que je vais te demander.

– Est-ce que je t’ai jamais refusé quelque chose ?

– Eh bien, voici : j’ai le désir que le premier employé engagé par toi pour ta nouvelle usine te soit présenté par moi.

– Ce qui signifie, mignonne, que tu vas me recommander quelqu’un ?

– C’est parfaitement ça ! Tu m’as dit que tu aurais besoin d’un directeur de travaux afin de surveiller l’atelier de dessinateurs que tu vas installer. Il te faut un homme sur lequel tu puisses compter comme sur toi-même…

– Aurais-tu par hasard ce phénix à m’offrir ?

– Oui, et tu engageras ce phénix sous mes auspices et sous ceux de ton avocat, M. Georges Darier.

– Ah ! mon avocat protège aussi ton protégé ?

– C’est un camarade de collège. M. Darier en répond comme de lui-même. En le prenant de ma main, il me semble que tu porteras bonheur à ta nouvelle entreprise, et nous aurons fait une bonne action. Le protégé de M. Darier a subi de grands malheurs de famille ; il a besoin d’avoir une situation digne de son mérite, et cette situation, tu la lui accorderas chez toi, n’est-ce pas ?

– Mais tu es une élève de mon avocat ! Tu plaides avec une conviction qui doit te faire gagner tous les procès.

– Celui-ci est-il gagné ? demanda vivement Mary.

– Nous verrons cela tout à l’heure. Il ne faut point que le cœur emporte la tête ! La personne qui deviendra mon bras droit doit être pourvue de qualités spéciales et bien rares. Je désire vivement être agréable à Darier et surtout à toi, mais avant tout je veux m’assurer que la personne en question est capable de remplir un emploi de haute confiance. Je vais donc écrire à l’instant même à votre protégé…

– Inutile de lui écrire, interrompit Mary. Il est ici, dans la pièce à côté, t’apportant la lettre de recommandation qui lui a été remise par M. Darier. Tu ne refuseras pas de voir le meilleur ami de ton avocat.

– Non, certes… »

Mary, joyeuse, courut à la porte qu’elle ouvrit.

« Entrez, monsieur Lucien ! » cria-t-elle au jeune homme.

Lucien tremblant, franchit le seuil.

Paul Harmant l’enveloppa d’un coup d’œil rapide. Le résultat de ce premier examen parut être favorable au solliciteur, car la physionomie du millionnaire s’éclaira.

« Vous m’apportez une lettre de Georges Darier, monsieur ?

– Oui, monsieur… La voici. »

Et il tendit l’enveloppe à l’industriel qui poursuivit :

« Vous m’êtes en même temps recommandé d’une façon toute spéciale par ma fille. Cela me donne le désir de vous être agréable, mais les affaires sont les affaires, et je ne puis rien décider avant de m’être entretenu avec vous.

– Père, je te laisse avec monsieur, dit Mary.

– Va, ma mignonne. »

La jeune fille sortit en jetant un regard d’encouragement à Lucien, qui s’inclina devant elle. Paul Harmant désigna de la main un siège, et le solliciteur s’assit en face de lui.

« L’emploi que vous désirez obtenir, commença l’industriel, est celui de directeur des travaux dans mes ateliers ?

– Oui, monsieur. Mais avant de continuer cet entretien, veuillez prendre connaissance de la lettre que j’ai l’honneur de vous remettre. Elle est écrite par quelqu’un qui me connaît bien et se fait mon répondant auprès de vous. »

Jacques Garaud prit la lettre et en lut les premières phrases puis, sans l’achever, il la reposa ouverte sur son bureau.

« Georges Darier, fit-il ensuite, vous recommande à moi avec la conviction d’un homme sûr de votre mérite. Vous êtes de l’école des Arts-et-Métiers ?

– Oui, monsieur, et j’ai des études spéciales relativement à la mécanique appliquée aux chemins de fer. Je ne m’en suis pas tenu à la théorie, j’ai abordé la pratique. Je puis me mettre à un étau pour démontrer aux ouvriers comment on forge et on ajuste une pièce.

