La Porteuse de pain/I/XVIII
XVIII
Lucien Labroue attendait, en travaillant avec ardeur, l’époque où, muni d’un mot de Georges, il se présenterait lui-même chez l’industriel millionnaire qui n’avait rien à refuser à son avocat.
En voyant son fiancé presque joyeux, Lucie était devenue plus gaie, et son activité travailleuse semblait augmenter encore. Au moment où nous rejoignons Lucie dans sa chambrette du quai Bourbon, elle venait de terminer la première partie du travail délicat qui lui avait été confié par Mme Augustine. Il était neuf heures du matin.
« J’ai tout juste le temps de déjeuner vite, se dit l’ouvrière. Après l’essayage, qui sera long certainement, il faudra que j’aille à l’atelier chercher des fournitures et montrer l’assemblage à la patronne. »
Lucie allumait un petit réchaud et faisait chauffer les restes de son dîner de la veille.
« Ah ! s’écria-t-elle tout à coup, je n’ai pas de pain ! La porteuse ne m’a point monté le mien. »
Elle descendit ses six étages, ouvrit la porte de la loge et demanda :
« La porteuse vous a remis mon pain, madame Dominique ?
– Mais non, mams’elle Lucie.
– Ah ! par exemple !
– Entrez donc… il fait frisquet. Pas plus le vôtre que le mien. À cette boulangerie-là, impossible de compter sur eux. Ils changent de porteuses pour un oui, pour un non. »
À ce moment une grande jeune fille blonde, sèche et laide, frappait à la porte de la loge. Elle tenait dans ses bras quatre pains de formes différentes.
« C’est la porteuse ! dit Lucie. Encore une nouvelle !
– Ah ! bien, s’écria la concierge, ça n’est point malheureux ! On finira par ne plus venir du tout, de votre maison, apporter le pain aux clients. En voilà une baraque !
– Est-ce que c’est ma faute, à moi ? répliqua la porteuse d’un ton maussade. Je remplace aujourd’hui celle qu’on a fichue à la porte avant-hier et je ne connais pas la clientèle… D’ailleurs, ce n’est plus moi qui viendrai… La patronne cherche une porteuse… Moi, j’ai un autre état. »
Lucie remonta vivement chez elle, ne mit guère qu’un quart d’heure à déjeuner et se rendit à l’hôtel de la rue Murillo.
Mary Harmant depuis quelque temps était plus souffrante. Cet état maladif rendait singulièrement inégal le caractère de la jeune fille. À de violentes crises nerveuses succédaient de longues heures de marasme et d’abattement. En ces moments, elle devenait très douce, se sentant prise de pitié pour toutes les infortunes, et se disait :
« Je suis riche… Je devrais faire du bien autour de moi… »
Elle se trouvait dans cette disposition de bienveillance lorsqu’on lui annonça qu’une jeune fille, envoyée par sa couturière, demandait à la voir. Mary donna l’ordre de faire monter la jeune fille et l’accueillit de l’air le plus gracieux.
« Avez-vous fait des merveilles, mademoiselle Lucie ?
– J’ai fait de mon mieux… Je viens pour l’essayage. »
Lucie étala la robe sur le canapé.
« Mais c’est fort joli déjà ! s’écria Mary. La manière dont les garnitures sont posées est très originale.
– C’est moi qui ai trouvé cela… dit l’ouvrière.
– Eh bien, vous avez infiniment de goût. »
La fille de Paul Harmant était redevenue gaie. La pâleur de son visage avait subitement disparu, quoique d’instant en instant une petite toux sèche soulevât la poitrine.
« Pauvre jeune fille !… pensait Lucie. Elle est bien malade. »
Lucie se mit en devoir de procéder à l’opération de l’essayage. Mary demanda :
« Il y a longtemps que vous travaillez pour Mme Augustine ?
– Quinze mois bientôt, mademoiselle.
– J’ai compris qu’elle aimerait vous avoir à demeure.
– Je sais, mais j’aime mieux travailler chez moi.
– Vous vivez avec vos parents, sans doute ?
– Je n’ai pas de parents, mademoiselle…
– Vous êtres orpheline ?
