Première partie : L’Incendiaire
XVII
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Nous avons laissé Jeanne Fortier, sous les habits d’une religieuse, dans la neige, en face de la porte principale de la maison centrale de Clermont. Le gardien, convaincu qu’il venait de laisser passer la sœur Philomène, avait fait jouer derrière elle les lourdes clefs dans les serrures massives. Jeanne se dirigea rapidement vers la ville et disparut au milieu d’un dédale de rues étroites et sombres dont les boutiques étaient encore fermées.

Après avoir marché très vite pendant un quart d’heure, elle ralentit le pas et chercha du regard autour d’elle. Vers le milieu de la rue qu’elle suivait, une boutique qu’on venait d’ouvrir attira son attention. C’était un magasin de lingerie, de mercerie et de vêtements confectionnés. Jeanne en franchit le seuil. La patronne, femme d’un certain âge, rangeait des étoffes.

« Que désirez-vous, ma sœur ? demanda-t-elle.

– Je voudrais, répondit la veuve de Pierre Fortier, un vêtement pour une femme à peu près de ma taille.

– Voici une jupe en gros molleton gris de fer. On ne peut rien trouver de plus chaud.

– La couleur est bonne, je prends cette jupe.

– Vous voulez un vêtement genre caraco, n’est-ce pas ? ma sœur. En voici un en étoffe semblable.

– Mettez-le avec la jupe. Un bonnet de linge maintenant. »

Jeanne prit en outre un grand fichu de laine, se fit envelopper le tout dans un morceau de serge et paya.

Et, prenant son paquet et sa monnaie, elle partit. Soudain elle vit une porte ouverte, une allée sombre. Elle y courut. Au fond de l’allée se trouvait un escalier. Dans la partie supérieure de la maison un profond silence régnait.

La fugitive, en un clin d’œil revêtit la jupe et le caraco qu’elle venait d’acheter, et se coiffa du bonnet de linge, en ayant soin de ramener ses cheveux sur ses tempes. Après avoir passé autour de son cou le fichu de laine, elle fit un paquet du costume de sœur de charité, le noua dans le morceau de serge verte, puis le mettant sous son bras, quitta l’allée et se dirigea vers le chemin de fer. Son accoutrement lui donnait l’apparence d’une ouvrière campagnarde. Comme elle allait atteindre la gare, elle entendit un coup de cloche. Elle se mit à courir.

« Pour Paris ! demanda-t-elle essoufflée à un employé qui répondit en désignant un guichet :

– Là… Dépêchez-vous… Le train va partir. »

Jeanne bondit au guichet et n’eut que le temps de monter dans le train ; elle se trouvait dans un compartiment de troisième classe où l’avaient précédée deux femmes, une jeune fille et sa mère. Le train se mit en marche. À la maison centrale, les infirmières, étonnées de ne point voir Jeanne présider comme de coutume au nettoyage des salles, crurent qu’elle ne s’était point réveillée. L’une d’elles se rendit à sa chambre. Ne l’y trouvant pas, on supposa qu’une circonstance quelconque avait nécessité sa présence à l’économat, et on attendit. La supérieure venait de rentrer avec les autres religieuses et, fort surprise de n’avoir pas vu sœur Philomène les rejoindre à l’église, donna l’ordre de s’informer des causes de cette absence. On s’aperçut alors de ce qui s’était passé. Sœur Philomène dormait encore d’un sommeil quasi léthargique qu’il fut impossible d’interrompre. Dans sa chambre, à la place de son costume disparu, se trouvaient les vêtements de Jeanne. Le guichetier questionné répondit qu’il avait ouvert à sœur Philomène.