– Il est inutile de demander si vous êtes dessinateur ?

– Si je ne l’étais, je n’aurais pas osé me présenter à vous. Me trouvant sans emploi, j’occupe en ce moment celui de dessinateur de la maison Simons et Co, de Saint-Ouen.

– Ah ! ah ! vous exécutez les dessins de la maison Simons et Co ? Quel âge avez-vous ?

– Vingt-sept ans.

– Vous êtes Parisien ?

– Il s’en faut peu, car je suis né à Alfortville. »

Le nom d’« Alfortville » tomba comme une douche d’eau glacée sur la nuque du faux Paul Harmant. Il tressaillit, puis, regardant Lucien avec intensité, il reprit :

« Votre père existe ?

– Non, monsieur.

– Mais vous avez au moins votre mère ?

– Tous les deux sont morts… Ma mère, lors de ma naissance… mon père, quand je n’étais encore qu’un enfant… »

Le malaise de l’ex-Jacques Garaud grandissait.

« Que faisait votre père, sans indiscrétion ?…

– Mon père était un ingénieur de grand mérite et il avait une usine importante à Alfortville. »

Le faux Paul Harmant était pâle comme un spectre.

« Comment vous appelez-vous ? demanda-t-il.

– Lucien Labroue, répondit le jeune homme.

– Lucien Labroue… répéta le millionnaire en sentant un frisson passer dans ses cheveux.

– Oui, monsieur… Vous avez connu mon père ? »

Cette question, au lieu de démonter complètement Jacques Garaud, lui rendit au contraire tout son sang-froid.

« Oui, dit-il résolument, j’ai connu votre père… j’ai été en relations d’affaires et d’amitié avec lui… Vous devez comprendre alors mon émotion, en entendant parler à l’improviste d’un homme que j’aimais, et dont j’ai appris avec douleur, aux États-Unis, la fin tragique.

– Ah ! vous avez su comment était mort mon pauvre père !

– Oui, monsieur… assassiné dans son usine en feu !

– Assassiné, oui, monsieur… répliqua Lucien, assassiné dans son usine incendiée par le meurtrier…

– Si mes souvenirs sont exacts, dit Jacques avec un absolu sang-froid, le meurtrier fut… la gardienne de l’usine.

– Les juges ont cru avoir la preuve, puisqu’ils ont condamné Jeanne Fortier… Mais je ne le crois pas.

– Vous pensez que la femme dont vous venez de prononcer le nom était innocente ?

– Oui, monsieur.

– Mais il semble me souvenir que les charges amoncelées contre cette femme démontraient sa culpabilité.

– Un autre avait intérêt à la mort de mon père.

– Un autre ? répéta le faux Paul Harmant en se raidissant contre la terreur grandissante. Qui donc ?

– Un contremaître de l’usine, un ambitieux !…

– Comment s’appelait ce contremaître ?

– Jacques Garaud… Oui… je me souviens de ce nom…

– Mais cet homme, on le disait du moins, avait péri dans l’incendie, victime de son dévouement.

– Je ne crois ni à ce dévouement, ni à cette mort, mais à une comédie infâme jouée par le misérable.

– Vous avez la preuve de cela ?… s’écria l’industriel, pris à la gorge par l’angoisse.

– Non, monsieur, malheureusement, mais Jacques Garaud avait écrit à Jeanne Fortier, dont il était amoureux, une lettre contenant l’aveu, ou plutôt l’annonce de son crime.

– Comment Jeanne Fortier ne s’est-elle pas servie de cette lettre pour se justifier ?

– Elle ne la possédait plus… l’incendie l’avait dévorée.

– Tout cela ne repose que sur des suppositions.

– Soit, répliqua Lucien. Mais il existe des pressentiments qui ne trompent pas un fils. Le jour du châtiment viendra… Je dois venger mon père assassiné ! »

Une sueur froide mouillait les tempes de l’assassin.

