Première partie : L’Incendiaire
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Jacques Garaud, dont la condamnation de Jeanne pour le crime qu’il avait commis rendait plus complète encore la sécurité, s’était embarqué à Londres sur le Lord-Maire, un paquebot des Messageries en partance pour New York. Paul Harmant, puisque c’est ainsi que nous désignerons désormais l’ex-contremaître, arrivé l’un des premiers, accoudé au bastingage, regardait avec curiosité tout ce qui l’entourait.

Parmi les derniers passagers arrivés se trouvait un homme de cinquante ans appartenant évidemment à la classe riche, et accompagné d’une charmante jeune fille de dix-huit ans. À côté d’eux se voyait un grand garçon de vingt-huit ans environ.

Ce grand garçon offrait le type si facile à reconnaître de l’ouvrier intelligent, mais loustic et bambocheur. Il parlait d’une voix grasseyante :

« Excusez ! fit-il en mettant le pied sur le pont. C’est frotté ici que c’en est comme du vrai verglas… Oh ! malheur ! ».

L’homme de cinquante ans lui dit, avec un accent anglais très prononcé :

« Votre passage et votre nourriture sont payés ; je vous ai en outre remis une somme de deux cents francs ; je n’aurai donc point à communiquer avec vous pendant la traversée. En arrivant à New York, nous nous retrouverons.

– Compris, monsieur, répliqua le grand garçon. Vous en première, moi, en seconde. Après l’appel nominal, vous passerez au salon et je resterai dans l’antichambre. Soyez paisible, je vous retrouverai au débarquement. »

L’ouvrier alluma une cigarette, tandis que son interlocuteur et la jeune fille allaient se placer à deux ou trois pas de Paul Harmant. Celui-ci tourna la tête du côté de ses nouveaux voisins et ses regards s’arrêtèrent sur la jeune fille, blonde aux yeux bleus, grande et mince, admirablement bien faite, délicieusement jolie, gracieuse et distinguée.

« Bien belle personne ! se dit-il. Le monsieur aux cheveux gris doit être son père. »

L’appel commença. Le second du navire tenant à la main sa liste appela les noms de James Mortimer et de Noémi Mortimer, auxquels répondirent l’enfant blonde et son père.

« Noémi Mortimer… pensa Garaud, deux noms charmants !… »

« M. Paul Harmant… appela le second.

– Présent ! » répondit Jacques.

En entendant appeler Paul Harmant, le jeune homme à l’allure dégingandée et au langage pittoresque tressaillit brusquement, et ses yeux se fixèrent avec une étrange expression de curiosité sur l’homme qui venait de répondre : Présent !

« Paul Harmant ! murmura-t-il. Le nom de mon cousin, le mécanicien qu’on prétendait défunt ! Le bonhomme me fait l’effet d’un particulier qui a le sac ! Ça serait rigolo tout de même de se découvrir un parent calé ! »

Et il dévisageait Jacques Garaud qui ne se doutait guère de l’impression que produisait le nom de son camarade mort.

« C’est drôle, poursuivit l’ouvrier, je l’ai vu autrefois mon cousin, et je ne le reconnais pas du tout. Il était plus jeune, c’est vrai, et les années ça change un homme, mais enfin je me souviens un peu de ses traits et il me semble que je n’en retrouve pas un seul dans ce visage-là. Ça ne doit pas être lui. C’est égal, je taillerai une bavette avec ce particulier-là… »

En ce moment on appela :

« Ovide Soliveau ! »

Le parisien répondit :

« Voilà ! »

L’appel fut bientôt terminé. Immédiatement après on donna l’ordre de classement des passagers.

« Sapristi, pensa l’ouvrier, plus que ça de chic ! Le paroissien voyage en première classe comme l’ingénieur Mortimer et sa demoiselle ! Mais, si les deuxièmes ne vont pas dans les premières, les premières peuvent sans difficulté aller dans les deuxièmes. Je ferai passer mon nom à ce Paul Harmant, et il viendra me trouver. »

Le paquebot leva l’ancre et fila bientôt à toute vapeur.

