Première partie : L’Incendiaire
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Les secours, arrivés trop tard, étaient demeurés sans effet. Sauf le bâtiment des écuries et des remises, il ne restait que des décombres. La foule, regardant le désastre, commentait la disparition de Jeanne Fortier. Toutes les voix s’élevaient pour l’accuser.

L’orage avait cessé. Le vent néanmoins soufflait toujours avec force, balayant les derniers nuages ; une teinte grisâtre annonçait l’aube du jour. Jeanne, affolée, terrifiée, s’était enfuie, portant son fils.

Pendant environ une heure, elle courut ainsi, tout droit devant elle, sans savoir où elle allait. Enfin, épuisée, haletante, elle se laissa tomber sur le talus de gazon d’un fossé.

Georges, qu’elle tenait sur ses genoux, fit un mouvement. Jeanne tressaillit et le couvrit de baisers.

L’enfant ouvrit les yeux.

« Petite maman, j’ai froid…

– Eh bien, il faut marcher un peu pour te réchauffer. »

Elle mit sur ses pieds le petit Georges et se leva elle-même.

Une grande route se déroulait devant elle, blanche dans la campagne sombre.

« Où aller ? se demanda la pauvre mère avec désespoir. J’ai pris la fuite. Pourquoi ? J’ai eu peur. Pourquoi ? Est-ce que sérieusement on pouvait m’accuser ? »

Un frisson courut sa chair. Elle se souvenait des paroles de Jacques :

« J’ai pris mes mesures pour que tout t’accuse ! »

« Oui, murmura-t-elle, il avait raison, on m’accusera, on trouvera les bouteilles vides de pétrole. On se souviendra de mes paroles imprudentes qui semblaient menacer M. Labroue. Je suis perdue ! il faut fuir encore. »

Et elle voulut entraîner Georges.

« Mon dada ! » cria l’enfant qui avait posé à terre son petit cheval.

Jeanne ramassa le jouet et se remit en marche en tenant son fils par la main. Peu à peu le jour venait.

Soudain elle s’arrêta. Deux silhouettes venaient d’apparaître au détour d’un sentier traversant un petit bois.

C’était deux gendarmes à cheval. Devant eux marchait une femme en haillons, les mains liées. Jeanne reconnut l’uniforme et frissonna. Il lui semblait se voir, elle innocente, marcher comme une voleuse, comme une incendiaire, les menottes aux poignets, entre les représentants de la loi. Elle saisit Georges dans ses bras, et gagnant vivement le petit bois, s’y enfonça. Les gendarmes, cheminant toujours, disparurent bientôt en compagnie de leur capture.

Jeanne attendit. Les réflexions les plus douloureuses, les plus effrayantes l’obsédaient.

« Et cependant je ne suis pas coupable ! dit-elle presque à haute voix sans en avoir conscience. Cet homme, ce misérable, a commis tous ces crimes, et c’est moi qui me cache… c’est moi qui suis accusée ! Moi innocente !… Innocente… oui… c’est vrai, mais non de fait. J’étais gardienne de l’usine. Je devais y rester malgré tout, et mourir à mon poste plutôt que de fuir. Comment n’ai-je pas compris cela ! J’assistais, ainsi que ce misérable Jacques, à la reddition des comptes du caissier, avant le départ du patron. Comment ne me suis-je point souvenue que cette somme de près de deux cent mille francs dont parlait la lettre était justement celle qui se trouvait en caisse ? Comment ne me suis-je pas cramponnée à ses vêtements en criant : « Voilà le coupable ! » Il m’aurait tuée… Eh bien, après ? Mieux vaudrait cent fois être morte qu’en présence d’une accusation monstrueuse et d’une justification impossible !

– Petite maman, dit l’enfant, j’ai faim. »

La malheureuse mère reçut en plein cœur un coup violent. Elle fouilla la poche de sa robe, espérant y trouver son porte-monnaie. Espérance vaine ! Elle avait laissé ce porte-monnaie sur un meuble de sa loge. Sa poche ne contenait que six sous.

