Première partie : L’Incendiaire
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Il nous semble à peu près superflu de dire que Lucien Labroue était le fils de l’ingénieur assassiné à Alfortville par Jacques Garaud. À la mort de sa tante, Mme Bertin, Lucien était resté seul avec quelques billets de mille francs. Mme Bertin lui avait fait faire des études qui devaient le conduire à être mécanicien. Sa vocation le guidait d’ailleurs de ce côté. Les humbles économies de sa tante lui permirent de pousser ces études aussi loin que possible. Quand elles furent achevées, il se mit en quête d’un emploi.

Malheureusement personne ne s’intéressait à lui, les protections influentes lui manquaient. Il fallait vivre cependant, vivre et payer l’impôt foncier pour les terrains d’Alfortville qu’il ne voulait ni vendre, ni hypothéquer. Il résolut d’entrer dans un atelier où il acquerrait l’habileté matérielle de l’exécution. Puis il trouva des dessins à faire, des épures à mettre au net. Quand ces travaux furent assez nombreux pour assurer la vie matérielle, le jeune homme quitta l’atelier. Il préférait travailler chez lui.

Le hasard le conduisit dans la maison qu’habitait Lucie et lui fit louer le logement contigu à celui qu’elle occupait. Assez souvent Lucien rencontrait sa voisine dans l’escalier. Ils s’étaient salués d’abord en se croisant, puis un sourire avait accompagné le salut, puis ils avaient fait des haltes courtes d’abord, et bientôt plus longues, afin d’échanger quelques paroles. Enfin l’amour s’était mis de la partie : un amour sérieux, sincère, absolument honnête.

« Chère petite Lucie, je vous aime, dit Lucien à la jeune fille ; lorsque j’aurai une position, nous nous marierons… »

Lucie répondit :

« Je vous aime aussi et j’attendrai tant que vous voudrez. »

Depuis un an ils attendaient, mais si Lucie demeurait patiente, le découragement commençait à s’emparer de Lucien. Ses gains restaient médiocres. Or, s’il épousait Lucie dans de telles conditions, à la première grossesse, la misère arriverait.

Les deux fiancés s’étaient mutuellement raconté leur histoire. Nous connaissons celle de Lucien. Celle de Lucie était bien courte. Une nourrice qu’on ne payait plus avait remis à l’Assistance publique la petite âgée d’un an ou de dix-huit mois. La petite fille avait grandi, voilà tout. Cette enfant, nos lecteurs l’ont compris déjà, était la fille de Jeanne Fortier.

* * *

Il était dix heures du matin. Lucie, sortant de chez elle, alla frapper à l’huis du logement de Lucien, qui se trouvait sur le même carré. La voix du jeune homme répondit :

« Entrez ! »

Lucie ouvrit la porte et franchit le seuil.

« Soyez la bienvenue, chère Lucie ! » s’écria-t-il.

La fille de Jeanne Fortier, au lieu de lui répondre, lui prit les deux mains et le regarda bien en face.

« Comme vous êtes pâle !… fit-elle d’un ton de reproche. Vous avez encore passé une partie de la nuit !…

– Il me faut ce soir livrer des dessins très pressés.

– Mais vous vous tuez à ce travail si mal rétribué, alors que vous devriez gagner cent fois plus !

– Certes ! Mais il faut pour cela que la chance m’arrive… Et j’attends… j’attends sans cesse. J’ai bien peur que l’attente ne se prolonge aussi longtemps que ma vie !

– Lucien, j’ai un reproche à vous adresser. Vous perdez courage. Au lieu de vous raidir contre la mauvaise chance, vous courbez la tête devant elle. Notre tendresse mutuelle devrait cependant vous donner de la force et de l’énergie. Est-ce que vous ne m’aimez plus ?

– Ah ! s’écria Lucien, c’est mal et c’est cruel de m’adresser une pareille question !… Mais que voulez-vous que je fasse !

