Première partie : L’Incendiaire
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Jeanne et son fils, nos lecteurs le savent, avaient reçu chez le curé Laugier les premiers soins que nécessitait leur état.

« Tout à l’heure vous déjeunerez solidement, dit la sœur du curé. Vous prendrez ensuite un repos dont vous paraissez avoir grand besoin. Vous avez beaucoup marché ?

– Oh ! oui, madame… beaucoup… s’écria Georges qui n’avait point quitté son joujou. Aussi je suis bien fatigué… et pourtant petite mère m’a porté presque tout le temps.

– Eh bien, tu vas dormir un peu, mon mignon, en attendant le déjeuner… fit Mme Darier en embrassant l’enfant. Vous aussi, pauvre femme » ajouta-t-elle en s’adressant à Jeanne.

La jeune veuve éclata en sanglots.

« Oh ! merci ! balbutia-t-elle.

– Madame, demanda Georges, je peux emporter mon cheval, n’est-ce pas ?

– Oui, mon mignon, emporte-le. »

Jeanne avait pris la main de son fils. Tous deux accompagnèrent Mme Darier à la chambre disposée pour eux.

« Dormez en paix, leur dit la sœur du desservant. On viendra vous réveiller pour le déjeuner. »

Étienne Castel et l’abbé Laugier, quand elle les rejoignit, causaient, cherchant à deviner quel concours de circonstances avait conduit à la porte de la cure, exténuée de fatigue et mourant de faim, la pauvre Jeanne Fortier.

« Les jeunes filles trompées, les jeunes femmes abandonnées par leurs maris et forcées de lutter avec un enfant contre les difficultés de la vie sont nombreuses, reprit Étienne. L’infortunée qui nous occupe est peut-être de celles-là.

– Elle n’appartient point à ce pays, dit Clarisse ; sa fatigue prouve qu’elle vient de loin. Et son visage, portant l’empreinte de profondes douleurs, atteste qu’elle a bien souffert.

– Que feras-tu pour elle, frère ? demanda Mme Darier.

– Je veux lui donner un secours d’argent quand elle sera bien reposée, et lui laisser continuer sa route. »

La sonnette de la grille résonna de nouveau, et le facteur rural entra dans le jardin, apportant au curé le journal qui, chaque jour, à la même heure, arrivait de Paris.

M. Laugier le déplia et se mit à lire avec lenteur. Bientôt il arriva à la seconde page, où s’étalait un long article sous cette rubrique :

UN TRIPLE CRIME

L’abbé commença la lecture de cet article. Il laissa tout à coup échapper une exclamation. Étienne leva la tête.

« Vous trouvez dans le journal quelque chose qui vous intéresse, mon cher abbé ? demanda-t-il.

– Qui m’intéresse au plus haut point et qui va vous intéresser aussi, répondit le prêtre ; c’est étrange et c’est effrayant…

– Quoi donc ! » fit Mme Darier sortant en ce moment de la maison.

Étienne et Clarisse fort intrigués prirent chacun un siège. D’une voix contenue l’abbé Laugier commença :

« Dans la nuit d’avant-hier à hier, un triple crime à été commis à Alfortville. L’importante usine de l’ingénieur Jules Labroue n’existe plus. L’incendie allumé par une main criminelle n’a laissé que des ruines, et l’ingénieur lui-même, revenant de voyage à l’improviste au milieu de la nuit, a été assassiné par l’incendiaire surpris en flagrant délit de vol.

« L’ingénieur Labroue n’est point la seule victime. Le contremaître Jacques Garaud a trouvé la mort en essayant d’opérer le sauvetage de la caisse.

« L’usine était gardée la nuit par une femme, Jeanne Fortier.

« Tout désigne cette femme comme ayant commis ce triple crime pour se venger de son renvoi décidé deux jours auparavant. La misérable créature s’est enfuie avec son enfant.

« Voici son signalement : « Vingt-six ans, taille un peu au-dessus de la moyenne, très bien proportionnée. Chevelure abondante d’un blond fauve, traits réguliers, grands yeux d’un bleu foncé, pâleur mate, allure décidée. Jeanne Fortier est accompagnée d’un enfant de trois ans et demi. »

Clarisse et Étienne Castel avaient écouté avec une anxiété croissante. Quand l’abbé eut achevé, Mme Darier s’écria :

« Mais c’est le portrait de la femme recueillie par nous ! Cet enfant de trois ans et demi… Cette fatigue… La malheureuse fuyait le théâtre de ses crimes !

