Première partie : L’Incendiaire
XII
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À onze heures du matin, James Mortimer, sa fille et le faux Paul Harmant se trouvaient réunis au salon de conversation avant le déjeuner. La journée presque entière fut employée par les deux hommes à établir les bases de l’acte de société ; des signatures préliminaires furent échangées, et l’Américain remit au Français un chèque payable à vue chez le banquier Richard Davidson.

Un peu avant le coucher du soleil, on monta prendre l’air sur le pont du paquebot. Beaucoup de passagers s’y trouvaient déjà, regardant un navire qui marchait dans la direction opposée, allant d’Amérique en Europe, et qui devait passer à quelques encablures du Lord-Maire. Jacques laissa Mortimer et Noémi les yeux fixés sur l’horizon, et se rapprocha du gaillard d’avant. Il songeait à se concilier la bienveillance de son prétendu cousin en mettant quelques louis à sa disposition.

L’ex-contremaître fouilla du regard la foule qui s’entassait le long du bordage de droite, et il aperçut Ovide Soliveau.

Mais brusquement il s’arrêta. Ovide venait de se placer derrière un homme âgé déjà, s’accoudant sur le bastingage. Une lame d’acier, que cependant il cherchait à dissimuler, brillait dans sa main droite. Il le vit allonger la main gauche vers le pardessus du passager placé devant lui. Jacques aperçut alors une sacoche suspendue à une mince courroie passée sur l’épaule.

« Ah ! ah ! murmura-t-il… Au métier de mécanicien, il ajoute celui de voleur à la tire ! Je le tiens !… Le drôle est à moi, pieds et poings liés. »

Il se trouva bientôt à deux ou trois pas d’Ovide Soliveau. Le steamer, en ce moment, croisait le paquebot. Une voix cria :

« C’est un navire français ! Bonne route ! »

Tous les bras s’élevèrent, agitant les chapeaux. Le vieillard, porteur de la sacoche convoitée par Ovide, était un des plus enthousiastes.

Le dijonnais guettait le moment opportun. Tandis que le passager levait le bras et criait à pleine gorge, Ovide glissa sa main gauche sous le pardessus, puis envoya sa main droite rejoindre la gauche. Une lame de rasoir trancha la courroie et, moins d’une seconde après, la sacoche se trouvait sous la vareuse d’Ovide.

Celui-ci fit alors volte-face en pirouettant sur ses talons et se trouva face à face avec son prétendu cousin. Le faux Paul Harmant, l’air sombre et sévère, étendit le bras et laissa retomber sa main sur l’épaule du mécanicien. En même temps, d’une voix étouffée, il lui jetait ces mots au visage :

« Que viens-tu de faire, voleur ! »

Ovide chancela, devint très pâle et balbutia :

« Hein ?… quoi ? Qu’est-ce que tu dis, cousin ?… »

Jacques lui saisit le poignet et l’entraîna dans un endroit isolé.

« Je dis, reprit-il les dents serrées, je dis que j’ai tout vu, et que tu vas me remettre à l’instant le sac de cuir volé par toi. Quand je pense que tu es de ma famille et que tu la déshonores, je ne sais qui me retient de te conduire au capitaine du paquebot et de lui dénoncer ta honteuse action. »

Ovide chancelait sur ses jambes. Ses dents claquaient.

« Non… non… non… bégaya-t-il, tu ne feras pas cela… Pitié pour un malheureux égaré… Pardonne ma faiblesse !

– Tais-toi, et donne-moi ce sac ! »

Ovide tendit l’escarcelle à Jacques Garaud.

« Tu sais ce qu’il y a là-dedans ?

– Soixante mille francs, à peu près.

– Bien… Attends-moi là. »

L’ex-contremaître se dirigea vers le passager aux cheveux blancs.

« Pardon, monsieur, lui dit-il en l’abordant et en lui présentant le sac de cuir, cette sacoche est bien à vous ? »

Le voyageur porta vivement la main à son côté.

« Volé ! s’écria-t-il avec effarement.

– Voici l’escarcelle qui vous manque… Voyez si son contenu est intact. »

Sans perdre une seconde, le vieillard tira de sa poche une petite clef, ouvrit précipitamment la sacoche que Jacques venait de lui remettre, et en visita le contenu.

