La Poésie de Stéphane Mallarmé/Livre III/IV

Gallimard (p. 417-434).

CHAPITRE IV

UN COUP DE DÉS JAMAIS N’ABOLIRA LE HASARD

A qui n’a pas cette œuvre sous la main, je n’en puis donner que des citations très infidèles : Mallarmé a voulu, pour ce poème, une esthétique visuelle, typographique, bâtie par la différence des caractères, l’ampleur des blancs, la dimension des lignes, toute l’architecture de la page. On ne saurait reproduire ici cette partition de mots.

A la typographie, part essentielle du poème, Mallarmé avait mis des soins méticuleux. Il avait fait des recherches dans les imprimeries pour les caractères appropriés, les avait trouvés enfin chez Didot. Quand il mourut, il venait de corriger les épreuves d’une belle édition in-folio qui ne parut pas[1] et que remplace tant bien que mal l’édition actuelle.

Et puis, Un Coup de Dés est bien l’œuvre mallarméenne, obscure par excellence. Nordau, s’il l’avait connue lorsqu’il écrivit Dégénérescence, y aurait vu un type parfait de graphomanie et une écriture typique d’aliéné. Des critiques qui parlent de ses poèmes avec la plus grande admiration estiment que, lorsque Mallarmé l’écrivit, son esprit se dérangeait. Lui-même, l’ayant achevée, la lut à un de ses intimes, et lui dit en souriant : « Est-ce que cela ne vous paraît pas tout à fait insensé ? N’est-ce pas un acte de démence ? »

Réellement, cela d’abord déconcerte. Que Mallarmé, en allant encore loin dans cette direction, ait pu trouver, non la folie, mais l’œuvre folle, comme la boussole à certains points du voyage polaire, c’est possible. Cependant, l’idée de folie la croit-on claire ? Comte était-il fou lorsqu’il écrivit la Synthèse subjective ? J’imagine que tout penseur, tout artiste, a, dans sa dernière œuvre, une sorte de droit à la folie, c’est-à-dire à l’absolu de sa logique, comme il est, pour l’abbesse de Jouarre, dans le dernier jour d’une vie de sacrifice, un droit à la volupté : en ce cas, il est vrai, droit à se contredire, au lieu que, dans le premier, droit à se confirmer.

Un coup de Dés a sa place très nette entre l’œuvre écrite de Mallarmé et l’œuvre idéale qu’il rêvait. Il n’y vit pas d’ailleurs une tentative excentrique, mais le premier de plusieurs poèmes analogues dont l’ensemble eût formé un cycle.

Dans les dernières lignes de Divagations, aux notes, Mallarmé faisait prévoir cette œuvre, et, à cette place, elle nous paraît bien une conclusion de son esthétique, particulièrement des Divagations quant au Livre. L’architecture typographique, qu’il pense nécessitée par le Livre, comporte un emploi prémédité du blanc « ingénuité du papier » qui remplace les « transitions quelconques » (Je rappelle que Lamartine, dans Jocelyn et la Chute d’un Ange, emploie, avec un but analogue, des lignes et même des pages de points. Comme dans Un coup de Dés, elles sont incorporées au sens même de l’œuvre, Jocelyn étant fait de papiers épars au grenier,

Ce qu’ont laissé les rats y peut bien être encore,

et, dans la Chute, cet artifice portant surtout sur les Fragments du Livre primitif. Mallarmé se rappelle l’habitude des journaux, attribuant aux titres, sous-titres, manchettes, un caractère et des dispositions typographiques en rapport très exact avec l’attention graduée dont le lecteur dispose. Mais ce titre de typographie saillante, il le conçoit comme une phrase unique, motif essentiel, dont les mots sont espacés dans l’œuvre, laissant, entre leurs intervalles, place à des motifs moins importants qui en comportent d’autres encore plus secondaires. « Mobiliser, autour d’une idée, les lueurs diverses de l’esprit, à distance voulue, par phrases[2] ». « La fiction affleurera et se dissipera, vite, d’après la mobilité de l’écrit, autour des arrêts fragmentaires d’une phrase capitale dès le titre introduite et continuée[3] ».

