Première partie : L’Incendiaire
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Jacques Garaud jouissait à New York de toutes les joies du succès, entouré de la considération générale, ayant un intérieur délicieux, une femme adorable, et augmentant chaque jour la prospérité et la fortune de la maison « James Mortimer and Paul Harmant ». Un an s’était écoulé depuis son mariage avec la fille de l’ingénieur américain, et Noémi s’attachait à lui chaque jour davantage. Le misérable s’était pris peu à peu d’un ardent amour pour sa femme.

Un jour, le père de Noémi, atteint de violentes douleurs rhumatismales et appelé dans une ville assez éloignée de New York, fut obligé de prier son gendre de le suppléer. Paul Harmant partit en se faisant accompagner par Ovide Soliveau.

Ovide, lui aussi, grâce à la protection de son prétendu cousin, avait fait un chemin rapide : contremaître d’abord, puis inspecteur, puis bras droit de Paul Harmant. L’amitié, la confiance que lui témoignait ce dernier, ne diminuaient point son ardent désir de savoir ce qu’avait été le passé de son cousin. Bref, il mourait d’envie d’expérimenter sur l’associé de Mortimer la liqueur du Chuchillino.

« On va voyager, se dit-il, quand Jacques Garaud lui annonça le départ ; l’occasion que j’attends depuis près d’une année se présentera forcément en route. J’en profiterai… »

Et il glissa dans un sac de voyage la fiole du précieux liquide acheté à New York, moyennant quinze dollars, au Canadien dont il avait appris l’adresse à bord du Lord-Maire.

Cinq minutes après le départ, Jacques Garaud entama la conversation du ton le plus familier.

« Eh bien, cousin, dit-il, ne te paraît-il pas bon de nous trouver maîtres, comme en ce moment, de causer à cœur ouvert, en bons parents ?

– Franchement, cousin Paul, répliqua le Dijonnais, voilà, depuis une année, mon premier moment de joie.

– Ne te plais-tu donc point à New York ?

– Comment ne m’y plairais-je pas ? Je m’y plais beaucoup, au contraire, et si je viens parler d’une joie incomplète, c’est au point de vue de mes affections de famille. Aujourd’hui que la fortune de Mortimer ne peut t’échapper, il me semble que tu devrais bien trouver un joint pour me présenter comme ton parent, et me mettre avec toi sur un pied d’égalité relative.

– À quoi cela servirait-il ?

– À me rapprocher de toi, donc !

– Tu n’as pas à te plaindre. Si je ne te reconnais point publiquement pour mon cousin, j’agis en bon parent.

– Oui… oui… et je te rends pleine justice. Je ne te reproche qu’une chose, c’est d’être un peu cachottier.

– Dis nettement ce que tu veux dire ! » fit le faux Paul Harmant d’un ton sec.

Ovide se souvenait à merveille de la remarque faite par lui jadis sur le pont du Lord-Maire, relativement à la chevelure de son cousin. Depuis quelques minutes il profitait du rapprochement pour examiner de nouveau cette chevelure. Jacques Garaud, malgré de fréquentes applications de teinture, ne pouvait éviter que la nuance rousse de la racine ne reparût parfois à fleur d’épiderme. Ovide constata de nouveau cette nuance.

« Entre parents, entre cousins, fit Soliveau, il me semble qu’on se doit certaines confidences, et je trouve drôle que tu n’aies jamais voulu me dire comment tu avais commencé à t’enrichir pendant les cinq années passées sans nous voir.

– Je te l’ai dit… une invention a été le point de départ de ma modeste fortune de ce temps-là.

– Certes, je le sais… Je le crois… Mais ce que tu ne m’as jamais dit, c’est quelle était l’invention antérieure.

– Ah ! ça, mais je ne comprends pas cette insistance, s’écria le faux Paul Harmant. L’invention antérieure, je l’ai vendue, c’est ce qui m’a rapporté quelque argent. Elle ne m’appartient plus. Un autre lui a donné son nom.

– À cela, je n’ai rien à répondre. Je comprends, en effet, que la délicatesse te commande le silence.

– Et tu n’as pas à me reprocher d’autres cachotteries ?

– Pas d’autres, cousin, pas d’autres.

