Première partie : L’Incendiaire
IX
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La nouvelle envoyée par dépêche à Saint-Gervais, à la sœur de M. Labroue par le caissier Ricoux, avait été un coup de foudre pour Mme Bertin ; mais elle était de nature énergique et ne se laissait pas facilement abattre.

Elle se dit qu’elle devait agir sans perdre une minute, ainsi que le lui demandait la dépêche, et partir pour Alfortville.

La pauvre femme faillit s’évanouir lorsqu’elle se trouva en face de l’usine incendiée et du cadavre de ce frère qu’elle avait vu la veille si plein de vie, de force et de confiance en l’avenir.

Ricoux se trouvait là quand arriva Mme Bertin. Il raconta dans quelles circonstances on avait trouvé le cadavre de l’ingénieur, et l’accusation terrible qui pesait sur Jeanne Fortier.

« Ainsi, s’écria Mme Bertin avec une indicible stupeur, ainsi cette malheureuse, que mon frère m’avait demandé de prendre auprès de moi pour assurer à la mère et au fils une existence heureuse, aurait conçu le monstrueux projet d’assassiner son bienfaiteur ! est-ce possible ? Ne vous abusez-vous pas, monsieur Ricoux ? Parfois la justice s’égare.

– Les preuves les plus écrasantes se réunissent contre Jeanne Fortier, madame », répondit sentencieusement le caissier.

Mme Bertin ne formula point d’objections, mais elle ne se sentait pas convaincue. Le caissier reprit :

« Le juge d’instruction vous prie de vous présenter à son cabinet le plus tôt possible. Il m’a chargé de vous le dire.

– J’irai.

– Maintenant, causons des affaires de mon cher et regretté patron. Les livres sont détruits jusqu’au dernier feuillet, madame ; mais je me fais fort de les reconstituer.

– Au moment du sinistre, mon frère avait-il de l’argent en caisse ?

– Une forte somme… trop forte, hélas !

– Et tout est perdu ?

– Tout.

– Alors nous sommes en face d’un passif considérable ?

– Près de deux cent mille francs.

– Deux cent mille francs ! répéta Mme Bertin avec épouvante. Comment les payer ? C’est impossible, puisque je n’ai pas de fortune.

– Rassurez-vous, madame. Les sommes que devait M. Labroue seront intégralement payées par les compagnies auxquelles mon regretté patron avait assuré l’usine et son matériel. Ces compagnies sont solides. Donc, je vous le répète, tout sera payé et votre frère ne fera perdre un sou à qui que ce soit.

– Les compagnies d’assurance sont-elles prévenues ?

– Ce matin, à la suite des lettres que j’avais écrites, leurs inspecteurs sont venus dresser procès-verbal.

– Ainsi tout est perdu !… reprit Mme Bertin avec un soupir. L’enfant de mon frère ne possédera rien !

– Il lui restera le terrain sur lequel s’élevaient les constructions d’usines.

– Ce terrain sans les constructions est d’une valeur bien minime et difficilement réalisable. Heureusement Lucien ne me quittera point, et le peu que j’ai lui restera après moi. »

Mme Bertin prit les mains du caissier et les serra.

« Je vous remercie, dit-elle, je vous remercie du fond du cœur de toutes les preuves d’affection et de dévouement que vous donnez à celui qui n’est plus. »

Dans l’après-midi de ce même jour, le corps fut conduit à l’église et au cimetière au milieu du recueillement et de la tristesse de tous les assistants. Mme Bertin se rendit ensuite à Paris avec le caissier qui l’accompagna au palais de justice dans le cabinet du juge d’instruction. Ce magistrat les reçut à l’instant même en disant :

« J’ai tenu à vous voir, madame, afin d’être fixé d’une manière absolue sur le moment du retour de M. Labroue. Votre frère, m’a-t-on dit, était allé chez vous, à Saint-Gervais, visiter son enfant malade.

– Oui, monsieur, appelé en toute hâte par une dépêche de moi. Mon neveu, le petit Lucien, venait d’être atteint d’une angine pouvant amener de graves complications. Quand mon frère arriva, tout danger avait disparu. Mon frère fut aussitôt rassuré et repartit le lendemain au lieu de passer deux jours auprès de moi, comme il en avait eu d’abord l’intention.