– Je n’en sais rien… À l’âge d’un an j’ai été déposée à l’hospice des Enfants-Trouvés.
– Ainsi, votre père, votre mère vous ont abandonnée ? Mais c’est horrible, cela !
– Oui, c’est cruel, fit Lucie. Mais il ne m’est jamais venu à la pensée de blâmer ma mère inconnue ; je me suis dit que sans doute elle n’était point coupable, que la misère, la faim l’avaient contrainte à faire ce qu’elle avait fait et que mon père était peut-être mort.
– Ne vous a-t-on point dit de quelle façon vous aviez été déposée, si quelque indice permettrait de vous reconnaître un jour, et pourrait vous aider à retrouver votre famille ?
– J’ai demandé cela, mademoiselle, lorsque j’ai eu l’âge de comprendre. On m’a répondu qu’on avait en effet déposé en même temps que moi une chose de nature à me faire reconnaître, mais que les règlements défendaient de me le faire savoir.
– Mais, à quoi sert alors de déposer, en même temps qu’un enfant, un signe de reconnaissance ?
– Cela permet aux parents de réclamer un jour l’enfant. Le jour et l’heure du dépôt d’un enfant sont constatés sur un registre. On décrit les vêtements du petit abandonné, les marques du linge, et les objets d’une nature quelconque attachés aux langes. L’enfant est inscrit sous un numéro (je portais, moi, le n° 9), à ce numéro on joint un nom.
– Tout cela est étrange et donne le frisson ! Quel âge avez-vous, Lucie ? Vous me permettrez de vous appeler Lucie, n’est-ce pas ?
– Oh ! mademoiselle, je crois bien !… J’ai vingt-deux ans, mademoiselle.
– Comment étant une très habile ouvrière, n’avez-vous pas songé à fonder un établissement ?
– Il me faudrait une clientèle et des capitaux…
– Il me semble que vous pourriez trouver un mari, sinon riche du moins possédant quelque argent. Cet argent vous servirait à meubler un appartement, à installer des ateliers, et la clientèle viendrait ensuite. »
En entendant prononcer le mot de mari, l’ouvrière devint très rouge. La fille de Paul Harmant dit en souriant :
« Ou je me trompe fort, ou vous songez à vous marier.
– Oui, je songe à me marier… mais celui que j’aime et qui m’aime est sans fortune ; il veut attendre, pour nous marier, qu’un bon emploi lui permette de nous faire vivre. Une fois sa femme, je travaillerais bien peu, car il voudra que je m’occupe exclusivement des soins du ménage.
– Le jour de votre mariage, ma chère Lucie, je serai heureuse de vous constituer une petite dot, à la condition que votre mari vous permette de travailler pour moi seulement.
– Je le lui demanderai, en lui parlant de vos bontés, et je suis bien sûre qu’il ne me refusera pas… Quand aurez-vous besoin de votre robe, mademoiselle ?
– Jeudi prochain… Je dois assister ce jour-là à une soirée dansante chez la femme de l’un des amis de mon père.
– Vous l’aurez jeudi, mademoiselle.
– Où demeurez-vous, ma chère enfant ?
– Quai Bourbon, n° 9, répondit Lucie.
– Bien, je prends note du numéro. Allons, au revoir, Lucie !
– Au revoir, mademoiselle… et merci, encore. »
Mary, après le départ de l’ouvrière, était retombée dans sa tristesse. Elle vint se blottir devant le feu, en pensant à Lucie.
« Enfant trouvée… murmura-t-elle. Sans père… sans mère… Et cependant elle est heureuse… Elle ne s’ennuie jamais… Elle travaille… Elle espère en l’avenir et elle aime !… Elle est aimée !… Saurai-je jamais, moi qui suis riche, ce que c’est que l’amour ?… »
Un accès de toux empourpra violemment les pommettes de la jeune fille. Elle porta son mouchoir à ses lèvres. Quand elle le retira, il était taché de rouge. Mary devint très pâle.
« Du sang !… balbutia-t-elle. Et la poitrine me brûle !… il me semble que j’ai un charbon ardent entre les deux épaules… »
Elle alla prendre une cuillerée de potion, puis revint s’asseoir.
