Première partie : L’Incendiaire
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Il nous faut retourner de quatre mois dans le passé et revenir à New York, chez Jacques Garaud, ou plutôt chez Paul Harmant. L’ex-contremaître atteignait sa cinquante-troisième année. Sa fille Mary, qu’il enveloppait d’une tendresse immense, avait dix-huit ans. C’était une jeune fille blonde, délicieusement jolie, mais la pâleur nacrée de ses joues, le cercle d’azur tracé autour de ses paupières pouvaient faire craindre qu’elle ne portât en son sein le germe de la maladie de poitrine qui avait tué sa mère, dont elle semblait le portrait vivant.

L’ascendant de Mary sur son père était sans bornes. Il lui suffisait de vouloir pour être obéie. Or, elle voulait souvent.

Au moment où nous la présentons à nos lecteurs, elle était avec son père en compagnie d’Ovide Soliveau. Tout à coup, interrompant sans façon les deux hommes qui causaient des affaires de l’usine, Mary dit :

« Père, à combien se monte le chiffre de ta fortune ? »

En entendant cette question, les deux prétendus cousins échangèrent un regard de surprise. Mary attendit une seconde, puis reprit avec impatience :

« Pourquoi ne me réponds-tu pas ?…

– Mais pourquoi désires-tu savoir cela ? hasarda Jacques.

– Pourquoi ?… Parce que je le veux…

– Eh bien, mon enfant, je possède, nous possédons en ce moment près de cent mille livres de rentes.

– Ce qui fait un capital d’environ dix millions. L’usine est-elle comptée là-dedans.

– Non.

– Que peut-elle valoir ?

– Un million. J’aurais acquéreur à ce prix !

– Eh bien, il faut la vendre.

– Tu veux que je vende mon usine ! », s’écria Jacques. La jeune fille sourit en voyant les visages de ses auditeurs, que la stupéfaction rendait comiques, et poursuivit :

« Je t’engage même à vendre le plus tôt possible. J’ai un projet qui ne peut se remettre.

– Et ce projet ?

– C’est d’aller nous fixer en France. »

Les deux hommes sentirent un petit frisson passer sur leur épiderme.

« En France ! répétèrent-ils à la fois.

– Eh oui ! sans doute en France ! le pays de mon père. Votre pays, cousin Ovide. Sans la connaître, j’adore la France. Je veux la voir… je veux y vivre et je veux y mourir !

– Que parles-tu de mourir, mignonne ?… s’écria Jacques.

– Oh ! je n’en ai pas envie, tu peux le croire ! fit la jeune fille en riant ; je n’en ai pas envie, au contraire. Ici, je mourrais jeune, car je m’ennuie. L’Amérique m’est odieuse… Paris m’attire… Paris, la ville des merveilles !

– Mais, ma chère enfant, rien ne nous empêche d’aller en France, à Paris, et rester deux ou trois mois.

– Oh ! non ! non ! pas cela !… fit impétueusement Mary. Je veux que tu réalises ta fortune et que nous partions pour la France sans esprit de retour. »

Ovide Soliveau intervint.

« Vendre cette usine !… dit-il d’un ton maussade. Quitter l’Amérique !… Mais c’est absurde !… c’est insensé !…

– Libre à vous, cousin, de penser ainsi. Vous êtes maître absolu de rester à New York. Je ne tiens pas à vous emmener… Mais moi je veux partir… Si je ne partais pas, je mourrais.

– Encore ! murmura le père attristé. Que se passe-t-il donc dans ton esprit ce matin pour avoir des idées si sombres ?…

– Je ne sais pas… L’ennui m’étouffe… il me tue… voilà tout. »

Et Mary éclata en sanglots. Garaud la prit dans ses bras.

« Calme-toi, chère enfant… balbutia-t-il d’une voix brisée. Nous irons en France. Mais à Paris, que ferons-nous ?…

– Nous vivrons comme ta grande fortune nous permet de vivre… Nous aurons un hôtel. Nous irons au spectacle, nous recevrons.

– Mais bientôt nous serons las de cette vie d’agitation. Il me manquera, à moi, le travail… l’activité. Le travail, vois-tu, c’est ma vie.

– Eh bien, qu’est-ce qui t’empêche de vendre ton usine ici, et d’en monter en France une autre toute pareille ? Tu es le plus grand mécanicien et l’un des premiers inventeurs des États-Unis… Je voudrais te voir prendre dans ton pays natal une position pareille… Ta renommée te suivra là-bas, et tu seras bientôt en France aussi célèbre qu’en Amérique… »

Jacques Garaud écoutait, les sourcils froncés.