– Imposez votre mérite !… Ne vous lassez pas de frapper aux portes qui refusent de s’ouvrir.

– Mais à frapper ainsi aux portes rebelles, il ne me restera plus le temps de gagner le strict nécessaire…

– Ne vous ai-je pas dit que j’avais quelques économies… Elles sont à votre disposition… C’est à mon fiancé que je les offre.

– Je n’accepterai jamais cela ! s’écria le jeune homme.

– Vous me refusez la joie de vous venir en aide parce que je suis une femme ! c’est cruel… Mais enfin vous avez des amis de collège en position de vous être utiles… Pourquoi ne vous adressez-vous pas à eux ?

– Ils m’ont accueilli avec une gracieuseté banale, jusqu’au moment où ils ont compris que j’avais besoin d’eux… Je me suis éloigné la tête basse, le cœur meurtri.

– Tous ont été ainsi ?… Même ce jeune homme pour qui vous éprouviez une affection particulière ?

– Georges Darier, mon inséparable du collège Henri-IV. Nous ne nous sommes point rencontrés depuis six ans.

– Habite-t-il Paris ?

– Je l’ignore.

– Quelle est sa carrière ?

– Il faisait son droit. Il se destinait au barreau.

– S’il est avocat, il doit être facile de le trouver.

– Sans doute. Mais ne sera-t-il point comme les autres ?

– Qui sait s’il ressemble aux autres ? Qui sait si son cœur n’est pas resté pour vous ce qu’il était jadis ? Pour l’amour de moi, Lucien, cherchez-le… Je vous en prie !…

– Eh bien, chère Lucie, votre volonté sera faite.

– Voilà une promesse qui me soulage d’un grand poids. J’étais triste en entrant chez vous. J’en sors joyeuse…

– À ce soir, ma Lucie bien-aimée. »

La jeune fille se pencha vers son fiancé. Lucien appuya ses lèvres sur les cheveux épais et soyeux, puis l’enfant s’élança dehors en envoyant, du bout des doigts, un baiser. Mme Augustine, la grande couturière à qui Lucie reportait un corsage, demeurait rue Saint-Honoré près de la rue Castiglione. Lucie franchit rapidement la longue distance qui sépare l’île Saint-Louis de la rue Saint-Honoré. Elle alla droit au salon d’essayage où Mme Augustine se trouvait avec sa première demoiselle et une jeune fille de dix-huit ans environ, blonde et jolie. La grande couturière daignait lui prendre mesure elle-même d’une robe de soirée.

« Ah ! c’est vous, Lucie… dit Mme Augustine. Vous arrivez fort à propos. Je vais vous confier un travail pressé… La robe de bal dont je prends mesure à Mlle Harmant. Je veux que ce soit un chef-d’œuvre.

– Ah ! dit la fille de Jacques Garaud, c’est mademoiselle que vous allez charger de ma robe ?

– Oui… Lucie est ma meilleure ouvrière… Elle vous évitera un déplacement ennuyeux en allant vous essayer la robe chez vous dès qu’elle sera faite.

– Alors, mademoiselle, je vous attends… dit Mary. Vous me trouverez toujours le matin à l’hôtel de mon père… »

Mary sortit du salon d’essayage accompagnée de Mme Augustine, qui voulait la reconduire jusqu’à l’escalier. Lucie détacha les épingles du paquet apporté par elle, et étala le corsage qu’il contenait.

« Parfait ! parfait ! parfait ! s’écria la grande faiseuse en rentrant après avoir examiné le corsage. Lucie, ma mignonne, vous êtes un bijou ! Il n’y a jamais que des compliments à vous adresser. Voilà pourquoi je veux vous confier la robe de Mlle Harmant qui est difficile à satisfaire. C’est une Américaine. Son père a quitté New York pour venir se fixer à Paris. Elle a dix-huit ans, Miss Mary. Bonne cliente, mais fantasque. C’est sa maladie qui veut cela. Elle s’en va de la poitrine, et elle a l’air de ne point s’en douter !… Tout pour être heureuse, et mourir ! c’est bien triste, hein ?

