Première partie : L’Incendiaire
XIV
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Un intervalle de neuf ans s’était écoulé. On était en 1870, l’année terrible. Le 5 novembre, à onze heures du matin, un convoi funèbre sortait de la cure de Chevry. En tête marchait le bon curé Laugier.

Entre le cercueil et la foule marchaient, isolées, deux personnes : un homme de trente-cinq ans environ, et un jeune homme de quatorze ans portant un uniforme de collégien. L’un était le peintre Étienne Castel. L’autre le fils adoptif de Mme Darier, Georges Fortier, devenu Georges Darier. Le convoi était celui de la mère adoptive du fils de la condamnée. La digne sœur du curé Laugier avait succombé dans sa soixante-neuvième année, après une courte maladie.

Pensionnaire du collège Henri-IV, et rappelé à Chevry au moment de l’investissement de Paris, Georges avait vu mourir l’excellente femme qu’il croyait véritablement sa mère.

Après la guerre, Étienne Castel, qui avait fait son devoir de bon français dans la garde mobile pendant la guerre, reconduisit Georges au collège, et reprit lui-même possession de son atelier de la rue de Rennes. Au bout d’un mois, l’artiste reçut une lettre écrite par la vieille gouvernante du presbytère de Chevry. Elle lui demandait de venir sans perdre une minute.

En arrivant à la cure, il reconnut que ses pressentiments ne le trompaient point. Le curé Laugier était dans un état désespéré, mais il conservait sa connaissance entière.

« C’est fini, mon cher Étienne, dit le vieillard, mon tour est venu. Si je vous ai fait appeler en toute hâte, si j’ai voulu vous voir avant de mourir, c’est que j’avais à vous entretenir de choses graves… Asseyez-vous et écoutez-moi. ».

Étienne prit une chaise et vint s’asseoir au chevet du moribond.

« Vous savez, continua le prêtre, que ma sœur a laissé en mourant sa petite fortune à Georges, son fils d’adoption ?

– Oui, fit l’artiste, du geste plutôt que de la voix.

– Par son testament elle m’instituait tuteur de l’enfant. Comme ma sœur, j’ai écrit mes dispositions dernières et c’est à vous que je confie la tutelle de Georges à qui je laisse le peu que je possède. Nous avons aimé tendrement le fils de Jeanne Fortier. Je vous demande pour lui toute votre affection.

– Je vous jure de bien aimer Georges et de veiller sur lui comme je veillerais sur mon frère si j’en avais un.

– Merci, mon ami… C’est vous que je nomme mon exécuteur testamentaire. Dans un instant je vous remettrai mon testament avec une lettre adressée à Georges, lettre que vous conserverez et qui ne passera de vos mains dans les siennes que quand il aura accompli sa vingt-quatrième année. À vingt-cinq ans il sera nécessaire qu’il sache la vérité sur sa naissance. Si malgré les apparences contraires la justice humaine avait condamné une innocente, ce serait du devoir du fils d’obtenir la liberté de sa mère, dans le cas où elle vivrait encore et de provoquer sa réhabilitation. »

Le moribond étendit la main vers son secrétaire.

« Ouvrez ce meuble, je vous prie, dit-il à Étienne. Dans le tiroir du bas, se trouvent deux plis cachetés. »

Étienne ouvrit le tiroir et y prit deux larges enveloppes.

« C’est cela… dit l’agonisant. L’une de ces enveloppes renferme mon testament, l’autre contient la lettre écrite devant être remise à Georges à l’âge de vingt-cinq ans. Je l’ai interrogé sur ses projets d’avenir. Il semble qu’une vocation naissante le pousse vers la carrière du barreau. Dirigez-le de ce côté si la vocation persiste. Je vous confie l’enfant d’adoption de ma sœur, mon cher Étienne, et j’ai la certitude que vous ferez de lui ce que j’en aurais fait moi-même, un honnête homme. Vous ferez vendre tout ce qui se trouve ici, à l’exception de la bibliothèque que vous conserverez pour Georges. Je vous recommande aussi de garder précieusement le petit cheval de carton que l’enfant serrait contre sa poitrine quand sa mère tomba épuisée sur le seuil de la cure. Cet humble jouet est comme une relique. Georges ne se souvient pas d’un passé si triste, heureusement ! Il croit que ce petit cheval lui a été donné par ma sœur, et il y tient beaucoup. Quand il sera homme et installé chez lui, vous lui rendrez.

