Première partie : L’Incendiaire
VIII
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Le même jour, à une heure de l’après-midi, un homme jeune encore, bien bâti, descendait de voiture dans la cour de la gare Saint-Lazare. Cet homme portait en bandoulière un sac de voyage et tenait à la main une légère valise. Ses cheveux étaient d’un noir mat et sans reflets ; sa figure entièrement et soigneusement rasée.

« N’est-ce pas l’heure du rapide pour le Havre, monsieur ! demanda le voyageur à un employé.

– Si, monsieur, mais on ne délivre plus de billets. Le train va partir.

– Tant pis ! À quelle heure, je vous prie, partira le prochain train pour la même destination ?

– À six heures trente minutes. »

Le voyageur sortit de la gare par la rue d’Amsterdam. Il franchit le seuil d’une taverne habituellement fréquentée par les Anglais et les Américains, taverne placée au rez-de-chaussée d’un hôtel, juste en face de l’entrée du chemin de fer sur la rue d’Amsterdam. Un garçon vint à lui et l’accueillit par ces mots :

« Monsieur veut déjeuner ?

– Oui. Donnez-moi la carte du jour, un indicateur des chemins de fer, et ce qu’il faut pour écrire. Pendant qu’on préparera mon déjeuner, je voudrais envoyer une dépêche. »

Le voyageur, ouvrant le livret Chaix, parcourut les pages d’annonces qui s’y trouvaient annexées. Il s’arrêta à la nomenclature des hôtels du Havre.

« N’importe lequel, murmura-t-il ; l’essentiel est de ne point avoir l’air d’un ahuri qui ne sait où il va. Je ne séjournerai pas longtemps au Havre, du reste. Quoique je n’aie rien à craindre, que tout le monde me croie mort dans l’incendie en essayant de sauver la caisse, et que je sois méconnaissable, il est plus sage de ne pas m’attarder en France. »

Ses yeux s’arrêtèrent sur l’indication du premier hôtel placé en tête de la série et il lut :

« Hôtel de l’Amirauté et de Paris réunis, Lemel, propriétaire. Ça fera mon affaire, ajouta-t-il, autant celui-là qu’un autre… et même mieux qu’un autre, car je vois qu’il se trouve placé en face du quai d’embarquement des bateaux de Southampton.

Le voyageur prit une plume et traça ces mots :

« Hôtel de l’Amirauté, Lemel, Havre…

« Arriverai ce soir de Paris par train de onze heures cinq. Prière réserver chambre confortable.

« PAUL HARMANT »

Il appela le garçon.

Voilà ma dépêche, dit-il en lui tendant la feuille de papier. Maintenant servez-moi à déjeuner. »

À six heures trente minutes, il prit le train. À partir de Mantes il se trouva seul et en profita pour ouvrir sa valise, en tirer divers papiers et les examiner avec une extrême attention. Ces papiers étaient les plans d’une machine dont ils indiquaient l’ensemble des détails. Dans ce voyageur nos lecteurs ont reconnu déjà, malgré sa transformation et le changement de couleur de sa chevelure, Jacques Garaud, le contremaître de la fabrique d’Alfortville ; Jacques Garaud, l’incendiaire ; Jacques Garaud, l’assassin de son patron.

Jacques avait crié : « Au secours ! à moi ! je meurs ! » après avoir pénétré dans le pavillon en feu pour accomplir, en apparence, un acte d’admirable dévouement en essayant de sauver la caisse et les papiers de M. Labroue. Il fallait que personne ne pût douter de sa mort, et que si la voix de Jeanne Fortier s’élevait contre lui, cette voix ne fût point écoutée.

Jacques connaissait à merveille et de longue date la topographie du pavillon. Il savait qu’une fenêtre placée dans l’escalier conduisant à l’appartement de M. Labroue s’ouvrait sur la campagne, derrière l’usine. Au lieu de pénétrer dans le cabinet, il gravit en trois bonds les marches brûlantes de l’escalier, atteignit la fenêtre, poussa les cris de détresse et d’appel qui avaient porté le trouble et l’effroi dans tous les cœurs, et à moitié aveuglé, à demi asphyxié, s’élança par l’ouverture.