« Eh ! répliqua-t-il, que pouvez-vous faire ? Vingt-deux ans se sont écoulés depuis le drame. La prescription…

– Que m’importe la prescription. Si Jacques Garaud est vivant, et si je le rencontre, ce n’est point à la loi que je demanderai justice… Le misérable, enrichi par le crime, a changé de nom certainement et s’est créé une famille. Le scandale fait autour de lui, la haine et le mépris des siens résultant de ce scandale suffiront à ma vengeance. »

Le millionnaire se leva en proie à une agitation terrible. Tout à coup il dit d’une voix changée :

« Je vous approuve de vouloir venger votre père, mais je doute que vous arriviez à ce but. Maintenant, reprenons notre entretien… Vous sollicitez dans ma maison un emploi qui assure pour vous, non seulement le présent, mais l’avenir ?… Eh bien, cet emploi, je vous le donne.

– Ah, monsieur ! »

Et dans un élan de gratitude, Lucien saisit les mains de Jacques Garaud. Ces mains étaient glacées. Le millionnaire se dégagea sans affectation et poursuivit :

« Je vous prends avec moi. Vous serez un second moi-même. Votre titre de directeur des travaux vous donnera une autorité absolue sur les ateliers. Ne perdez pas une minute… Je désire qu’avant trois jours l’atelier de dessin, que je vais installer provisoirement ici, soit en état de fonctionner. J’aurai besoin de vous à toute heure du jour… Vous devrez donc venir vous loger près de chez moi. Je vous donnerai pour commencer douze mille francs d’appointements annuels. Vous acceptez ?

– Avec une profonde reconnaissance.

– Eh bien, c’est entendu… continua le faux Paul Harmant. Dès demain, vous viendrez surveiller l’aménagement d’une grande pièce, voisine de cette bibliothèque, et qui pourra contenir une douzaine de dessinateurs. Aujourd’hui je vais visiter les constructions de Courbevoie. Vous m’accompagnerez.

– Je cours déjeuner et je reviens… dit Lucien.

– Vous déjeunerez avec nous…

– Monsieur, comment vous remercier…

– C’est à ma fille, c’est à votre ami Georges Darier, et enfin c’est à votre propre mérite qu’il faut adresser vos remerciements, répliqua le millionnaire. Allez m’attendre auprès de Mary… Prévenez-la que je vous rejoindrai dans cinq minutes et que vous nous restez à déjeuner. »

Lucien ivre de joie se dirigea vers le salon. Jacques Garaud alors se laissa tomber sur un siège, anéanti, accablé.

« Lucien Labroue ! murmura-t-il d’une voix étranglée. Le fils de l’homme assassiné par moi ! Lucien Labroue dans cette maison ! Lucien croyant à l’innocence de Jeanne Fortier… à la culpabilité de Jacques Garaud… Lucien Labroue voulant venger son père par le scandale… Le scandale qui déshonorerait mon enfant en même temps que moi ! Non… non… Cela ne sera pas.

« Ce jeune homme ne me quittera plus. Il faut qu’il vive à mon côté, que je puisse connaître toutes ses actions, épier toutes ses pensées, et le supprimer au besoin… »

* * *

Mary attendait avec anxiété le résultat de l’entretien préparé par elle entre son père et Lucien. En voyant celui-ci, le visage radieux, elle fit deux pas à sa rencontre.

« Parlez vite ! lui dit-elle. Que se passe-t-il ?

– Tout va bien.

– Mon père vous accepte ?

– Oui, mademoiselle. »

Mary ne put vaincre complètement l’émotion qui s’empara d’elle et, se soutenant à peine, elle fut obligée de s’appuyer à un meuble. Lucien s’élança pour la soutenir.

« Êtes-vous souffrante, mademoiselle ? balbutia-t-il.

– Non… répondit-elle. C’est passé… me voici remise. »

Mary était redevenue calme en apparence.