– Tous vos désirs seront accomplis. Avez-vous autre chose encore à me recommander ?…

– Non… Je mourrai tranquillement maintenant sur l’avenir de Georges, mais je souhaiterais le voir avant de partir pour le dernier voyage. Voulez-vous aller le chercher à Paris ?…

– Ce soir l’enfant sera près de vous. »

Depuis onze ans, Étienne Castel était devenu un artiste d’une réelle valeur et dont les toiles se vendaient très cher. Nous savons que l’arrestation de Jeanne Fortier, au moment où on séparait de son enfant la malheureuse femme, lui avait donné un sujet qu’il cherchait et qu’il avait immédiatement esquissé les grandes lignes de cette scène émouvante. De retour à Paris, dans son atelier, il se mit à l’œuvre avec ardeur et, après son esquisse, commença un tableau dont l’effet fut bientôt saisissant. La figure de Jeanne Fortier et celle de Georges étaient frappantes de ressemblance. Aucun détail n’avait été oublié par Étienne. Le petit cheval de bois et de carton se trouvait à côté de l’enfant.

Le tableau exposé eut un réel succès, mais la signature d’Étienne Castel n’étant point cotée, il ne se présenta pas d’acheteur. Après l’exposition, la toile revint dans l’atelier où elle fut accrochée dans un coin sombre, et Étienne, tout à d’autres travaux, n’y pensa plus. L’année suivante, il obtint une première médaille, et l’année d’après le prix du Salon.

En arrivant à Paris, Étienne Castel sauta dans une voiture et se fit conduire au collège Henri-IV.

Trois heures plus tard, l’homme et l’adolescent arrivaient au presbytère de Chevry. Georges monta rapidement à la chambre du vieux prêtre qu’il entoura de ses bras en sanglotant. L’agonisant dit d’une voix brisée :

« En partant je regrette qu’une chose, c’est de n’avoir pu te suivre dans la vie jusqu’au moment où devenu tout à fait un homme, tu auras décidé de ton avenir. En attendant que ce jour arrive, notre ami Étienne Castel remplacera pour toi ceux que tu as perdus. Promets-moi, mon enfant, de lui obéir comme tu obéissais à ta mère bien-aimée, ma bonne Clarisse… comme tu m’obéissais à moi-même… »

Georges ne put répondre que par un signe de tête. Quelques minutes plus tard l’abbé Laugier, cet homme excellent qui avait passé sur la terre en faisant le bien, expirait.

* * *

Nos lecteurs ne peuvent avoir oublié que M. Jules Labroue, le propriétaire de l’usine d’Alfortville, laissait un fils. Mme Bertin, à qui ce fils était confié, avait liquidé les affaires de son frère. L’honneur du nom était sauf, mais Lucien ne possédait pour héritage que les terrains assez vastes sur lesquels se voyaient les ruines de l’usine incendiée.

L’ingénieur Labroue avait témoigné plus d’une fois à sa sœur le désir que Lucien suivît la carrière qu’il suivait lui-même. En conséquence les études de l’enfant reçurent une direction spéciale, et dès qu’il eut atteint sa dixième année, Mme Bertin vint habiter Paris et se fixa aux environs du collège Henri-IV où elle plaça Lucien.

Presque au moment où se passaient ces choses au presbytère de Chevry, Noémi Mortimer mourait à New York, laissant à son mari, le faux Paul Harmant, une petite fille de huit ans, chétive et frêle. Jacques Garaud aimait sa femme avec adoration. Sa douleur fut effrayante. James Mortimer, frappé au cœur, ne survécut pas longtemps à sa fille qu’il aimait plus que tout au monde. Miné par le chagrin, il s’éteignit, laissant son gendre à la tête des plus belles affaires industrielles des États-Unis.

Ovide Soliveau, possesseur du secret de Jacques, n’avait point quitté son prétendu cousin. Depuis neuf ans il était resté muet, les procédés de Jacques à son égard ne lui permettant pas de lui mettre le couteau sur la gorge. Il puisait comme bon lui semblait dans la caisse toujours ouverte du gendre de James Mortimer. Devenu de plus en plus joueur, il perdait habituellement d’assez fortes sommes, et le pseudo-Paul Harmant payait sans sourciller. Étant donné cet état de choses, le prétexte manquait à Ovide pour se faire une arme du secret qu’il avait surpris. Une circonstance imprévue devait l’amener à se départir de sa réserve.