L’esthétique typographique de la page s’applique naturellement à la prose, non au vers, à qui ses moyens anciens, intacts, absolus, suffisent. Mais plutôt une telle forme permet « à ce qui fut longtemps le poème en prose, et notre recherche, d’aboutir, en tant, si l’on joint mieux les mots, que poème critique ». Comprenons bien : œuvre de pensée, exposition didactique si l’on veut, mais par intuitions discontinues. Impossibilité de sa nature, le mauvais génie que, des lettres, Mallarmé continue à exorciser, c’est le génie oratoire : « Chaque phrase, à se détacher en paragraphe gagne d’isoler un type rare avec plus de liberté qu’en le charroi par un courant de volubilité ». En d’autres termes remplacer le discours, la continuité oratoire, l’esthétique auditive, par un espacement sur des blancs, une construction visuelle, du silence et de la réflexion incorporés à une page vivante. Ce matérialisme étrange est, je l’ai dit déjà, la rançon nécessaire, ironique un peu, d’un idéalisme extrême.

Pourtant, cet essai et ceux qu’il projetait, Mallarmé les donnait comme faisant, d’une certaine manière, un essai de vers libre : « Sans doute y a-t-il moyen là, pour un poète qui par habitude ne pratique pas le vers libre, de montrer, en l’aspect de morceaux compréhensifs et 410 LA POÉSIE DE STÉPHANE MALLARMÉ

brefs, par la suite, avec expérience, tels rythmes immé- diats de pensée ordonnant une prosodie ». Vers libre, soit, mais dans un sens très spécial. Ces « rythmes im- médiats de pensée ordonnant une prosodie » sont, chez. Mallarmé, un o traitement de l’écrit », et non, comme dans le vers libre moderne, des rythmes de sentiment et un traitement de la parole intérieure. L’idée du vers libre, chez lui, se fait jour dans un sens visuel. « Le papier intervient chaque fois qu’une image, d’elle- même, cesse ou rentre, acceptant la succession d’au- tres ». La signification des mots s’adapte à une certaine .place dans la page. C’est en des places variables, près ou loin du fil conducteur latent, en raison de la vraisem- blance, que s’impose le texte. L’avantage semble d’accé- lérer tantôt et de ralentir le mouvement, le scandant, l’intimant même selon une vision simultanée de la Page : celle-ci prise pour unité, comme l’est antre part le Vers on ligne parfaite ». Voilà l’expression typique de cette esthétique visuelle, à la chinoise, qui est au bout de la poésie française, au bout du Parnasse surtout, avec son développement livresque, et à laquelle, ce qui est piquant et compliqué, Mallarmé, admirable musicien du vers, est amené en partie par des réflexions sur la musique.

« Le genre, que c’en devienne un comme la sympho- nie, peu à peu, à côté du chant personnel, laisse intact l’antique vers, auquel je garde un culte et attribue l’em- pire de la passion et des rêveries ; tandis que ce serait le cas de traiter de préférence (ainsi qu’il suit) tel sujet d’imagination pure ou complexe ou intellect : que ne reste aucune raison d’exclure de la poésie, — unique source ». L’esthétique, ainsi conçue, de la page, n’est aussi que la conclusion logique de l’idée que Mallarmé se faisait de la prose. Si Un Coup de Dés est annoncé dans la note finale de Divagations, c’est qu’en effet, parti du Phénomène Futur avec sa phrase encore char- ’nue, arrondie, oratoire, ce recueil de prose aboutissait, par une courbe originale et persévérante, à Un Coup de Dés ; juxtaposition des mots, accent mis non sur leur QUATRE TYPES DE SA POÉSIE 421

nombre rythmique, mais sur leur place visuelle, ponc- tuation, blancs, passage d’une musique à une architec- ture; et si, à cette architecture, Mallarmé cherche, cur les gradins des concerts, des analogies dans la musique, c’est que rien mieux que les rapports entre l’art de la durée et l’art de l’espace ne prouve le contact des extrêmes.

Je crois bien cependant que Mallarmé se méprend lorsqu’il pense construire Un Coup de Dés sur un sujet pur d’intellect. L’œuvre s’élève de la pire angoisse, de ce qui brûla davantage à ce cœur tourmenté de conscience, et cette ardeur dans son foyer fait l’ampleur intellec- tuelle de son jet, — hyperbole!

UN COUP DE DÉS JAMAIS N’ABOLIRA LE HASARD. De la notion de hasard, Mallarmé eut — mieux qu’une idée — une sensation singulière. Il serait même curieux de comparer cette sensation, ou mieux cette notion une toute discmv.\e philosophie, celle de Cournot. « Hors nous-même, disait Mallarmé dans quelque conversation, l’univers est le domaine sans borne du Hasard. Toute action humaine certifie le hasard qu’elle voudrait nier ; par le seul fait qu’elle se réalise, elle emprunte au hasard ses moyens. Mais le hasard en peut faire jaillir un monde ’ ». L’écriture, pour lui, c’est « le hasard vaincu mot par mot 2 ».