– Silence, ma sœur, dit le curé. Cette femme est ici sous mon toit… si elle est coupable, nous le saurons.

– Et alors, tu la livreras…

– Je ne la dénoncerai pas. Je laisserai à la justice le soin de la trouver. »

Brigitte vint annoncer que le déjeuner était servi.

« Et cette femme ?… et cet enfant ? demanda le prêtre.

– Je les ai réveillés, monsieur le curé, et j’ai mis leurs couverts à côté du mien, dans la cuisine…

– Vous avez bien fait. Après le déjeuner, je les verrai. »

Pendant le repas, l’abbé Laugier évita de parler de Jeanne. En quittant la table, il dit à Brigitte :

« Vous nous servirez le café dans le jardin. Vous ajouterez une tasse pour l’étrangère, et vous nous l’amènerez.

– Oui, monsieur le curé. »

Deux heures de sommeil, suivies d’un repas substantiel, avaient suffi pour rendre des forces à la pauvre mère fugitive.

« Vous prendrez tout à l’heure le café dans le jardin avec M. Le curé », lui dit la vieille servante. Un coup de sonnette avertit Brigitte qu’elle pouvait servir le café. L’abbé, Étienne et Mme Darier descendaient au jardin. L’artiste tirait de sa poche un carnet sur lequel il avait commencé, de mémoire, à crayonner le portrait de l’inconnue. Brigitte amena la veuve de Pierre Fortier suivie du petit Georges qui, redevenu gai, traînait joyeusement derrière lui son dada de carton. D’un rapide coup d’œil, le prêtre examina la physionomie de Jeanne, tandis que Clarisse éloignait sa chaise de la table avec un sentiment d’involontaire répulsion.

« Approchez-vous, madame, et asseyez-vous, dit l’abbé en désignant un siège. Un peu de café vous fera grand bien. »

La jeune femme obéit. Le petit Georges s’approcha.

« Monsieur le curé, dit-il, voulez-vous me permettre de jouer dans le jardin ? Je ne toucherai pas aux fleurs…

– Oui, oui, va, mon enfant.

– Merci, monsieur le curé. »

Le bambin embrassa sa mère et s’éloigna en faisant rouler son cheval sur le sable fin des allées. Brigitte servait le café. Étienne, un crayon à la main, rectifiait les lignes de son esquisse.

« Vous allez mieux, madame ? demanda le prêtre.

– Oh ! oui, monsieur ! Mes forces sont revenues.

– Assez, pour vous permettre de continuer votre voyage ? »

Jeanne, avant de répondre, hésita. L’abbé reprit :

« Vous ne comptez pas rester dans le village où vous êtes.

– Je voudrais y rester… balbutia Jeanne tremblante ; je voudrais être au bout de mon voyage…

– Comment cela ? demanda l’abbé.

– Quand j’ai sonné à votre porte, je venais solliciter à genoux votre appui pour m’aider à trouver dans ce village un emploi, me permettant de vivre et d’élever mes deux enfants.

– Vous avez deux enfants ?

– Oui, monsieur, une petite fille de onze mois en nourrice… et mon petit garçon Georges qui a trois ans et demi.

– Mais, le père de vos enfants ? »

Jeanne répondit d’une voix à peine distincte :

« Il est mort.

– Mais pour vous chercher une place, pour vous présenter quelque part, il faut que je sache qui vous êtes. Avez-vous des papiers attestant votre identité ?

– Des papiers ? » balbutia-t-elle.

La jeune femme se mit à trembler de tout son corps.

« Oui. Vous devez bien comprendre que pour être admise dans une maison quelconque, vous, étrangère au pays, il faudra donner des références. »

Le trouble de la malheureuse n’échappa point au prêtre.

« Comment vous nommez-vous ?… poursuivit-il.

– Jeanne… répondit la jeune femme.

– C’est un prénom cela. Puisque vous avez été mariée, vous devez porter le nom de votre mari. Eh bien ? Ce nom ? »

Le mensonge, l’hésitation même, devenaient impossibles.

« Jeanne Fortier… bégaya la fugitive.

– Jeanne Fortier ! Et vous venez d’Alfortville. »

La victime de Jacques Garaud se leva d’un bond.

« Ah s’écria-t-elle. Vous savez tout !

– Oui, je sais tout, fit le prêtre. Je sais que vous êtes poursuivie, traquée par la police…

– Moi ! moi ! Et de quoi m’accuse-t-on ?