Jacques Garaud passait la plus grande partie de son temps au salon où se tenaient de préférence l’ingénieur James Mortimer et la blonde Noémi. Il se mettait l’esprit à la torture pour trouver un prétexte qui lui permît d’entrer en relations avec le père et la fille.

Trois jours s’étaient écoulés depuis le départ. Le temps magnifique avait attiré sur le pont une grande partie des passagers. Ovide Soliveau parcourait les groupes d’avant afin de s’assurer s’il n’y rencontrerait pas ce Paul Harmant qui peut-être était son cousin. Mais, pas plus que la veille et l’avant-veille, Jacques Garaud ne quittait le salon.

« Pas possible ! se disait Ovide. Pour se payer comme ça le régime cellulaire, faut que le paroissien soit malade. »

Il piqua droit à l’employé et lui adressa ces mots.

« Pardon, monsieur, mais si c’était un effet de votre complaisance, j’aurais à vous prier de me rendre un petit service.

– Aoh ! yes ! répondit l’Anglais, je volé bienne.

– Voici la chose. Il y a un passager de première classe dont le nom m’a rappelé celui d’un mien cousin que je croyais défunt, et qui l’est peut-être en effet, mais qui peut-être aussi se porte comme vous et moi.

– Aoh ! yes ! ce été possible.

– Or, comme le règlement m’interdit l’entrée des premières, je viens vous prier de me rendre le service de prévenir ce monsieur que quelqu’un qui a quelque chose d’intéressant à lui dire, le prie de venir le trouver pour cinq minutes à l’avant.

– Aoh ! yes ! Disez à môa le nom du personnage.

– Paul Harmant.

– Disez aussi à môa le nom de vôo.

– Ovide Soliveau… Français, natif de Dijon, Côte-d’Or.

– Aoh ! yes, ce été siouffisant… »

L’anglais descendit à la salle à manger et, s’adressant à un maître d’hôtel, lui demanda dans sa langue maternelle :

« Connaissez-vous un M. Paul Harmant, des premières ? »

Le maître d’hôtel ouvrit un carnet :

« Harmant (Paul), répliqua-t-il, cabine numéro 24. C’est un passager qui se tient presque toujours au salon.

– Bon… je me souviens. Je vais voir. »

L’employé se rendit au salon et aborda l’ex-contremaître par ces mots :

« Ce été vôo qui été le très honorèble Paul Harmant ? »

Jacques Garaud leva vivement la tête.

« Oui, fit-il, c’est moi. Que voulez-vous ?

– Ce été ioune passager de seconde classe qui demande à parler à vôo sur la gaillard d’avant.

– Comment s’appelle-t-il ?

– Ovide Soliveau. »

Paul Harmant interrogea sa mémoire. L’employé reprit :

« Aoh ! yes ! Ovide Soliveau… mécanicien… sudget français… à Dijonne (Côte-d’Or)… Il semble à loui reconnaître en vôo ioune cousin à loui qu’il croyait défunt. »

Jacques Garaud tressaillit et se leva brusquement.

« Mon cousin… mon cousin Ovide Soliveau… balbutia-t-il. C’est bien… je vous remercie… je vais monter. »

L’employé se retira. L’ex-contremaître sortit du salon, mais au lieu de gagner immédiatement l’escalier, il s’élança vers sa cabine.

« Que signifie cela ? se demandait-il. Cet Ovide Soliveau serait-il véritablement le cousin de Paul Harmant, mort à Genève et que je fais revivre ?… Mais, oui, la mère de Paul Harmant était une Soliveau… Le livret qui se trouve entre mes mains en fait foi, et je l’avais oublié !… »

Tout en parlant, Jacques avait exhibé son portefeuille. Il en tira le livret en question, l’ouvrit à la première page et lut :

« Paul-Honoré Harmant, fils de Césaire Harmant et de Désirée-Claire Soliveau… »

« C’est bien un parent de feu mon camarade… continua-t-il. Que faire ? Ne point aller à ce prétendu cousin, c’est éveiller dans son esprit des soupçons, c’est me perdre ! Il faut payer d’audace. Je saurai bien tenir tête à cet homme et lui prouver que je suis Paul Harmant… »

Jacques gagna le gaillard d’avant. Quand Ovide l’aperçut, il se dirigea vivement de son côté.