Cette hantise du hasard est née en lui, comme le choc en retour d’un effort intense. Sans cesse — et ce ressort de son ambition est aussi l’un des secrets de son im- puissance — il veut réaliser son œuvre comme un ab- solu : tendance d’ailleurs liée au caractère du vers (un vers est une ligne absolue) et qui paraît ainsi comme l’hyperbole du métier poétique. Et il éprouve que cela même qu’il veut absolu lui est suggéré par le hasard, par les circonstances (par une autre chaîne d’œuvres peut-être, quoiqu’il se raidisse contre le cliché). Pareil- lement l’idée d’absolu est, pour un philosophe critique,

1. Albert Mockel. Un Héros (Stéphane Mallarmé) p. 48.

2. Divagations, p. agi. 422 LA POÉSIE DE STKPHANR MALLARME

contradictoire, puisque penser c’est établir une relation", et que l’on ne pense l’absolu que comme un objet relatif au sujet qui le pense. Croire que l’on a réalisé, arrêté, un absolu, revient à nier la vie qui engendre comprend et transcende tout. Idée ironique et désespérante pour l’homme qui vit dans le songe de livre définitif et dernier « de for vêtu », dans l’enchantement du vers éternel, Hérodiade d’or et de pierreries. C’est elle qui se formule dans le motif : « Toute pensée émet un coup do dés. Un coup de dés jamais n’abolira le hasard. A moins que.,. »

Hyperbole! de ma mémoire...

Un Coup de Dés se relie à tous les éléments de poésie que j’ai groupés plus haut sous ce titre : la Recherche de l’absolu. Tout poème, toute œuvre, est un accident, un fruit du hasard, dû à une circonstance, et par consé- quent une atteinte à la nécessité, à la logique pure, at- teinte « née d’une impatience de gens auxquels coûte que coûte et soudain il faut proclamer quelque chose fût-ce la rêverie... qui s’ignore et se lance nue de peur, en travers du public ’ ». On reconnaît peut-être un état psychologique assez habituel aux artistes : l’attente, le besoin d’un état de grâce, dans lequel réaliser l’œuvre parfaite, rêvée, imagination d’absolu, que déçoit tout moment vivant, et dont l’inspiration la plus exaltée, pré- cisément parce qu’elle implique la durée, ne forme qu’un substitut misérable. Mallarmé a attendu d’écrire comme les personnages de M. André Gide attendent de vivre : propler vivendi causas perdere vitam, — propter scri- bendi causas perdere scriptum. Et il est intéressant de comparer ce doute initial qui stérilise Mallarmé, cette croyance à l’impossibilité d’un état de grâce parfait, avec la foi vigoureuse et vivante des grands romantiques en l’inspiration. Un Coup de Dés s’opposera de façon frap- pante à Y Enthousiasme et à Mazeppa.

Telle est, je crois, la disposition intérieure dont Un Coup de Dés atteste et suggère la conscience. Comme

1. Divagations, p. 34. Hérodiade, comme l'Après-Midi, comme la Prose, comme la plupart des sonnets, le poème est construit sur le thème de l’échec, et se termine sur l’indication lointaine de quelque mystérieux espoir. Deux images simples, qui forment une trame poétique à l’Idée : celle de h mer et des flots, puis celle d’étoiles, la première du coup de dés lancés, la seconde du ccup de dés retombés. La typographie discontinue, les phrases jetées sur les blancs, s’accordent très intentionnellement à ces images de flots épars, puis de constellations pareilles sur le noir aux points du dé sur le blanc. Une logique subtile et bizarre ramène presque Mallarmé à ces formes visuelles du poème que l’on tentait autrefois par jeu et dont Rabelais use bouffonnement dans sa Bouteille. Et il est curieux de voir ce calembour typographique de la Bouteille rabelaisienne retrouver un peu de sa figure dans Un Coup de Dés, dont le sujet est en somme celui de la Bouteille à la Mer d’Alfred de Vigny. Le procédé a été sérieusement exploité depuis par Apollinaire et l’école de l’Élan.