* * *

Ainsi le hasard mettait côte à côte le fils de la victime et celui de la malheureuse femme condamnée pour le crime qu’elle n’avait point commis, et ces deux enfants devaient bientôt devenir des camarades inséparables. En effet, quoique ayant deux ans de moins que Lucien, Georges, plus précoce, se trouvait dans la même classe que le neveu de Mme Bertin, et suivait les mêmes cours. Il leur fallut se quitter le jour où Lucien sortit du Collège pour entrer à l’École des Arts-et-Métiers, mais une séparation momentanée ne pouvait rompre les liens de leur amitié.

Mme Bertin ne possédait qu’une aisance très modeste. Sa petite fortune consistant en une rente viagère de cinq mille francs qui devait s’éteindre avec elle. L’excellente femme mourut au moment où son neveu venait d’atteindre sa vingtième année, mais, avant de s’éteindre, elle raconta la mort tragique de son père, la ruine résultant de cette mort, et elle lui remit les titres de propriété des terrains d’Alfortville.

En apprenant à Lucien le nom de la femme condamnée pour avoir incendiée l’usine et assassiné M. Labroue, Mme Bertin s’était étendue longuement sur les détails de cette mystérieuse affaire. Elle ne dissimula point que, malgré la condamnation, elle doutait de la culpabilité de Jeanne Fortier. Elle parla de Jacques Garaud, le contremaître que l’on disait mort dans les flammes, victime de son dévouement, et la mort elle-même ne lui paraissait nullement prouvée. Pour elle, Jacques Garaud était, ou du moins pouvait être coupable, et Jeanne Fortier innocente et martyre.

Lucien avait écouté ces révélations avec l’attention la plus profonde ; il se dit qu’une tâche simple s’imposerait à lui, celle de porter la lumière au milieu des ténèbres enveloppant la mort de son père.

Maintenant que nous avons mis sous les yeux de nos lecteurs la situation de nos principaux personnages de ce récit, revenons à Jeanne Fortier. Nous savons déjà que la malheureuse avait été conduite à la Salpêtrière.

C’était pendant le siège de Paris. Trois obus vinrent éclater dans l’enceinte des bâtiments de la Salpêtrière. L’un de ces obus incendia le corps de logis des folles, parmi lesquelles se trouvait Jeanne Fortier. Jeanne, les yeux hagards, les mains accrochées aux barreaux de sa cellule, regardait le feu accomplir son œuvre.

Un prodigieux travail se faisait dans son cerveau. L’incendie de la Salpêtrière continuait pour elle l’incendie de l’usine d’Alfortville. La mémoire lui revenait en même temps que renaissait le souvenir. Sauvée comme ses compagnes, elle fut conduite avec les autres dans une partie éloignée des bâtiments. Là, elle pensa. Au bout d’une heure le passé (déjà vieux de dix ans) n’avait plus de secret pour elle.

Le médecin, le jour suivant, trouva la condamnée debout, le regard brillant, le visage animé, la physionomie expressive.

Il comprit que quelque chose d’inattendu se passait en elle. Il ouvrait la bouche pour l’interroger. Jeanne ne lui en laissa pas le temps :

« Vous êtes médecin, n’est-ce pas ? lui demanda-t-elle.

– Oui… fit-il étonné.

– Je suis donc dans un hospice ?…

– Vous êtes dans un hospice, oui…

– Pourquoi ne suis-je pas dans la prison où je dois subir ma peine ? reprit la veuve de Pierre Fortier.

– Vous êtes à la Salpêtrière et la Salpêtrière est une prison en même temps qu’un hospice. »

Jeanne tressaillit, devint très pâle et s’écria :

« À la Salpêtrière… Le vide qui s’était fait dans ma mémoire se remplit. C’est à la Salpêtrière qu’on enferme les condamnées frappées de folie… J’ai été folle… »

Le médecin hésita. Jeanne continua :

« Oui, j’ai été folle. N’essayez pas de me le cacher… J’ai été folle, mais je ne le suis plus. Les ténèbres sont dissipées… je me souviens… On m’a condamnée à la réclusion perpétuelle pour avoir incendié, volé, assassiné… En entendant prononcer ma condamnation (condamnation injuste, je le jure !…) je me suis évanouie… Ce qui s’est passé depuis lors autour de moi, je l’ignore… Il me semble que j’ai dormi d’un long sommeil… Répondez-moi… Depuis combien de temps suis-je folle ? Depuis combien de temps suis-je à la Salpêtrière ?