– D’avoir mis le feu à l’usine et assassiné M. Labroue.

– Mais c’est faux ! C’est faux, cela ! répliqua Jeanne d’une voix vibrante, sur la tête de mon fils que j’aime plus que tout au monde, je suis innocente, je le jure ! »

Frappé de l’accent de la jeune femme, le curé, sa sœur et Étienne échangèrent un regard.

« Mais si vous êtes innocente, pourquoi fuir ? Pourquoi vous cacher ? reprit le prêtre.

– Je fuis parce que je me sens perdue… et j’avais une preuve de mon innocence, cependant, une preuve indiscutable…

– Qu’est devenue cette preuve ?…

– L’incendie l’a dévorée comme le reste ! Ah ! je vous dirai tout, monsieur le curé, et vous me donnerez de la force pour souffrir… Tout m’écrase… et je suis innocente…

– Comment vous croire ?

– Écoutez-moi pourtant… Écoutez et jugez… »

Puis, fiévreusement, d’une voix haletante, Jeanne raconta la mort de son mari, son entrée dans l’usine, la passion farouche et les obsessions du contremaître Jacques Garaud ; elle parla de la lettre qu’il lui avait écrite pour la décider à le suivre, et dont le sens lui paraissait effroyablement clair ; elle cita des mots, des phrases, gravés dans sa mémoire ; enfin elle dit ses terreurs au commencement de l’incendie, et son entrée dans le pavillon où elle s’était trouvée en présence de Jacques et du cadavre de l’ingénieur. Elle répéta les paroles et les menaces du misérable lorsqu’il voulait la contraindre à fuir avec lui.

« C’est à ce moment, continua Jeanne, que je commençai à comprendre les termes de la lettre. Cette fortune qu’il me promettait de partager avec moi, c’était celle de M. Labroue qu’il se proposait de voler ! Je voulus courir pour reprendre cette lettre précieuse, ma justification, mon salut, il était trop tard ! Le corps de logis que j’habitais s’écroulait dans les flammes, et j’entendais des voix s’élever contre moi, me désignant comme l’incendiaire. Alors je perdis la tête et m’enfuis affolée, emportant mon fils dans mes bras. Voilà la vérité. Je suis innocente. Sur la vie de mon enfant, je vous le jure de nouveau. »

Les accents de Jeanne avaient fait passer la conviction dans l’esprit de ses auditeurs.

« Une mère qui jure sur la tête de son enfant ne saurait mentir, dit le curé. Je vous crois donc. Mais expliquez-moi comme il se fait que ce Jacques Garaud soit mort dans l’incendie, victime de son dévouement, à ce qu’on assure.

– Lui mort ! s’écria Jeanne. Allons donc !

– La note que publie le journal à ce sujet est explicite.

– Alors, je suis condamnée ! murmura la jeune femme. Si Garaud est mort, aucune puissance humaine ne pourrait me disculper. Je n’avais qu’un espoir, c’est qu’en face de moi le misérable n’oserait pas soutenir son mensonge.

– Calmez-vous, je vous prie, ma pauvre enfant ! dit le prêtre. Votre fuite a été une faute grave, mais non point un crime. Votre voix, votre regard plaident pour vous.

– Les juges écouteront-ils ma voix ? Se laisseront-ils toucher par mon regard ?… bégaya Jeanne éplorée.

– Il faut courir au-devant de l’accusation, vous présenter aux juges et leur crier : « Je suis innocente, je le jure ! » Votre serment produira-t-il sur eux l’impression qu’il a produit sur moi ? Fera-t-il pénétrer dans leur esprit la conviction qu’il a fait passer dans le mien ? Je l’ignore, je l’espère, je veux le croire, mais je ne puis l’affirmer. Ce que j’affirme, c’est que, forte de votre conscience, vous ne devez point hésiter à braver le péril, si grand qu’il soit.

– Mais si je me livre, c’est la prison qui s’ouvrira pour moi. On me séparera de mon fils !

– Malheureusement, c’est inévitable.

– Ici, répéta Jeanne. Dans votre maison.

– Ma maison n’est point inviolable, hélas !

– Mais ma petite fille qui est en nourrice… s’écria la jeune veuve en sanglotant, mais mon enfant, mon Georges. »

Georges avait entendu prononcer son nom. Il accourut.

« Petite mère, tu pleures. Pourquoi pleures-tu ? » fit-il.