Formes visuelles qui se lient d’ailleurs à Un certain rythme. Que Mallarmé ait un peu le droit de parler ici de vers libres, tels souvenirs de Francis Vielé-Griffin me le feraient croire.

... Toutes ces voiles qu’ont voit rose pâle
Le long du golfe,
Regarde :
Elles entrent,
Une à une,
Dans l'ombre projetée du promontoire,
Sous ce soleil oblique
De fin d’été...
Le soir
Sort du rivage et gagné les îlots
Avec le vent de terre agile sur les flots.
(Myrtis d’Anthédon.)

A la musique de cette poésie parfaite, quelque satisfaction des yeux ne se mêle-t-elle pas, à voir que par 424 LA POÉSIE DE STÉPHANE MALLARMÉ

ces vers menus, les voiles, sur la page, glissent, comme sur la mer, au soir...

Quant au motif d’Un Coup de Dés, on pourrait pen- ser que l’inspiration première n’en vint pas à Mallarmé d’une page de Nietzsche. Il ne lisait pas l’allemand et de son vivant la traduction Henri Albert n’existait pas. Mais certainement il connut A travers l’œuvre de Fré- déric Nietzsche, extraits de tous les ouvrages par P. Lauterbach et A. Wagnon, petite anthologie en fran- çais qui parut en 1893, à la page 49 de laquelle je lis cet extrait de Zarathoustra :

« Si jamais je fus effleuré d’un souffle du souffle créa- teur et de cette divine nécessité qui force encore les Ha- sards à danser des rondes d’étoiles :

Si jamais j’ai ri du rire de l’éclair créateur, que suit le long tonnerre de l’acte, grondant, mais soumis :

Si jamais, jouant avec des dieux, j’ai jeté mes dés sur la table divine de la Terre, que la terre tremblante s’en ouvrit et vomit des torrents de feu : —

— Car c’est une table divine que la Terre, et qui tremble de nouvelles paroles créatrices et des coups de dés des dieux : —

Oh 1 Comment ne serais-je pas avide d’Éternité et du suprême anneau nuptial, — de l’anneau du Retour éter- nel ? »

Il semble d’abord que le motif du poème : Un coup de Dés jamais n’abolira le hasard I ait été jeté comme une réflexion amère en marge de ces lignes. Poème cri- tique, dit le poète... Néanmoins la publication posté- rieure d’Igitur nous montre que cette piste n’est pas la bonne, puisque dès 1869, Mallarmé était familier avec ces idées et ces images.

La Page formant, dans cette œuvre de Mallarmé, l’unité comme ailleurs le Vers, j’analyserai les neuf pages successives. Il serait bien nécessaire au lecteur d’avoir sous les yeux le texte publié dans Cosmopolis. J’en re- produirai au moins, avec la disposition de ses mots, la Page I.. UN COUP DE DÉS

JAMAIS

Quand bien même lancé dans des circonstances éternelles

Du fond d’un naufrage 426 LA POÉSIE DE STÉPHANE MALLARMÉ

PAGE I. — Introduction du motif : la tentative humaine pour créer l’œuvre absolue. Coup de dés, jeu du moment, en le hasard. Ce coup de dés comporte le Poète entier ; ce qu’il a joué, d’un pari à la Pascal, c’est sa vie. H a joué pour la raison suprême de vivre, l’œuvre, non joué par « divertissement », mais lanc-î les dés dans des circonstances éternelles, Du fond d’un naufrage : sachant peut-être que cela était vain, peut- être, l’ayant su depuis, mais attestant encore, par la vanité de l’effort et l’échec nécessaire, quelque subli- mité du but.

PAGE II. — Ce naufrage : la mer déchaînée. L’abîme furieux, blanchi d’écume, s’étale et sursaute sous une voile, aile inclinée, « par avance retombée d’un mal à dresser le vol ». L’ombre même de la voile paraît le cœur de l’abîme, qui se confond, semble-t-il avec la coque du bâtiment assailli. L’homme, son œuvre, n’existent que dans l’acte même de leur naufrage.