« C’est vous, monsieur… fit-il en le saluant. Je vous remercie de vous être dérangé pour moi, et je vous en remercie d’autant plus qu’en vous regardant de près, quoi qu’il y ait bigrement longtemps que nous nous sommes rencontrés, je suis à peu près sûr de ne pas me tromper et de tendre la main à mon cousin, à mon vrai cousin, car vous êtes Paul Harmant, n’est-ce pas ?

– Parfaitement, répondit Jacques.

– Paul-Honoré Harmant, fils de Césaire Harmant !

– Et de Désirée-Claire Soliveau… acheva Jacques.

– La propre sœur de mon père… dit le Dijonnais.

– Ce qui fait que vous êtes mon cousin Ovide Soliveau.

– Un peu, mon neveu ! s’écria Ovide. Ah ! saperlipopette, mon cousin, quelle veine de se retrouver ! Moi qui te croyais mort !

– Mort ! répéta Jacques Garaud avec un sourire.

– On le disait au pays, où je suis allé il y a cinq ans.

– Enfin, d’ou venait ce bruit absurde ?…

– Un ouvrier genevois, de passage à Dijon, avait persuadé ça à ta mère. Il ajoutait que tu avais claqué à l’hospice. La bonne femme allait écrire afin d’apprendre la vérité quand elle mourut un an juste après ton père. Tu as dû savoir tout ça ?

– Oui… oui… répondit Jacques Garaud enchanté de se trouver si bien renseigné, j’ai su ça à l’époque… et ça m’a fait beaucoup de chagrin. Pauvre père… pauvre mère !…

– Tu as été au pays, sans doute, toucher le petit héritage que tes parents t’avaient laissé ? Pas grand-chose…

– C’était peu de chose, en effet… répliqua Jacques.

– Je n’ai point hérité d’un radis, moi qui te parle.

– Comment, tu as perdu tes parents ?

– Il y a deux ans. Plus un Soliveau dans la Côte-d’Or. De toute la famille, c’est moi seul qui reste ; comme toi de la famille Harmant, mon vieux Paul… Disparue, la famille Harmant. Ni tenants, ni aboutissants… Figure-toi que je ne t’avais pas positivement reconnu d’abord le premier jour. Je doutais. Dame ! Voilà six ans que nous ne nous sommes vus, tu avais vingt-cinq ans et moi vingt-deux, et tu peux te flatter d’être joliment changé… à ton avantage d’ailleurs. T’es devenu un mossieu très chic, un particulier tout à fait rupin ! Est-ce que, depuis notre seule et unique rencontre à Marseille, tu as fait fortune ?…

– Fortune ! pas précisément. Mais, néanmoins, je ne me plains pas de ma position. J’ai mené à bien une invention qui m’a permis de mettre de côté quelques milliers de francs.

– Ah ! tonnerre ! les inventions, ça vous enrichit un homme d’un seul coup, à moins que ça ne tourne mal, et alors, ratiboisé !… Mais tu étais un malin, toi ! tu avais été à l’école de Châlons et ensuite aux Arts et Métiers…

– Oui… oui… j’ai beaucoup travaillé… Et toi, voyons, qu’est-ce que tu fais ?

– Dame ! toujours la même chose…

– Quelle chose ?

– Comment, quelle chose ? As-tu donc perdu la boussole ? Tu sais bien que je suis mécanicien…

– C’est vrai, je suis absurde. J’avais une distraction. Et où vas-tu ?

– À New York… travailler de mon état d’ajusteur mécanicien. Je suis embauché pour le compte d’un ingénieur du pays qui s’appelle James Mortimer.

– James Mortimer ! répéta l’ex-contremaître.

– Tu le connais ?

– De vue, oui ; c’est, je crois, ce monsieur grisonnant qui est accompagné d’une si charmante jeune fille…

– Ah ! t’as remarqué ça ! Eh bien, t’as bon goût ! Oui… oui… elle est jolie, plus jolie que la Pierrette, hein ?

– Qui ça, la Pierrette ? fit Jacques sans réfléchir.