– Oui, madame, bien triste.

– Que voulez-vous c’est la vie !… Ma mignonne, on va tailler cette robe qui sera d’un rose pâle et toute garnie de jais blanc. Passez à l’atelier de coupe, faites ensuite régler votre livre et allez à la caisse. Je suis très contente de vous, Lucie. Voici deux louis de gratification.

– Je vous remercie, madame », fit la jeune fille. Lucien résolut de tenir sa promesse à Lucie, et de savoir si Georges Darier habitait Paris. Il suffisait de jeter les yeux sur le tableau de l’ordre des avocats. Or, ce tableau se trouve au palais de justice. Il s’y rendit, s’adressa à un jeune avocat en robe dans la salle des Pas-Perdus et lui demanda le renseignement.

« Inutile de consulter le tableau, monsieur, répondit le jeune homme. Georges Darier demeure rue Bonaparte, 10.

– Merci, mille fois, monsieur. »

Lucien se dirigea vers la rue Bonaparte. Georges Darier, rentré chez lui, piochait le dossier d’une cause importante quand sa vieille servante, Madeleine, vint lui annoncer la visite d’Étienne Castel. Georges courut au-devant du peintre qui avait été son tuteur et qui restait son meilleur ami. Étienne avait de beaucoup dépassé la quarantaine, mais si les cheveux et sa moustache grisonnaient, il conservait son visage ouvert, son regard franc. Il portait à la boutonnière le ruban de la Légion d’honneur. Georges lui tendit les mains en s’écriant :

« Voilà quinze grands jours que je ne vous ai vu !

– Oui… répondit l’artiste. J’avais un tableau à finir. Seulement, tu aurais pu venir me voir.

– Je le désirais, mais j’étais moi-même accablé de besogne.

– Tant mieux ! Je ne t’en veux pas, et la preuve, c’est que je viens te demander à dîner. Dis à Madeleine de mettre mon couvert et de nous confectionner une de ces timbales de nouilles au fromage et au jus dont elle a le secret. »

Georges sonna en riant. La vieille servante accourut.

« Mon tuteur dîne avec moi, commença Georges, et…

– Et je vais préparer une timbale de nouilles… interrompit Madeleine, à sept heures précises, le dîner sera servi… et je monterai deux bouteilles du vieux vin de Corton que M. Étienne trouve si bon.

– Bravo, Madeleine ! »

La servante se retira et le peintre reprit :

« Maintenant que j’ai terminé mes tableaux de commande, je veux retoucher une toile dont j’avais fait l’ébauche chez mon ami, ton excellent oncle, le curé de Chevry. À ce propos, j’ai besoin que tu me rendes un service. Tu as conservé religieusement, je le sais, un souvenir de ton enfance, un petit cheval de bois et de carton.

– Qui me vient de ma bonne mère… acheva Georges Darier. Elle me l’avait donné quand j’étais tout petit, et je le garde comme une précieuse relique.

– J’ai besoin que tu me prêtes cette relique pour mon tableau.

– Que représente-t-il donc, ce tableau ?

– Une scène dramatique… Des gendarmes viennent arracher d’une maison où elle s’était réfugiée une femme accusée de quelque crime. Outre la femme arrêtée, les gendarmes, le maire, le garde champêtre, j’ai placé sur cette toile ta mère, ton oncle, moi-même faisant un croquis de cette scène, et enfin toi, qui semble implorer les gens de justice et leur demander de faire grâce à la malheureuse.

– Et cela est arrivé ?

– Oui !

– Et j’étais là ?

– Parfaitement ! »

En racontant ce qui précède, Étienne Castel avait les yeux fixés sur le visage de Georges, étudiant l’effet produit par ses paroles. Georges écouta sans tressaillir.

« C’est singulier… dit-il. On prétend que les impressions d’un enfant sont ineffaçables. Il n’en est point ainsi pour moi… Tout a disparu… Quel âge avais-je donc à cette époque ?