L’évasion fut immédiatement constatée. Une heure après, tout Clermont savait qu’une condamnée avait pris la clef des champs. La marchande qui avait vendu les vêtements courut, animée d’un beau zèle, faire sa déposition. Des renseignements obtenus résultait la preuve que Jeanne ayant quitté son travestissement, était partie par le chemin de fer. Or, depuis le moment de son évasion, un seul train avait passé. Donc, la fugitive filait sur Paris. On télégraphia à Paris de ne laisser passer qu’à bon escient les personnes munies d’un ticket de Clermont à Paris. Un inspecteur de la sûreté partit à la plus rapide allure pour la gare du Nord. Au moment où les policiers arrivaient sur le quai, le train de Clermont était signalé. Mais Jeanne devait échapper aux agents. Les voyageuses justifièrent facilement de leur identité et ajoutèrent qu’à la gare de Clermont elles n’avaient vu aucune femme ayant les allures d’une fugitive.

Voici ce qui s’était passé.

En arrivant à Creil, les deux voyageuses avaient quitté le train et Jeanne était restée seule. Cinq minutes après on passa sous un tunnel. Jeanne profita de l’obscurité pour jeter par la portière les vêtements de sœur Philomène. Puis, quand elle entendit les employés du chemin de fer nommer Saint-Denis, elle descendit. Le receveur des billets prit le ticket sans le regarder, et Jeanne passa.

Elle se mit en route et, moins d’une heure après, elle entrait dans Paris. La grande ville ensevelie sous la neige était singulièrement morne et triste, quoique ce jour fût un dimanche. Jeanne avait faim. Elle franchit le seuil du premier établissement de bouillon qui s’offrit à elle et, là, elle s’efforça de mettre de l’ordre dans ses idées. Une seule résolution s’imposait à elle : « Aujourd’hui même, j’irai à Chevry. »

Après avoir achevé son frugal repas, Jeanne monta dans un omnibus qui la conduisait à Vincennes, où elle prit le premier train pour Chevry.

« Pourvu qu’on ne me reconnaisse pas ! » se disait-elle.

La pauvre femme avait tort de craindre. Depuis vingt et un ans, elle était bien changée. Elle avait tant souffert ! Elle avait tant pleuré !

On atteignit Chevry.

À mesure que l’évadée de Clermont s’approchait de la cure, elle sentait son émotion grandir. C’est qu’en même temps que Chevry lui rappelait le passé terrible, il remettait sous ses yeux son cher enfant laissé aux mains du vieux prêtre qui lui avait ouvert sa maison. Jeanne reconnut la grille du premier coup d’œil. Elle se souvint du jour où elle avait sonné à cette grille, puis était tombée à demi évanouie dans la poussière du chemin. Elle traversa la chaussée et sonna. Une vieille servante vint lui ouvrir.

« Qu’est-ce qu’il y a pour votre service ? demanda-t-elle.

– Je voudrais voir M. le curé de Chevry, répondit Jeanne.

– M. le curé dit les vêpres. Il faut aller à l’église. »

Jeanne se dirigea vers l’église… Les vêpres s’achevaient. Peu à peu les fidèles se retirèrent. Le curé sortit le dernier. Jeanne s’avança vers lui.

« Pardon, monsieur le curé… balbutia-t-elle, je voudrais vous parler… Je viens de Paris exprès.

– Eh bien, suivez-moi à la sacristie… »

Jeanne obéit et, un instant après, reprit l’entretien en disant :

« J’ai été chargée de vous demander quelques renseignements.

– Des renseignements ! répéta le prêtre. À quel sujet ?

– Au sujet de votre prédécesseur, en 1861.

– Vous voulez parler du vénérable abbé Laugier, mon enfant ? Celui que j’ai remplacé. Il est mort pendant l’année de la guerre et je suis ici depuis 1871.

– N’avait-il pas une sœur ?

– Oui. Une sœur morte quelque temps avant lui…

– Cette sœur n’élevait-elle point un enfant près d’elle ?

– Oui… son fils, m’a-t-on dit.

– Le mien ! pensa Jeanne frémissante. Le mien ! »

Elle ajouta tout haut, en s’efforçant de cacher son anxiété :

« Savez-vous ce qu’est devenu cet enfant ?

– Je ne peux, à ce sujet, vous donner que des renseignements bien vagues… Quand j’ai pris possession de la cure, j’ai entendu raconter que le fils de la sœur du bon abbé Laugier était venu assister aux funérailles de son oncle, et qu’il était reparti pour Paris aussitôt après, avec un ami du défunt. Je ne sais pas autre chose.