– Comment, t’as oublié la Pierrette ?…

– Ah ! oui… Je n’y pensais plus. C’est si loin. »

« Si loin… Pas déjà tant… se disait Ovide. C’est particulier… on dirait qu’il ne se souvient de rien, le cousin… Quand on lui parle de n’importe quoi, il a l’air d’un ahuri de Chaillot. »

« Comme ça, demanda Jacques, tu vas travailler à New York ?…

– Un engagement de trois ans, en qualité de mécanicien-ajusteur chez James Mortimer, un inventeur aussi, comme toi, qui a combiné une machine à guillocher…

– Une machine à guillocher ! répéta Jacques avec inquiétude…

– Oui, tu dois connaître cela à fond, toi qui as travaillé à Genève.

– En effet, je connais cela à fond.

– Moi aussi… et comme j’en ai monté plusieurs, le particulier m’a fait un engagement de trois ans à cinq cents francs par mois.

– Quelle espèce de machine à guillocher l’Américain a-t-il inventée ?

– Il n’a rien inventé… il a perfectionné.

– A-t-il trouvé le moyen de guillocher l’argenterie façonnée en ronde bosse ?

Ce n’est pas possible de guillocher les rondes bosse, les talons renversés, les gorges, les ornementations brutes, tu sais bien, toi qui es du métier.

– C’est difficile, mais pas impossible.

– Eh bien trouve ça… et bientôt tu seras vite millionnaire.

– Est-il riche, ton futur patron ?

– Autant que la Banque de France, à ce qu’il paraît. Sais-tu ce qu’il te faudrait à toi, cousin ? Une association avec ce particulier-là, tout bonnement… Tu as de l’idée et de l’acquis… Tu es travailleur… Tu pourras te faire dans la fabrique une position de premier ordre… La fille est jolie et bien dotée… Eh ! eh ! qui sait ? Il n’y a que les honteux qui perdent, vois-tu ! Ah ! si j’étais un monsieur comme toi !… »

En ce moment Jacques avait ôté son chapeau, et s’essuyait le front. Le contremaître de M. Labroue, nos lecteurs ne peuvent l’avoir oublié, avait, à l’aide d’une teinture, changé la nuance de ses cheveux.

Or, Jacques était teint depuis cinq jours. Ses cheveux avaient poussé. En conséquence une ligne rougeâtre apparaissait entre la peau du front et le reste de la chevelure d’un superbe ton noir. Ovide avait un coup d’œil perçant. Dès son premier regard, il avisa cette particularité. De la chevelure ses yeux descendirent à la barbe. Mais là, il ne put rien constater d’anormal. Ovide pensait :

« Saperlipopette, en voilà une bien bonne ! On jurerait que le cousin se teint. Il était cependant bien brun, quand je l’ai connu. Pas possible que ses cheveux aient tourné au rouge ! »

Jacques était devenu songeur.

« Allons, cousin, nous nous reverrons, dit-il en tendant la main à Ovide Soliveau. Au revoir ! »

Tout en regagnant les premières classes, il se disait :

« J’ai affronté le péril, mais je crois qu’il existe des doutes sur mon identité, dans l’esprit de cet homme. Ah ! si je pouvais le tenir à ma discrétion ! »

De son côté Ovide réfléchissait aussi. Jacques Garaud ne s’était point trompé en lui croyant des doutes. Ces doutes, ou plutôt ces soupçons, étaient faibles encore, mais ils pouvaient grandir et devenir dangereux.

« Ah ! saperlipopette, oui ! murmurait-il en se promenant à grands pas sur le gaillard d’avant, une cigarette aux lèvres, il est bigrement changé, le cousin, et il a l’air tout singulier ! Comment ne se souvient-il pas que je suis mécanicien, puisque nous exerçons tous les deux le même état ? Comment ne se souvient-il pas de la Pierrette qui faisait des bêtises à cause de lui ?… Et il se teint ? Ses cheveux sont rouges sous le noir… Si ça n’était vraiment pas mon cousin… Mais quelle raison le ferait agir ?… Je voudrais bien le faire jaser, ce paroissien-là… Il a l’air mystérieux qui ne me va guère. Il a fait fortune en six ans… C’est épatant tout de même… Je creuserai ça ! je me paierai une petite enquête. Il faut savoir profiter de l’occasion quand on a l’idée fixe de s’arrondir un joli magot. Moi, j’ai l’idée fixe, et si l’occasion se présente… »

Le Parisien fit une nouvelle pause, sans achever sa phrase, et ses regards semblèrent chercher quelqu’un sur le pont. Ils s’arrêtèrent sur un homme de soixante-cinq ou soixante-six ans qui portait en bandoulière un petit sac de cuir, à serrure.