– Trois ans et demi.

– Je ne me souviens de rien de cet âge.

– Cherche bien.

– J’ai beau chercher. C’est la nuit… l’obscurité complète.

– Eh bien, reprit Étienne Castel, tu avais auprès de toi, dans le jardin où la scène se passait, le petit cheval donné par ta mère, et comme je veux soigner tous les détails, j’ai besoin du joujou en question pour le peindre d’après nature.

– Je vous le ferai porter, ou je vous le porterai.

– Je te remercie d’avance.

– D’après ce que vous venez de me dire, les portraits de ma mère, de mon oncle, le vôtre se trouvent sur cette toile ?

– Et le tien, oui.

– Avez-vous le projet de vendre le tableau en question ! Je n’ai encore chez moi rien de vous, et je vous achèterais ce tableau qui serait pour moi plus et mieux qu’une œuvre d’art.

– Tu es donc bien riche ! Tu sais que je vends très cher.

– Je sais cela. Mais je sais que vous me traiterez en ami.

– Tu es vraiment bête, mon pauvre enfant ! N’as-tu donc pas compris que ce tableau est à toi, et que si je le retouche, c’est uniquement pour te l’offrir ?…

– Ah ! cher tuteur !…

– C’est une surprise que je voulais te faire. Mais va te promener !… Le jour où j’aurai fini, le tableau sera chez toi. Prépare-lui donc une belle place.

– Ah ! que vous êtes bon, cher tuteur ! Mais, dites-moi, cette femme arrêtée par les gendarmes chez mon oncle, à la cure de Chevry, qu’avait-elle fait ?

– On l’accusait du triple crime de vol, d’incendie et d’assassinat… répondit l’artiste.

– Oh, la malheureuse ! Elle a passé en justice, sans doute ?

– Oui !

– A-t-elle été condamnée ?

– À la réclusion perpétuelle, oui.

– C’est alors qu’elle était coupable.

– Sans doute, puisque les juges ont trouvé des preuves suffisantes pour la condamner.

– Savez-vous son nom ?

– Je l’ai su autrefois, mais je l’ai oublié. »

L’entretien en était là, quand Madeleine entra.

« Qui est-ce ? lui demanda Georges.

– Un monsieur qui demande à parler à Monsieur… Il s’appelle Lucien Labroue. »

Georges poussa une exclamation de surprise et de joie.

« Lucien Labroue… répéta le peintre étonné.

– Oui… un ancien camarade de collège… que je n’ai pas vu depuis cinq ans… Est-ce que vous le connaissez ?

– Je crois du moins connaître son nom. »

Une seconde plus tard, Lucien Labroue parut sur le seuil du cabinet. Georges lui tendit les bras en s’écriant :

« Lucien !… mon cher Lucien ! que je suis heureux de te voir !

– Pas plus que moi de t’embrasser… répliqua Lucien, qui s’inclina devant l’artiste.

– Mon tuteur et mon ami… fit le jeune avocat, M. Étienne Castel.

– Un peintre dont je connais et dont j’admire le talent si fin et si distingué… répliqua Lucien.

– Tu habites Paris ? demanda Georges à son ami.

– Oui, depuis deux ans.

– Tu es à la tête d’un atelier de mécanique ?

– Hélas ! non.

– Comment, non ?… Avec ton mérite !

– Je végète. J’en suis réduit pour vivre à faire des copies de machines, des lavis, des épures.

– As-tu fait des démarches pour te caser ?

– De nombreuses démarches, toutes infructueuses, et en désespoir de cause je viens te trouver.

– C’est ce qu’il aurait fallu faire tout d’abord. Dès demain, je m’occuperai de toi et d’une façon sérieuse. Que penserais-tu de la situation de directeur dans une grande usine ?

– Cela dépasserait toutes mes espérances.