– Il me suffit de consulter votre pancarte… répliqua le médecin. Vous êtes ici depuis le 14 mars 1862.

– Et nous sommes en quelle année ?

– En 1871.

– Neuf ans ! Il y a neuf ans que je suis folle ! Personne ne se souvient de moi ! Personne ne venait me voir ici n’est-ce pas ?

– Personne… répondit l’infirmière.

– J’avais deux enfants, poursuivit la malheureuse femme en éclatant en sanglots, mon fils Georges, ma fille Lucie… Que sont-ils devenus ? Sont-il vivants encore seulement ?…

– Je ne puis vous l’apprendre, dit le médecin ; mais, en faisant écrire aux personnes chez lesquelles vos enfants se trouvaient lors de votre arrestation, vous obtiendrez sans doute des renseignements précis.

– Oui, j’écrirai…

– Pouvez-vous me dire si vous savez de quelle manière la raison vous est revenue ? interrogea le docteur.

– Non, je ne le sais pas, dit Jeanne. J’ai vu des flammes courant sur les murs… J’ai eu peur… Cela m’a rappelé l’incendie de l’usine d’Alfortville. Vous me croyez guérie ?

– Je l’espère et je le crois.

– Que va-t-on faire de moi ?…

– Aussitôt mon rapport adressé à qui de droit, on vous transportera dans une prison où vous subirez votre peine.

– Oui, la réclusion perpétuelle ! fit Jeanne avec amertume. Et mes enfants sont morts, peut-être… »

La veuve de Pierre Fortier éclata en sanglots. Le docteur lui jeta quelques paroles d’encouragement banal, et se retira. Jeanne restée seule se calma peu à peu, et elle en arriva à raisonner presque de sang-froid.

« J’ai laissé Georges, se dit-elle, chez le curé d’un village qui s’appelait, je crois, Chevry. Ce curé était un brave homme, un cœur d’or. Il m’avait promis de veiller sur mon fils… il aura tenu parole. Mon Georges bien-aimé, s’il est vivant encore, a quatorze ans déjà, et Lucie en a onze. Sa nourrice à Joigny se sera prise de pitié pour elle, sans doute. Elle l’aura gardée, élevée… »

Le jour même où la guérison de Jeanne avait été constatée, le médecin rédigea son rapport et ce rapport fut envoyé par le directeur de la Salpêtrière à la préfecture de police. Là on donna des ordres pour que la détenue fût transférée à Saint-Lazare d’où elle serait conduite à la maison centrale de Clermont pour y subir sa peine. On était aux mauvais jours du commencement de l’année 1871. Ce fut seulement au mois de juin que la détenue fut transférée de la Salpêtrière à Clermont.

Elle écrivit deux lettres, l’une au curé de Chevry, l’autre à la nourrice de sa fille, à Joigny. Trois jours plus tard, le directeur de la maison centrale recevait une lettre de M. le curé de Chevry, lui annonçant que son prédécesseur était mort et que, personnellement, il ne savait rien des faits auxquels la détenue faisait allusion. Cette nouvelle communiquée à Jeanne la désespéra, et ce désespoir grandit encore quand, le jour suivant, la même lettre adressée à la nourrice de Lucie, à Joigny, revint avec cette mention : « Destinataire inconnu ».

« Ainsi mes enfants sont perdus pour moi, s’écria la malheureuse mère, et je ne les reverrai jamais… »

Après une crise effrayante elle se répondit :

« Je veux les revoir !… je trouverai bien moyen de m’échapper de cette maison et d’aller à leur recherche !… »

L’ardent désir d’une évasion s’empara de son cerveau et l’obséda sans trêve ni relâche.

Sept ans après son incarcération à la maison centrale, comme sa conduite était exemplaire, on lui proposa d’entrer à l’infirmerie en qualité d’infirmière.

Cela constituait une faveur immense. Les infirmières pouvaient parler. Elles jouissaient d’une liberté relative au milieu de la prison. Enfin chaque infirmière avait droit à une petite rétribution mensuelle. Jeanne accepta avec une immense joie qu’elle eut beaucoup de peine à cacher.

Au bout d’un an, la veuve de Pierre Fortier devint infirmière en chef. Elle eut alors pour logement un cabinet attenant à la pharmacie que régissait une des sœurs de Saint-Vincent-de-Paul. Cette sœur occupait elle-même une petite chambre, contiguë à la pharmacie comme celle de Jeanne mais du côté opposé. Les besoins du service obligeaient souvent l’infirmière en chef à sortir du bâtiment affecté aux malades pour aller soit à la direction générale, soit à l’économat, soit à la cantine. Son costume officiel faisait ouvrir devant elle toutes les portes : toutes les portes intérieures, bien entendu.