Peu après un craquement formidable se faisait entendre et le toit du pavillon et le premier étage s’effondraient sur le rez-de-chaussée.

Le contremaître était en rase campagne, sain et sauf, et courait à travers les terres labourées, afin de gagner une route sûre. Une heure après, il tombait exténué de fatigue dans un des massifs du bois de Vincennes.

« Enfin, se dit-il, je suis sauvé ! »

Dès les premières clartés de l’aube, il écarta ses vêtements et retira les liasses de billets de banque et les papiers volés dans la caisse qu’il portait sur la poitrine entre le linge et la chair. Il plia soigneusement les produits de son crime, se servit de son mouchoir pour les envelopper, se leva et se dirigea vers Paris.

Là, il se dirigea vers une maison de confection dont, une heure après, il sortait complètement transformé. Sa figure seule restait reconnaissable, et devait même attirer l’attention à cause de la nuance insolite de sa barbe et de ses cheveux. Jacques entra chez un coiffeur, se fit raser et couper les cheveux.

« N’auriez-vous pas de quoi me teindre le poil ? demanda-t-il ensuite en riant. La couleur rouge n’est point à la mode.

– Mais si, monsieur, certainement, répondit le coiffeur.

– Et ça tiendra ?

– Huit jours au moins. »

Une demi-heure plus tard, le contremaître avait les cheveux du plus beau noir. Jacques Garaud se dirigea en voiture vers la gare Saint-Lazare où nous l’avons vu déjeuner et expédier au Havre une dépêche signée du nom de « Paul Harmant ». Ce nom n’était point de pure invention. « Paul Harmant » avait vécu. C’était un mécanicien, camarade d’atelier et ami de Jacques à Genève, où il était mort. Le contremaître avait conservé le livret, à lui confié jadis par son ancien ami. Songeant à quitter la France avec Jeanne Fortier, Jacques s’était muni de ce livret. Le signalement de Paul Harmant ressemblait à celui de Jacques Garaud, sauf la couleur des cheveux et la barbe. Le contremaître, en se faisant raser et teindre, avait complété la ressemblance.

  • * *

Rejoignons Jeanne Fortier que nous avons laissée dans un bois, endormie à côté de son fils. La pauvre mère dormit près de deux heures. Quand elle se réveilla, Georges sommeillait toujours.

Jeanne le regarda longuement et se pencha sur lui.

« J’ai faim, petite mère… dit l’enfant en ouvrant les yeux.

– Tiens, mon mignon, voici de quoi manger. »

Et la jeune veuve tendit à son fils une partie des aliments achetés par elle. Georges demanda :

« Tu ne manges donc pas, toi, petite mère ? Pourquoi ?

– Je n’ai pas faim. »

Jeanne sentait au contraire les exigences de son estomac vide devenir de moment en moment plus impérieuses. Mais pouvait-elle toucher au peu de nourriture qu’elle gardait pour son fils ? Interminable, lui parut la journée. Elle ne voulait point se montrer en pleine lumière sur la grande route. Enfin, la nuit arriva. Mme Fortier donna de nouveau à l’enfant un peu de pain et de chocolat et se mit en marche, allant au hasard, tout droit devant elle. Mais elle fit peu de chemin pendant la nuit et fut obligée de s’arrêter plusieurs fois, la fatigue se joignant à la faim pour l’accabler.

La nuit s’écoula. Le jour revint. La jeune veuve avançait toujours, portant Georges endormi. Elle aperçut des maisons. Une paysanne les croisa, Jeanne lui demanda :

« Madame, quel est ce village en face de moi ?