Soudain, un coup de cloche et des rumeurs confuses se firent entendre. Jeanne fut prise d’un tremblement.

« C’est moi qu’on cherche », bégaya-t-elle avec épouvante.

Brigitte avait ouvert la grille. Le jardin fut envahi par une vingtaine de personnes à la tête desquelles se trouvaient le maire du village, le brigadier de gendarmerie et quatre gendarmes. Le maire s’avança le premier.

« Pardonnez-moi, monsieur le curé, dit-il, si je me permets, bien malgré moi, d’envahir votre demeure. »

Jeanne et son fils avaient reculé. L’enfant se tenait serré contre sa mère dont il avait saisi la jupe d’une main, tandis que de l’autre il tenait la ficelle de son cheval de carton. Le tableau qui venait de se former dans le jardin du curé était d’un effet saisissant. Étienne Castel, frappé de la composition fortuite de ce tableau, courut à son chevalet, prit une toile blanche, et se mit à dessiner à grands traits ce qu’il avait sous les yeux. Le curé s’était levé.

« Je sais ce qui vous amène, monsieur le maire, lui dit-il. Vous cherchez une jeune femme nommée Jeanne Fortier.

– Oui, monsieur le curé, Jeanne Fortier accusée du triste crime d’incendie, de vol et d’assassinat. »

La fugitive, à laquelle Georges se cramponnait toujours, fit un pas en avant et s’écria :

« C’est faux, monsieur ! Je suis innocente !

– Que vous soyez innocente ou coupable, répliqua le maire, ce n’est point à moi de juger. Êtes-vous Jeanne Fortier ?

– Je suis Jeanne Fortier.

– Gardienne de l’usine Labroue, à Alfortville ?

– Oui, monsieur. »

Le maire fit un signe. Le brigadier s’avança en disant :

« Au nom de la loi, et agissant en vertu d’un mandat régulier, je vous arrête.

– Eh bien, arrêtez-moi ! fit Jeanne avec exaltation. Qu’on me conduise en prison ! Qu’on me juge ! Qu’on me condamne ! On ne peut pas m’empêcher d’être innocente !

– Maman… maman… » répétait Georges tout effaré.

Le brigadier de gendarmerie se tourna vers ses hommes.

« Mettez-lui les menottes… » ordonna-t-il.

Jeanne sentit un frisson courir sur sa chair.

« Les menottes… répéta-t-elle d’une voix étranglée, en reculant. Oh ! non ! non ! je ne veux pas !

– Mon enfant, je vous prie… fit le curé. Résignez-vous… »

La malheureuse femme baissa la tête et tendit les mains.

« C’est fait… En route, maintenant ! » commanda le brigadier.

Georges s’était pendu aux mains de la prisonnière.

« Reste, petite mère… cria-t-il. Reste… j’ai peur…

– Ne pleure pas, mon enfant, lui dit Jeanne. Viens !

– Votre enfant ne peut vous suivre… interrompit le brigadier.

– Vous me séparez de mon fils !… bégaya Jeanne.

– Je le dois… l’ordre d’arrestation ne concerne que vous, Jeanne Fortier. Il n’est question d’aucun enfant. Par conséquent, la femme en prison, l’enfant à l’hospice.

– Non… non… je ne veux pas qu’on me sépare de mon fils. Monsieur le curé, intercédez pour moi !…

– Obéissez à la loi, pauvre femme, répéta l’abbé Laugier, et ne craignez rien pour votre enfant… Il n’ira point à l’hospice… Je le garderai près de moi. Si vous êtes condamnée, je vous jure de ne point abandonner votre petit Georges ! »

Mme Darier s’avança et dit en étendant la main :

« Ne pleurez plus, pauvre femme. Votre enfant retrouve une mère… Je vous jure de faire de lui mon fils… »

Jeanne balbutia au milieu de ses sanglots :

« Ne plus le revoir ! c’est au-dessus de mes forces !

– Petite mère… petite mère… ne t’en va pas… »

Mme Darier le prit dans ses bras et lui dit :

« Mon mignon, ta petite mère est obligée de partir, mais elle reviendra bientôt. En l’attendant, veux-tu rester avec moi ?

– Avec vous et avec monsieur le curé ? fit Georges.

– Oui, avec nous deux.

– Je veux bien, si petite mère me promet qu’elle reviendra… »

Jeanne suffoquait.