– À la bonne heure… »

Jacques Garaud changea le sujet de la conversation.

« À quoi emploies-tu tes heures de liberté ? demanda-t-il.

T’es-tu créé à New York des amis, ou du moins des connaissances ?… As-tu trouvé des distractions depuis un an ?

– À New York, comme ailleurs, répondit Ovide, trouver des vrais amis, des amis sûrs, est chose difficile. Quant aux simples connaissances, c’est très commode à faire, surtout aux tables de jeu, et on joue ferme dans ce pays.

– Serais-tu joueur ? demanda Jacques.

– Oui, je l’avoue… C’est mon péché mignon.

– Prends garde, tu te ruineras !

– À moins que je n’empoche un beau soir une grosse somme ! Mon tour viendra d’avoir les atouts dans mon jeu !…

– Ce qui veut dire qu’en ce moment tu perds ?

– Oui. »

La conversation changea de sujet ; quelques heures s’écoulèrent encore et les deux Français arrivèrent à destination. Le séjour du faux Paul Harmant dans la ville où il venait de mettre pied à terre devait durer deux jours au moins. Il s’agissait d’études à faire dans l’usine d’un grand industriel qui désirait transformer son matériel en utilisant l’ancien outillage. La journée fut consacrée à l’examen des machines. Ovide Soliveau avait pris des notes sous la dictée de son cousin. En rentrant à l’hôtel, ils discutèrent ensemble les travaux à exécuter.

« Il s’agit de mener vivement ce travail, dit l’associé de James Mortimer. Je tiens beaucoup à ne demeurer ici que le temps strictement nécessaire. Nous piocherons, s’il le faut, une partie de la nuit.

– Comme tu voudras… Mais il faudra manger cependant.

– Je vais donner l’ordre qu’on nous monte notre souper. Tout en mettant les morceaux doubles, nous causerons. »

Ovide eut un singulier sourire aux lèvres.

« Ce que tu me proposes, j’allais te le proposer… » fit-il.

On dressa le couvert sur une table apportée tout exprès. Sous un prétexte quelconque, Ovide sortit de la chambre de Jacques et gagna la sienne. Là il ouvrit sa valise, prit la fiole qu’au moment de quitter New York il y avait placée, la glissa dans sa poche et rejoignit Paul Harmant. Ensuite il se remit au travail avec son patron jusqu’au moment où un maître d’hôtel vint annoncer que les gentlemen étaient servis.

« Vous nous monterez beaucoup de café, et du café très fort, commanda le mécanicien au maître d’hôtel. Nous avons à travailler cette nuit…

– Le café… voilà l’occasion… » pensa Ovide.

Paul Harmant se remit à creuser un problème de mécanique, tandis que le maître d’hôtel posait sur la table desservie une cafetière et une bouteille d’eau-de-vie de France.

« Voici le café, mon cousin… dit Ovide.

– Très bien ! répondit Jacques sans quitter son calcul. Remplis ma tasse, mets-y peu de sucre et pose-la auprès de moi. »

La joie la plus vive illuminait la figure de Soliveau. Paul Harmant, tout à ses chiffres, lui tournait le dos. Sans le perdre un seul instant de vue, Ovide versa du café dans une tasse ; puis, tirant de sa poche la fiole de liqueur canadienne, il la déboucha, laissa tomber dans le café la valeur d’une cuillerée à bouche de son contenu, remua le breuvage pour activer la fusion du sucre, plaça la tasse et la soucoupe sur la table de travail du gendre de Mortimer et dit :

« Voici ton café, tu peux le boire. »

D’une main distraite, Jacques prit la tasse, l’approcha de ses lèvres et absorba une gorgée de son contenu.

« Tu as ajouté de l’eau-de-vie ? fit-il.

– Quelques gouttes seulement… En veux-tu davantage ?…

– Non, cela suffit. L’alcool est l’ennemi du travail. »

Jacques acheva de vider la tasse. Soliveau se mit à fumer en guettant du coin de l’œil le faux Paul Harmant. Tout à coup, il vit ce dernier passer à deux reprises la main sur son front, geste qui ne lui était point habituel. En même temps ses paupières se mirent à battre. L’effet de la liqueur mystérieuse commençait véritablement à se produire. Jacques se dressa brusquement.