– C’est Chevry, près de Brie-Comte-Robert… »

Mme Fortier n’en pouvait plus. Elle fut obligée de s’asseoir sur le bord de la route. Une petite fille menant paître une vache, fit halte en face d’elle. Jeanne lui adressa ces mots :

« Dites-moi, mon enfant, dans quelle partie du village de Chevry se trouve la maison du curé ?

– La maison de M. le curé est la première que vous voyez là-bas : une tourelle blanche, un toit pointu et des grands arbres.

– Merci, mon enfant. »

Jeanne se leva, prit Georges dans ses bras et, du pas raide d’une somnambule endormie, se remit à marcher. La demeure du curé de Chevry était une maison ancienne et fort simple, devant laquelle se trouvait une pelouse semée de massifs et de corbeilles de fleurs. Derrière le logis s’étendait un potager assez vaste, bien planté d’arbres fruitiers. L’abbé Félix Laugier était un homme de cinquante-huit ans, à la figure ouverte, au regard doux et plein de franchise. Tous ses paroissiens l’aimaient. Il habitait la cure de Chevry avec sa sœur, âgée de soixante ans, et une domestique, depuis plus de vingt ans.

Sa sœur, Mme Clarisse Darier, veuve depuis sept années, était venue vivre auprès de lui après avoir perdu son mari qui la laissait sans enfants à la tête d’une fortune rondelette. Elle employait à faire la charité la plus forte partie de ses revenus.

Nous prions nos lecteurs de nous accompagner à la cure de Chevry, en remontant en arrière de vingt-quatre heures, ce qui nous reporte au matin du jour où Jeanne Fortier s’endormait dans un bois à côté de son fils.

Il était huit heures et demie. Un jeune homme de vingt-trois ans descendit du train. Ce jeune homme, muni de tout un attirail de peintre paysagiste, prit d’un pas rapide la route conduisant à Chevry.

C’était un beau garçon aux traits fins, à la physionomie spirituelle. Ses yeux d’un bleu sombre exprimaient l’intelligence. Ce jeune homme se nommait Étienne Castel. Il n’avait jamais connu sa mère. Son père, un négociant du quartier Montmartre, était mort quatre années auparavant, laissant à Étienne une petite fortune qui lui avait permis de se livrer à ses goûts et de suivre la carrière artistique.

L’artiste poursuivit sa route jusqu’auprès de la maison curiale où il s’arrêta. Là, il agita la sonnette puis, tournant le bouton de la grille qu’on ne fermait jamais à clef, il entra et gagna le potager. L’abbé Laugier jardinait. En apercevant Étienne, il poussa une exclamation de joyeuse surprise, et vint à la rencontre du jeune homme :

« Sois le bienvenu, cher enfant ! s’écria le bon curé en serrant les mains de l’artiste. Quelle agréable surprise !

– Ainsi, fit le jeune homme, vous me pardonnez l’indiscrétion qui m’a fait tomber chez vous ?

– Je te pardonnerai si tu me promets que ta visite sera longue.

– Je vous donnerai huit jours.

– Huit jours seulement ! c’est trop peu. Enfin, va pour huit jours de bonnes promenades… de bonnes causeries… »

L’abbé Laugier conduisit Étienne dans une petite pièce du rez-de-chaussée, où le jeune homme déposa son matériel de peintre. Ensuite le curé appela :

« Clarisse ! Clarisse !

– Descends vite. Notre artiste est là.

– Étienne ! s’écria Mme Darier en descendant vivement l’escalier. C’est une charmante surprise, mais, s’il nous avait prévenus, on aurait pu du moins lui préparer sa chambre.

– Justement, j’ai voulu vous faire une surprise, chère madame, répondit le peintre en embrassant sur les deux joues la sœur du curé. Me voici chez vous pour huit jours.

– Ce n’est guère, mais enfin tu auras le temps de goûter à mes confitures. »

Et Mme Darier alla s’occuper de corser le menu du déjeuner. L’artiste monta son attirail dans la chambre qu’il avait l’habitude d’occuper chaque année, puis rejoignit au potager l’abbé Laugier.