PAGE III. — Sur le navire un homme, un vieillard, le Maître, pareil au capitaine de la Bouteille à la mer. Il médite d’anciens calculs, évoque pour le salut la vi- gueur d’autrefois. Dans cette « conflagration... de l’ho- rizon unanime », moment aigu, unique, de paroxysme et de passion, oscillation de dés qu’entrechoque une main surnaturelle, il pressent la naissance de quelque coup décisif, irrévocable, « le nombre unique qui ne peut pas en être un autre », le nombre qui, lancé dans la tempête puis reployé selon l’Idée, aura de cette con- fusion et de cette fureur jailli comme un signe éternel. Mais l’homme est vieux, hésite « cadavre écarté par le bras du secret qu’il détient ». Il n’a pas la force de « jouer en maniaque la partie ». Comme le Cygne il ne sait « chanter la région où vivre »; Lui qui ne peut devenir, en dépit de ce qu’a pressenti sa solitude, le maître des flots, le voilà leur proie. Un d’eux le touche, il se fond à la mer, naufrage... D’une victoire sur le hasard il n’eut que la vision ou plutôt le rêve, et comme son fruit le hasard retire à soi ce rêve évanoui. PAGE IV. — Le retire, non sans qu’un témoignage en reste. La main crispée qui disparaît, bouteille flottante à la mer parmi les écumes, lègue â quelque présence dans l’espace le fier souci « cet ultérieur démon immémorial ayant de contrées nulles induit le vieillard à cette conjonction suprême avec la probabilité ». Et voici que, semence envolée de la graine, espoir invincible après les milliers d’échecs, du cadavre naufragé surgit — un autre ou lui-même — une ombre jeune, vierge, « assouplie par les ondes », née de la lutte même du vieillard et de la mer, de l’homme et du hasard, — mais si faible, si frêle encore, indistincte du flot et de l’écume.

Page V. — Les images, dans ces pages et surtout dans celles qui suivent, émanent selon une procession non logique, mais musicale, de sorte que chacune ne finit pas et se fond insensiblement dans la suivante : de là mon analyse si grossière... — Un changement de caractère dans la typographie fait passer le poème à un ordre plus léger, plus subtil, plus aigu. L’ombre, exhalée du naufrage, enfantine encore et comme brumeuse, s’enroule au silence, non comme une protestation et une rupture, mais le doublant « simple insinuation d’ironie », chose impondérable qui voltige « autour du gouffre sans le joncher ni fuir et en berce le vierge indice ». Peu à peu l’image se précise : l’indice vaporeux est une plume, qui se fixe simplement à une toque de velours noir, de même que tout à l’heure la voile du navire oscillait sur la coque obscure de la mer : les deux imagés se répondent et l’une ramène l’autre. Des figures qui le déployaient dans l’espace (voile), le drame du poème maintenant se ramasse (plume) sur une tête pensante, — laquelle V

PAGE VI. — Je dois ici ouvrir une parenthèse et relier, de ce point, Un coup de Dés à des pages, antérieures de dix ans, qui m’en paraissent curieusement proches.

L’image autour de laquelle se meut la pensée de Mallarmé est celle je ne dirais pas d’IIamlet, mais qu’il évoque, dans sa campagne dramatique de la Revue Indé^ 423 LA POÉSIE DE STÉPHANE MALLARMÉ

pendante, à propos d’Hamlet *. Peut-être à son insu, s’enchaînent les mêmes associations. Le thème de la Page IV, l’ « ombre puérile, caressée et polie et rendue et lavée, assouplie par les ondes et soustraite aux durs os perdus entre les ais », la voici dans cette phrase de l’article que j’ai cité. « L’adolescent évanoui de nous aux commencements de la vie et qui hantera les esprits hauts ou pensifs par le deuil qu’il se plaît à porter, je le reconnais, qui se débat sous le mal d’apparaître... Hamlet extériorise sur des planches ce personnage unique d’une tragédie intime et occulte 2 ». Comme le vieillard que renouvelle l’Ombre était « cadavre écarté par le bras du secret qu’il détient », Hamlet pour Mal- larmé se définit « le seigneur latent qui ne peut devenir, juvénile ombre de tous ». Et le sujet d’Hamlet, c’est, selon Mallarmé, le sujet même tenté dans Un Coup de Dés, « l’antagonisme de rêve chez l’homme avec les fatalités à son existence départies par le malheur 8 ».

Surtout, de même qu’au théâtre le personnage prin- cipal lui parut le lustre, il vit, dirait-on, la figure essen- tielle, l’Idée d’Hamlet, non dans le héros lui-même, mais simplement dans la plumé de sa toque. Deux vers de Banville chantaient dans sa mémoire, sur

Le vent qui fait voler ta plume noire Et te caresse, Hamlet, 6 jeune Hamlet.