« Je voudrais aimer aussi, moi ! »… fit-elle en soupirant.
La boutique du marchand de vin qui avait pour enseigne ces mots : AU RENDEZ-VOUS DES BOULANGERS était bien nommée. C’était en effet le lieu de réunion des geindres ou garçons boulangers, des mitrons et des porteuses de pain du quartier. Chaque quartier de Paris enferme une ou deux de ces maisons, qui servent de lieux de rendez-vous aux employés de la boulangerie. Tout le monde se connaît ; chacun raconte à son voisin ses affaires de boutique.
C’est dans la grande salle encore à demi pleine que Jeanne Fortier pénétra. En voyant tous ces dîneurs, la fugitive eut un moment d’indécision. Elle s’arrêta près du seuil.
Une servante, passant non loin d’elle, lui dit :
« Oh ! madame, il y en a encore de la place.
– Oui… oui… il y en a… fit un garçon boulanger de vingt-quatre ou vingt-cinq ans, installé près de l’entrée. Tenez, à côté de moi… Nous sommes tous de la boulange, ici, et quand vous n’en seriez pas, on vous accueillerait bien tout de même. »
Jeanne sourit et vint s’asseoir à côté du garçon boulanger. La veuve de Pierre Fortier commanda son dîner. Tout à coup le brave garçon interpella un jeune homme placé à quelques tables plus loin.
« Dis donc, Tourangeau, tu ne connaîtrais pas un moyen pour empêcher ma patronne d’avoir des attaques de nerfs, et mon patron d’être grincheux.
– Qu’est-ce qu’ils ont donc ?… répliqua le jeune homme. Et qu’est-ce qu’il faudrait pour les guérir ?…
– Tout simplement une bonne porteuse !
– Rien que ça !… fit le Tourangeau en riant. C’est le merle blanc, les bonnes porteuses… Depuis quinze jours, chez ma patronne, nous en avons changé quatre fois.
– C’est encore mieux chez Lebret, mon patron… en deux jours, nous en sommes à la cinquième. La clientèle se plaint, menace d’aller ailleurs, et ça met le patron et sa femme dans tous leurs états. Celle qui se présenterait en ce moment et ferait l’affaire serait bien sûre d’avoir trois francs par jour et deux livres de pain. Si tu en connais une, tu peux l’envoyer… »
Jeanne avait écouté avec une attention facile à comprendre. Quand fut terminé son repas, au lieu de s’en aller elle attendit. Le garçon boulanger s’était mis à lire un journal. Jeanne lui posa la main sur le bras.
« Pardon, monsieur, lui dit-elle.
– Qu’est-ce qu’il y a pour votre service ? demanda le jeune homme.
– Vous venez de dire tout à l’heure que chez votre patron on avait besoin d’une porteuse de pain ?…
– Sans doute… Est-ce que vous pensez à vous proposer ?…
– Oui.
– Est-ce que vous êtes du métier ?
– Je n’en suis pas, mais il me semble que ça ne doit point offrir de bien grandes difficultés. Ceux qui m’emploieraient, j’en suis sûre, seraient contents de moi…
– Parbleu ! on voit bien que vous n’êtes point bête… Mais je dois vous prévenir que le métier est fatigant.
– Je suis forte… J’ai du courage…
– Connaissez-vous Paris ?
– Pas beaucoup, mais tous vos clients doivent se trouver dans le même quartier.
– Le patron en a un peu partout.
– Où demeure-t-il ?
– Rue Dauphine, mais nous avons des pratiques jusque dans la Cité… jusqu’au Marais.
– Croyez-vous que si je me présente on m’acceptera ?
– Oh ! quant à ça, j’en réponds ! Depuis trois jours on cherche une porteuse de tous côtés. Ce soir, si vous voulez, je dirai au patron que vous viendrez demain matin.
– Eh bien, rendez-moi ce service, je vous en prie.
– Comptez que je le ferai, dit-il, et avec plaisir, car vous m’avez l’air d’une brave femme. Vous n’aurez qu’à vous présenter à la boutique de ma part… de la part du Lyonnais… Vous y trouverez la patronne. À propos, quel est votre nom ?