« La voilà, l’occasion demandée ! poursuivit Ovide en dardant sur l’escarcelle un regard étincelant de convoitise. J’ai vu le contenu de ce sac… il y a là-dedans au moins soixante mille francs en or et en billets de banque… il suffirait de trouver un bon truc pour couper la courroie, empocher le contenu, et jeter le contenant à la mer. L’opération réussie, je voyagerais en première classe et j’aurais une pelure coupée dans le grand chic par un tailleur cher. Oh ! l’occasion, comme ça peut vous retaper un homme ! »

Tout en allumant une cigarette, il marchait à petits pas. Il fit halte soudain près de deux personnages qui causaient à mi-voix, assis un peu à l’écart. Ce groupe était composé d’un Canadien au visage cuivré, portant le costume de son pays, et d’un jeune homme de vingt-cinq ans environ.

Le Canadien paraissait avoir atteint un âge avancé déjà. Il tenait à la main une fiole remplie d’un liquide couleur d’or. Le jeune homme, un médecin français qui allait tenter la fortune en Amérique, lui parlait.

« Ainsi, vous êtes miné par la fièvre depuis dix années, lui disait-il, et vous n’avez pour la combattre que ce breuvage ?

– Oui, répliqua le Canadien en français, et c’est à ce breuvage que je dois de vivre encore.

– Quelle est cette liqueur ?

– Une infusion de plantes qu’on trouve dans nos montagnes… et qui a plusieurs appellations, entre autres celle-ci : liqueur de vérité.

Liqueur de vérité… répéta le jeune médecin. Qu’est-ce que ça signifie ?…

– Cela se rapporte à l’une des propriétés de cette infusion de plantes. Si l’on boit une cuillerée de cette liqueur mélangée à un liquide quelconque, ce mélange surexcite le cerveau au point d’y amener une sorte de folie passagère qui dure parfois quelques minutes, parfois une heure. Tant que dure cette folie, on est pris du besoin de confesser ses pensées les plus intimes ; aussitôt qu’elle cesse, on ne se souvient plus de rien. Voilà pourquoi cette liqueur s’appelle liqueur de vérité.

– C’est très curieux », dit le jeune médecin.

Ovide Soliveau n’avait pas perdu un mot de l’entretien des deux causeurs.

« Saperlipopette ! murmurait-il, si j’avais cette drogue, et que j’en fasse boire au cousin, il m’expliquerait pourquoi les cheveux ont changé de couleur. »

Les deux hommes s’étaient remis à causer. Ovide prêta l’oreille de nouveau. Le Canadien poursuivit :

« La liqueur de vérité a d’autres vertus, une entre autres, versée pure sur une blessure, elle la cautérise violemment, d’une façon presque instantanée.

– Mais c’est la panacée universelle ! s’écria le jeune médecin avec un rire qui décelait pas mal de scepticisme.

– Ne riez point ! fit le Canadien. Je vous ai dit vrai et vous pourrez vous en convaincre en faisant l’épreuve…

– Pour faire l’épreuve, où pourrais-je m’en procurer ?

– Écrivez ce que je vais vous dire. »

Le jeune médecin tira de sa poche un agenda et s’apprêta à prendre des notes. De son côté, Ovide, tournant le dos aux causeurs, en avait fait autant. Le Canadien dicta :

« Chuchillino, onzième avenue, numéro 24.

– Qu’est-ce que ce Chuchillino ?

– Un homme de mon village qui a quitté le Canada pour venir trafiquer à New York ; il fait venir des montagnes la liqueur de vérité, et la vend à peu près au poids de l’or.

– Je l’achèterai quand même. Je veux posséder cette liqueur. »

Ovide avait inscrit le nom et l’adresse sur son calepin.

« Et moi donc ! » se dit-il.