« Combien de choses tu dois avoir à m’apprendre, mon cher enfant, depuis six mois ! Le travail ?…

– J’ai travaillé beaucoup… avec ardeur et avec joie.

– Et les résultats ?

– Je commence à vendre. Mais l’argent n’est pas tout.

– Tu rêves la gloire ?

– Sinon la gloire, du moins la notoriété.

– Mais tu es connu déjà ?

– Pas assez… Je voudrais me placer hors de pair.

– Que faudrait-il pour cela ?

– Trouver un excellent sujet de tableau et l’exécuter magistralement. Deux choses simples, comme vous voyez.

– Tu trouveras peut-être cela ici, mon cher enfant.

– Je l’espère, votre amitié m’a toujours porté bonheur. »

L’abbé Laugier, compagnon d’études et ami très intime du père d’Étienne Castel, avait vu grandir le fils et reporté sur lui toute l’affection que lui inspirait le père. L’affection d’Étienne pour le prêtre ne le cédait en rien à celle que le prêtre avait pour lui. À onze heures précises, nos trois personnages se trouvèrent réunis dans la salle à manger. Étienne mangea de grand appétit, et comme il ne comptait point se mettre au travail ce jour-là, il sortit après le déjeuner. Le lendemain il se leva de bonne heure, prépara sa palette, descendit s’installer dans le jardin et ébaucha rapidement une étude de la campagne à peine éveillée sous les brumes transparentes du matin. Vers sept heures et demie, le prêtre revint de la messe. Il trouva Étienne à l’œuvre.

« Bon courage ! lui dit-il, je ne crois point me tromper en affirmant que cette étude est bonne. Il me semble que tu vois juste et que tu traduis bien ce que tu vois. »

L’abbé Laugier alla s’installer sous les marronniers. À l’intérieur, Mme Darier s’occupait des soins du ménage. La servante Brigitte donnait à manger aux lapins et aux volailles dans une basse-cour voisine du jardin dont un rideau de troènes la séparait. Dix minutes à peu près s’écoulèrent. Un coup de sonnette retentit à la grille. La servante se hâta d’abandonner poulets et lapins ; elle déposa son balai et courut à la grille. Une femme épuisée portant un enfant dans ses bras, était à genoux sur le seuil. Brigitte s’approcha vivement d’elle.

« Par pitié, balbutia Jeanne, que nos lecteurs ont déjà reconnue, du secours pour moi et pour mon enfant… »

Très émue, Brigitte prit la jeune veuve par la taille et voulut l’aider à se relever. Jeanne fit un effort, mais ses forces la trahirent, et elle faillit tomber à la renverse.

« Monsieur le curé, cria Brigitte, venez, venez vite ! »

À cet appel, l’abbé Laugier et Étienne accoururent.

« Qu’y a-t-il donc, Brigitte ? demanda le prêtre.

– Une jeune femme qui est en train de s’évanouir.

– Petite maman, où as-tu mal ? criait Georges.

– Cette pauvre femme et son enfant se meurent de fatigue… dit Étienne en soutenant Jeanne.

– Et peut-être de faim… » ajouta le curé.

Mme Darier accourut à son tour.

« Clarisse, ma chère sœur, lui dit le prêtre, deux tasses de bouillon pour ces pauvres créatures, bien vite, je t’en prie, et une bouteille de vieux vin de Bordeaux. »

Brigitte suivit Mme Darier après avoir assis l’enfant sur un banc. Étienne et l’abbé soutinrent Jeanne qui put se traîner jusqu’auprès de son fils, elle tomba sur le banc. Étienne avait couru chercher de l’eau fraîche et lui mouillait les tempes. Mme Fortier ouvrit ses yeux à demi fermés, cherchant son fils. Elle l’aperçut et tendit les mains vers l’enfant.

« Tranquillisez-vous, dit le prêtre, nous aurons soin de lui.

– Oh ! merci… merci… bégaya Jeanne dont le visage se détendit et dont les larmes coulèrent ; il a faim, le cher petit ! »






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