« Non… non… il n’y manque rien… fit-il avec joie. Tout y est bien… Toute ma fortune, difficilement amassée en trente années de travail, et que je porte à ma fille… Mais comment ?…

– Veuillez me suivre ; je vous expliquerai… »

Et le prétendu Paul Harmant se dirigea vers Ovide qui suivait du regard tous ses mouvements. Le vieillard l’accompagna. Jacques s’arrêta en face d’Ovide.

« Voilà l’homme qui vous a volé, dit l’ex-contremaître. Je connais ce drôle et je désire qu’il ne soit point arrêté, ce qu’il mériterait cependant, mais j’exige qu’il vous fasse l’aveu de son crime et qu’il sollicite votre pitié… »

Ovide s’empressa de balbutier d’une voix éteinte :

« J’avoue… monsieur… j’avoue… j’avoue… et je vous supplie de me pardonner…

– Je vous pardonne à la requête de monsieur, répliqua le passager d’un ton méprisant. Allez vous faire pendre ailleurs. Je me souviendrai de votre visage. Moi aussi je vais à New York et je connais M. Mortimer chez lequel vous allez travailler. Vous m’avez raconté tout à l’heure le but de votre voyage. Je vous écoutais, trop confiant, et je me figurais naïvement avoir affaire à un honnête et habile ouvrier. Mais vous êtes un gredin, et il suffirait d’un mot de moi pour ouvrir les yeux à votre patron. Je devrais le faire… »

Jacques intervint.

« La leçon lui suffira, dit-il, du moins, je l’espère. Je vous demande pour lui le silence sur cette triste affaire.

– Pour sa famille, et surtout pour vous, monsieur, qui m’avez rendu ma fortune volée, je garderai le silence… Mais je veux savoir le nom de cet homme…

– Il se nomme Ovide Soliveau, dit le faux Paul Hermant.

– Ovide Soliveau… répéta le passager. Je connais ce nom. Ah ! je me souviens… C’est celui d’un particulier, originaire de la Côte-d’Or contre lequel j’ai eu entre les mains, à Paris, un mandat d’amener pour vol avec effraction. »

Jacques Garaud regarda fixement Ovide qui semblait défaillant et ne songeait même point à nier.

« J’ignorais le passé de cet homme, dit-il ensuite, mais, par considération pour sa famille, je continuerai à le couvrir de ma protection. Vous m’avez promis le silence…

– Et je tiendrai ma promesse, monsieur, mais je n’oublierai pas et, si quelque nouveau méfait remet un jour ce jeune drôle en ma présence, je serai sans pitié. »

Puis le vieux passager, tendant la main à Jacques, ajouta :

« Si jamais vous avez besoin de moi pour quoi que ce soit, souvenez-vous que vous pouvez compter sur moi. Je me nomme René Bosc, je suis Français, j’ai fait partie de la brigade de sûreté, je viens d’obtenir ma retraite, et je vais vivre en famille au numéro 56 de la 11e Avenue, New York.

– René Bosc, 11e Avenue, numéro 56… répéta Garaud. Je n’oublierai ni votre nom, ni votre adresse. »

L’ex-agent de la sûreté tendit la main au faux Paul Harmant, et s’éloigna après avoir jeté un regard méprisant sur Ovide Soliveau. Celui-ci resta la tête basse en face de Jacques.

« Ainsi, lui dit ce dernier d’une voix sourde, tu n’es qu’un misérable coquin, un voleur de profession !

– Pas si haut, cousin, je t’en supplie, pas si haut ! balbutia Ovide, dont la bouche était sans salive et la gorge serrée. J’ai eu un moment de vertige, quoi ! J’avais vu l’or et les billets, ça m’avait tourné la tête… Ah ! cousin, tu as été ma providence en m’empêchant de commettre une mauvaise action.

– Tu ne regrettes point la somme que tu avais volée ? »

Ovide hésita avant de répondre.

« Tu as envie de devenir riche à tout prix, poursuivit Jacques, ton hésitation le prouve. Le sac de cet ancien agent de la sûreté, ce n’était pas la fortune ; et si tu veux m’obéir je ferai la tienne.

– Vrai ?

– Foi de Paul Harmant.

– Mais je suis à toi corps et âme, cousin ! Est-ce que je ne dépends pas de toi à cette heure ? Est-ce que tu ne pourrais pas me faire arrêter si la fantaisie t’en prenait ?

– C’est vrai, mais la fantaisie ne m’en prendra point.