Et il aperçut dans le jeu de Mounet-Sully « la nostal- gie de la prime sagesse inoubliée malgré les aberrations que cause l’orage battant la plume délicieuse de sa toque * ». Transposition, d’ailleurs, à l’homme, de son image familière sur l’extrémité des bois. Et nous com-

1. Je devrais aussi et surtout évoquer les fragments à’Igitur qui figurent une première esquisse du thème d’Un Coup de Dés et qui n’ont été publiés qu’en 1925.. Mais je puis m’en remettre ici au lecteur, Mallarmé étant passé depuis, suffisamment, dans le commerce de l’esprit.

2. Divagations, p. iC5.

3. Divagations, p. 1G6,

4. Divagations, p, 1O9. QUATRE TYPES DE SA POESIE 429

prendrons mieux encore cette figure, point nouvelle en somme, en évoquant le panache gascon d’Henri IV et de M. Rostand, ou encore les positions symboliques de la chéchia et de son gland sur le bateau qui mène Tar- tarin à Alger.

Ainsi dans la page VI se poursuit le crescendo qui peu à peu précise et formule l’ombre d’abord vague évaporée du naufrage : l’ombre se fixe comme un prin- cipe d*aile au front d’un énigmatique héros « prince amer, de l’écueil », du passé à l’avenir « expiatoire et pubère »., Lui aussi, comme l’aïeul, mais de sa simple pensée.; « par sa petite raison virile », dans quelque rire de grâce et de défi affrontera le problème dont la page pose le premier mot : SI.

La plume, aigrette de vertige au bord du gouffre, laisse maintenant, sous elle, apercevoir « une stature mignonne, ténébreuse et debout en sa torsion de si- rène ». L’image prise en une parenthèse se prolonge en replis de ce corps de sirène : un sursaut éparpille en brume le faux roc imposé en une borne à l’infini.

(L’ère d’autorité se trouble)

et fait libre à la pensée comme un tableau noir l’espace et le ciel nus.

PAGE VII. — La page VIÏ correspond sans doute à la page II. A nouveau la lutte contre l’énigme ; mais au lieu de la mer, dans ce domaine maintenant de l’esprit,; le tableau noir où la succession épaise des lignes, le halètement discontinu dans le discours et dans la typo- graphie, semble évoquer la grêle de coups de craie aux mains du chercheur de nombre. « Si c’était le nombre, ce serait le hasard » : conclusion qui formule le néces- saire échec. Le nombre si idéalisé, si absolu qu’on le fasse, figuré même sur le tableau, sur le ciel, comms une juxtaposition d’étoiles, plastique sous la puissance de l’esprit qui le déploie ou le ramène à l’unité, en « quelque profusion répandue en rareté », formulât-il dans sa réalité de diamant une essence, « évidence de Jp somme pour peu qu’une », de quelque façon qu’on l’érige, toujours autant indifféremment, étant nombre, il est hasard.

Bien qu’il n’y ait pas là de tentative proprement métaphysique, ces termes pourtant ne dépayseraient ni un philosophe ni un mathématicien. Plus l’arithmétique va loin, plus elle prend les caractères d’une recherche empirique, saisissant» en les nombres, des rapports qu’il est impossible de ramener à des lois, à des nécessités fondées en raison, de sorte que dans la mesure où le terme de hasard présente un sens, les propriétés des nombres sont bien, pour nous, des propriétés de hasard. De ces rapports entre les nombres, le ciel étoile fournit une image très naturelle : les positions réciproques des étoiles demeurent aussi constantes que les relations des nombres ; leur science, englobée aussi dans les mathématiques, est, autant que celle des nombres, certaine et durable, et pourtant la raison de la disposition générale qui comprend ces positions particulières nous échappe. Nous supposons, nous nommons des constellations pour mettre un peu de géométrie dans ce nombre, de nécessité dans ce hasard, mais derrière ce voile imaginaire tout apparaît encore nombre et hasard. C’est là un fil d’idées que certes ne suit pas jusqu’au bout, ni dans le sens dialectique où je l’énonce, la pensée de Mallarmé, mais qu’elle croise ou avoisine. Le nombre ici n’est pas envisagé pour lui-même, mais comme métaphore, en fonction de l’idée qui hante Mallarmé, celle de l’OEuvre. L’œuvre, par cela seul qu’elle est écrite, qu’elle est, effet d’un péché originel, témoigne d’une circonstance, d’une contingence, d’un hasard. La plume de tout à l’heure, legs du grand effort humain qui existe pour aboutir à elle, la plume est celle là qui écrit, — la seule. Un Coup de Dés élève au tableau suprêive le problème de l’effort, de la tentative littéraire. De l’échec conscient, compris, nécessaire, « choit la plume »