« Je suis fatigué, maman… je ne peux plus marcher.

– Je te porterai, mon mignon. »

Et, soulevant Georges dans ses bras, Jeanne regarda la route. Elle alla ainsi droit devant elle pendant une heure, haletante, usant ses forces. Jeanne aperçut des maisons, un village. Elle pressa le pas. À cent pas environ des premières maisons elle fit halte et posa l’enfant à terre, se sentant à bout.

« Veux-tu m’attendre ici, mon mignon ? dit Jeanne à son fils. Je vais te chercher à déjeuner… Dans le bois tu n’auras pas peur ?

– Non, petite maman. »

Il s’étendit sur les feuilles, serrant son cheval de carton contre sa poitrine.

« Il va s’endormir, pensa Jeanne. J’aime mieux cela… »

Mme Fortier se dirigea, aussi vite que le lui permirent ses jambes chancelantes, vers le village qu’elle avait aperçu. Des boutiques commençaient à s’ouvrir. On regarda Jeanne avec une curiosité manifeste qui lui causa autant de trouble que d’inquiétude. Elle franchit le seuil d’une épicerie et demanda une tablette de chocolat de dix centimes. En sortant du magasin, elle entra chez le boulanger où elle se fit servir pour quatre sous de pain. Ces dépenses payées, il ne lui restait plus rien. Elle reprit le chemin déjà suivi, et regagna le bois. Lorsqu’elle y arriva, le petit Georges n’avait point bougé. Il dormait d’un profond sommeil. Jeanne s’assit à côté de lui et s’abandonna sans résistance aux plus sombres réflexions. Peu à peu la fatigue l’emporta sur ses préoccupations douloureuses ; elle sentit le sommeil la gagner et, s’étendant sur la terre molle, elle ferma les yeux à son tour.

  • * *

Le procureur, après avoir reçu l’avis envoyé par le commissaire de police, s’était rendu sans retard à Alfortville accompagné d’un juge d’instruction, du chef de la sûreté, d’un médecin et de deux agents. Dès son arrivée, le commissaire l’avait mis au courant des faits principaux révélés. Le caissier Ricoux, le garçon de bureau David, le cocher et un certain nombre d’ouvriers mécaniciens avaient été interrogés. De ce premier interrogatoire résultait la probabilité, presque la preuve, que Jeanne Fortier était seule coupable. Les faits relevés contre elle rendaient à peu près indiscutable sa culpabilité, et à ces charges si graves, sa fuite en ajoutait une plus grave encore.

Après avoir été interrogé par le procureur impérial, le caissier Ricoux avait expédié une dépêche à Mme Bertin, la sœur de M. Labroue. Cette dépêche faisait pressentir toute l’étendue du malheur qui frappait le petit Lucien.

Le caissier était un homme de cinquante ans environ, acariâtre, soupçonneux, difficile à vivre. Il n’aimait généralement personne ; la pauvre Jeanne Fortier avait l’honneur de lui inspirer une antipathie toute particulière. Sa déposition contre elle ne pouvait manquer d’être malveillante. De retour à la fabrique, il alla se mettre aux ordres du juge d’instruction qui lui dit :

« J’aurai tout à l’heure à vous poser une série de questions. »

Puis, s’adressant à l’un des agents de la sûreté, il demanda :

« A-t-on fait les recherches ordonnées par moi ?

– Oui, monsieur.

– Quel résultat ont-elles donné ?

– On a trouvé dans la cour trois bouteilles ayant contenu du pétrole. »

L’agent alla quérir les bouteilles jetées par Garaud.

« Monsieur Ricoux, dit le juge au caissier après avoir flairé le goulot des récipients suspects, reconnaissez-vous ces bouteilles pour celles où vous avez vu la nommée Jeanne Fortier mettre le pétrole introduit par elle à l’usine dans un bidon ?

– Je les reconnais parfaitement. Elles portent encore des lambeaux d’étiquettes d’eau minérale.