« Qu’as-tu, cousin ? lui demanda Soliveau.

– J’ai soif… » répliqua le gendre de Mortimer.

Et il vida d’un trait la seconde tasse de café qui se trouvait à côté de lui. Ensuite il se mit à arpenter la chambre de long en large, d’un pas rapide et saccadé. Des frissons passaient sur sa chair. Ses mains tremblaient, son visage devenait d’un rouge sombre. Dans ses yeux s’allumaient des lueurs.

« Décidément, cousin, reprit Ovide, en jouant l’inquiétude, tu ne me parais pas du tout dans ton assiette. »

Jacques s’arrêta et répondit avec un éclat de rire strident :

« Moi, malade !… Allons donc ! Pourquoi serais-je malade ?

– Tu as trop travaillé… Tu as besoin de repos, peut-être.

– Besoin de repos, moi ? Jamais ! je ne connais pas la fatigue !… J’ai soif… Je veux boire !… Donne-moi ce qu’il y a de meilleur. Je ne regarde pas au prix ! Je suis riche ! »

Et, après avoir rempli d’eau-de-vie la demi-tasse, il jeta littéralement dans son gosier cette forte dose d’alcool.

« Enfin, je vais donc savoir ! pensa Ovide qui dit tout haut : Tu es riche, oui… grâce à l’invention que tu as faite.

– Et que j’ai vendue à James Mortimer…

– Non. Je parle de la machine inventée par toi pendant les cinq années que nous avons passées sans nous voir. »

L’ex-contremaître eut un éclat de rire étrange.

« Ah ! ah ! ah ! s’écria-t-il. Est-ce que je t’avais jamais vu ? Est-ce que je te connaissais, toi, Ovide Soliveau ? Est-ce que je suis de Dijon ? Est-ce que je me nomme Paul Harmant ?… Allons donc ! Paul Harmant est mort. Il est mort à l’hôpital de Genève… J’étais son camarade d’atelier… Il m’avait confié son livret pour le renvoyer à sa famille… et comme il fallait sauver ma tête… j’ai pris le nom de Paul Harmant. »

La face de Jacques prenait une expression effrayante.

« Est-ce que je n’ai pas bien fait ? reprit-il en marchant vers Ovide qui reculait devant lui. Tu comprends !… j’avais incendié l’usine d’Alfortville, où j’étais contremaître ; j’avais assassiné l’ingénieur Labroue, mon patron ; j’avais volé ses plans de machines et pris dans sa caisse cent quatre-vingt dix mille francs… une fortune… je revins sur le lieu du sinistre après le vol. Je me distinguai par mon ardeur. Je me précipitai dans les flammes pour sauver la caisse que je venais de vider ; puis, au moment où le pavillon s’écroulait, je sautai par une fenêtre donnant sur la campagne… On me croyait enseveli sous les décombres, victime de mon dévouement, et Jeanne Fortier, de qui j’avais à me venger, était condamnée à ma place… Je filai en Angleterre sous le nom de Paul Harmant, le mien aujourd’hui, et je m’embarquai pour New York… Sur le Lord-Maire je rencontrai un imbécile, un certain Ovide Soliveau, à qui je persuadai que j’étais son cousin… Grâce à mes cheveux roux teints en noir, il n’eut pas l’ombre d’un soupçon… Par lui j’appris fort à propos beaucoup de choses concernant James Mortimer et sa fille Noémi… j’épousai la fille et je devins l’associé du père… C’est très fort ! Aujourd’hui, je suis non seulement un millionnaire, mais un honnête homme… Toi, tu ne m’as jamais vu ! Tu ne me connais pas ! Jeanne Fortier seule avait vu le crime… Seule, elle connaissait Jacques Garaud… Jacques Garaud est mort sous les débris de la fabrique d’Alfortville… »

En ce moment, le misérable porta la main à sa poitrine. Une plainte inachevée s’échappa de ses lèvres. Pris d’un spasme nerveux, il tourna sur lui-même en battant l’air de ses bras, et tomba sans connaissance. Ovide s’élança vers lui.

Vivement, il pressa de sa main droite le côté gauche de la poitrine de Jacques Garaud. Le cœur battait avec violence.