Tandis que cela se passait sur le gaillard d’avant du Lord-Maire, Jacques Garaud, redescendu au salon de conversation, avait enfin trouvé l’occasion d’adresser la parole à Noémi Mortimer. La blonde Noémi s’était mise au piano. La jeune fille étudiait les motifs d’une opérette en ce moment fort en vogue à Paris.

Jacques vint s’asseoir à une faible distance de la jeune fille.

Noémi s’était, à plusieurs reprises, aperçue que le passager la regardait avec un plaisir manifeste. Il avait la tenue d’un gentleman, il voyageait en première classe, pourquoi se serait-elle offensée de son admiration discrète ? Le morceau achevé, Jacques se pencha vers la musicienne.

« On voit, mademoiselle, lui dit-il, que vous avez habité en France, et non seulement la France, mais Paris. »

La jeune fille ne se montra point choquée et demanda d’une voix douce, avec un demi-sourire :

« À quoi voit-on cela, monsieur, s’il vous plaît ? À ce que vous n’interpréteriez pas cette musique d’une façon tellement vivante, si vous ne l’aviez entendue à Paris. J’y retrouve toutes les nuances de mon cher pays.

– Ah ! vous êtes Français, monsieur ?

– Oui, mademoiselle.

– Eh bien, vous avez raison. J’ai entendu ces motifs à Paris… Ils m’ont paru charmants et je les ai retenus.

– Vous avez une mémoire prodigieuse.

– Pour ce qui me plaît, oui.

– Avez-vous longtemps habité Paris, mademoiselle ?

– Trois mois seulement… J’aurais voulu y passer une année au moins, mais il n’a pas été possible à mon père de donner satisfaction à mes désirs. Ses affaires le rappellent à New York, où je vais rentrer un peu malgré moi, après ce trop court voyage.

– Moi aussi je vais à New York… Je suis mécanicien et je me propose de faire des études dans différentes maisons dont on vante les inventions, la maison Mortimer entre autres. »

Noémi regarda son interlocuteur en souriant.

« Parlez-vous de la maison Mortimer ? demanda-t-elle.

– Oui, mademoiselle… La maison James Mortimer, dont le chef possède en Europe la réputation d’un homme de génie.

– Connaissez-vous celui de qui vous faites un si bel éloge ?

– Non, mademoiselle. Comment le connaîtrais-je, puisque je vais pour la première fois en Amérique ? répliqua l’ex-contremaître avec un aplomb superbe.

– Et votre intention est de vous rendre chez lui en arrivant à New York.

– Ma première visite sera pour lui, mademoiselle.

– Alors, alors, il vous serait sans doute agréable d’être présenté à James Mortimer… introduit comme nous disons, nous autres Américains ?

– Rien ne me serait plus agréable, je l’avoue…

– Je vous offre d’être votre introductrice auprès de lui.

– J’accepte avec reconnaissance. Vous le connaissez beaucoup, mademoiselle ?

– Oui, et je l’aime de tout mon cœur. C’est mon père… »

Le faux Paul Harmant joua la stupeur.

« Votre père s’écria-t-il. Si j’avais su…

– Auriez-vous parlé de mon père autrement que vous ne l’avez fait ? demanda Noémi en riant.

– Non, certes ! mes paroles exprimaient ma pensée.

– C’est donc avec la certitude de vos sentiments de sympathie très vive pour mon père, que je vais vous présenter à lui. Comment vous nommez-vous, monsieur ?

– Paul Harmant. »

Noémi quitta le tabouret du piano et, suivie de l’ex-contremaître, se dirigea vers James Mortimer absorbé dans une conversation avec un Américain.

« Pardonnez-moi, messieurs, dit-elle aux deux hommes, mais je désire, mon père, vous présenter quelqu’un qui fait le voyage de France à New York tout exprès pour vous rendre visite. Le hasard a permis que monsieur, sans me connaître, fût conduit à m’expliquer le but de son voyage. Mon père, permettez-moi de vous présenter un Français, M. Paul Harmant, mécanicien comme vous. »

James Mortimer fit deux pas vers le prétendu cousin d’Ovide Soliveau et lui dit :

« Soyez le bien accueilli, monsieur. Voulez-vous me donner la main ?