– Pouvez-vous m’apprendre au moins le nom de cet ami ?

– Je ne l’ai jamais su.

– Le maire du pays le connaissait peut-être ?

– Il est mort. Deux autres lui ont succédé depuis.

– Et la servante de M. le curé Laugier ?

– Elle avait précédé dans la tombe le curé et sa sœur.

– Cette sœur était veuve, n’est-ce pas ?

– Oui.

– Est-elle morte à Chevry ?

– Je le crois.

– Alors son nom doit être inscrit sur les registres de l’église, sur ceux de la mairie, et aussi sur une tombe.

– Il l’était certainement, mais tout a été détruit pendant la guerre. On s’est battu ici à plusieurs reprises…

– Ainsi, murmura Jeanne, je ne saurai rien ! »

Toutes les questions de la fugitive avaient fini par éveiller un peu de défiance dans l’esprit du curé.

« Quel intérêt puissant, quel intérêt personnel, vous pousse donc à connaître ces choses ? » demanda le prêtre.

Jeanne tressaillit.

« J’ai déjà trop parlé… » pensa-t-elle.

Puis, s’adressant au prêtre :

« Je vous l’ai dit, ce n’est point pour moi que je questionnais. L’amie qui m’envoie m’avait suppliée d’insister afin d’obtenir un indice au sujet de l’enfant… Je voulais savoir le nom de la sœur du curé Laugier, afin de savoir celui de son fils.

– Quelqu’un a donc un intérêt à retrouver ce fils ?

– Je l’ignore ; on m’a chargée d’une mission, je m’en suis acquittée, voilà tout.

– Voyez dans le village… Peut-être trouverez-vous quelqu’un qui vous renseignera mieux que moi. »

Le prêtre sortit de l’église, quittant Jeanne éperdue. La pauvre femme se laissa tomber à genoux sur les dalles.

« Mon Dieu !… mon Dieu !… balbutia-t-elle en joignant les mains, je ne saurai rien !… Tout semble me repousser !… Ce prêtre se défiait de moi. Que j’aille en interroger d’autres, une défiance pareille s’éveillera. Que faire ?

« Un homme a emmené à Paris un enfant qu’on disait le neveu de l’abbé Laugier. Cet enfant doit être le mien. La sœur du curé de Chevry m’avait promis de veiller sur lui, de lui servir de mère. Mais, à Paris, où le retrouver ?

« Aller droit aux gens qui pourraient me répondre, c’est me livrer aux gendarmes… Comme il y a vingt et un ans, on me cherche. Mieux aurait valu rester folle ! »

Jeanne, pendant quelques secondes, sanglota.

« Eh bien, reprit-elle tout à coup en relevant la tête, je ne me reconnais point vaincue ! Je chercherai sans trêve et sans relâche. Mon fils doit être à Paris. C’est à Paris que je viendrai me mettre sur sa piste, quand j’aurai tâché de savoir ce que ma fille est devenue !… »

Elle sortit de l’église, et, à neuf heures du soir, elle était de retour à Paris.

Le lendemain, à la première heure, elle se rendait à Joigny ; elle alla droit à la maison de la veuve Frémy, la nourrice à laquelle, vingt-deux années auparavant, elle avait confié sa fille. Elle savait fort bien qu’elle ne trouverait point cette femme, puisque la lettre écrite de la maison centrale de Clermont était revenue avec cette mention : « Destinataire inconnue », mais elle espérait recueillir quelques indications utiles.

La chaumière de la nourrice n’existait plus. Sur son emplacement et sur les terrains avoisinants s’élevait une vaste maison de rapport. Jeanne franchit le seuil de cette maison, s’adressa à une femme faisant l’office de concierge et lui dit :

« Combien y a-t-il de temps que ce bâtiment est construit ?

– Six ans.

– N’auriez-vous pas connu une certaine veuve Frémy qui prenait des enfants en nourrice ?