Un beau jour la physionomie de Jeanne se modifia d’une façon complète. L’heure si ardemment souhaitée de l’évasion lui semblait désormais prochaine.

Depuis qu’elle était à l’infirmerie, elle avait remarqué que chaque dimanche les religieuses partaient à six heures du matin pour aller entendre une messe à l’église paroissiale. Elles rentraient vers huit heures. La sœur Philomène, préposée à la pharmacie, ne manquait jamais de rejoindre à l’église les autres religieuses et revenait un peu avant elles pour être présente à la visite du docteur.

« Il faut que je sorte à sa place !… » s’était dit Jeanne.

On était au commencement de l’année 1880 ; le 18 janvier, un samedi, Jeanne avait décidé d’agir le lendemain. Sœur Philomène buvait chaque soir, par ordonnance du médecin, un verre de vin de banyuls au quinquina et mangeait un petit morceau de pain. La veuve de Pierre Fortier connaissait ce détail. Bien souvent elle voyait la religieuse préparer son verre de quinquina. Ce verre jouait un grand rôle dans le plan d’évasion de la détenue.

Au moment où sœur Philomène se rendait au réfectoire pour le dîner, l’infirmière en chef pénétra dans la pharmacie, alla droit à un rayon sur lequel elle prit une petite fiole dont l’étiquette portait ces mots : « Laudanum de Sydenham », et se dirigea vers la chambre de la sœur. Une tablette supportait la bouteille à demi pleine de vin de quinquina. Sans hésiter, Jeanne versa dans cette bouteille environ la moitié du contenu de la fiole.

Elle remit chaque chose à sa place et retourna à l’infirmerie où ses occupations l’appelaient. Quand dix heures sonnèrent, sœur Philomène parut, tenant son verre à la main.

« C’est demain dimanche. J’irai entendre la messe à l’église paroissiale. Vous me réveillerez, n’est-ce pas ?

– Oui, ma sœur. »

La sœur absorba le contenu de son verre jusqu’à la dernière goutte et regagna sa chambre. Jeanne l’ayant vue boire se retira, fit une ronde dans la salle des malades et rentra dans le cabinet où elle couchait.

Elle se jeta sur son lit sans se déshabiller. La nuit s’acheva lentement. Cinq heures du matin sonnèrent. Elle fut debout aussitôt, alluma une petite lanterne et, traversant la pharmacie, entra dans la chambre de sœur Philomène. La religieuse étendue sur son lit, les mains jointes, dormait d’un sommeil profond. Jeanne respira et, sans perdre une seconde, se rendit à la chambre de la Supérieure, prête à partir déjà.

« Ma mère, lui dit-elle, sœur Philomène vous prie de ne pas l’attendre. Elle vous rejoindra tout à l’heure, à l’église. »

Jeanne regagna l’infirmerie et trouva la religieuse plongée plus que jamais dans un sommeil quasi léthargique. Alors elle se dépouilla d’une partie de ses vêtements et, avec une prodigieuse rapidité, revêtit le costume de sœur Philomène ; puis elle glissa dans la poche de sa robe un mouchoir soigneusement noué contenant son humble fortune.

Les sœurs, depuis quelques minutes, étaient réunies dans une salle du rez-de-chaussée placée entre le greffe et la porte donnant sur la cour. La Supérieure arriva.

« Je ne vois pas sœur Philomène, dit une jeune sœur.

– Nous ne l’attendrons pas… Elle nous rejoindra plus tard. »

Les religieuses, bravant la neige qui tombait à flocons épais, traversèrent la cour et arrivèrent au chemin de ronde dont un second guichetier leur ouvrit la porte. Dix minutes après leur départ un petit coup fut frappé à l’huis de la salle du rez-de-chaussée, du côté de la prison. Le gardien fit jouer un guichet et vit une religieuse.

« Ah ! ah ! dit-il, c’est sœur Philomène ; je suis prévenu. Passez, ma sœur. Vous allez avoir un fichu temps ! »

La religieuse, dont le capuchon rabattu cachait aux trois quarts le visage, se contenta d’incliner la tête, et se dirigea vers la porte qui s’ouvrit. Un instant après, celle du chemin de ronde se refermait derrière elle, Jeanne était libre.






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