– C’est un honneur dont je suis fier autant que je suis touché de la bienveillance de votre accueil ! dit Jacques Garaud en serrant la main que l’ingénieur lui tendait.

– Nous sommes désormais de vieilles connaissances, reprit Mortimer, donc plus de phrases cérémonieuses. Je vous présente à l’un des princes de la finance américaine, Richard Davidson, mon ami et mon banquier.

– Disposez de moi, monsieur, fit le banquier ; si je puis vous être utile, je le ferai de grand cœur. »

Les trois hommes s’assirent. Noémi retourna au piano.

« Si j’ai bien compris ma fille, dit Mortimer, vous vous rendez à New York avec l’intention de venir me voir ?

– J’ai l’intention de monter en France une fabrique modèle. Vos ateliers m’ayant été cités comme incomparables, sous tous les rapports, je me proposais de solliciter de vous l’autorisation de les voir…

– Autorisation qui vous est accordée d’avance. Mes ateliers sont les premiers du monde, mais ils ne sont construits que pour la mécanique industrielle.

– Celle qui rapporte le plus… interrompit Jacques.

– En effet, elle est lucrative… Mes machines à coudre perfectionnées m’ont rapporté des sommes fort rondes.

– Vos machines à coudre perfectionnées, je les connais.

– Y trouvez-vous quelque chose de défectueux ?

– Me permettez-vous la franchise ?…

– Sans doute ! J’aime la franchise.

– Je ne veux point parler du mécanisme… il est irréprochable… Je reproche à vos machines leur trépidation fatiguant ceux qui les font mouvoir.

– Vous voudriez obtenir le silence de la machine ? Voilà cinq ans que je le cherche inutilement.

– Vous avez mal cherché.

– L’avez-vous trouvé, vous ?

– Peut-être. »

Et le faux Paul Harmant, tirant de sa poche son agenda, l’ouvrit et se mit à dessiner rapidement, sous toutes ses faces, la machine à coudre perfectionnée de James Mortimer. Ce dernier regardait avec étonnement. Le coup de crayon du faux Paul Harmant lui semblait d’une merveilleuse habileté.

Le banquier Richard Davidson et Noémi, qui s’étaient rapprochés des causeurs, admiraient, ainsi que Mortimer, la dextérité du Français.

Jacques, avec une facilité et une clarté d’élocution dues à son indiscutable talent de mécanicien pratique, démontra qu’il suffisait d’introduire dans le mécanisme en question quelques légers changements pour obvier aux défectuosités de la machine à coudre. Mortimer suivait avec une attention avide les déductions logiques du Français.

« Mon cher confrère, s’écria-t-il quand Jacques eut, terminé sa démonstration, vous êtes un homme de premier mérite ! Vous venez de créer la machine à coudre définitivement perfectionnée, que vous pourrez appeler La Silencieuse.

– Cette machine portera votre nom, monsieur, car je prends l’engagement formel de n’en jamais revendiquer l’idée.

– Cela, je ne l’accepte pas !

– Pourquoi donc !

– Parce que, m’abandonnant cette idée, vous m’abandonneriez la somme énorme qu’elle rapportera.

– Une somme énorme !… répéta Jacques Garaud en souriant. Je crois, monsieur, que vous exagérez ; mais, je n’en maintiens pas moins l’engagement que j’ai pris. »

« Voilà un galant homme et un homme sûr de sa force ! pensa Mortimer. Quel associé j’aurais en lui ! »

« Inutile d’insister, mon cher confrère. Je n’accepterai votre offre que dans un seul cas : c’est que nous exploitions en commun la machine à coudre perfectionnée par moi, et complétée par vous.

– Je vous remercie de cette proposition, mais à quoi bon une association pour si peu de chose ! Je ne sais pas d’ailleurs, si je me déciderai à rester en Amérique.

– Avez-vous donc changé d’avis, monsieur ? demanda Noémi. Ne me disiez-vous pas, il y a tout au plus cinq minutes, que vous comptiez au contraire y rester longtemps ?

– Tel est, en effet, mon projet. Quand j’aurai achevé l’étude des progrès de la mécanique américaine, je verrai si je dois me fixer à New York ou retourner en France.