– Combien y en avait-il ?

– J’en ai vu cinq déposées à terre.

– Maintenant, monsieur Ricoux, tâchez de vous rappeler non seulement le sens mais les expressions de la phrase menaçante adressée par Jeanne Fortier à l’ingénieur Labroue.

– Jeanne Fortier se montra plein d’arrogance et même d’insolence, et dit d’une voix dure qu’il me semble entendre encore : « Vous me chassez ! Ah ! tenez, monsieur, prenez garde ! Cela ne vous portera pas bonheur ! » Il est clair comme le jour qu’elle méditait des projets de vengeance !

– Pensez-vous que la vengeance ait été le seul mobile du crime ?

– Je le suppose, monsieur.

– Et moi, je crois le contraire. M. Labroue était absent pour deux jours, n’est-ce pas ? Son brusque retour ne pouvait donc être prévu par personne ? Lorsqu’il a été frappé mortellement, il ne faisait que rentrer puisqu’on a relevé sa valise auprès de son cadavre. La personne qui l’a frappé se trouvait dans le pavillon où elle ne devait pas, où elle ne pouvait pas l’attendre. Pour quel motif cette personne était-elle donc dans le pavillon ?

– Pour l’incendier, répondit Ricoux.

– Incendier le pavillon était inutile, puisqu’il était évident que le feu avait été mis dans l’atelier de menuiserie, plein de copeaux, et qu’il devait se communiquer promptement au pavillon où se trouvait la caisse. »

Ricoux devint rêveur. Le magistrat reprit :

« Savez-vous combien il y avait d’argent dans la caisse ?

– 190 253 francs 70 centimes. Et dans ma caisse à moi se trouvaient cinq mille francs, mais ils ne sont pas perdus ; j’avais eu la prudence de les emporter chez moi.

– La somme était-elle en billets de banque ?

– Oui, monsieur, à l’exception de trois mille francs en or.

– Saviez-vous seul ce que contenait la caisse ? »

Ricoux réfléchit pendant un instant.

« Non, pas seul, monsieur, dit-il tout à coup. Deux personnes assistaient à la reddition des comptes.

– Quelles étaient ces personnes ?

– Jacques Garaud, le contremaître, et Jeanne Fortier. ». Le magistrat devint rayonnant. Ricoux poursuivit :

« Oui… oui… Jeanne le savait, et Jacques aussi, malheureusement, car si le brave garçon a péri, c’est en voulant sauver ces valeurs et les papiers de M. Labroue…

– Comment Jeanne Fortier se trouvait-elle dans le cabinet du patron tandis que vous rendiez vos comptes ?

– M. Labroue l’avait sonnée pour lui donner des ordres au moment où il allait quitter la fabrique.

– Vous êtes certain qu’elle a entendu énoncer le chiffre ?

– Oui, monsieur, parfaitement certain.

– Jeanne Fortier possédait-elle la clef du pavillon ?

– Oui, monsieur, et celle du cabinet.

– Restait-elle seule, la nuit, à l’usine ?

– Absolument seule, oui, monsieur.

– Quel était, selon vous, le caractère de cette femme ?

– Jeanne Fortier était ambitieuse, sournoise et rancunière ; elle affectait des manières qui ne sont point celles d’une femme d’ouvrier…

– A-t-elle des enfants ?

– Un petit garçon avec elle, et une fille en nourrice.

– Son mari a été tué dans cette usine, n’est-ce pas ?