– Lise Perrin.
– Suffit !… »
Et le Lyonnais quitta la salle du restaurant pour aller commencer sa besogne. Jeanne regagna sa nouvelle demeure.
« Porteuse de pain… se disait-elle en gravissant les escaliers qui conduisaient au plus haut étage. Cinq heures de travail par jour… Le reste de la journée je serai libre. Je pourrai employer tout ce temps à chercher mon fils ! »
Le lendemain, elle se rendit à la boulangerie de la rue Dauphine. Mme Lebret se trouvait au comptoir. Lorsque Jeanne dit qu’elle venait de la part du Lyonnais, la patronne l’accueillit avec le sourire le plus aimable et s’écria :
« Vous venez vous offrir comme porteuse ?
– Oui, madame.
– Vous n’avez jamais fait ce métier-là ?
– Jamais, mais j’espère que la bonne volonté suppléera au manque d’habitude et je ferai tout pour vous contenter.
– J’espère.
– Vous m’acceptez donc !
– Certainement… à l’essai… Où demeurez-vous ?
– Rue de Seine, 24… J’arrive de mon pays où j’étais depuis trois ans. Je suis veuve.
– Ça suffit… Votre bonne mine me tient lieu de renseignements. Vous vous nommez ?
– Lise Perrin.
– Eh bien, Lise, vous entrerez en fonctions demain… Aujourd’hui vous passerez la journée à aller avec ma servante chez les clients dont je vous donnerai l’adresse.
– À quelle heure faut-il arriver à la boutique ?
– À six heures, pour la distribution du matin. Quoique nous ayons des clients qui demeurent loin, vous pourrez être rentrée à neuf heures. Il faudra revenir ensuite à cinq heures du soir, car nous avons des maisons et des restaurants pour lesquels on cuit le tantôt. C’est une affaire d’une heure et demie, deux heures.
– Bien madame.
– Vous gagnerez trois francs par jour et deux livres de pain. C’est mon prix. Tenez, voici dix francs, votre denier à Dieu. »
La fugitive rougit, témoigna sa gratitude, promit d’être exacte et se retira. À midi, elle était de retour à la boulangerie où la bonne de la maison l’attendait. Elles partirent, et, au bout de deux heures, Jeanne avait gravé dans sa mémoire les adresses de la clientèle du matin.
Ses travaux et ses recherches ne devaient pas lui laisser le temps de faire sa cuisine. Elle se dit qu’au Rendez-vous des boulangers les portions n’étaient pas chères, et qu’elle pourrait y venir chercher sa nourriture. En conséquence elle s’y rendit, et rencontra le Lyonnais qu’elle remercia.
« De rien, maman Lison… » répliqua le garçon jovial.
Le nom de maman Lison devait rester à Jeanne parmi les gens de la boulange, qui, à partir de ce jour, la reconnurent pour l’une des leurs. Le lendemain matin Jeanne, à l’heure convenue, arrivait à son poste. Muni du livre d’adresses des clients elle s’était, vite, la veille au soir, une fois rentrée chez elle, tracé un itinéraire afin de perdre le moins de temps possible.
Le quai Bourbon étant l’endroit le plus éloigné de son parcours, ce fut celui qu’elle choisit pour s’y rendre en dernier.
Jeanne monta chez les pratiques. Au sixième étage, la porte de Lucie s’ouvrit, et la jeune fille parut sur le seuil.
« Ah ! c’est mon pain que vous me montez, madame…
– Oui, mademoiselle, répondit Jeanne, éblouie de la beauté de l’ouvrière. C’est un pain de deux livres, n’est-ce pas ?…
– De deux livres, oui… Venez… je vais vous payer. »
L’évadée de Clermont entra dans la chambre dont l’ordre parfait et la merveilleuse propreté la frappèrent.
« Vous paraissez fatiguée, ma bonne dame… dit Lucie.