« Oh ! prenez-le !… prenez-le !… dit-elle avec désespoir. Aimez-le bien… Parlez-lui de sa mère… Oui, cher mignon, reste avec la bonne dame et avec M. le curé… Reste avec eux… »

Puis, se tournant vers les gendarmes :

« Emmenez moi !… je suis prête… »

Et elle s’élança vers la grille. L’enfant poussait des cris lamentables. Mme Darier l’emporta dans la maison où Brigitte les suivit. Au moment de franchir le seuil, Jeanne se tourna vers le prêtre :

« Votre bénédiction, mon père », lui dit-elle.

Et elle s’agenouilla devant lui. L’abbé Laugier, attendri jusqu’aux larmes, étendit ses deux mains sur la tête de l’humble martyre en balbutiant, car l’émotion lui serrait la gorge :

« Au nom du Dieu de justice et de bonté, je vous bénis. Puisse la justice des hommes ne pas être aveugle : si les apparences sont contre vous, moi je crois à votre innocence. »

L’abbé Laugier lui tendit les bras.

« Allez, mon enfant, dit le prêtre. Soyez forte. »

Le lendemain, Jeanne partait pour Paris en chemin de fer avec deux gendarmes, et on l’écrouait au dépôt de la préfecture de police et Étienne Castel se disait :

« J’ai trouvé mon tableau ! À l’exposition prochaine, on parlera de moi ! »

* * *

Jacques Garaud avait pris, sous le nom de Paul Harmant, sa place sur un paquebot faisant le service du Havre à Southampton. De là il avait gagné Londres afin de s’embarquer sur le premier navire en partance pour l’Amérique.

L’article publié par les journaux au sujet de l’incendie de la fabrique d’Alfortville et dans lequel on parlait de sa mort héroïque, était tombé sous ses yeux. Il se réjouissait fort de la tournure que prenaient les affaires ; tout marchait au gré de ses désirs.

Rejoignons Jeanne Fortier…

Aussitôt que M. Delaunay, juge d’instruction chargé de l’affaire, apprit l’arrestation de Jeanne et son arrivée au dépôt de la préfecture, il donna l’ordre de l’amener immédiatement dans son cabinet. La malheureuse femme était préparée à tout. Le courage, la résolution, l’énergie avaient remplacé chez elle la faiblesse, la défaillance et le découragement. Aussi ce fut avec calme qu’elle affronta la présence du magistrat de qui dépendait son sort. M. Delaunay commença l’interrogatoire.

« Votre nom ? demanda-t-il.

– Jeanne Fortier.

– Votre âge ?

– Vingt-six ans, je suis née à Paris le 15 octobre 1835.

– Célibataire ou mariée ?

– Veuve de Pierre Fortier, en son vivant mécanicien, mort au service de M. Labroue, qu’on m’accuse d’avoir assassiné pour le voler, après avoir incendié son usine. »

Cette phrase fit lever la tête du juge d’instruction.

Après un moment de silence, il dit :

« Vous savez de quoi l’on vous accuse… Qu’avez-vous à répondre ?

– Trois mots seulement ! Je suis innocente !

– Si vous étiez innocente, pourquoi auriez-vous quitté l’usine et pris la fuite avec votre enfant, au lieu d’appeler au secours lorsque l’incendie s’est déclaré ? »

Jeanne parut se recueillir.

« Répondez ! fit le juge avec impatience.

– À quoi bon ? Vous ne me croirez pas.

– Vous niez avoir assassiné M. Labroue ?

– Certes, je le nie de toutes mes forces.

– Vous prétendez que vous n’éprouviez à son égard aucune haine ?

– De la haine ! Pourquoi l’aurais-je haï ?

– Il vous avait chassée.

– Non, monsieur. Il m’avait tout simplement avertie que je ne pouvais conserver mon emploi de gardienne de l’usine.

– Vous en vouliez à M. Labroue à cause de la mort de votre mari ?

– Comment aurais-je pu en vouloir au patron d’un malheur dont il n’était point responsable ? M. Labroue, du reste, avait fait ce qui dépendait de lui pour me venir en aide après mon malheur.

– Vous niez avoir incendié l’usine ?

– Je nie l’incendie, comme je nie l’assassinat !

– Vous avez à deux reprises acheté du pétrole. Vous en avez placé une partie dans des bouteilles.

– C’est vrai.

– Ces bouteilles, vous aviez répandu leur contenu sur les copeaux des ateliers.