– Admettez-vous en principe l’idée d’installer des ateliers en Amérique ? fit vivement James Mortimer.

– Pourquoi non, le cas échéant !…

– Il s’agirait alors d’exploiter une invention nouvelle ?

– Oui. C’est une machine à guillocher. »

Jacques, instruit par son entretien avec Ovide Soliveau, venait de frapper un coup décisif. James Mortimer tressaillit visiblement. Le faux Paul Harmant espéra qu’il allait se livrer, mais il n’en fut rien.

« Moi aussi, dit-il d’un air d’indifférence, je me suis occupé de cela. Mais il n’y a pas à faire mieux que les Genevois. Leurs machines sont parfaites.

– Pour guillocher les surfaces planes, assurément… répliqua Jacques, mais cela est le pont-aux-ânes… il faut progresser… »

L’Américain sentit une sueur froide mouiller ses tempes. « Aurait-il eu la même idée que moi ? » pensa-t-il. Puis il ajouta tout haut :

« Croyez-vous donc qu’il soit possible d’obtenir une machine capable de guillocher les talons renversés, les courbes ?

– J’en suis sûr ! »

Mortimer pâlit.

« Vous avez trouvé cela ?… fit-il d’une voix agitée.

– J’ai trouvé. Mes plans sont tracés, mes épures achevées et, comme j’avais l’honneur de vous le dire tout à l’heure, je verrai si je dois me fixer à New York pour y établir cette machine, et d’autres dont j’ai les projets en tête. »

De pâle qu’il était, Mortimer devint livide.

« C’est bien un concurrent, se dit-il… Il faut parer le coup sans perdre une minute. »

Puis, d’une voix insinuante, il reprit :

« Si vous ne vous illusionnez point, vous avez fait une invention qui doit vous donner, en peu de temps, une fortune colossale : Mais vous allez arriver à New York où vous ne connaissez âme qui vive. Vous serez obligé de vous mettre au courant de nos mœurs, de nos façons de vivre, des coutumes de nos ouvriers. Il vous faudra créer une usine, agencer des ateliers ; cela vous prendra beaucoup de temps et vous coûtera des sommes folles.

– Sans doute, mais le moyen de faire autrement ?

– Voici ce que je vous propose. Devenez mon associé ; prenez la direction de mes ateliers ; vous pourrez chez moi vous mettre à l’œuvre et construire sans retard La Silencieuse et la machine à guillocher. En arrivant à New York, nous signerons le contrat d’association, qui vous assurera la moitié des bénéfices de ma maison, et je vais, à titre de prime, vous remettre un chèque de cinquante mille dollars sur mon ami le banquier Richard Davidson que voilà, et qui le paiera à présentation.

– Mais… commença Garaud, qui ne voulait pas, quoique ivre de joie, avoir l’air de céder trop vite.

– Oh ! je vous en prie, monsieur, acceptez ! interrompit Noémi, en accompagnant ces paroles d’un regard irrésistible. Vous ne pouvez pas refuser de devenir notre ami.

– Vous voyez que ma fille se joint à moi ! s’écria Mortimer en riant. Elle ne vous cache point sa sympathie.

– La sympathie de mademoiselle a sur moi plus d’influence que toutes les considérations pécuniaires, répliqua Jacques ; j’accepte.

– Une poignée de main, alors. Voilà notre association conclue. À propos, êtes-vous marié ? »

En entendant cette question, Noémi rougit.

« Je suis garçon, dit l’ex-contremaître avec un sourire.

– Je vous offre donc un appartement dans ma maison. Vous ne le refuserez pas…

– Non certes, et je ne sais comment vous témoigner ma reconnaissance », dit Jacques Garaud, qui ajouta tout bas : « Avant trois mois, je serai le gendre de James Mortimer. »

Le dîner fut gai, et on se sépara fort tard. Une fois dans sa cabine et étendu sur sa couche étroite, l’ex-contremaître ne dormit pas. La fortune lui souriait. Il allait, en arrivant à New York, toucher une jolie somme et partager tous les bénéfices de la fabrique de James Mortimer. De plus, il se croyait certain de devenir à courte échéance le gendre de l’ingénieur.

Tout cela était splendide. Une seule ombre à ce tableau : Ovide Soliveau.






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