« Il me reste à vous témoigner ma gratitude pour votre protection. Je ne l’oublierai jamais. »

Mary lui tendit la main.

« Nous verrons si vous vous souvenez ! » répliqua-t-elle en souriant.

Le fils de Jules Labroue prit la main mignonne qui s’offrait à lui et l’appuya respectueusement contre ses lèvres. La jeune malade ressentit au cœur une secousse indéfinissable.

« Ah ! se dit-elle tout bas, je l’aime ! »

Puis, dominant son trouble, elle demanda :

« Vous déjeunez avec nous ?

– Oui, mademoiselle… Votre père m’a chargé de vous prévenir.

– À merveille !… Je cours donner des ordres. »

Mary quitta le salon, dit au valet de chambre de mettre un couvert de plus, et se rendit à la bibliothèque pour chercher son père. En voyant entrer sa fille, celui-ci se leva.

« Eh bien, mignonne, fit-il, tu es contente ?…

– Oui, père, s’écria-t-elle… bien contente !… et je t’aime !… »

Le millionnaire regarda l’enfant dont la charmante figure était inondée de larmes de joie. Son front se plissa, en même temps qu’une pensée soudaine traversait son cerveau. Il tremblait de comprendre la cause des larmes de la jeune malade, mais il se raidit contre la douleur.

« Allons déjeuner, mignonne », fit-il.

Le soir, le jeune homme alla rendre compte du résultat de ses démarches à M. Georges Darier, puis à sa fiancée Lucie que sa longue absence pouvait inquiéter.

Jeanne Fortier, la porteuse de pain, se trouvait auprès d’elle.

Une heure auparavant, l’évadée de Clermont était venue frapper à la porte de l’ouvrière. Elle avait sous le bras un petit paquet.

« Tiens, c’est vous, maman Lison ! fit la fiancée de Lucien en voyant la brave femme. J’espère que vous ne venez pas m’apporter ce soir mon pain de demain matin ?

– Non, ma chère mignonne demoiselle… répondit Jeanne. Je viens vous demander un service.

– Eh bien, asseyez-vous là, en face de moi, pendant que je travaille à cette robe et dites-moi de quoi il s’agit. »

Jeanne prit un siège et s’installa près de la jeune fille qu’elle enveloppait d’un regard attendri et charmé.

« Voici ce que c’est, mademoiselle Lucie… Tantôt j’ai passé devant un grand magasin. Il y avait, à l’étalage, des marchandises à très bon marché. Je me suis laissée tenter et j’ai acheté un coupon d’étoffe presque pour rien.

– C’est une robe que vous voulez me donner à faire ?

– Oui, mademoiselle Lucie, si vous êtes assez bonne pour me rendre ce service.

– Bien sûr ! Vous m’apporterez le coupon ?

– Le voici.

– Je vais terminer cet assemblage et je vous prendrai mesure. Avez-vous le temps d’attendre un peu ?…

– Oh ! que oui ! Ma seconde tournée est finie. »

Lucie faisait courir son aiguille avec une vivacité fiévreuse, portant d’instant en instant un regard vers la porte.

« Il y a longtemps que vous travaillez à la couture, ma chère demoiselle ? demanda tout à coup Jeanne.

– Voici bientôt six ans, maman Lison… répondit Lucie.

– Vous avez fait votre apprentissage à Paris ?

– J’avais commencé à apprendre à l’hospice où j’ai été élevée… »

Jeanne tressaillit de tout son corps.

« Vous avez été élevée à l’hospice ? fit-elle vivement.

– Oui, maman Lison, dit tristement l’ouvrière. Je n’ai jamais connu ni mon père, ni ma mère… On m’a déposée toute petite à l’hospice des Enfants-Trouvés… »

Lucie, absorbée par son travail, ne pouvait voir l’émotion profonde qui bouleversait les traits du visage de Jeanne.

« Il y a longtemps de cela ?

– Vingt et un ans…

– Vingt et un ans. Et vous avez quel âge ?