– Oui, monsieur, mais par sa propre faute, par son imprudence. C’est cependant pour cela que M. Labroue avait donné à Jeanne l’emploi de gardienne. Tout en la renvoyant il se proposait bien de ne pas la laisser sans ressources. Cette misérable lui a témoigné la reconnaissance en l’assassinant ! »

Le juge d’instruction se tourna vers le procureur et vers le chef de la sûreté, présents à l’interrogatoire, et leur dit :

« Vous voyez, messieurs, que le doute est impossible. La vengeance n’était pas l’unique mobile des crimes commis, assassinat et incendie. Jeanne Fortier se proposait, en outre, le vol. Après avoir tout préparé pour activer les ravages de l’incendie allumé par sa main, elle est allée dans le pavillon forcer la caisse et s’emparer des valeurs, puis elle a mis le feu. C’est en sortant du cabinet qu’elle l’a frappé. »

Le procureur demanda :

« Le coffre-fort était-il de nature à ce que, pour le forcer, il fallût déployer une grande vigueur ? Une femme pouvait-elle en venir à bout ? Dans le cas contraire, nous serions conduits à admettre que Jeanne avait un complice. »

Ricoux reprit :

« Le coffre-fort n’offrait pas une grande résistance. C’était une caisse d’un vieux modèle. Une femme solide, bâtie comme Jeanne Fortier, pouvait parfaitement sans aide opérer l’effraction.

– En tout cas, si on n’a pas volé, on trouvera des petits lingots de métal fondu, puisqu’il y avait de l’or. »

Le procureur demanda au docteur qui l’avait accompagné :

« Avez-vous pu constater, monsieur, en examinant la blessure, de quelle nature était l’arme qui a tué M. Labroue ?

– Oui, monsieur. Cette arme était un couteau dont la pointe a traversé le cœur. La mort a été instantanée.

– L’assassin aura frappé de toutes ses forces ; mais une chose me paraît inexplicable : Jeanne Fortier agissait sans craindre d’être surprise puisqu’elle savait M. Labroue absent pour deux jours. Pourquoi donc était-elle armée ?

– Monsieur le procureur croit toujours à la présence d’un complice ? demanda le chef de la sûreté.

– Oui, une femme me paraît hors d’état d’accomplir seule une telle besogne.

– Jeanne est très énergique, s’écria Ricoux.

– D’ailleurs, objecta le juge, elle pourrait s’être servie d’un couteau pour forcer la caisse. Sa culpabilité, d’ailleurs, est prouvée par sa fuite.

– Elle est coupable, mais il est possible qu’elle ne soit pas seule. Connaissait-on des relations à Jeanne Fortier ? »

Plusieurs personnes, questionnées, répondirent négativement. Tout à coup un mécanicien s’avança suivi d’une femme et demandant à parler aux magistrats.

« Monsieur le juge d’instruction, dit l’homme, je vous apporte la preuve que le crime était préparé de longue main et que Jeanne Fortier avait une provision de pétrole. Ma femme que voici a causé avec la mère François, l’épicière d’Alfortville qui a vendu le pétrole. »

Le juge d’instruction donna l’ordre d’aller chercher la mère François qui arrivait toute tremblante.

« Vous connaissez la veuve Jeanne Fortier, lui demanda le juge et vous vous souvenez de lui avoir vendu du pétrole ?

– Oui monsieur. Il y a trois ou quatre jours, dans l’après-midi, elle est venue avec son gosse et un bidon en chercher quatre litres que je lui ai servis, et ça m’a semblé bien extraordinaire. La veille je lui en avais déjà vendu quatre litres. Même que je lui en ai fait l’observation, et elle m’a répondu que son gosse en jouant avait renversé le bidon… et je lui ai dit : « Il aurait pu mettre le feu, le gamin. Faut faire attention… ça flambe vite, une usine… » ou quelque chose d’approchant.

– Quelle est votre opinion sur la veuve Fortier ?

– Je la crois ambitieuse. »

La mère François, n’ayant plus rien à ajouter, obtint l’autorisation de retourner chez elle. Un mandat d’amener fut immédiatement lancé contre Jeanne Fortier.

« Monsieur le docteur ayant dressé son procès-verbal, dit le procureur impérial au caissier Ricoux, l’inhumation du corps de M. Labroue est autorisée. Je vous félicite de votre zèle et de votre dévouement. »

Le caissier se rengorgea, et les magistrats regagnèrent Paris en laissant deux agents de la sûreté sur le lieu du sinistre.






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