– Eh bien, j’ai l’espoir d’obtenir pour toi cet emploi. Voici comment : un ingénieur-mécanicien français, qui a réalisé une grande fortune à New York, vient de s’installer dans la mère patrie avec l’intention d’y créer des ateliers semblables à ceux qu’il possédait aux États-Unis. Cet ingénieur est mon client. Je viens d’avoir la chance de lui rendre un très important service ; j’ai donc le droit incontestable de lui demander une faveur. Je t’assure que ton engagement bien en règle sera signé par le grand inventeur qui se nomme Paul Harmant.

– Serait-il l’associé de James Mortimer, de New York ?

– Lui-même… Je vois que son nom t’était connu.

– Qui ne connaît ce nom ? C’est à Paul Harmant que l’industriel doit les machines à coudre silencieuses, et la machine à guillocher perfectionnée dont mon père qui lui aussi était un inventeur, avait eu autrefois l’idée, m’a dit ma tante…

– Eh bien, tu deviendras le bras droit d’un homme de talent… dit Georges ; mais pas un mot à qui que ce soit de notre entretien et de ma promesse. Laisse-moi agir… Tu sais que tu dînes avec nous ?

– Mais… commença Lucien.

– Oh ! point d’excuses ! interrompit Georges ! je te préviens que je n’en accepterai aucune, même celle du travail pressé. »

Georges frappa sur un timbre. La vieille servante apparut.

« Un couvert de plus, Madeleine », lui dit le jeune avocat.

Madeleine sortit et l’entretien se renoua.

« Vous disiez, monsieur, que votre père était un inventeur, demanda Étienne Castel à Lucien. Seriez-vous le fils de Jules Labroue dont l’usine fut incendiée, il y a vingt-deux ans ?

– Oui, monsieur, et mon malheureux père mourut assassiné au milieu de l’incendie.

– Ton père assassiné ! fit Georges avec étonnement. Tu ne m’avais jamais raconté ce drame terrible…

– C’est que je l’ignorais moi-même, mon cher Georges. Je n’ai appris l’effrayante vérité qu’à la mort de ma tante. »

Lucien demanda alors à Étienne s’il avait connu son père.

« Je ne l’avais jamais vu, mais j’entendis parler, comme tout le monde, de la tragédie d’Alfortville. »

L’artiste se disait tout bas :

« Étrange caprice de la destinée qui fait du fils de la victime le plus intime ami du fils de l’assassin !

– Le criminel a-t-il été puni ? demanda Georges.

– Une femme déclarée coupable du meurtre et de l’incendie a été condamnée à la réclusion perpétuelle… répondit Lucien.

– Elle avait pris la fuite. Elle a été arrêtée dans le presbytère d’un village situé à quelques lieues de Paris. »

Georges jeta sur Étienne Castel un coup d’œil interrogateur.

« Tu ne te trompes pas, répondit l’artiste à ce coup d’œil. La femme dont parle M. Labroue est bien celle dont je t’ai parlé qui figure au premier plan du tableau que je te destine.

– Ainsi, demanda Lucien, vous avez vu cette femme ?

– Je l’ai vue et je lui ai parlé au presbytère du village de Chevry, chez le digne abbé Laugier, l’oncle de Georges.

– Et, reprit Lucien, quelle femme était-ce ?

– Une belle créature au visage sympathique…

– Elle niait son crime, n’est-ce pas ?

– Avec énergie. Elle se prétendait innocente.

– Elle ne mentait peut-être pas. »

Georges et Étienne regardèrent Lucien avec curiosité.

« On l’a condamnée… fit Étienne.

– Eh ! monsieur, qu’est-ce que cela prouve !

– Les preuves de culpabilité abondaient.

– Avez-vous suivi le procès, monsieur ?

– Oui, de la façon la plus attentive.

– Et votre conviction après les débats ?

– Fut que l’accusée pouvait être coupable.

– Qu’elle pouvait être ! Donc vous n’oseriez point affirmer la culpabilité, et si vous aviez fait partie du jury vous vous seriez prononcé pour la négative.