PAGE VIII. — Elle choit, elle retombe, vaine. Le grand naufrage, le vaisseau et le vieillard qui dans la Page II coulèrent à pic, c’était l’ensemble de la tentative humaine ; la tentative littéraire s’affaisse de même, mais dans un flottement de conscience qui un temps encore la maintient et l’affirme sur le gouffre qui l’attend, —

naguère d’où sursauta rythmchoit
naguère d’où sursauta rythmique
naguère d’où sursauta rythmisuspens du sinistre
naguère d’où sursauta s’ensevelir
naguère d’où sursauta leuraux écumes originelles
naguère d’où sursauta leur délire jusqu’à une cime
naguère d’où sursauta leur délirflétrie
naguère den la neutralité identique du gouffre.

Rien maintenant ne reste que l’abîme demeuré pareil. La « mémorable crise » s’est évanouie sans fruit. « Rien n’aura eu lieu que le lieu », — le lieu inférieur, hasard où tout retombe, « clapotis quelconque comme pour disperser l’acte vide ».

Page IX. — « Excepté peut-être une Constellation… ». Quelque réserve et quelque espoir, à l’infini, « aussi loin qu’un endroit fusionne avec au delà ». Les étoiles sont, sur nos fronts, les points d’un coup de dés et de hasard. Si rien n’abolira le hasard qui est la trame de toute existence, n’est-il pas vers « le Septentrion aussi Nord » autour de quelque étoile polaire, place pour un coup de dés dernier, pour une constellation décisive et pour une œuvre absolue ? La fin du poème a le poids et le mystère de cette graine dure et dense tombant dans l’espace.

veillantdfroide d’UNE CONSTELLATION

veillantdfroide d’oubli et de désuétude
veillantdfroide d’oubli et de déspartant
veillantdfroide d’oubli et de désuéqu’elle n’énumère
veillantdsur quelque surface vacante et supérieure
veillantdsur quelque surfle heurt successif
veillantdsur quelque surface vacante esidéralement
veillantdoutantd’un compte total en formation
veillant
veillantdoutant

veillantdoutantvoulant
veillantdoutantvoulantbrillant et méditant
veillantdoutantvoulantbrillant et méditantavant de s’arrêter
veillantdoutantvoulantbà quelque point dernier qui le sacre
Toute pensée émet un Coup de dés.

La dernière ligne, authentique, comme une signature. Ces neuf pages aussi forment un coup de dés hardi que le poète a joué, avec quelque angoisse, sur une table d’art toute neuve. Est-ce le point dernier qui sacre tout son effort artistique ? Je n’oserais le dire, mais c’est l’extrême limite de ce que dans sa forme d’art il y avait de logique et (lui-même à la page III introduit le mot) de maniaque.

Logique d’un art visuel « Le livre expansion totale de la lettre, doit d’elle tirer, directement, une mobilité et spacieux, par correspondances, instituer un jeu, on ne sait, qui confirme la fiction [4]». Le jeu de lignes discontinues, dans Un Coup de Dés, confirme précisément par son aspect même, les fictions, les images : flots en tempête, plume qui se fixe et tombe, ciel noir semé d’étoiles. De ces artifices vit la poésie chinoise, combinant avec l’élément auditif des mots prononcés l’élément visuel des idéogrammes. Le sinologue Abel Rémusat affirme que, dans le récit chinois d’un déluge, les caractères, par leur forme, rendent sensible aux yeux cette pluie qui tombe.

Logique d’une esthétique de ballet, de mouvement, d’arabesque, qui fait de l’une à l’autre sortir, de l’une dans l’autre insensiblement rentrer, les images, — les blancs plus ou moins étendus représentant l’espace plus ou moins peuplé de la scène, le motif majeur en caractères forts figurant la danseuse principale, chaque page résumant pour la fête intérieure un tableau d’un ballet. La plume d'Un Coup de Dés est typique de cette danse figurée que rêva Mallarmé.

Logique d’un art formel, qui ne conçut guère dans l’œuvre poétique qu’une manière de poser la question poétique, qui ne s’attacha pas au contenu d’une œuvre, mais à l’idée vide de l’OEuvre, et qui, au sens où Descartes parlait de doute hyperbolique, n’eut de certitude qu’hyperbolique, celle dont témoigne, dans Un Coup de Dés, la dernière page.