– D’après ce qu’on m’a dit, je dois avoir vingt-deux ans.

– Savez-vous si vous avez été abandonnée par vos parents, ou par des étrangers à qui vos parents vous avaient confiée ?

– Non.

– Mais on devait le savoir à l’hospice ?

– On ne doit pas révéler aux enfants le secret du dépôt. Il faut que la personne qui a déposé un enfant, ou le mandataire de cette personne vienne le réclamer, en faisant connaître notamment les indices joints aux langes.

– Vous ignorez si des indices de cette nature existaient pour vous ?

– Il en existe, je le sais.

– Mais ce nom de Lucie que vous portez ?

– J’ai été déposée à l’hospice le jour de la sainte Lucie… C’est pour cela, peut-être, qu’on m’a donné ce nom !

– Ainsi, c’est par hasard qu’elle s’appelle ainsi… pensa Jeanne en sentant son cœur se serrer ; et moi qui espérais sans savoir pourquoi… Allons, c’est la fin de mes rêves… »

En ce moment on entendit un bruit de pas dans l’escalier. Lucie s’élança vers la porte, puis elle prêta l’oreille en avançant la tête. Les pas s’arrêtèrent au troisième étage.

« Ce n’est point lui ! » murmura la jeune fille assombrie.

Jeanne avait remarqué ce nuage soudain.

« Vous attendez quelqu’un, mademoiselle Lucie !

– Oui… quelqu’un que vous connaissez… M. Lucien, mon futur, maman Lison, et je l’attends avec une impatience que vous comprendrez sans peine, quand vous saurez qu’il a fait aujourd’hui, ce matin même, une démarche en vue d’obtenir un emploi d’où notre bonheur doit dépendre… »

De nouveau un bruit de pas se fit entendre. La porte s’ouvrit brusquement. Le fils de Jules Labroue entra, son visage rayonnant.

« Victoire, chère Lucie !… s’écria-t-il. Victoire !… J’ai réussi complètement ! J’ai obtenu séance tenante l’emploi que j’ambitionnais… Après déjeuner nous sommes allés ensemble visiter les constructions de Courbevoie… De retour à Paris, j’ai couru chez mon ami Georges Darier et je viens enfin ici, chère Lucie, vous dire que je suis bien heureux et vous apporter le bonheur. »

Lucien prit les mains de sa fiancée et poursuivit :

« J’ai le titre de directeur des travaux et douze mille francs d’appointements. Douze mille francs ! Mais c’est la fortune !

– Dans un an, ma petite Lucie sera ma femme, et d’ici cinq ou six ans, ayant mis une trentaine de mille francs de côté, je pourrai voler de mes propres ailes et faire construire une partie des ateliers de mon pauvre père sur les terrains que j’ai conservés à Alfortville. »

Jeanne Fortier tressaillit en entendant ces mots, comme ce même jour avait tressailli le faux Paul Harmant.

« Votre père habitait Alfortville ? demanda-t-elle au jeune homme d’une voix désespérée.

– Oui, maman Lison.

– Comme se nommait-il, votre père ?

– Il se nommait Jules Labroue, et il est mort assassiné, il y a vingt et un ans, dans son usine en feu. »

Jeanne sentit ses jambes fléchir et se dérober sous elle. Une formidable épouvante s’emparait de son âme. Elle, innocente, mais condamnée pour le triple crime d’incendie, de vol et d’assassinat ; elle, évadée de Clermont, se trouvait en face du fils de Jules Labroue, « sa victime », d’après la justice.

« Est-ce que vous avez entendu parler de cette mort ? reprit Lucien.

– Oui… répondit la porteuse de pain.

– Une femme a été condamnée… vous en souvenez-vous ?

– Je m’en souviens…

– Cette malheureuse était-elle criminelle ? N’a-t-elle pas été victime d’une terrible erreur judiciaire ? Il y a pour moi une énigme.