– Pourvu que le vieux soit homme de parole…

– Tu serais perdu… James Mortimer te chasserait de chezlui d’abord, et ensuite te ferait expulser des États-Unis. Je réponds du silence de René Bosc et de la bienveillance de James Mortimer à ton égard. Je m’en charge…

– Toi ! s’écria Ovide.

– Écoute-moi ! lui dit Jacques à voix basse ; je t’ai jugé tout à l’heure… Le vol de la sacoche n’était point ton coup d’essai, puisque René Bosc a eu entre les mains un mandat d’amener contre toi. J’ai la certitude absolue que si l’on faisait des recherches dans les archives du tribunal correctionnel de Dijon, on y trouverait ton nom plus d’une fois répété. Est-ce que je me trompe ?

– Oh ! des peccadilles… murmura le Dijonnais.

– Des peccadilles… qui mènent au bagne, et sois certain que René Bosc n’aurait aucune peine, si quelqu’un avait intérêt à l’en charger, à former contre toi un fort joli dossier. Je me tairai, moi, et j’empêcherai René Bosc de parler, mais tu feras ce que je te dirai de faire.

– Je suis prêt ! De quoi s’agit-il ?

– D’abord, en public, et chaque fois qu’il y aura du monde entre nous, tu sembleras ne point me connaître… C’est facile à comprendre, quand tu sauras que depuis hier je suis l’associé de ton patron, James Mortimer.

– Toi, l’associé de Mortimer ! fit Ovide. Toi !…

– Et je compte bien m’arranger de façon à être son gendre dans deux ou trois mois… peut-être avant.

– Ah ! tu peux te vanter de savoir conduire ta barque, toi.

– Ma position dans la famille Mortimer me rendra tout-puissant pour te servir ou pour te perdre, selon ta conduite. Sois docile à mes volontés, fais en sorte de ne t’attirer aucun reproche, et voici ce que je t’offre : D’ici à un mois, tu deviendras un des premiers contremaîtres de l’usine et je doublerai tes appointements, mais tu seras mon homme, tu n’auras d’autre volonté que la mienne. Tu aimes l’argent, je te rendrai riche. Acceptes-tu ?…

– Si j’accepte ! s’écria le Dijonnais. Mais je crois bien que j’accepte et avec enthousiasme. Toi aussi tu as besoin de mon silence, de mon obéissance, de ma complicité peut-être. Pourquoi ? Ça ne me regarde pas… Je suis à toi corps et âme… Que faut-il faire ?

– Rien avant notre débarquement à New York… Quand j’aurai besoin de te parler, c’est moi qui viendrai à toi, et n’oublie pas que le jour où tu voudrais te soustraire à l’obéissance aveugle exigée par moi, je ne te ménagerai point ! J’irai trouver René Bosc. Et maintenant nous sommes d’accord. Parlons d’autre chose.

– Ah ! Je ne demande pas mieux.

– Quel est votre régime en seconde ?

– Bien médiocre ! »

Jacques tira de sa poche une dizaine de louis.

« Nourris-toi mieux, dit-il, en mettant les pièces d’or dans les mains d’Ovide.

– Merci, cousin ! s’écria ce dernier, redevenu joyeux.

– C’est la dernière fois que tu dois m’appeler ainsi… sauf quand nous nous trouverons complètement seuls. »

Jacques Garaud rejoignit Mortimer et Noémi.

Le vieil agent René Bosc avait été servi par sa mémoire. Ovide Soliveau était en effet, et de longue date, un gredin de la pire espèce. L’ex-policier disait vrai en parlant du mandat d’amener lancé contre le mécanicien à propos d’un vol commis avec effraction dans un petit hôtel garni qu’il habitait rue de l’Ouest. Ovide avait trouvé le moyen de dépister la police. Au bout d’un an, on ne s’était plus occupé de cette affaire.

Ovide trouva le moyen de passer en Angleterre, se fit recevoir dans un atelier et, comme il savait à fond son état, il fut embauché par James Mortimer. Il devait se croire à l’abri de toute vicissitude nouvelle, lorsqu’une occasion de méfait se présentant, il lui fut impossible de résister à ses instincts pillards.

« Coquin de sort ! fit le bandit lorsque le faux Paul Harmant l’eut laissé seul. La voilà, la guigne ! Soixante mille francs qui me filent entre les doigts, grâce à mon cousin !… J’avais bien besoin de le retrouver ici, ce coco-là ! »

Ovide sembla s’absorber en de profondes réflexions.