– C’est possible… dit Étienne. C’est même probable.

– J’ai lu le procès, moi, monsieur. Je suis convaincu que Jeanne Fortier était innocente.

– Ah ! murmura Georges, cette malheureuse femme se nommait Jeanne Fortier ?

– Oui, » répondit Lucien.

Puis s’adressant à Étienne Castel :

« Vous souvenez-vous de ce qu’elle alléguait pour sa défense ?

– Parfaitement… un misérable contremaître à l’usine la poursuivait de son amour et convoitait la fortune de votre père, se proposant de quitter la France avec l’argent volé et d’emmener Jeanne devenue sa maîtresse. Cet homme, qui se nommait Jacques Garaud, lui avait écrit (disait-elle) une lettre où se trouvait la preuve indiscutable du crime médité et accompli par lui. Mais cette lettre, elle ne put la produire.

– C’est vrai… dit Lucien, et pourtant, soyez certain que la lettre existait. Garaud était bien le voleur, l’incendiaire, l’assassin.

– Cet homme est mort victime de son dévouement !

– Rien n’est moins sûr… Je ne crois pas à cette mort, et ma tante n’y croyait pas non plus. Je me suis promis de faire un jour tout ce qui dépendrait de moi pour arracher son masque au véritable assassin de mon père, et pour obtenir la réhabilitation de la pauvre créature injustement condamnée.

– À quoi cela vous servirait-il ? Vingt et un ans se sont écoulés depuis le crime commis. Il y a prescription.

– Que m’importe ? Si la justice humaine ne peut me venir en aide, je me vengerai sans elle. Je ferai justice moi-même.

– Savez-vous, demanda Étienne, si Jeanne Fortier existe encore ?

– Je l’ignore, mais je le saurai.

– Si tu le désires, je m’en inquiéterai… dit Georges.

– Tu m’obligeras. Mais nous avons bien assez parlé de moi. Occupons-nous de toi. Es-tu satisfait ?

– Autant qu’on le puisse être. Je n’ai rien à envier. Je travaille… Je réussis… Que pourrais-je souhaiter de plus…

– Mais une femme.

– Une femme ! J’ai encore le temps d’y songer. Je crois du reste que comme mon tuteur… je resterai garçon… Le célibat est ma vocation. Est-ce aussi la tienne ?

– Il faut que j’aie une position avant de penser au mariage.

– Ce qui ne t’empêche pas d’y penser dès à présent.

– J’en conviens : c’est justement ce qui me fait dire qu’avant de me marier il faut que je me trouve sur un terrain solide. Lucie, la jeune fille qui sera ma femme, est aussi pauvre que moi. C’est une orpheline sans famille, mais une âme pure. De plus, elle est travailleuse comme une abeille.

– Et tu l’aimes ?

– Sans elle il ne saurait exister de bonheur pour moi.

– Eh bien, il faut espérer que ta position se fera vite et que tu pourras être heureux. Je m’invite d’avance à ta noce ! »

Le dîner se prolongea longtemps. Ce fut seulement à onze heures que Lucien quitta son camarade et le peintre Étienne Castel, devenu, lui aussi son ami pendant cette soirée.

« Travaille et compte sur nous », lui dit Georges. Et le jeune homme descendit, le cœur gonflé d’espérance. Si Lucien se sentait joyeux, Lucie était fort triste. Toute la soirée, la fille de Jeanne Fortier avait attendu avec une impatience, puis avec une anxiété grandissante, le retour de son fiancé. Enfin, à onze heures et demie, des pas résonnèrent dans l’escalier. D’une main agitée elle entrouvrit la porte de sa chambrette.

« Est-ce vous, monsieur Lucien ? demanda-t-elle tout bas.

– Oui, ma chère Lucie, répondit le jeune homme.

– J’étais bien tourmentée, savez-vous ! dit-elle. Il me semblait qu’il avait dû vous arriver malheur.