Logique d’une pensée idéaliste : selon une route habituelle, étrangement frayée dans le cerveau humain, elle aboutit à cette même hallucination du nombre qui lanta Platon et Comte, leurs dernières années, avec des Idées-Nombres et la Synthèse subjective. Ce platonisme précis, et très inconscient, que j’ai signalé en diverses rencontres chez Mallarmé, le voici à nouveau dans son extrême prolongement. Il est même assez curieux que l’arithmos asymbletos, dont le sens est discuté par les interprètes du platonisme, trouve une traduction, littérale je crois, dans la page III d’Un Coup de Dés « le nombre unique qui ne peut pas en être un autre », et dont l’esprit « reploie l’âpre division », comme il replie, chez le Platon des Idées-Nombres, le multiple en les unités transcendantes de la dyade ou de la triade.

Logique, enfin, de solitude, de mysticisme orgueilleux et doux, Mallarmé, ayant écrit son poème, pensa à la folie, quand il le vit, aérolithe étrange sans communs mesure avec les habitudes. Il resta étonné et saisi devant les points noirs de ce coup de dés lancé contre le hasard qui ne l’abolit pas, qui laisse son angoisse au poète. On ne peut rien préjuger des pages analogues qui devaient à la suite de celles-là former à la pensée de Mallarmé un testament sibyllin. Mais je doute fort que le développement de sa méditation l’eût amené à écrire un poème sur ce thème : Plusieurs coups de dés abolissent le hasard. Cela est pourtant certain et clair. Qu’on se rappelle la loi des grands nombres sur laquelle est fondée la statistique, et qui s’aperçoit aujourd’hui, plus loin encore que le fait social, à la racine des lois chimiques et physiques, de la loi de Mariotte par 434 LA POÉSIE DE STÉPHANE MALLARMÉ

exemple. Si je lance un dé, je ne puis dire à l’avancé le chiffre que j’amènerai, et je ne puis que m’en re- mettre au « hasard ». Mais si je lance soixante mille fois un dé, je sais que chacun des six chiffres sera amené à quelques unités près dix mille fois. La no- tion de pluralité est incommensurable avec celle d’unité, et si la statistique, la mathématique sociale, peut exister, c’est que précisément, dans l’ordre du nombre, existe déjà préfiguré le fait social. Si un coup de dés ne peut st soustraire au hasard, plusieurs coups de dés établissent l’empire de la nécessité, Et de ce côté, peut-être, l’espr’t trouve-t-il un domaine de repos, de certitude, et, av« l’amour et la vie, le secret de l’œuvre féconde. La ro- buste vitalité romantique, la santé littéraire et morde d’un Lamartine et d’un Hugo, les avait conduits à recçiir naître le sujet capital de la poésie dans cette épopée humaine dont Lamartine écrivit deux fragments et que Hugo mena presque à son terme. Le lyrisme inçivi- duel, s’étant amplifié en un courant de vie sociab, y trouva le principe d’un « genre commun ». Cet épa- nouissement retombe et se dessèche avec l’art pour i’art et les bibliothécaires du Parnasse, jusqu’à ce que, jour l’extrême logique de (Mallarmé, rien « n’ait lieu » honnis le Poète. Au Poète le fait social ne représente que répé- tition, convention et « cliché ». « La Société, terme le plus creux * », écrit-il. Un Coup de Dés ne maintient paj même le : Nous fûmes deux, de la Prose, Il réduit h monde à la simplicité du Poète devant l’énigme d’uni page blanche. De rares signes s’y écrivent, points d’ui coup de hasard, et qui ne valent que comme allusio» ironique à l’impossible page éternelle, à la constellation fixée hors du temps par des çlqus d’or. Je songe à oe pays où Apollonius de Tyane alla, qui peu à peu sur le? flots se réduisait à une langue de sable, jusqu’à ce qu’|l ne restât plus que la place exacte où mettre, d’un pioi nu, le dernier pas humain.

i. Divagations, p. 36a


  1. L’éditeur vendit alors ces épreuves définitives, avec quatre lithographies d’Odilon Redon qui devaient accompagner le poème, à un amateur, je ne sais qui.
  2. Divagations, p. 373.
  3. Observations relatives au poème. Un coup de Dés. (Cosmopolis mai 1897.)
  4. Divagations, p. 276.