– Et comme il nous l’avait annoncé, ajouta le caissier Ricoux.

– Par quel train est-il reparti le lendemain de son arrivée ?

– Par l’express de 4 heures 45 minutes du soir.

– Il se trouvait alors vers neuf heures à Paris où il s’est arrêté assez longtemps, pour des motifs qui nous sont inconnus, et il est arrivé à l’usine où l’incendiaire commençait son crime. L’incendiaire, surprise, l’a tué.

– Une femme. Est-ce probable ? Est-ce possible ?

– Nous n’avons à cet égard aucun doute, répliqua le magistrat. Vous savez quelle est cette femme ?

– Oui, Jeanne Fortier, à laquelle mon frère s’intéressait.

– Vous ignorez sans doute que M. Labroue venait de retirer à Jeanne l’emploi qu’il lui avait confié ?

– Non, monsieur, je ne l’ignore pas, mais ce renvoi ne constituait point une disgrâce pour Jeanne Fortier. Le jour même de sa mort, il m’avait prié de la reprendre chez moi.

– Jeanne Fortier connaissait-elle la démarche de M. Labroue ?

– Je ne le crois pas.

– Alors, l’ignorant, elle poursuivait son œil de vengeance.

– Est-ce certain ?

– Je vous répète, madame, que le doute est impossible. Sa disparition seule serait une preuve suffisante de culpabilité.

– Il est vrai, dit Mme Bertin. Mais cette fuite se peut attribuer à l’épouvante aussi bien qu’au crime.

– D’ailleurs ses achats de pétrole démontrent non seulement le crime, mais la préméditation.

– Quels mobiles auraient fait agir la malheureuse ?

– La vengeance, d’abord, et ensuite la cupidité.

– A-t-elle volé ?

– M. Labroue a été tué dans le couloir conduisant à son cabinet. Pourquoi la meurtrière se trouvait-elle en cet endroit, sinon pour y voler la somme considérable dont elle connaissait la présence dans la caisse ?

– Bref, vos soupçons ne se portent que sur Jeanne Fortier ?

– Auriez-vous, madame, des doutes à l’endroit de quelqu’un ?

– Je dois vous dire tout ce que je sais, et tout ce que je pense. J’ai eu avec mon frère un long entretien le jour où il est venu voir son fils malade à Saint-Gervais. Il venait d’inventer une mécanique à guillocher les surfaces courbes, qui devait lui constituer en peu de temps, croyait-il, une grosse fortune ; tous ses plans étaient achevés.

– M. Labroue s’était-il confié à quelqu’un ?

– Oui, à un homme qui pourrait avoir eu l’idée de s’emparer de l’invention de mon frère. Cela admis, le vol, l’incendie, l’assassinat, tout s’expliquerait ; car je ne puis croire qu’une femme, quelles que soient d’ailleurs sa force physique et sa haine, puisse accomplir une pareille œuvre de destruction.

– À quelle personne M. Labroue avait-il confié son secret ?

– À un contremaître de son usine, Jacques Garaud… »

Le juge d’instruction eut un geste de commisération.

« S’il est un homme qu’aucun soupçon ne puisse atteindre, c’est celui que vous désignez.

– Pourquoi ?

– Parce qu’il est mort.

– Mort ! s’écria Mme Bertin.

– Oui, madame, mort victime de son dévouement en se précipitant au milieu des flammes pour aller sauver les papiers et la caisse de M. Labroue !

– Cela, je l’affirme, ajouta Ricoux.

– Mort ! s’écria Mme Bertin. Vous avez raison, monsieur, pardonnez-moi une accusation folle. On ne m’avait point parlé de la fin tragique de ce brave homme.

– Je n’ai rien à vous pardonner, répondit le juge. Vous voulez que l’assassinat de votre frère soit puni, et vous cherchez… c’est naturel. Mais, le seul coupable est l’odieuse créature, que tout accuse. C’est Jeanne Fortier. Vous n’avez pas d’autres éclaircissements à nous donner, madame ?

– Non, monsieur.

– Je vous rends donc votre liberté. »






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