– Croyez-vous à l’innocence de la condamnée ?

– Je ne crois rien… je doute… et je douterai jusqu’au jour où je rencontrerai l’homme qu’on affirme avoir péri victime de son dévouement, mais, qui, selon moi, a joué une comédie infâme pour se donner le moyen de fuir et, par conséquent, de jouir en paix de la fortune volée… »

Jeanne faillit se trahir. Elle sentait sur ses lèvres le nom de Jacques Garaud prêt à s’en échapper, mais elle eut la force de se dominer et de se taire. Il ne suffisait pas d’affirmer son innocence, il fallait la prouver. Néanmoins, elle venait d’éprouver une joie immense, inattendue, inespérée… Le fils de sa prétendue victime ne la croyait point criminelle.

Après une ou deux minutes de silence, Jeanne demanda :

« Si vous retrouvez cet homme, que vous supposez vivant, que ferez-vous ?

– Je m’assurerai qu’il est vraiment le meurtrier de mon père, je lui rendrai le mal pour le mal, et je solliciterai la réhabilitation de la pauvre martyre.

– Peut-être est-elle morte… murmura Jeanne.

– Je saurai bientôt à quoi m’en tenir à ce sujet… Un de mes amis, un avocat qui jouit au Palais d’une considération très grande, doit faire en sorte d’apprendre dans quelle prison Jeanne Fortier a été conduite… Si elle est vivante, je lui promettrai de faire tout au monde pour obtenir sa mise en liberté, et je tiendrai parole, car un pressentiment m’avertit que je retrouverai tôt ou tard l’assassin de mon père. »

Pour la seconde fois Jeanne fut sur le point de se trahir. Ses lèvres s’agitèrent pour crier à Lucien :

« Celle que vous voulez chercher n’est pas morte… Elle est près de vous… c’est moi !… »

Mais ses lèvres n’achevèrent point le cri commencé. Une indiscrétion suffirait pour la faire arrêter. Cependant Jeanne hasarda ces mots :

« Cette femme avait des enfants. Que sont-ils devenus ?

– Je l’ignore. »

La veuve de Pierre Fortier baissa la tête et se tut. Lucien reprit, en s’adressant à sa fiancée :

« Ainsi, chère petite Lucie, vous êtes heureuse !

– Oh ! oui, bien, bien heureuse !

– Seulement, il va falloir nous voir moins souvent.

– Pourquoi donc ? demanda la jeune fille.

– M. Harmant, qui veut m’avoir toujours sous la main, désire que je me rapproche de la rue Murillo.

– Je le comprends, mon ami… fit Lucie d’un ton de résignation, votre présence en effet est indispensable. Les premiers jours, l’isolement me semblera cruel ; mais vous trouverez bien, de temps à autre, quelques minutes pour venir ici, et vous me donnerez tous vos dimanches…

– Chère adorée, je suis heureux de vous voir aussi raisonnable. Je vais dès demain donner congé de mon logement.

– Monsieur Lucien, demanda Jeanne, je voudrais bien prendre la suite de votre location.

– Vrai, maman Lison ! s’écria Lucie.

– Oui, ma chère mignonne demoiselle. Il me plaira de demeurer près de vous. Ma grande joie sera de vous parler tous les jours de M. Lucien.

– Eh bien, maman Lison, dit le fils de Jules Labroue, déménagez ainsi que moi, et venez me remplacer ici, je serai enchanté de vous savoir auprès de ma fiancée. Et, sur ce, je vous déclare que la joie m’ayant creusé, j’ai une faim de loup. Si ma petite Lucie était bien gentille, elle m’inviterait à dîner en compagnie de maman Lison. »

Lucie frappa dans ses mains.

« Je ne demande qu’à être bien gentille ! s’écria-t-elle. Je vais mettre le couvert pendant que notre bonne amie ira aux provisions. »

Jeanne pleurait de joie ; elle était heureuse. Étrange bonheur qui ne pouvait se manifester que par des larmes !






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