– C’est faux ! Je nie de toutes mes forces ! »

Le juge d’instruction attacha pour la seconde fois sur Jeanne un regard pénétrant. Elle ne baissa pas les yeux. Il reprit :

« Vous avez forcé la caisse de M. Labroue pour en voler le contenu. L’ingénieur vous a surprise et vous l’avez tué.

– M. Labroue a été tué par la main qui a versé le pétrole et forcé la caisse, mais cette main n’est pas la mienne.

– N’avez-vous point dit à M. Labroue que le fait de vous avoir retiré votre emploi ne lui porterait pas bonheur ?

– Je l’ai dit.

– Vous trouviez-vous dans le cabinet de M. Labroue quand le caissier est venu lui remettre de l’argent et établir l’état des sommes qui devaient exister en caisse ?

– Je m’y trouvais.

– Alors, vous avez tout entendu ?

– Et si bien que le chiffre prononcé par M. Ricoux est resté dans ma mémoire : 190 000 et quelque cent francs.

– Il paraît que le chiffre énoncé devant vous était pour vous d’un grand intérêt. La pensée criminelle se formulait déjà !

– Eh ! monsieur, ne peut-on se souvenir sans avoir pour cela une pensée criminelle ?

– L’acte de fuir comme vous l’avez fait n’est-il pas la preuve sans réplique de votre culpabilité ?

– Dites de ma faiblesse. J’ai cédé lâchement aux menaces… aux violences du vrai, du seul coupable…

– Vous prétendez le connaître ? Nommez-le donc !

– Jacques Garaud.

– Vous êtes vraiment mal inspirée. S’il est quelqu’un que vos accusations calomnieuses ne peuvent atteindre, c’est le brave contremaître, victime de son dévouement.

– Si Jacques Garaud est vraiment mort !

– Vous osez le croire vivant quand vingt personnes l’ont vu disparaître dans l’incendie. Vous osez l’accuser !

– Je l’ose.

– Toujours sans preuve, bien entendu ?

– La preuve, je l’avais.

– Qu’est-elle devenue ?

– Elle a été réduite en cendres, à Alfortville, pendant la nuit fatale, car l’incendie n’a point épargné le pavillon habité par moi.

– Bref, cette prétendue preuve, vous ne la possédez plus ?

– Monsieur, voulez-vous m’entendre ?

– Parlez, je vous écoute. »

Jeanne recommença le récit qu’elle avait déjà fait à l’abbé Laugier, à sa sœur et à Étienne Castel, mais l’impression produite par ce récit fut malheureusement bien différente. Le magistrat prévenu n’écouta la prisonnière qu’avec un sourire d’incrédulité. Quand elle eut achevé, il lui dit d’un ton railleur :

« Vous avez une imagination féconde, mais vos inventions sont plus romanesques que vraisemblables. Comment, vous recevez une lettre pareille à celle que vous prétendez avoir été écrite par Jacques Garaud et vous la jetez dans un coin de votre logis ! Comment, vous, la protégée de M. Labroue, vous voyez votre protecteur assassiné dans sa maison en feu, et vous prenez lâchement la fuite, au lieu de rester à votre poste pour dénoncer le vrai coupable qui vous est connu ! Allons ! allons ! De tout cela la logique est absente ! Vous vous êtes dit : « Jacques Garaud est mort. Je l’accuserai. Il ne ressuscitera point pour me démentir. »

Jeanne se tordit les mains.

« Les preuves me manquent, je le sais, balbutia-t-elle. Si l’accent de la vérité ne vous touche pas, je suis perdue.

– Pourquoi ne pas aborder la voie du repentir et des aveux ? La justice vous en tiendrait compte.

– Je ne puis avouer, n’étant pas coupable.

– On va vous donner lecture de votre interrogatoire et vous signerez. »

Les gardes de Paris qui avaient amené Jeanne dans le cabinet du juge d’instruction la réintégrèrent au Dépôt, d’où elle fut extraite pour être écrouée à la prison de Saint-Lazare. Le procès s’instruisit avec une extrême rapidité, et le juge adressa les pièces à la chambre des mises en accusation qui envoya l’accusée devant les assises de la Seine.

Les membres de la cour appliquèrent les articles de la loi. Jeanne Fortier fut condamnée à la réclusion à perpétuité.

En entendant prononcer cette condamnation terrible, la malheureuse poussa un cri de douleur et s’évanouit. Quand elle reprit connaissance, elle prononçait des phrases incohérentes. Une violente fièvre cérébrale venait de s’emparer d’elle et mettait sa vie en danger.






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