« Tu installeras en France une usine magnifique, aussi grande que celle de New York. Tu exploiteras ta nouvelle invention des freins instantanés pour les chemins de fer. Elle fera fureur ! Voyons, c’est décidé, n’est-ce pas ? Le temps de vendre, ce qui sera vite fait, puisque tu as déjà des offres et nous partons ! Vous viendrez avec nous, cousin Ovide.

– Nous verrons… nous verrons… répondit Ovide en ricanant.

– À votre aise ! Je vois à votre air que vous allez mettre tout en œuvre pour empêcher mon père de faire ce que je désire et cependant, malgré vous, cela se fera. Je veux aller en France. L’air de la France est nécessaire à ma vie, et si mon père refusait de m’y conduire je mourrais ! Vous voyez bien qu’il ne refusera pas… Nous partirons dans une semaine. »

Et la jeune fille, énervée par la contradiction, quitta vivement la salle à manger pour laisser couler les larmes qui montaient à ses yeux. Paul Harmant resta seul avec Ovide.

« As-tu l’intention d’obéir à ce caprice ? demanda ce dernier.

– Et le moyen de n’y pas obéir ? Tu as bien entendu… Elle tomberait malade… Elle mourrait…

– Oh ! père inepte ! s’écria Ovide en haussant les épaules ; ta fille peut se vanter de te conduire par le bout du nez !…

– Mais Mary a raison… répliqua Jacques. J’ai assez fait pour l’Amérique. Nous irons en France… Davidson m’a proposé un acquéreur sérieux… Je vais aller de ce pas céder l’usine pour le prix qu’on m’en offre.

– J’aurais à te parler, cousin… dit brusquement Ovide.

– Eh bien, parle…

– Non, pas ici.

– Pourquoi ?

– Parce que ce que j’ai à te dire ne doit être entendu de personne… » fit Ovide en baissant la voix.

Les prétendus cousins se rendirent dans le cabinet de travail de Jacques qui dit alors :

« Nous voilà seuls. Maintenant, parle.

– Causons, reprit Ovide. Tu es bien décidé à quitter l’Amérique ?

– J’y suis décidé, oui.

– C’est parfait ! Et qu’est-ce que tu vas faire de moi ?

– Tu viendras avec nous !

– Je n’ai aucune envie de retourner dans un pays où je pourrais avoir des ennuis avec une justice chatouilleuse.

– Tu veux parler sans doute du mandat d’amener lancé contre toi jadis ?… Tu n’as rien à craindre… Il y a plus que prescription… On ne peut t’inquiéter.

– Je le sais, mais je préfère rester en Amérique.

– Eh ! rien ne t’empêche d’y rester… J’imposerai ton engagement à mon acquéreur… Tu auras de bons appointements et tant pour cent sur les affaires. Cela te convient-il ?

– Non, répondit Ovide en roulant une cigarette.

– Alors, que veux-tu ?

– T’acheter ton usine…

– Diable ! Je te croyais sans le sou en te voyant chaque jour faire appel à ma caisse pour tes dettes de jeu… Et à t’entendre il paraît que, loin d’être à sec, tu as mis de côté la jolie somme d’un million… Mes compliments, cousin !…

– Je n’ai pas un sou de côté. J’ai encore perdu hier soir deux cents dollars que tu me donneras tout à l’heure, et cependant je t’achète ton usine.

– Je demande le mot de l’énigme.

– Il n’y a là aucune énigme… Nous rédigerons un acte de vente… Tu me signeras une quittance d’un million, et tu me remettras quarante mille dollars comme fonds de roulement. C’est là le prix que je mets à mon silence. »

Jacques se dressa comme mû par un ressort.

« Ton silence ! s’écria-t-il. Qu’ai-je besoin de ton silence ? Je n’ai rien à cacher, moi ! Je ne crains rien…

– Cherche bien, et tu verras que ton retour en France n’est possible qu’à la condition que je me tairai…

– Que veux-tu dire ?

– Que JACQUES GARAUD, s’il était connu, aurait grand tort de retourner dans le pays témoin de ses exploits… »

En entendant à l’improviste ce nom de JACQUES GARAUD, l’ex-contremaître s’élança sur Ovide.

« Quel nom viens-tu de prononcer ? s’écria-t-il.

– Le tien, parbleu ! répondit Ovide sans se décontenancer. Allons, cousin de contrebande, bas les masques ! Tu t’appelles JACQUES GARAUD, tu as incendié l’usine d’Alfortville et tu as volé et assassiné ton patron, l’ingénieur Labroue… Après ces gentillesses, tu t’es créé une individualité nouvelle en te servant d’un livret tombé entre tes mains, et en te glissant dans la peau de Paul Harmant mort à l’hôpital de Genève, le 15 avril 1856. »

Jacques terrifié recula, chancelant comme un homme ivre.