« Après tout, fit-il ensuite brusquement en relevant la tête, il vaut peut-être mieux que les choses se soient ainsi passées. Me voilà sous la coupe du cousin Harmant, c’est vrai, mais je crois que ça me rapportera plus que le sac du mouchard. Un rude veinard, le cousin Paul, mais on ne m’ôtera pas de la tête que, dans son passé, il y a un mystère qui doit être drôle.

« Pour arriver si vite, il faut être un peu ficelle. Il me tient, mais je pourrai bien, un jour ou l’autre, le tenir aussi. Eh ! eh ! faudra voir… »

Pendant le reste de la traversée du Lord-Maire, le faux Paul Harmant passait ses journées en compagnie de James Mortimer et de sa fille, faisant à Noémi une cour fort bien accueillie. James Mortimer s’en apercevait et ne disait rien, l’idée de voir son associé devenir son gendre dans un avenir prochain lui paraissait acceptable.

Le douzième jour après le départ, on arriva à destination. Dès le lendemain, Garaud prenait la direction des ateliers, où Ovide Soliveau entrait comme ajusteur. Trois semaines plus tard, le prétendu cousin de Paul Harmant, était appelé par celui-ci aux fonctions de contremaître, avec des appointements mensuels de cent quatre-vingts dollars (900 francs).

Au bout de deux mois, Jacques Garaud demanda la main de Noémi que James Mortimer lui accordait avec une joie non dissimulée. L’acte de naissance de Paul Harmant et les actes mortuaires de son père et de sa mère, demandés en Bourgogne, arrivaient sans retard, et le mécanicien, sous le faux nom dont il s’était emparé, épousait Noémi.

Noémi se trouvait absolument heureuse. La société James Mortimer et Paul Harmant prenait des développements immenses. Jacques Garaud se sentait devenir un homme nouveau. Il oubliait son crime. Cependant il dut s’en souvenir le jour où il lut dans un journal français que la nommée Jeanne Fortier, reconnue coupable d’avoir incendié l’usine d’Alfortville et assassiné M. Labroue, le patron de cette usine, venait d’être condamnée en cour d’assises à la réclusion perpétuelle. Le misérable, à qui cette condamnation apportait une nouvelle certitude d’impunité, n’eut pas une pensée de pitié pour sa victime. Il ne se souvint même plus qu’il l’avait aimée.

* * *

Le curé de Chevry, sa sœur, Mme Clarisse Darier, et le jeune peintre Étienne Castel avaient assisté aux débats. Ils avaient entendu relever contre Jeanne tant de charges écrasantes, que leur conviction s’était modifiée du tout au tout.

« Cette femme nous a trompés ! murmura Mme Darier.

– Nous chercherons à l’oublier… dit l’excellent prêtre. Nous chercherons surtout à ce que le cher enfant que nous aimons déjà ne sache jamais quelle souillure le crime de sa mère a mis sur le nom qu’il porte. »

Il fut convenu entre le frère et la sœur que Mme Darier ferait sans tarder les démarches nécessaires pour adopter le petit Georges. Ces démarches aboutirent rapidement. Un arrêt légalisa l’adoption du fils de Jeanne Fortier. L’enfant, à partir de ce jour, se nomma Georges Darier.

L’abbé Laugier fut son premier professeur et n’eut qu’à se louer du zèle de son élève, et de son intelligence bien ouverte. Outre Georges, on avait gardé un autre souvenir de son passage à la cure de Chevry, c’était le petit cheval de carton dont l’enfant n’avait point voulu se séparer.

Jeanne, nous le répétons, s’était trouvée atteinte d’un véritable transport au cerveau en entendant prononcer sa condamnation. Une fièvre cérébrale s’était déclarée. Le danger fut immense, mais grâce à sa constitution vigoureuse, Jeanne triompha du mal. La guérison vint, mais lente et incomplète.

En retrouvant peu à peu l’usage de ses sens et de la parole, Jeanne ne recouvra ni le souvenir, ni la plénitude de ses facultés mentales. De profondes ténèbres enveloppaient son cerveau. Jeanne n’avait plus conscience ni du passé ni du présent.

La veuve de Pierre Fortier fut envoyée dans la section des aliénées tranquilles à la Salpêtrière.

« Cette femme guérira peut-être, dit le médecin en chef qui l’examina au moment de son arrivée, mais quand ? C’est un problème que la science ne peut résoudre… »

Ainsi Jeanne innocente était doublement frappée !






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