– Je le suis un peu, mademoiselle. La tournée est longue et c’est la première fois que je la fais. »
Tout en disant ce qui précède, Jeanne ne partait pas. Ses regards ne pouvaient se détacher du visage de Lucie. Elle se sentait entraînée vers elle par une sympathie soudaine.
« Vous n’avez pas l’habitude du métier de porteuse ? reprit l’ouvrière.
– Non, mademoiselle… mais je m’y habituerai vite. Ce n’est point la force qui me manque… ni le courage… Allons, au revoir !…
– Au revoir, ma chère dame. »
Mais Jeanne ne s’en allait point ; ses pieds lui semblaient cloués au sol. Une machine à coudre et des étoffes attirèrent son attention.
« Vous êtes couturière, mademoiselle ? demanda-t-elle.
– Oui, chère dame, tout à votre service.
– Oh ! je n’ai point le moyen de me faire faire des robes de belles étoffes comme celles que voilà. »
Puis Lucie demanda à son tour :
« C’est vous qui m’apporterez mon pain tous les jours ?
– Aussi longtemps que je serai porteuse chez Mme Lebret, et j’espère que ça ne finira pas de sitôt.
– Si cela vous fatigue de monter jusqu’au cinquième déposez-le chez la concierge. Vous n’aurez qu’à dire : « C’est le pain de Melle Lucie. »
En entendant ce nom, Jeanne pâlit.
« Ah ! balbutia-t-elle, vous vous nommez Lucie ?
– Oui, ma chère dame.
– Un bien joli nom, un nom que j’aime… »
Jeanne fit un pas en arrière, enveloppa la jeune fille d’un dernier regard, et se retira en disant :
« À demain, mademoiselle… »
En retournant à la boulangerie la porteuse de pain pensait :
« Lucie ! Elle se nomme Lucie, comme ma petite fille ! Son nom a réveillé en mon âme de cruels souvenirs. Sa vue a produit sur moi une impression étrange. Ma fille doit avoir cet âge. Elle doit être aussi grande… aussi belle… Je veux revoir cette jeune fille… »
Le lendemain et les jours suivants, la veuve de Pierre Fortier gravissait lestement les cinq étages pour remettre elle-même son pain à Lucie. La jeune fille se sentait attirée vers cette brave femme accomplissant avec tant de courage son pénible labeur. C’était toujours par la maison du quai que Jeanne finissait sa tournée et elle se hâtait afin de pouvoir rester dans la mansarde pendant quelques minutes. Elle regardait Lucie travailler, la dévorait des yeux et partait le cœur content.
De temps à autre, Jeanne voyait Lucien auprès de sa fiancée. La fugitive de Clermont ne se doutait guère que ce beau jeune homme, dont elle ignorait le nom, était le fils de Jules Labroue qu’on l’accusait d’avoir assassiné.
L’époque fixée pour le retour à Paris du faux Paul Harmant approchait. On attendait Paul Harmant le 2 du mois.
Le 1er du mois, Lucien reçut une lettre de son ami. Lejeune avocat l’engageait à déjeuner pour le lendemain. À l’heure indiquée, Lucien arriva et sa première parole fut :
« Y a-t-il du nouveau ?
– Oui, j’ai revu Melle Harmant. Tu te présenteras vers dix heures du matin à l’hôtel de la rue Murillo et tu demanderas à parler de ma part à Melle Mary. Elle te conduira auprès de son père.
– Je te remercie de tout cœur, mon cher Georges.
– Nous réussirons… Je l’espère et j’y compte… J’ai préparé ce matin une lettre pour M. Harmant… La voici. »
Lucien prit la lettre et lut à haute voix :
« Mon cher monsieur Harmant,
« Cette lettre vous sera remise par un de mes amis de collège, élève des Arts-et-Métiers. Mécanicien et dessinateur d’un sérieux mérite, mon ami se trouve en ce moment à la suite de grands malheurs, non sans emploi mais dans une situation indigne de ses talents et de ses aptitudes.
« Je sollicite de vous, pour mon ami Lucien Labroue, l’emploi de directeur des travaux de vos usines. Vous le verrez à l’œuvre et vous me remercierez, j’en suis sûr, du cadeau que je vous aurai fait. En attendant, cher monsieur Harmant, recevez l’expression anticipée de ma gratitude, et croyez aux sentiments de haute estime de votre avocat tout dévoué.