« Non… non… il n’est pas mort, dit le Dijonnais avec un sourire de triomphe. C’est l’effet de la liqueur canadienne. Quand il reprendra connaissance il ne se souviendra de rien. Ah ! Jacques Garaud, je me doutais bien que tu n’étais pas Paul Harmant ! Tu as une grosse fortune, cousin, ça m’arrange ! J’en aurai ma part. Tu me tenais… je te tiens à mon tour. »

Et, soulevant le corps de Jacques avec une force dont on n’aurait pu le croire capable, il le coucha, le couvrit, lui plaça sous la tête deux oreillers, et se retira dans sa chambre où il se mit au lit à son tour et ne tarda pas à s’endormir. Au point du jour il retourna dans la chambre de son prétendu cousin.

Celui-ci semblait n’avoir fait aucun mouvement, mais sa respiration bruyante attestait qu’il était plein de vie. Ovide prit le poignet du dormeur, posa son doigt sur l’artère et en trouva les pulsations régulières.

« Laissons-le s’éveiller tranquillement », se dit-il.

Et s’asseyant à côté de la table sur laquelle se trouvaient étalés des papiers, il acheva le travail commencé la veille au soir. Une heure environ s’écoula. Ovide, tout à coup, tourna la tête. Il lui semblait qu’il venait d’entendre Jacques Garaud se mouvoir. Le faux Paul Harmant venait en effet de faire un mouvement léger. Ovide quitta son siège et attendit le réveil complet. Ce réveil ne se fit point attendre. Jacques ouvrit les yeux, puis se dressa brusquement sur son séant en disant :

« Pourquoi suis-je couché tout habillé ?

– Ah ! ça, cousin, tu ne te souviens donc de rien ?

– Je me souviens que je travaillais, là… près de toi…

– Parfaitement, fit Ovide avec un demi-sourire puis tout à coup tu t’es levé, gesticulant comme un possédé. J’ai cru que tu allais devenir fou ! »

Jacques se leva d’un bond.

« Qu’est-ce que cela signifie ? balbutia-t-il en frissonnant.

– Que tu as eu un commencement de congestion au cerveau, tout bêtement… Tu travailles trop, cousin.

– Pourquoi n’as-tu pas fait demander un médecin ?…

– Par prudence. Tu parlais… tu criais… Ce n’était pas utile qu’un étranger soit là, t’écoutant. »

Jacques Garaud devint très pâle.

« Qu’ai-je pu dire ?… » se demandait-il avec effroi.

Il fit un effort pour chasser les pensées qui l’obsédaient.

« Où en es-tu de ton travail ? reprit-il.

– J’ai dressé les devis… Tu n’auras qu’à vérifier les prix… Nous pourrons à midi nous rendre à l’usine. »

Les affaires furent promptement terminées, et le lendemain soir Jacques reprenait avec Ovide Soliveau le chemin de fer qui devait les ramener à New York. Le soir même, Ovide prit une feuille de papier, une plume et écrivit ces mots :


« New York, 23 juin 1862.

« Monsieur le directeur de l’hôpital général de Genève,

« Monsieur,

« Je viens réclamer de votre obligeance un service important pour moi. J’ai appris que, l’année 1856, le nommé Paul Harmant, de Dijon, ouvrier mécanicien, mon parent, était décédé dans l’hôpital dont vous êtes directeur.

« Je vous serai très reconnaissant, Monsieur, si vous voulez bien me renseigner à ce sujet et, dans le cas où Paul Harmant serait vraiment mort, m’adresser son acte mortuaire dûment légalisé. Ci-joint un billet de cent francs pour payer les frais qu’occasionneront les recherches et la levée de l’acte.

« Agréez, Monsieur, l’assurance de ma haute considération.

« OVIDE SOLIVEAU.

« Deuxième avenue, n° 55. – New York. »


Au bout d’un mois, presque jour pour jour, il recevait l’acte de décès de Paul Harmant, mort à l’hôpital de Genève, d’une phtisie galopante, le 15 avril 1856.

« Maintenant, dit Ovide, maintenant Jacques Garaud, mon bon ami, je te tiens ! Il faudra marcher droit ! »






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