« Sur quoi t’appuies-tu ? demanda-t-il d’une voix étranglée.

– Mais, sur l’acte de décès du cousin Paul Harmant.

– Mensonge !

– Allons, mon vieux, ne fais pas la bête ; je sais tout, tu entends. TOUT ! Mais, tu pourras aller en France sans inconvénient pourvu que je garde le silence, car alors personne ne se doutera que tu as commis une ribambelle de crimes et laissé condamner à ta place la malheureuse Jeanne Fortier.

– J’y peux aller quand même ! répliqua d’un ton cynique l’ex-contremaître, reprenant son sang-froid. Qu’ai-je à craindre de la justice ? Il y a prescription.

– Turlututu ! répondit Ovide en riant. Tu te mets le doigt dans l’œil jusqu’au coude, mon vieux ! Il y a prescription pour l’incendie, pour le vol, pour l’assassinat, d’accord, mais seulement pour l’usurpation du nom de « Paul Harmant ». Qu’une plainte accompagnée de preuves arrive au parquet t’accusant de porter un nom qui ne t’appartient pas, et tu verras tout aussitôt la justice s’occuper de toi, de ton présent et de ton passé.

– Et tu porterais cette plainte ? demanda Jacques frémissant.

– Ça dépend. Oui, si tu n’es pas gentil. Non, si tu fais ce que j’attends de toi. Crois-moi, ma vieille… ne regarde pas à payer mon dévouement et ma discrétion. Je veux devenir patron à mon tour. Ainsi, donc, donne-moi l’usine et quarante mille dollars de fonds de roulement, sinon je dis à qui veut l’entendre que Paul Harmant, jouissant, ici, de l’estime universelle, n’est qu’un joli gredin qui se nomme Jacques Garaud… et après l’avoir dit, je le prouve ! C’est ça qui fera plaisir à ta fille ! »

Jacques s’était levé. Il marcha sur Ovide menaçant.

« Et si je te tuais ?… » fit-il d’une voix sifflante.

Ovide se mit à rire.

« Ça ne te servirait pas à grand-chose… répliqua-t-il. Mon testament est déposé chez un solicitor de New York. Il contient ta biographie avec pièces à l’appui. Je ne serais pas plutôt mort qu’on saurait qui tu es.

– Ah ! cria Jacques avec désespoir, tu me tiens.

– Parbleu ! chacun son tour, cousin. Que décides-tu ? »

L’ex-contremaître prit brusquement son parti.

« Viens avec moi chez mon banquier. Dans une heure l’usine t’appartiendra et tu toucheras quarante mille dollars.

– Bravo, cousin ! tu agis en sage… »

Le soir même, l’usine était la propriété d’Ovide. Huit jours après Paul Harmant et Mary s’embarquèrent pour la France et avant la fin du mois tous deux étaient installés dans un joli hôtel voisin du parc Monceau. L’ex-associé de James Mortimer avait de nombreuses relations d’affaires à Paris avec des banquiers et de grands industriels. Ce fut un événement quand on apprit qu’il se proposait de construire une usine grandiose aux environs de Paris pour y exploiter les inventions qui l’avaient rendu riche et célèbre en Amérique.

Jacques Garaud trouva sur le bord de la Seine, à Courbevoie, dix mille mètres de terrain qui lui convenaient à merveille et qu’il acheta sans tarder. Déjà il s’occupait d’établir les plans des constructions futures, quand un procès fut intenté à propos d’un droit de passage.

Pour sortir au plus vite de ce procès qui entravait tout, il fallait un bon avocat, capable de mener rondement les choses. Jacques s’adressa au banquier détenteur de ses capitaux et lui demanda un conseil. Le banquier répondit :

« Pour plaider une affaire de servitude, vous avez besoin d’un garçon actif, intelligent, instruit. Je puis vous recommander un jeune homme dont le zèle et le talent m’ont été plusieurs fois très utiles. Voici son adresse. »

Le banquier écrivit sur un carré de papier : « Georges Darier, avocat, rue Bonaparte n° 19. »

« Grand merci… dit Jacques. J’y vais de ce pas… »

Georges, l’enfant d’adoption de Mme Clarisse Darier, confié par le curé Laugier au peintre Étienne Castel, avait fait son chemin et réalisé les espérances que ses aptitudes permettaient de concevoir. Dans quelques mois il allait atteindre sa vingt-cinquième année. C’était un beau garçon. Inscrit depuis deux ans au tableau des avocats du barreau de Paris, il avait déjà fait ses preuves.