– La veuve Frémy… Je me souviens d’elle. Voilà belle lurette qu’elle est trépassée. Ça date de la guerre.

– N’avait-elle pas un fils ?

– Si… un grand chenapan de garçon. Il est mort.

– Il est mort ? s’écria Jeanne.

– Ah ! dame ! oui… Est-ce que vous êtes de sa famille ?

– Non, madame. Mais j’aurais voulu savoir de lui ce qu’était devenue une petite fille confiée à sa mère.

– Y a-t-il longtemps de cela ?

– Vingt et un ans.

– Je n’habitais pas Joigny à cette époque, répliqua la concierge. Quand j’ai connu la veuve Frémy, elle ne prenait plus de nourrissons depuis longtemps déjà et je n’ai jamais vu près d’elle que son sacripant de garçon, mais si les parents ne sont point venus réclamer leur moutard, vous pouvez savoir ce qu’il est devenu. La mère Frémy, n’étant plus payée et voulant se débarrasser de l’enfant, aura dû avertir l’autorité qui se sera chargée de le mettre quelque part. Adressez-vous à la mairie ou à la sous-préfecture… On pourra vous renseigner…

– La mairie ! la sous-préfecture ! l’autorité ! » pensa la malheureuse mère avec désespoir.

La concierge regardait Jeanne curieusement.

« On croirait que vous ne m’avez pas compris… fit-elle.

– Pardon, madame, je vous ai bien compris et je vais suivre votre conseil. Merci de votre complaisance. »

Jeanne sortit. On pense bien qu’elle ne songeait à se rendre ni à la mairie ni à la sous-préfecture, mais elle alla de porte en porte, questionnant. Partout les réponses furent identiques. On ne se souvenait pas…

Désespérée, elle se dit que tout était fini pour elle. Ne sachant pas où chercher sa fille, comment la trouver jamais ? Georges était à Paris, lui ; du moins elle avait tout lieu de le croire ; elle allait donc fouiller la grande ville. Le lendemain, avant le jour, elle arrivait à Paris, brisée, mais prête à recommencer son œuvre, sans se laisser arrêter par les obstacles.

Rue de la Seine, un écriteau frappa ses regards : « Petite chambre et cabinet à louer présentement. » En regardant la maison plus que simple, Jeanne se dit que cela ne devait pas être cher. Elle s’approcha de la loge et demanda :

« Vous avez une chambre à louer, madame ?

– Oui, madame, une chambre et un cabinet au sixième étage… Cent quarante francs.

– Peut-on voir ?

– Très bien. Le local est libre. Je vais vous conduire.

– Ça me convient, dit la fugitive après avoir visité. J’arrive de la campagne pour rester à Paris. Je voudrais entrer aujourd’hui. J’aurai vite fait de meubler cette chambre. »

Jeanne versa trente-cinq francs et reçut une quittance au nom de Lise Perrin, donné par elle. À cette somme elle ajouta, comme denier à Dieu, une pièce de cinq francs, ce qui lui concilia la bienveillance de la concierge.

« Dépêchez-vous donc d’acheter ce qu’il vous faut, lui dit cette dernière, je vous aiderai à emménager.

– Où trouverai-je un marchand de meubles d’occasion ?

– Tout près d’ici, rue Jacob, à gauche. »

La fugitive se rendit à l’adresse indiquée et, moyennant une somme modeste, elle fit l’acquisition des objets absolument indispensables pour s’installer et acheta dans un bazar un peu de linge et de vêtements à bon marché. Avant quatre heures, le chétif mobilier était en place, et un feu de coke brûlait dans le petit poêle. Jeanne vida sa bourse et la vit presque épuisée.

« Si je ne veux pas mourir de faim à bref délai, se dit-elle, il faut trouver vite du travail. »

Elle descendit afin de prendre quelque nourriture et de rentrer ensuite pour se mettre au lit. Elle aperçut une boutique de marchand de vin portant cette enseigne :

AU RENDEZ-VOUS DES BOULANGERS

Elle en franchit le seuil.






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