« GEORGES DARIER. »
Lucien serra les mains de son ami.
« Merci ! lui dit-il d’une voix émue.
– Mets la lettre dans ton portefeuille, et demain, à dix heures, sonne à l’hôtel de la rue Murillo. »
Lucien, le lendemain, se préparait à se rendre chez Paul Harmant et mettait à sa toilette un soin minutieux. Avant de quitter la maison, il entra chez Lucie.
« Vous partez, mon ami ? demanda-t-elle.
– Oui, ma chère Lucie !… Je vais faire ma visite à un industriel riche à millions et prêt à continuer en France les affaires qui ont fait sa fortune en Amérique.
– Comment se nomme cet industriel ?
– Mon ami Georges m’avait fait promettre de taire ce nom jusqu’après ma visite, mais je ne puis avoir de secret pour vous. Il s’appelle Paul Harmant.
– Paul Harmant, rue Murillo ?
– Oui. Vous le connaissez !
– Non, mais je connais sa fille. C’est pour elle que j’ai fait dernièrement cette robe de soirée qui vous émerveillait. Et maintenant, je n’ai plus peur que vous échouiez. Melle Mary est charmante, bonne, douce, bienveillante, affectueuse, et le père d’une telle fille ne peut être qu’un homme excellent. Allez vite, mon ami. »
Lucien gagna le quartier aristocratique du parc Monceau. Sitôt arrivé, Mary le recevait. La jeune fille, ayant passé une bonne nuit, avait le visage moins fatigué, les traits moins tirés que de coutume. Elle était ravissante ainsi.
À l’entrée de Lucien elle se leva et fit deux pas au-devant du nouveau qui la salua respectueusement. D’un seul regard elle enveloppa le visiteur et trouva qu’il avait la taille élégante, la tournure distinguée, le visage intelligent et sympathique. Bref, il lui plut à première vue.
« Vous êtes, monsieur, dit-elle avec un sourire, très chaudement recommandé par M. Georges Darier pour qui mon père fait profession d’une estime toute particulière.
– Georges Darier, mademoiselle, est mon meilleur ami…
– Je vous attendais, monsieur.
– Georges m’a dit que vous voudriez bien me prêter votre appui tout-puissant et me présenter à monsieur votre père, à qui j’apporte une lettre de recommandation de mon ami Georges. »
Lucien parlait d’un ton respectueux, mais qui n’avait rien de trop humble, ni de platement obséquieux. Mary ferma les yeux sous la caresse de la voix douce de son visiteur.
« Asseyez-vous, monsieur, dit-elle en désignant de la main un siège, nous allons causer… M. Darier m’a dit que jusqu’à ce jour l’occasion d’utiliser vos aptitudes vous avait manqué, et que vous désiriez trouver une position dans la grande usine que mon père doit ouvrir.
– Cette position, mademoiselle, si elle m’était donnée, assurerait mon avenir, interrompit Lucien.
– J’ai répondu à M. Darier que les concurrents étaient nombreux : mais en même temps je lui ai promis de faire tout ce qui dépendrait de moi, afin d’obtenir que vous soyez préféré. Pour arriver à ce but, il importe que vous soyez le premier à voir mon père. Pour vous, qui êtes l’ami de M. Darier et qui méritez personnellement l’intérêt le plus sérieux, je ferai ce que je n’ai jamais fait et j’userai de mon influence… si tant est que cette influence existe, je vous présenterai à mon père et j’appuierai votre requête.
– C’est du fond du cœur que je vous remercie, mademoiselle… » répondit Lucien très ému.
Mary écoutait le jeune homme avec un trouble profond, dont elle ne se rendait pas bien compte, mais qui lui semblait délicieux. Ses yeux se fixaient avec complaisance sur la figure franche et loyale du fils de Jules Labroue.