Il habitait un appartement au second étage de la maison portant le numéro 19 de la rue Bonaparte. Dans son cabinet de travail, meublé en chêne sculpté, deux objets formaient disparate avec le luxe sévère de l’ensemble. C’était d’abord une petite bibliothèque d’acajou pleine de livres, souvenir du bon curé Laugier. C’était ensuite, dans un angle, une colonne en ébène supportant un petit cheval de bois et de carton, recouvert d’un crêpe noir. Georges conservait cet humble jouet comme une relique, le croyant un cadeau de sa mère Clarisse Darier.

Le jeune homme étudiait un dossier volumineux au moment où sa domestique lui apporta la carte de Paul Harmant.

« Faites entrer », dit-il.

Jacques Garaud franchit le seuil du cabinet. Georges quitta son siège et fit deux pas au-devant de lui. Après vingt et un ans écoulés, le misérable, cause de tous les malheurs de Jeanne Fortier, se trouvait en présence du fils de sa victime.

L’incendiaire d’Alfortville, l’assassin de M. Labroue, avait cinquante ans. Ses cheveux, qu’il ne teignait plus, étaient blancs. Âgé seulement de trois ans et demi à l’époque des événements dramatiques formant en quelque sorte le prologue de ce récit, Georges ne pouvait garder aucun souvenir de la physionomie du contremaître. Le faux Paul Harmant prit la parole pour se présenter et exposer son affaire, puis produisit une copie de son acte d’acquisition. Georges lut avec attention cet acte et dit :

« Vous êtes absolument dans votre droit, monsieur… Si vous faites un procès, vous le gagnerez…

– Alors, vous vous chargez de mon affaire ?

– De grand cœur. J’aurai besoin d’un pouvoir…

– Veuillez le préparer.

– Je vais le remplir. Dictez-moi vos noms, prénoms, qualité…

– Paul-Alexandre Harmant, propriétaire, ingénieur-mécanicien, demeurant à Paris, rue Murillo, numéro 27.

– Je vais agir immédiatement, dit l’avocat, et je vous tiendrai au courant. Vous aurez bientôt une lettre de moi.

– S’il vous convenait de m’apporter vous-même des nouvelles je serais heureux de vous recevoir…

– Et moi, monsieur, je serais heureux de profiter de votre gracieuse invitation. »

Au bout d’un mois, les adversaires de Paul Harmant se désistaient d’un procès qu’ils étaient sûrs de perdre, et les travaux de construction commençaient. Georges était venu deux fois rue Murillo, le matin, trouver son client, et il avait été reçu de la manière la plus amicale par le père et par la fille.

La vie active que menait Jacques Garaud, surveillant lui-même ses entreprises, le retenait loin de chez lui pendant la plus grande partie de la journée, et Mary restait à l’hôtel où d’ailleurs elle ne s’ennuyait point, ayant pour amies les filles de tous les banquiers et de tous les industriels que connaissait son père.

L’air de Paris ne semblait cependant point favorable à la jeune fille. Maintenant une tache de carmin tranchait sur la pâleur nacrée des joues de Mary. Une petite toux sèche, opiniâtre, s’échappait à chaque instant de sa gorge. Jacques avait fait appeler un médecin qui prononça des paroles rassurantes et ordonna un traitement.

La jeune fille aimait la toilette et elle avait fait le choix d’une des meilleures couturières de Paris. Mme Augustine possédait une clientèle très étendue dans le monde aristocratique, dans le monde artistique et dans le monde de la finance. Quoique ses ateliers de la rue Saint-Honoré fussent vastes, Mme Augustine, pour arriver à satisfaire ses clientes, était obligée d’adjoindre à son personnel des ouvrières travaillant au dehors. L’une de ces ouvrières libres était sa préférée. Elle eût désiré vivement l’attirer auprès d’elle ; mais Lucie, c’était le nom de la jeune fille, voulait ne point quitter sa chambrette, située au plus haut étage de l’une des maisons du quai Bourbon dans l’île Saint-Louis.

Lucie avait vingt-deux ans et demi. Jamais plus fine, plus jolie tête de grisette parisienne n’avait couronné corps plus charmant, ses cheveux étaient d’un châtain doré, avec des yeux d’un bleu sombre et très doux.

La favorite de Mme Augustine était aimée et respectée de tous. Aimée, parce qu’elle était bonne et serviable ; respectée, parce que les langues les plus malfaisantes n’avaient pas pu émettre un soupçon au sujet de sa conduite. Mais on lui supposait un fiancé, son voisin, le dessinateur Lucien Labroue.






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