– Il ne m’est arrivé que des choses heureuses. Voulez-vous me permettre d’entrer chez vous pour raconter cela ?

– Oui, entrez, je finirai mon travail en vous écoutant. »

Lucien prit un siège et s’assit à côté de la jeune fille.

« Vous avez vu votre ancien ami, M. Georges Darier ? dit-elle.

– Oui. Il m’a reçu en homme dont le cœur n’est point oublieux. Il m’a retenu à dîner.

– Vous a-t-il promis de vous trouver un emploi ?

– Dans un mois, sans doute, je serai placé comme directeur des travaux chez un industriel immensément riche qui fait construire une grande usine auprès de Paris.

– Que je suis heureuse ! Maintenant nous avons l’un et l’autre besoin de repos, et d’ailleurs il ne faut pas faire jaser les voisins. Séparons-nous. »

La situation de Lucien avait profondément touché Georges Darier. Aussi le lendemain, de bonne heure, il prit le chemin de la rue Murillo, afin de solliciter Paul Harmant en faveur de son protégé. Il demanda au valet de chambre du millionnaire :

« M. Harmant peut-il me recevoir ?

– J’ai le regret d’apprendre à monsieur Darier que M. Harmant est en voyage… répondit le domestique. Mais Mlle Mary recevra certainement M. Darier et pourra lui apprendre ce qu’il désire savoir. Dois-je annoncer monsieur Darier ? »

Georges avait assez fréquenté l’hôtel pour remarquer que la jeune fille possédait sur son père un grand ascendant. Aussi s’empressa-t-il de répondre :

« Si vous croyez que je ne dérange point Mlle Harmant, veuillez lui remettre ma carte.

– Je vais prévenir mademoiselle. »

Aussitôt après avoir lu le nom du visiteur, Mary, dont la toilette était achevée depuis longtemps, descendit :

« Bonjour, monsieur l’avocat, fit-elle de l’air le plus gracieux en tendant la main à Georges Darier ; votre visite n’était pas pour moi, mais je vous sais gré d’avoir pensé à me dire un petit bonjour.

– Comment allez-vous, mademoiselle ?

– À merveille, je ne me suis jamais aussi bien portée. »

Un subit et violent abcès de toux lui coupa la parole.

« Maudite toux ! murmura-t-elle.

– Vous soignez-vous au moins de façon à la faire disparaître ? demanda Georges, qui savait fort bien de quel mal incurable la jeune fille était atteinte.

– Je ne fais que cela ! répliqua Mary. Bah ! ce ne sera rien. Vous veniez pour voir mon père ? Il est absent pour trois semaines. Voyons, qu’aviez-vous à dire à mon père ? Je suis en correspondance régulière avec lui et je peux lui parler de votre visite et lui en expliquer le motif.

– Il sera temps de lui donner cette explication à son retour, Mademoiselle, mais je vous demanderai de m’appuyer de toutes vos forces…

– Je le ferai bien volontiers… De quoi s’agit-il ?

– De placer dans l’usine de M. Harmant un élève des Arts-et-Métiers, dessinateur et mécanicien distingué.

– Ce jeune homme est de vos amis ?

– Un ami de collège, oui, il a été cruellement frappé par la fin tragique de son père, auquel on a volé toute sa fortune, et par la mort d’une tante qui l’aimait tendrement, mais qui, ne possédant rien, n’a pu rien lui laisser.

– Ce que vous demandez, M. Darier, est un acte d’humanité et je m’y associerai de grand cœur. Votre ami peut compter sur moi. Je réponds presque du succès. Mon père doit arriver le 2 du mois prochain. Que votre protégé, qui sera le mien vienne le 3, et nous agirons.

– Vous êtes bonne, et je vous remercie de tout mon cœur. »

Georges s’était levé. Mary lui serra cordialement la main. Le jeune avocat retourna rue Bonaparte et écrivit un mot à Lucien pour lui faire connaître le résultat de sa démarche. Le fils de Jules Labroue n’avait plus qu’à attendre.






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