« Je ferai donc tout ce qui dépendra de moi, reprit-elle : j’aurais voulu vous voir aujourd’hui même emporter d’ici une certitude au lieu d’une espérance… malheureusement c’est impossible. Mon père n’est point de retour. J’ai reçu de lui, hier, une dépêche m’annonçant qu’il était obligé de passer un jour de plus en Belgique, et qu’il n’arriverait que ce soir. Ce n’est qu’un retard sans importance… fit Mary en devenant pourpre à son insu. Mais il faudra revenir demain.
– À demain donc, mademoiselle.
– À demain, monsieur. Mais j’y songe, fit-elle en riant, je ne sais pas votre nom.
– Lucien Labroue, répondit le jeune homme.
– Lucien Labroue, répéta Mary, je ne l’oublierai pas. »
Le visiteur s’inclina, le cœur gonflé de joie, et sortit du petit salon. La fille de Paul Harmant voulut le reconduire jusqu’au vestibule, s’arrêta sur la plus haute marche du perron, et le regarda traverser la cour. Au moment de franchir la petite porte de la grille, Lucien se retourna et salua de nouveau Mary. Melle Harmant répondit par un geste de la main puis, la porte refermée, elle regagna le petit salon.
« Lucien… Lucien… répétait-elle à demi-voix, ce protégé fait honneur à M. Darier. Je viens de le voir pour la première fois, et il me semble qu’il est déjà un vieil ami pour moi. Il faut qu’il plaise à mon père… Je le veux et cela sera ! »
Paul Harmant arriva le soir, ainsi que l’avait annoncé le télégramme expédié de Bruxelles la veille. Le millionnaire fut frappé du changement survenu pendant son voyage dans l’apparence de sa fille, et il éprouva une profonde douleur. Pour la première fois il aperçut nettement le danger que, jusqu’à ce moment, il n’avait pas voulu voir.
Il demanda à Mary s’il s’était passé quelque chose à l’hôtel depuis la dernière lettre qu’elle lui avait adressée en Belgique. La jeune fille le renseigna mais sans dire un mot de Lucien Labroue. Ce silence était le résultat d’un plan.
« Parle-moi de toi, chère enfant, reprit Paul Harmant. Tu me parais plus souffrante qu’au moment de mon départ.
– C’est une illusion, mon bon père… répondit Mary d’un ton gai. Je ne souffre pas, je me sens l’âme joyeuse et je t’assure qu’en ce moment je me porte à merveille. »
Malheureusement une petite toux sèche vint démentir les paroles de la jeune fille.
« As-tu revu Georges Darier ? demanda Paul Harmant un instant après.
– Une fois. Je te dirai demain le motif de sa visite.
– Pourquoi pas immédiatement ?
– Parce que, toute à la joie de te revoir, je désire ne point parler d’affaires aujourd’hui. Sortiras-tu de bonne heure, demain ?
– Certes ! Je déjeunerai dehors…
– Tu ne me causeras point le chagrin de me laisser déjeuner seule le lendemain de ton retour ! Nous nous mettrons à table à dix heures, et tu partiras ensuite.
– Est-ce qu’il m’est possible de te désobéir, chère mignonne ! Mais pourquoi ce caprice ?
– C’est un secret… Es-tu satisfait de ton voyage ?
– On ne saurait l’être davantage. J’ai d’importants travaux à exécuter pour plusieurs grands maîtres de forges. En attendant la fin des travaux j’installerai provisoirement un atelier de dessin ici. De cette façon j’aurai mes employés sous la main.
– Tu ne pourras surveiller à la fois tes maçons et tes dessinateurs et être en même temps à Paris et à Courbevoie…
– À coup sûr. Mais, outre les contremaîtres, j’aurai un garçon sérieux, intelligent, instruit, capable de conduire les travaux et de me remplacer.
– As-tu quelqu’un en vue ?
– Personne, quant à présent, et le choix sera difficile car il s’agit d’un poste de confiance. Mais en cherchant bien…
– Oh ! tu trouveras.
– Compterais-tu, par hasard, me recommander un de tes protégés ? demanda le millionnaire en riant.
– Qui sait ? répondit la jeune fille en riant, aussi. Mais tu dois être brisé de fatigue… Va te reposer, petit père, et demain nous causerons. »